7
« She walks in beauty, like the Night… » Ah, Mr. Silvera, Lord Byron aussi ! Comme si je n’avais pas déjà, pour me sentir mourir, tes pyramides et l’oublieuse dame, le rabbin Schmelke et la vieille maison de Rijnsburg… Jamais plus, en quelque point de la terre qu’il m’arrive de me trouver quand le ciel s’obscurcira et que le cortège des constellations commencera sa course, jamais plus je ne pourrai voir la nuit autrement que comme une magique figure qui marche, ou lyriquement s’avance, dans sa beauté ; et jamais plus je ne pourrai aller parée de bijoux vers une fête, sortir avec un châle sur une terrasse, me promener le long d’une plage sous la pleine lune, sans réentendre la voix, à peine mélancolique, à peine ironique, de Mr. Silvera qui à cette beauté m’apparie.
« She walks in beauty… »
Mais, de l’embarcadère, la route obligée les conduisit à marcher avec une anxieuse réticence, la beauté déjà derrière eux, vers l’hôtel, trop proche et problématique.
— Devons-nous monter ? demanda-t-elle, ralentissant. Est-ce que tu ne dois pas préparer ta valise ?
— Non, je l’avais déjà faite ce matin ; à l’heure qu’il est, elle est déjà à bord, je l’ai fait prendre par quelqu’un du bateau, expliqua-t-il.
— Alors tu savais…
— Je l’imaginais. Mais si tu veux que nous montions…
Mais cela – se rejoindre nus pour la dernière fois, s’abandonner pour la dernière fois à la vertigineuse fusion – était un rite qui les effrayait tous deux, un risque qu’ils ne se sentaient pas le cœur de courir. Cela ajouterait-il ou ôterait-il quelque chose à ce que déjà ils avaient eu ? Cela s’éteindrait-il en un amer ruissellement de plomb ou se transmuterait-il en l’or de l’alchimiste ?
Mieux valait renoncer, continuer jusqu’à une boutique de souvenirs moins décourageante où, après avoir jeté à l’abondante exposition un de ces coups d’œil féminins capables en une seconde d’inventorier l’univers, elle lui dit :
— Voilà, j’ai trouvé, attends-moi ici, j’ai trouvé le petit souvenir pour toi.
Il resta dehors, obéissant, la vit, de dos, parler à la vendeuse, une fille qui répondait en remuant de grandes lèvres couleur cyclamen et se pencha pour prendre quelque chose dans le bas d’une étagère. Elle se retourna brusquement, le vit épier devant la vitrine et lui fit signe de s’en aller, de ne pas regarder. Il alla se placer quelques mètres plus loin, devant une boutique de passementerie.
Quand elle sortit, elle balançait à son index un minuscule paquet attaché par un ruban doré.
— Voilà ton souvenir vénitien. En échange de la pièce.
— Merci, qu’est-ce que c’est ?
— Tu ne dois pas l’ouvrir maintenant, ouvre-le quand tu seras seul.
Et, sans laisser à ce dernier mot le temps de répandre son écho endeuillé, elle ajouta en hâte :
— Écoute, il faudrait quand même manger quelque chose, je suis à jeun depuis le paon d’hier soir.
— Tu as raison. Moi aussi.
— Ce n’est pas que je meure de faim, mais si nous trouvions un autre bar…
— Un sandwich avec une ombra ?
— Voilà, oui, lui sourit-elle, un sandwich avec une ombra.
Mais le premier bar qui se présenta n’était guère plus qu’un couloir : un mur de miroirs tentait de le redoubler, de le multiplier. Il n’y avait pas de sièges, la veste du barman paraissait sale même à distance, et sous une cloche en plastique quelques sandwiches étaient rangés en rang d’oignon, comme de mornes retraités désormais exilés de la vie.
— Non, ce n’est pas possible, décida-t-elle. Trouvons-en un autre.
Le second qui se présenta était un local criard à l’américaine, avec des lumières violentes, une musique violente, de longues mangeoires jaune vif où avait abouti un groupe de touristes. Tous avaient les coudes plantés sur le comptoir en plastique ; avec leur paille glissée entre les lèvres, ils avaient l’air de quelque nouvelle espèce d’insectes suceurs.
— Écoute, il y a le Harry’s Bar à deux pas, après tout. Et à cette heure, il ne devrait même pas y avoir trop de monde.
— Bien sûr, bien sûr. D’accord.