CHAPITRE VI

Le Jeddak de Lothar

La fille regarda, incrédule.

— Mais, ils étaient entassés, murmura-t-elle. Il y en avait des milliers il n’y a que quelques minutes !

— Et maintenant, continua Carthoris, il ne subsiste que les banths et les restes des Hommes-Verts.

— Ils doivent avoir dépêché des équipes de convoyeurs et transporté les morts pendant que nous parlions, dit-elle.

— C’est impossible ! reprit Carthoris. Il y avait là des milliers de cadavres gisant sur ce champ, il y a à peine un moment : il aurait fallu de nombreuses heures pour tout enlever. C’est incompréhensible !

— J’avais espéré, dit Thuvia, que nous pourrions trouver un abri auprès de ces hommes au teint clair. En dépit de leur valeur sur le champ de bataille, ils ne me semblaient pas tellement cruels, ou particulièrement belliqueux. J’étais sur le point de vous suggérer d’essayer d’entrer dans cette cité ; mais je dois dire que maintenant je crains énormément de me mêler à une peuplade dont les morts s’évanouissent dans les airs.

— Prenons tout de même le risque, répliqua Carthoris, nous ne serons pas plus mal entre leurs murs qu’ici, dehors nous risquons toujours de tomber sous les dents d’un des banths ou, encore pire, les non moins féroces Torquasiens. Là-bas au moins, nous trouverons des êtres bâtis à notre image, sur le même moule que nous.

Ce qui me fait tellement hésiter, ajouta-t-il, c’est d’être obligés de courir le danger de passer devant tant de banths. Une seule épée aura difficilement raison de deux d’entre eux seulement, s’ils s’avisent de nous charger simultanément.

— Ne craignez rien à ce sujet là, objecta la fille en souriant, les banths ne nous feront aucun mal.

Tout en parlant de la sorte, elle descendit de la plate-forme et, Carthoris restant à ses côtés, elle se dirigea fermement vers le champ tout éparpillé de flaques de sang, en direction des murailles de la cité mystérieuse.

Ils n’avaient finalement franchi qu’une courte distance quand un banth occupé à faire un plantureux festin releva la tête et les éventa. Il courut alors dans leur direction, avec un grondement de rage. À ce cri, une vingtaine d’autres banths se précipitèrent également dans la même direction. Carthoris dégaina sa longue épée et la fille lui jeta un bref coup d’œil. Elle remarqua le sourire dessiné sur ses lèvres et ce fut un véritable baume qui la tranquillisa ; tous les hommes de Barsoom à la guerre sont braves, leurs femmes réagissant avec la même assurance et calmement, devenant indifférentes devant le danger, ne craignant ni Dieu ni diable et ce en toute simplicité.

— Vous pouvez rengainer votre arme, dit-elle, je vous ai déjà assuré qu’aucun banth ne nous fera du mal. Voyez plutôt ! et elle marcha rapidement vers l’animal le plus proche.

Carthoris était prêt à bondir à ses côtés pour la protéger mais, d’un geste, elle lui intima de se tenir en retrait. Il l’entendit alors s’adresser aux banths en émettant un son grave semblable à un véritable bourdonnement chantant.

Instantanément, toutes les têtes de ces monstres se tournèrent dans sa direction, leurs yeux diaboliques fixant le visage de la fille ; à pas de loup, ils commencèrent à se diriger vers elle. Elle s’était arrêtée et se tenait immobile, les attendant.

L’un d’eux, plus proche que les autres, était hésitant. Elle s’adressa à lui de manière impérieuse, comme un maître s’adresse à son chien récalcitrant.

Le grand carnivore baissa la tête et la queue entre les jambes vint ramper aux pieds de la fille, tous les autres en firent de même, de sorte qu’elle se trouva bientôt entourée d’une énorme bande de mangeurs d’hommes plus dociles les uns que les autres.

Elle se retourna alors pour voir où était Carthoris. Comme elle se rapprochait de l’homme, ils grondèrent un peu, mais de quelques mots prononcés d’un ton cassant, elle les obligea à rester à leur place.

— Comment faites-vous ? s’exclama Carthoris.

