Chapitre 24
Lorsque je rentrai chez moi, je fus accueillie par le vide béant du lit. Regarde, semblait-il me dire, comme pour me provoquer, mes draps sont tirés. Mon matelas ne porte plus l’empreinte de ce corps allongé et pâle qui dormait à tes cotés. Bones est parti. Il ne reviendra jamais.
Dans un accès de colère aussi violent qu’inutile, je renversai le lit qui se fracassa contre le mur. Loin de m’apaiser, ce geste eut pour seul effet, outre celui de me priver d’un lit en parfait état, de faire apparaître la boîte antique qui abritait la lettre que je n’avais pas le courage de lire. Un vrai gâchis à l’image de ce que me réservait désormais l’avenir.
J’enfilai un pantalon de jogging et un tee-shirt, et je descendis avec la boîte après l’avoir enveloppée dans une couverture que j’avais récupérée dans les décombres de mon lit. Il était tout juste 2 heures à la pendule, et personne ne dormait.
Spade et Rodney se trouvaient dans le salon avec Ian. Mencheres n’était pas là, ce qui ne m’étonnait pas. Revoir Patra l’avait profondément déstabilisé. D’une certaine façon, je ressentais de la compassion pour lui. Lorsqu’il avait épousé Patra, il l’aimait. Ce n’était peut-être pas très malin de sa part, mais, après tout, personne n’était parfait. Même des milliers d’années plus tard, cette erreur le hantait toujours.
— Tu as fait ce qu’il fallait ce soir, Cat, dit Ian. Même si tu fais peine à voir.
En temps normal, je l’aurais gratifié d’une repartie sarcastique, mais je n’en avais pas la force. Je me contentai de m’installer dans le canapé et posai la boîte par terre à côté de moi.
— Si tu le dis.
— Il faut que tu dormes, observa Spade pour la centième fois au moins.
— Si j’arrivais à trouver le sommeil, tu crois que je resterais là à vous écouter me faire la morale ? Est-ce qu’Anubus a avoué quelque chose d’intéressant ?
C’était Ian qui avait passé le plus de temps avec lui. Enfin, Ian accompagné de quelques amis sadiques. À l’heure qu’il était, Anubus devait certainement regretter de ne pas être mort. Mais ses gardiens n’avaient bien entendu aucune intention de le tuer, malgré toutes ses supplications.
— Quasiment rien, en fait, grogna Ian d’un ton exaspéré. Ce crétin répète qu’il ne sait même pas comment Crispin a été capturé, ou qui se trouvait à la gare à part les vampires que nous avons vus. Je ne vois vraiment pas pourquoi il s’obstine à dire qu’il ne sait rien, ça n’a aucun sens.
— Il faut qu’on continue, fit Rodney d’une voix sinistre. Qu’on se montre plus inventifs.
— Tout à fait d’accord, dit Spade.
Je me massais les tempes pour essayer de contenir ma migraine.
— Ian a raison, tu sais, reprit Spade d’un ton sec. Tu es dans un état lamentable, et tu ne vas pas tenir très longtemps si tu ne te reposes pas. Tu veux que je… ?
— Tu ne peux rien faire pour elle. Mais moi, si.
Spade jeta un regard noir à Tate alors que ce dernier entrait dans la pièce. Ian et Rodney l’imitèrent. Tate ne parut pas s’en offusquer, et il s’assit à côté de moi sur le canapé.
— Tate, soupirai-je. Tu ferais peut-être mieux de partir. Ils ont tous envie de t’arracher la tête et de faire une partie de bowling avec.
Il ne prêta aucune attention à mon avertissement et me tendit un flacon de médicament.
— J’ai téléphoné à Don. C’est du sur-mesure, cent pour cent compatible avec ton sang, Cat, et ça te fera dormir. C’est pour ça que je me suis absenté si longtemps ; je me suis rendu à pied à la pharmacie au lieu d’y aller en voiture. Quelqu’un aurait pu me suivre ou repérer le numéro de la plaque.
