III
À partir de cette heure décisive, l’amour de la veuve pour son fils s’accrut en raison du sacrifice qu’elle lui avait fait, et devint encore plus passionné, presque jaloux. Elle ne pouvait plus se passer de la présence d’Armand. Elle avait besoin sinon de le tenir sous ses yeux, du moins de le savoir à la maison, tout près d’elle. Elle souffrait de ses absences, pourtant assez courtes, puisqu’il n’allait au lycée que pour en suivre les cours, et parfois, prise d’un impérieux désir de le revoir une demi-heure plus tôt, elle demandait sa voiture et se faisait conduire à la porte de Louis-le-Grand. Elle arrivait là bien en avance, s’impatientait, jetait sur la porte du lycée des regards d’amoureuse venue la première au rendez-vous. Enfin, elle entendait le roulement de tambour annonçant la fin de la classe, et si l’enfant sortait un des derniers, elle en souffrait positivement, songeait presque à lui reprocher de ne pas avoir pressenti qu’elle était là. Vite, elle le faisait monter dans le coupé, l’étreignait pour le baiser au front, comme s’il fût revenu d’un long voyage, et pendant tout le temps du retour le retenait ainsi contre elle, avec un geste d’avare.
Quelquefois Armand sortait du lycée, riant et causant avec un camarade, et Mme Bernard, soudain inquiétée, posait à son fils vingt questions pressantes : « Comment s’appelle-t-il ? Qui est-il ? Que font ses parents ? Veux-tu vraiment en faire ton ami ? » Et si Armand, avec le facile enthousiasme de son âge, parlait chaleureusement de son jeune condisciple, vantait son esprit ou sa bonté, Mme Bernard éprouvait une sensation pénible, se méfiait déjà de ce nouveau venu qui lui prenait un peu de son enfant. C’était injuste, elle le savait, elle s’en accusait. N’aurait-elle pas dû se réjouir, au contraire, qu’Armand fût affectueux et cordial ?
– Invite ce jeune homme à venir à la maison, disait-elle en faisant un effort. Je serai charmée de le recevoir.
Et, quand elle revoyait le camarade, elle tâchait d’être très gracieuse, comme pour se punir de son mauvais sentiment. Mais elle y réussissait mal ; c’était plus fort qu’elle ; et elle ne retrouvait la possession d’elle-même que lorsque l’autre était parti et qu’elle avait de nouveau son fils tout entier, à elle toute seule.
Armand se rendait parfaitement compte de ce que la tendresse de sa mère avait d’exclusif et d’ombrageux. Car tout en lui, intelligence et sensibilité, s’était prématurément développé, et cela même à cause de l’éducation spéciale de son enfance, très solitaire, très caressée, dans la tiédeur des jupes maternelles. Il ne restait déjà plus, dans cette nature d’élite, aucun des instincts égoïstes, brutaux, ingrats, qui sont, hélas ! naturels chez les très jeunes gens. Cet enfant extraordinaire, qui faisait des études excellentes et cueillait, en se jouant, tous les lauriers universitaires, comprit, excusa, admira le cœur maternel qui l’aimait d’un amour si aigu, jusqu’à la souffrance, et il n’y toucha que d’une main pieuse et légère, avec les délicatesses d’un homme fait.
Ce fut une immense joie pour Mme Bernard quand elle reconnut qu’elle était tant et si bien aimée. Alors elle se reprocha d’absorber son fils, de le trop garder près d’elle. Elle attira dans sa maison et reçut avec bonté les camarades de son Armand, voulut lui donner plus de liberté. Mais loin d’en abuser, comme l’eût fait tout autre adolescent, il redoublait d’assiduité, de touchantes attentions. Pendant plusieurs années, elle fut la plus heureuse des mères.
Un de ses très vifs plaisirs était de sortir à pied, dans Paris, au bras de son fils. Il finissait sa dernière année de collège, était devenu un svelte et charmant jeune homme, s’habillant bien, sans gaucherie. Quant à Mme Bernard, elle avait franchi victorieusement la trente-sixième année. Bien des têtes se retournaient sur leur passage ; mais la belle veuve ne remarquait même pas que tous les hommes avaient encore pour elle un regard soudainement charmé, tout occupée qu’elle était de chercher, dans les yeux des femmes, un instant fixés sur son fils, ce sourire fugitif qui signifie clairement : « Le joli garçon ! » Il ne paraissait pas y prendre garde, d’ailleurs, et c’était une douceur de plus pour cette mère, de se dire que son cher fils, si intelligent, si précoce, était en même temps si pur et ignorait à ce point sa beauté.
Elle y songeait bien quelquefois, à cette crise solennelle de la puberté, à cette redoutable métamorphose qui, de l’adolescent, fait un homme. Oui, un jour viendrait – jour maudit ! – où son Armand aimerait une autre femme autrement et plus qu’elle. Cette pensée la faisait si douloureusement souffrir que, prise de lâcheté, elle ne voulait pas s’y arrêter, la chassait de son esprit. À coup sûr, – mais plus tard, oh ! bien plus tard, – quand Armand aurait fait son droit, entrepris une carrière, il se marierait. Cela, c’était tout naturel. Et alors elle serait raisonnable, l’aiderait à choisir une compagne qui pût le rendre heureux. Mais la maîtresse, la voleuse de jeunes cœurs, celle qui prend un fils à sa mère et le lui renvoie les sens troublés et les yeux meurtris, celle-là était, pour la Corse rancunière, pour la chaste veuve du débauché, pour la mère exigeante et jalouse, une ennemie d’avance exécrée, à laquelle elle ne pouvait penser sans serrer les dents et sans trembler de colère.