— Une fois, votre père m’a posé exactement la même question ; nous étions au milieu des galeries creusées dans les Falaises d’Or des montagnes d’Otz, à l’intérieur du Temple des Therns. Je n’ai pas pu lui répondre, tout comme je ne puis vous répondre ; j’ignore comment je peux avoir un tel pouvoir sur eux, mais toujours est-il, depuis ce jour où Sator Throg m’a fait jeter dans le puits aux banths des Saint-Therns et qu’une de ces créatures s’est mise à plat ventre au lieu de me dévorer, j’ai toujours possédé cet étrange pouvoir sur eux. Elles viennent à mon appel et font ce que je désire, tout comme le fidèle Woola obéit aux ordres de votre éminent père.

Effectivement, sur un simple mot, la jeune fille dispersa cette redoutable assemblée ! Rugissant, ils retournèrent à leur festin interrompu, tandis que Thuvia et Carthoris, traversant leur groupe, se dirigèrent en direction des fortifications de la ville.

Tout en avançant, il examinait avec étonnement les cadavres des Hommes-Verts qui n’avaient pas été dévorés ou déchirés par les banths.

Il attira l’attention de Thuvia sur eux : aucune flèche ne sortait de leurs énormes corps. En outre, aucun d’entre eux ne révélait la moindre blessure mortelle, ni même une égratignure ou simple coupure.

Avant la disparition des archers morts, les corps des Torquasiens se trouvaient criblés des flèches meurtrières de leurs adversaires : qu’était donc la nature exacte du message de mort qu’elles transportaient ? Et quelles mains invisibles les avaient retirées des corps abattus ?

Carthoris ne put réfréner un frisson d’appréhension en jetant un regard vers la cité silencieuse qui s’étendait devant eux. On n’y distinguait aucun signe de vie sur les fortifications ou sur les terrasses des maisons. Tout y était d’un calme incroyable, anormal, menaçant.

Pourtant il était certain que des yeux derrière ces murs nus les observaient.

Il regarda Thuvia. Elle avançait, les yeux grands ouverts, dirigés fixement vers la porte monumentale de la ville. Scrutant cette même direction, il ne vit rien de remarquable.

Le regard qu’il posa sur elle sembla la tirer d’une sorte de léthargie ; elle lui jeta alors un coup d’œil rapide, une esquisse de sourire aux lèvres et comme si ses actes étaient involontaires, elle se rapprocha de lui et mit une de ses mains dans la sienne.

Il en déduisit que quelque chose en elle était au-delà de son contrôle personnel et la poussait à demander une protection. Il jeta un bras autour de ses épaules et ils traversèrent ainsi le vaste champ. Elle ne fit rien pour se dégager et il est douteux qu’elle ait bien réalisé que son bras était ainsi passé autour d’elle, profondément imprégnée du mystère de l’étrange cité qui s’étendait devant eux.

Ils s’arrêtèrent devant la porte. Elle était monumentale autant par sa conception que par sa construction. Carthoris ne put que lui attribuer une très lointaine ancienneté issue de la nuit des temps, pratiquement insondable.

Elle était circulaire, se refermant sur une ouverture de même forme. L’Héliumite savait, pour l’avoir étudié naguère, qu’elle roulait latéralement, comme une énorme roue, dans une ouverture pratiquée à l’intérieur de la muraille.

Cette pratique d’un monde multimillénaire prouvait que la cité d’Aanthor était d’une fabuleuse antiquité, celle où les races de cette époque construisaient de telles portes.

Alors qu’il était là à spéculer sur l’âge véritable de cette ville oubliée, une voix au-dessus d’eux leur parvint. Tous deux regardèrent dans cette direction. Ils virent un homme, penché vers eux, qui leur parlait du haut des remparts.

Sa chevelure était rousse, sa peau blanche, plus claire encore que celle de John Carter le Virginien ; son front large et élevé et ses grands yeux reflétaient l’intelligence.

La langue utilisée était compréhensible par les deux visiteurs bien qu’il y eut une différence marquée dans les accents et les intonations.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il, et que faites-vous ainsi devant la porte de Lothar ?

— Nous sommes des amis, répondit Carthoris, voici la princesse Thuvia de Ptarth, qui avait été faite prisonnière par des hordes Torquasiennes. Moi, je suis Carthoris d’Hélium, prince de la maison de Tardos Mors, Jeddak d’Hélium et fils de John Carter, Seigneur de Guerre de Mars et de sa femme Dejah Thoris.

— Ptarth ? répéta l’homme, Hélium ? et il secoua la tête en signe de dénégation. Je n’ai jamais entendu parler de ces endroits-là et je n’ai jamais entendu parler d’une population qui peuple Barsoom ni d’une race portant sa couleur. Où donc sont ces cités dont tu parles ? De la tour la plus élevée que nous possédons, on ne découvre nullement d’autre ville que Lothar elle-même !