Les trois autres hommes étaient aussi abasourdis que moi. Je pris le flacon.
— Merci.
Je lui étais doublement reconnaissante en songeant au répit bienvenu que m’apporterait le sommeil. Pendant quelques heures, peut-être, je serais libérée de mon chagrin.
Il me tendit un verre d’eau.
— Je t’en prie.
J’ingurgitai la dose prescrite et m’enfonçai de nouveau dans le canapé. La boîte en bois était toujours à côté de moi, avec à l’intérieur les mots de Bones, le souvenir le plus fort qui me restait de lui. Au bout de quelques minutes, je sentis mon corps se détendre. Le somnifère était puissant et mon métabolisme l’assimilait rapidement.
— Bien joué, mon gars, dit Spade alors que le sommeil commençait à me gagner. Peut-être qu’on réussira à faire quelque chose de toi, en fin de compte.
— Bones et moi voulions tous les deux son bonheur, répondit Tate à voix basse. Nous n’étions simplement pas d’accord sur le moyen d’y parvenir.
Bones…
Son nom résonna dans ma tête tandis que je sombrais dans l’inconscience qui me tendait les bras.
Peut-être rêverai-je de toi…
Je fus réveillée par un bruit. Un cri résonna dans la maison. Puis j’entendis des bruits de pas précipités. Le somnifère m’avait plongée dans un sommeil agité, mais tous ces sons parvenaient jusqu’à moi…
— Qu’est-ce que… ?
C’était la voix de Spade. Mais pourquoi était-elle montée d’une octave ?
— Nom de Dieu !
Était-ce Ian ? Ils ne pouvaient pas la mettre en sourdine ?
Une voix qui semblait être celle d’Annette poussa un cri si aigu que je plaquai mon oreiller sur ma tête. Ce simple effort m’épuisa. Si j’en avais eu la force, je me serais plainte du vacarme. C’était bien la peine de vouloir me faire dormir, si c’était ensuite pour faire tout ce raffut ! Bande d’hypocrites.
Annette braillait toujours, sa voix, reconnaissable entre mille, poussant des hurlements assourdissants et inintelligibles en continu. Non loin de là, quelque chose s’écrasa par terre. Malgré mon cerveau embrumé, je me dis que c’était peut-être Tate. Il se balançait sur les pieds de sa chaise lorsque j’avais perdu connaissance. Peut-être s’était-il assoupi lui aussi et avait-il perdu l’équilibre ? Mais cela n’expliquait pas la phrase qu’il marmonna.
— Mais je rêve ou quoi…
J’entendis alors un chœur de voix déchaînées, plusieurs claquements de portes, et un tel boucan que je finis par ouvrir un œil, non sans difficulté. Entre tous les mots prononcés, l’un en particulier pénétra dans mon esprit, et je tombai comme une masse du canapé.
— Crispin !
— … faut que je voie ma femme.
À peine avais-je entendu ces paroles que je me mis à hurler et à courir en direction de cette voix, trébuchant au passage sur la table basse. J’avais les yeux ouverts, mais ma vision était floue. Je voyais tout en double, et la silhouette qui s’avançait à grands pas vers moi était plus une ombre qu’un homme.
Je sentis des bras m’entourer et me serrer dans une étreinte si violente que nos deux corps tombèrent à la renverse. Mon visage enfoui dans son cou sentit les vibrations de sa gorge tandis qu’il me parlait d’une voix à l’accent très familier.
— … m’as tellement manqué, Chaton, je t’aime.
C’est un rêve, me dis-je. Un rêve, et je serai éternellement reconnaissante à Don de m’avoir offert une dernière chance de serrer Bones dans mes bras. Vive la science moderne et le mélange codéine-sédatifs !
— Tu es mort, fis-je d’une voix pâteuse. Si seulement tu étais vraiment là…
— Laissez-moi seul avec elle. Vous tous, s’il vous plaît, accordez-nous un moment. Charles.
