La défaite du chronomètre

John Poole, le chronomètre à honoraires, me regardait de plus en plus méchamment. Au fil des jours, son mépris s'était changé en colère : une implacable déclaration de guerre. Son gros œil jaune de laiton, strié de deux aiguilles noires, m'aurait foudroyée net, là, dans le bureau, et jetée à la fosse commune s'il en avait eu le pouvoir.

— Tu te rends compte, minable institutrice, veuve pathétique, du temps que tu nous fais perdre à raconter des billevesées ? Nous avons du chiffre à faire, figure-toi ! Un avocat est un gagneur, pas un auditeur libre de contes et légendes. Alors tu prends tes cliques et tes claques, ton boubou, ton patchouli et tu débarrasses le carrelage !

Vous connaissez Mme Bâ. Rien de commun avec ce genre de mégères toujours prêtes à en découdre. Mais si on lui déclare la guerre, Mme Bâ fait front. Souvent, j'avais prié John Poole de changer d'attitude. Sans succès. Il continuait de me toiser, infiniment dédaigneux, concentré de morgue britannico-misogyne. Une possibilité aurait été de saisir la montre, de la jeter sur le sol et d'écraser un à un les morceaux à grands coups de tong. Gardons cette solution en réserve, me dis-je avec sagesse : une telle action, indubitablement efficace, risque d'empoisonner mes relations avec Me Fabiani. Essayons d'abord l'arbitrage (comme on le voit, le réflexe juridique, acquis il y a longtemps, si longtemps, lors de mes deux années de droit à l'université, demeurait intact en Marguerite).

Je prévins mon ennemi, John, mon petit bonhomme, ouvre bien tes oreilles, ça va être ta fête. Et, me rapprochant du bureau, prenant ma voix la plus suave :

— Maître Benoît, au lieu de parler de moi, pour changer, je peux vous interroger ?

Comme chaque fois que je prononçais son prénom, il sursautait, se dressait à demi, prêt à me suivre au bout du monde et, soudain honteux de cet abandon, resserrait sa cravate club.

— Je vous en prie.

À ma droite, j'entendais les ricanements de John. Il n'allait pas tarder à rabattre son caquet.

— Pourquoi donner tout ce temps, ce temps gratuit à une femme quasi vieille, sans richesse ni influence ? Pourquoi moi ? Quelle idée avez-vous derrière la tête ?

Me Fabiani souriait avec douceur, avec tranquillité. Comme si depuis longtemps il attendait ma question et qu'il avait eu tout le loisir de s'y préparer. Il souriait mais sans rien dire. À l'évidence, il n'était pas dans ses intentions de répondre encore. Développez, madame Bâ, s'il vous plaît, développez un petit peu. Nous arrivons au cœur du sujet. Le cœur du sujet mérite bien un supplément d'effort, qu'en pensez-vous ? Madame Bâ, un surcroît de précision et de lucidité, même si la précision et la lucidité sont des armes qui peuvent blesser tout le monde.

J'ai compris le message. Sans le quitter des yeux, j'ai poursuivi.

— Pourquoi nous, pourquoi l'Afrique ? J'ai consulté les statistiques : à peine plus de un pour cent du commerce mondial. Si vous vouliez changer d'air, quitter un peu Paris, pourquoi ne pas vous être installé à New York ou Singapour ? Il y a plus d'argent là-bas pour un juriste malin. Ou Rio ? Les femmes y ont la peau brune, d'après ce qu'on dit, presque aussi noire que la nôtre.

— Figurez-vous que j'ai besoin de vous, madame Bâ, de vous et de votre continent. Je n'ai pas trente ans et je suis déjà un homme économique, madame Bâ, un homme économique c'est-à-dire un homme morcelé en dossiers et en hobbies, madame Bâ, en heures et en minutes, en temps toujours utile, toujours payant. Je suis un amas de rondelles. Vous me réapprenez l'unité.

— Je ne comprends pas.

— Le lien, madame Bâ. Vous ne vous en rendez sûrement pas compte, tellement c'est naturel, mais vous reliez tout, le rire et les pleurs, le fleuve et le désert, la musique et la solitude, les vivants et les morts, Chemin des Dames et le petit Michel. Dans votre univers, il n'y a pas d'hospice pour les vieux, tous les âges de la vie sont mêlés. Hélas, je ne suis pas comme vous, madame Bâ : je ne crois plus en Dieu. Mais vous faites de moi un religieux, vous enseignez la langue, madame Bâ, vous connaissez l'étymologie, la racine des mots ; relier et religion ont même origine. Cela dit, il faut aussi que je paie mes factures, madame Bâ. Je crois que si je ne vous renvoie pas à l'instant, mon client suivant va m'abandonner pour un cher confrère. Et ça, je ne le supporterai pas. Alors au revoir, madame Bâ, à demain et, vous l'avez compris, merci pour tout.

 

Monsieur le Président, il y a des hommes qui vous changent en princesse. Ce n'est pas difficile pour un homme, après tout, de changer une femme en princesse. Il suffit de lui prouver qu'elle vous est utile, infiniment utile. Et pourtant rares sont ces hommes-là, capables d'avouer ce genre de besoin. Le besoin n'est pas toujours une faiblesse, Monsieur le Président.

Telle je suis sortie de son bureau, princesse Bâ, née Marguerite Dyumasi, Africaine soninkée.

Sans un regard pour John Poole.

J'espère que les montres ont des oreilles.

Hélas, ce n'est pas garanti.

Madame Bâ
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