Carthoris pointa en direction de nord-est.

— C’est dans cette direction que se trouvent Hélium et Ptarth, précisa-t-il. Hélium est à plus de huit mille haads de Lothar ; et Ptarth se situe à neuf mille cinq cents haads au nord-est d’Hélium[3].

L’homme continua à dodeliner de la tête.

— Je ne sais rien de ce qui est au-delà des collines de Lothar, ajouta-t-il. Rien ne peut y vivre, à part les hideux Hommes-Verts des hordes de Torquas ; ils ont conquis la totalité de Barsoom, sauf cette vallée et la ville de Lothar. Nous les défions depuis des âges incalculables, bien qu’ils persévèrent à nous attaquer périodiquement, dans le but de nous détruire. D’où venez-vous ? Je ne peux que croire que vous êtes des descendants d’esclaves que les Torquasiens ont capturés dans les âges passés, quand ils ont réduit le monde extérieur à l’état d’esclavage. Nous savons qu’ils ont détruit toutes les autres races sauf la leur qui seule subsiste.

Carthoris tenta de lui expliquer que les Torquasiens ne contrôlaient qu’une toute petite partie de la surface de Barsoom et ne le pouvaient que parce que leur domaine ne contenait rien qui puisse attirer l’intérêt de la race des Rouges.

Mais le Lotharien sembla ne pas pouvoir concevoir autre chose au-delà de sa vallée de Lothar, sinon un peuple perdu pourchassé par les féroces hordes d’Hommes Verts de Torquas.

Après bien des palabres, il accepta finalement de les admettre dans la cité. Un moment plus tard, la porte en forme de roue se mit à rouler dans sa niche, Thuvia et Carthoris pouvaient pénétrer dans les murs de Lothar.

Autour d’eux, tout attestait d’une richesse fabuleuse : les façades des immeubles en bordure de l’avenue pénétrant dans la ville depuis la porte, aux murs richement sculptés ; les pourtours des fenêtres et des portes sertis de pierres précieuses, de mosaïques somptueuses ou de motifs en or battu ornés de bas-reliefs relatant des scènes quotidiennes du peuple maintenant disparu.

Celui avec lequel ils avaient tant discuté sur le mur se tenait dans cette avenue pour les accueillir. Il était accompagné par une bonne centaine d’hommes de sa race tous habillés de robes flottantes et aux corps imberbes.

Leur attitude procédait beaucoup plus d’une méfiance craintive que d’un antagonisme agressif. Ils suivaient l’homme, l’accompagnant du regard mais ne communiquaient pas entre eux.

Carthoris ne put s’empêcher de remarquer que si la cité était entourée peu de temps avant d’une foule de démons assoiffés de sang, plus aucun citoyen n’y paraissait ainsi maintenant, tout signe d’une présence armée avait disparu.

Il s’en étonna intérieurement, se demandant si tous les guerriers s’étaient réunis en totalité dans un ultime effort, pour barrer le chemin aux envahisseurs, laissant ainsi la cité sans plus aucun défenseur. Il posa la question à son hôte.

L’homme sourit.

— Aucune créature autre qu’une vingtaine de nos banths sacrés n’a quitté Lothar ce jour, répondit-il.

— Mais tous ces soldats ! Les archers ! s’exclama Carthoris, nous les avons vus émerger de cette porte par milliers, submergeant les hordes de Torquas, les mettant en déroute avec leurs flèches mortelles et une importante bande de banths féroces.

L’homme sourit une nouvelle fois, d’un air entendu.

— Regardez ! s’écria-t-il en désignant du doigt une large avenue devant lui.

Carthoris et Thuvia suivirent du regard la direction indiquée et là, marchant fièrement dans la lumière du soleil, ils virent toute une armée d’archers qui se dirigeait vers eux.

— Ah ! s’exclama Thuvia, les voici revenus. Ils ont franchi une autre porte… à moins que ce ne soit les réserves qui ont pour rôle de défendre la ville ?

L’individu se remit à sourire de son air mystérieux.

— Il n’y a aucun soldat à Lothar, dit-il. Voyez !

Carthoris et Thuvia s’étaient retournés vers lui tandis qu’il parlait, ils regardèrent à nouveau pour contempler les régiments dans leur progression ; leurs yeux s’agrandirent de stupéfaction car l’avenue était parfaitement vide, aussi déserte qu’une tombe !