Il lui murmura quelque chose, d’une voix trop basse pour que je l’entende. Pourtant, la tête de Spade était toute proche, sa chevelure noire me frôlait le menton. Il acquiesça et embrassa le visage pâle que je n’apercevais pour l’instant qu’au travers d’une brume intermittente.
— Tout ce que tu veux, mon ami.
— Pitié, ne me réveillez pas, suppliai-je, terrifiée à l’idée que quelqu’un me fasse sortir de mon rêve. (J’agrippai la silhouette qui semblait si réelle, et serrai les paupières de toutes mes forces.) Laissez-le-moi encore un peu.
— Tu n’es pas en train de rêver, Chaton. (Oh, mon Dieu, je sentis sa bouche se poser sur la mienne, dans un baiser qui me brisa le cœur.) Je suis là.
— Il a vu ton cadavre, t… tout flétri… tu n’es pas réel…
Le rêve et la réalité se mélangeaient, ma confusion sans doute aggravée par le somnifère et le choc que je venais de subir.
Il me porta jusqu’au canapé.
— Pour les discours, on verra plus tard, dit-il en brisant mon verre d’eau avant de s’entailler la paume avec un des éclats.
Je n’avais pas vraiment le choix, car il plaqua aussitôt sa main sur ma bouche.
À chaque goutte que j’avalais, le brouillard se dissipait un peu plus, jusqu’à ce que je voie clairement Bones agenouillé devant moi. Les doigts tremblants, je tendis la main pour le toucher, craignant à moitié que ce ne soit qu’un nouveau rêve maléfique envoyé par Patra. Un rêve qui se terminerait par la cruelle désintégration de son corps sous mes yeux.
Bones me saisit la main et la serra.
Je le dévorai des yeux. À part ses cheveux, qui étaient d’un blanc inattendu, il n’avait pas changé. Sa peau était plus incandescente que jamais, et il me transperçait de ses yeux brun sombre.
— Tu es vraiment là ?
Je n’arrivais pas à me défaire de l’idée terrifiante qu’il n’était qu’un mirage. Et si jamais je me laissais aller à croire qu’il était bel et bien réel, et que je me réveillais pour découvrir que tout cela n’était qu’un rêve ? Je ne le supporterais pas. Je deviendrais folle.
Prise d’un soudain accès de désespoir, je pris l’un des tessons de verre et me l’enfonçai dans la jambe. Bones l’arracha, horrifié.
— Qu’est-ce que tu fais, Chaton ?
Je n’avais jamais rien senti d’aussi délicieux que la douleur qui m’envahit tout à coup, car elle signifiait que je ne rêvais pas. D’une manière ou d’une autre, Bones était vraiment là. La carapace que j’avais revêtue ces derniers jours se fissura et je fondis en larmes en me jetant sur lui alors qu’il essayait de me tenir à distance pour soigner ma jambe.
— Tu es vivant, tu es vivant… !
Je répétais ces mots en boucle tout en sanglotant. Je promenais mes mains fiévreuses sur son corps, toute à la joie de retrouver les contours fermes et familiers de son torse sous ses vêtements. N’y tenant plus, j’arrachai sa chemise et sanglotai de plus belle en sentant le bourdonnement de puissance rassurant qui émanait de sa chair nue.
Bones me serrait fort contre lui. Il me murmura quelque chose à l’oreille mais je ne l’entendis pas. Le chagrin et la douleur des jours précédents s’évanouirent pour céder la place à un bonheur si intense que je me mis à trembler. Le contrôle que je me flattais d’exercer sur mes émotions vola en éclats, mais je m’en fichais. Tout ce que je pensais avoir perdu venait soudain de réapparaître. Je m’agrippai à Bones comme si ma vie en dépendait ; c’était d’ailleurs exactement ce que je ressentais.
Il s’était sans doute écoulé plusieurs minutes, mais celles-ci m’avaient fait l’effet de quelques secondes seulement. Bones m’écarta de lui pour pouvoir m’embrasser et je plaquai ma bouche contre la sienne pour me régaler de sa saveur. Il m’attira encore plus près de lui et poussa un grognement lorsque j’enroulai mes jambes autour de sa taille.
Désormais, je caressais son corps pour une autre raison. Ce que je ressentais n’était pas du désir. Non, c’était un besoin qui dépassait la simple passion ou l’envie impérieuse de le sentir en moi.
Bones avait dû le sentir, lui aussi, car il n’attendit pas. Nous déchirâmes nos vêtements, puis une incroyable extase me submergea lorsqu’il me pénétra. Séchant mes dernières larmes, je haletai et le serrai contre moi comme si je voulais l’écraser. Puis je l’embrassai avec fougue jusqu’à ce que le manque d’oxygène me fasse tourner la tête.
Ce fut rapide et explosif. Bones jouit quelques instants après moi et poussa un grognement de plaisir des plus primitifs. Mon cœur tambourinait dans ma poitrine ; compte tenu de tous les produits chimiques qui couraient dans mes veines, c’était peut-être dangereux. Mais même si je devais mourir sur-le-champ, je me considérerais comme la personne la plus chanceuse du monde.
— Si tu savais comme tu m’as manqué, Chaton, murmura Bones.
— Tout le monde est revenu, dis-je dans un souffle, tandis que je me remémorais avec angoisse les événements passés. Sauf toi. Je t’ai appelé sur ton portable. C’est Patra qui a répondu. Elle a dit…
Je me tus. Cela nous menait à la question la plus importante, que le choc et la joie de le retrouver avaient fait passer à l’arrière-plan.
— Bones, que s’est-il passé ?
Pour éviter de devoir répéter son histoire plusieurs fois, Bones fit entrer tout le monde, après être allé nous chercher d’autres vêtements. Je m’installai dans le canapé en buvant du café bien fort pour tenter de faire disparaître les derniers lambeaux de brume qui encombraient encore mon cerveau. Le sang de Bones s’était révélé plus puissant que le somnifère, mais j’étais encore loin de me sentir en pleine forme.
Lorsque Bones eut enfin réuni tout le monde au salon, il se retrouva au centre d’une avalanche d’effusions. Annette fendit la foule sans ménagement pour arriver jusqu’à lui. Elle se jeta à son cou et l’embrassa sur la bouche. Bones se retourna et m’adressa un regard d’excuse.
— Ne lui en veux pas, dis-je, sans ressentir pour une fois la moindre jalousie. Elle était aussi malheureuse que moi ces derniers jours.
Lorsque Annette le lâcha enfin, Mencheres prit Bones dans ses bras et passa ses doigts dans les cheveux blancs de son petit-fils d’un air étonné.
— C’est la première fois que je me trompe dans mes visions, déclara-t-il. J’ai vu ton corps en train de se flétrir.
— Ne vous inquiétez pas, vous n’avez pas failli, répondit Bones. Mais nous y reviendrons. Merci d’avoir honoré notre accord. Je ne l’oublierai pas.
Puis ce fut le tour de Ian. Il serra Bones dans ses bras, manifestement ému à en juger par son petit rire éraillé.
— Espèce de branleur, ta femme devrait te botter les fesses pour lui avoir fait un tel coup fourré !
Bones lui donna une tape dans le dos.
— Tu es encore là, mon pote ? Méfie-toi… tu vas finir par devenir quelqu’un de bien.
Les autres vampires présents lui firent tous part de leur joie de le revoir. J’aurais peut-être dû me sentir gênée, car tout le monde m’avait probablement entendue éclater en sanglots, sans parler du moment le plus intime de nos retrouvailles, mais je m’en moquais. Ma pudeur pouvait aller se faire voir ; je ne regrettais pas une seule seconde d’avoir saisi l’occasion de montrer à Bones combien je l’aimais, à travers mes larmes ou… autre chose. La vie était bien trop courte pour que je m’inquiète de choses aussi futiles.
Bones vint finalement s’asseoir à côté de moi. Je lui pris la main, car j’avais encore besoin de le toucher pour me persuader qu’il était bien réel.