— Mais alors ! ceux que nous avons vus marcher sur les hordes aujourd’hui même ? murmura Carthoris dans un souffle, ils étaient aussi irréels ?

L’homme opina de la tête.

— Mais leurs flèches massacraient les guerriers Verts, insista Thuvia.

— Allons au-devant de Tario, reprit l’homme. Lui nous dira mieux ce qu’il estimera pouvoir vous confier ; j’ai peur pour ma part d’en dire trop.

— Qui est ce Tario ? demanda Carthoris.

— Le Jeddak de Lothar, reprit le guide. Il les guida tout le long de l’avenue où un instant avant une armée fantôme était en marche !

Ils allèrent pendant une demi-heure le long d’agréables avenues bordées d’immeubles les plus somptueux qu’ils aient jamais vus, peuplés de très peu de monde. Carthoris ne pouvait que remarquer à quel point cette ville était inhabitée.

Ils arrivèrent finalement au palais royal. Le jeune homme l’aperçut à distance et admirant la nature de ce magnifique édifice, s’étonna qu’il dénota d’aussi peu d’activité humaine et de vie.

Pas un seul garde visible devant la grande porte principale ni dans les jardins aux alentours aussi loin qu’il pouvait voir, ce qui contrastait tellement avec cette infinité de petits détails vivants animant les demeures royales des Jeddaks Rouges.

— Voici le palais de Tario, dit le guide.

Alors qu’il parlait ainsi, Carthoris posa à nouveau un regard songeur sur ce magnifique palais. Il poussa alors une exclamation de stupéfaction et se frotta les yeux avant de regarder une nouvelle fois. Mais non ! il ne pouvait se tromper de la sorte : devant la porte massive se tenaient une vingtaine de gardes et tout au long de l’avenue de chaque côté, un rang d’archers. Les jardins étaient remplis d’officiers et de soldats se déplaçant rapidement en tous sens comme s’ils avaient des tâches urgentes à remplir.

Mais qui pouvait être ce peuple qui se contentait d’avoir une armée fantôme analogue à un courant d’air ? Il regarda Thuvia, elle avait été également témoin de cette métamorphose.

Elle se rapprocha de lui avec un petit frisson.

— Que pensez-vous de ça ? murmura-t-elle, c’est totalement incompréhensible.

— Je suis incapable de l’expliquer, répondit-il, à moins que nous soyons devenus fous !

Carthoris se retourna rapidement vers le Lotharien qui souriait franchement.

— Vous nous avez affirmé il y a un instant qu’il n’y avait aucun soldat à Lothar, dit-il d’un geste large vers les gardes armés. Alors, qu’est-ce que cela ?

— Demandez-le à Tario, répondit l’autre. Nous serons bientôt en sa présence.

Effectivement ils ne tardèrent pas à pénétrer dans une chambre au sol surélevé à l’extrémité de laquelle un homme se trouvait allongé sur un riche canapé surmonté d’un dais très haut placé.

Le trio approchant, l’homme tourna un regard rêveur et à l’expression plutôt endormie. Leur guide s’arrêta à environ six mètres du dais. Soufflant à Carthoris et à Thuvia de suivre son exemple, il se jeta au sol de tout son long. Puis, se soulevant pour marcher à quatre pattes, sur les mains et les genoux, il se mit à ramper vers la base du trône, balançant sa tête de part et d’autre et faisant frétiller son corps comme un chien d’appartement le fait en rampant vers son maître.

Thuvia jeta un rapide coup d’œil à Carthoris. Il se tenait debout, raide, la tête fièrement dressée et les bras croisés sur sa large poitrine. Un sourire dédaigneux se dessinait sur ses lèvres.

— Qui sont ceux-là, Jav ? demanda cet homme à celui qui frétillait en rampant sur le ventre tout au long du plancher.

— Ô Tario ! le plus glorieux des Jeddaks, répondit Jav, ce sont des étrangers arrivés avec la horde de Torquas et parvenus jusqu’à nos portes. Ils affirment avoir été prisonniers des Hommes-Verts. Et ils racontent d’étranges histoires sur de prétendues cités qui existeraient bien loin au-delà de Lothar.

— Lève-toi Jav, commanda Tario et demande à ces deux individus pourquoi ils ne marquent pas à Tario le respect qui lui est dû.

Jav se releva et, se tournant vers les étrangers, les vit toujours debout. Il devint livide et bondit dans leur direction :

— Espèce de damnés ! s’écria-t-il, à plat ventre devant le dernier des Jeddaks de Barsoom !