— J’étais parti à la poursuite du dernier vampire, comme vous le savez, commença-t-il. Il s’est précipité sur le toit d’un train qui passait. Je l’ai suivi, et alors que nous sautions de wagon en wagon, j’ai senti la présence des autres. Patra était là, dans un wagon rempli de Maîtres. Cette garce savait qu’on ne pourrait pas la détecter tant que le train ne serait pas arrivé. Ils ont envahi le toit pour me coincer. C’était un piège très ingénieux. Se battre au corps à corps sur le toit d’un train en mouvement tout en évitant des couteaux en argent, ce n’est pas ce qu’il y a de plus simple.
La nonchalance avec laquelle Bones décrivait l’horreur de ce qui lui était arrivé me laissait bouche bée.
— Pourquoi est-ce que tu n’as pas sauté du train pour tenter de t’enfuir ?
— Par arrogance, répondit-il d’un ton acerbe. Patra était si près. Je n’avais qu’à tuer sa garde rapprochée, et cette guerre aurait pris fin. C’est pourquoi je n’ai pas battu en retraite ; mais alors qu’il ne restait que six Maîtres, c’est arrivé. L’un d’entre eux a lancé une lame qui m’a touché en plein cœur. La douleur a été si forte que je suis tombé à genoux. Le type est retourné directement dans le wagon pour annoncer à Patra qu’il m’avait tué. C’était ce que je pensais, moi aussi, mais il avait oublié de tourner le couteau une dernière fois.
L’évocation de cette scène me choqua si profondément que j’enfonçai sans m’en rendre compte mes ongles dans la paume de Bones. Ce n’est que lorsque je sentis une substance liquide couler sur mes doigts que je relâchai mon étreinte.
— Désolée, murmurai-je.
— Je me rappelle avoir pensé que j’étais fichu, et ça me mettait en rogne. J’ai réussi à extraire la lame, mais je n’étais plus en état de me défendre. J’ai ensuite ressenti une sorte de puissance très étrange, ma vision s’est assombrie, et ça a été le silence. La dernière chose dont je me souviens, c’est que le train est passé sur un pont, et que j’ai réussi à rouler du toit pour atterrir dans l’eau. Ensuite, plus rien. Jusqu’au sang.
Bones laissa échapper un grognement de remords.
— Le courant avait dû m’entraîner. Un clochard m’a trouvé, il a certainement voulu regarder si j’avais quelque chose d’intéressant dans mes poches, et, quand je me suis réveillé, je tenais son cadavre dans mes bras. Je l’avais égorgé pour le vider de son sang, le pauvre. Il était accompagné d’un copain, et je l’ai saigné lui aussi avant de recouvrer assez de raison pour m’arrêter. Quand j’ai vu mes mains… j’étais horrifié.
Bories s’interrompit pour étendre la main et l’examiner. Je ne voyais rien d’inhabituel. Il grimaça.
— Je pouvais voir mes os, comme si j’étais en partie devenu un squelette. J’étais incapable de me concentrer sur quoi que ce soit, c’était à peine si j’arrivais à voir, à entendre ou à sentir, et j’étais aussi faible qu’un agneau qui vient de naître. Lorsque le soleil s’est levé, j’ai de nouveau perdu connaissance.
— Qu’est-ce qui a bien pu t’arriver ? demanda Ian. Je n’ai jamais entendu parler d’un truc pareil.
— Moi, si, dit doucement Mencheres. Laisse-le terminer.
— Je me suis réveillé après le coucher du soleil, et mon compagnon inconnu a repris connaissance en même temps que moi. Il a essayé de s’enfuir, mais je me suis accroché à sa cheville. Je pouvais parler, pas très distinctement, mais assez tout de même pour me faire comprendre. Je lui ai demandé de me traîner jusqu’à un téléphone, en lui disant qu’après ça je le laisserais partir. Le type était pétrifié, bien entendu. Un squelette à moitié pourri qui venait de tuer son ami ne voulait pas lui lâcher la jambe ; il y avait de quoi mourir cent fois d’une crise cardiaque. Nous avons attendu jusqu’à minuit, pour ne pas trop nous faire remarquer. Un clochard qui pousse un cadavre à coups de pied jusqu’à une cabine téléphonique, ça fait mauvais genre.
Tandis que je visualisais la scène, je ne pus m’empêcher d’éclater de rire. C’était certainement la chose la plus étrange que j’avais jamais entendue.
— Nous sommes arrivés à un téléphone, mais mon acolyte n’avait pas de monnaie pour appeler. Ma cervelle ne tournait toujours pas rond, je n’avais pas envisagé cette possibilité. Tout ce que je savais, c’est qu’il fallait que je trouve un endroit sûr. Je lui ai fait composer des numéros en PCV, mais il m’a dit que la ligne était déconnectée ou que ça ne répondait pas. Je ne me souvenais que de quelques-uns : le tien, celui de Mencheres, celui de Charles… mais vous étiez tous en mode d’alerte et impossibles à joindre. J’ai essayé un dernier numéro, et ça a marché. J’ai pu parler à Don.
Mon oncle ? Surprise, je clignai des yeux.
Bones poussa un grognement dépité.
— Oui, lui aussi a été surpris. Don disait que ce n’était pas ma voix, et il avait raison, d’ailleurs. Je lui ai rappelé le jour de notre rencontre, je lui ai dit que j’avais eu envie de le peler comme une orange – je ne sais pas pourquoi, mais je me souvenais très clairement de ce détail – et que je le ferais s’il continuait à douter de mon identité. Don a demandé au clochard de lui indiquer où nous nous trouvions puis il a dit qu’il arrivait. Pour ne pas rester à découvert en pleine rue, j’ai demandé au type de me jeter dans une benne à ordures.
Environ deux heures plus tard, Don a ouvert le couvercle. En le voyant, je lui ai dit : « Vous en avez mis du temps, vieille branche », et il a enfin reconnu que c’était bien moi… sans toutefois manquer de m’informer qu’un vieux morceau de viande déshydratée comme moi ferait mieux de montrer un peu plus de respect. Il m’a tiré jusqu’à un van et m’a donné des poches de sang. Même après les avoir toutes bues, je n’avais toujours pas recouvré mon état normal. Don m’a ramené en hélico jusqu’au QG et a continué à me donner du sang. Il m’a fallu plus de douze heures pour me régénérer entièrement.
— Et il n’aurait pas pu m’appeler ?
La question était sortie sans que je puisse la retenir, malgré l’immense gratitude que j’éprouvais pour mon oncle. Don n’aimait pas Bones, il ne l’avait jamais aimé, mais il lui avait sauvé la vie. Je lui en serais à jamais redevable.
— Pour commencer, il ne savait pas quels numéros appeler, Chaton. Il ne connaissait pas les adresses mail de tout le monde, et tu n’as pas dû consulter ton courriel, parce qu’il à essayé de te joindre par ce biais. De plus, comme ma guérison n’avait rien d’instantané, il n’était pas sûr que je m’en sortirais. Don ne voulait pas te donner de faux espoirs. À peu près une heure après ma régénération, Tate a appelé Don et lui a demandé une ordonnance pour toi. Don m’a donné l’adresse de la pharmacie. Une fois sur place, j’ai suivi la trace de Tate jusqu’ici.
Quelque chose dans la voix de Bones me fit enfin prendre conscience qu’il manquait quelqu’un dans la pièce. Même ma mère était là, près de la porte, feignant de ne pas s’intéresser au récit de Bones.
— Où est Tate ? Et pourquoi Don ne l’a-t-il pas appelé lorsqu’il a su que tu allais mieux ? Mon oncle savait qu’il était avec moi.
Bones croisa mon regard. Je lus de la pitié dans ses yeux… et une résolution sans faille.
— Don n’a pas appelé Tate parce que je lui ai demandé de ne pas le faire. Après tout, je ne voulais pas que celui qui avait essayé de me tuer découvre que j’étais toujours en vie.