16IV Le prisonnier

Pauvre demoiselle Florence, passionnée d'état civil ! La très consciencieuse qui profitait de ses vacances pour explorer nos « bassins d'émigration », comme on dit dans l'administration française. Elle voulait rencontrer la Réalité. La Réalité n'allait pas la décevoir.

À notre retour du Nord, nous étions tranquillement en train de dîner (brochette de chèvre et Fanta).

— S'il vous plaît, madame, oh s'il vous plaît…

Une ombre s'était faufilée près de la jeune femmeconsulaire et lui chuchotait à l'oreille. À la manière dont se tortillait l'ombre et dont s'agitaient les taches claires de ses paumes, on devinait de la supplication. De la détresse véritable.

— S'il vous plaît, madame, je suis français, garanti, Sakho Jean-François, né à Montreuil le 16 septembre 1983 et tout, vous pouvez m'interroger, mais mine de rien s'il vous plaît, autrement on m'arrête…

Mlle Launay s'était redressée. Fin soudaine des vacances. Retour au métier. Quelqu'un se prétend mon compatriote, je lui dois toute mon attention. Même au cœur de la brousse.

— Je vous écoute.

— Oh merci, madame, allez-y, questionnez.

— Vous avez de la chance. J'ai justement une sœur qui travaille rue de Paris. Où se trouve le stade nautique Maurice-Thorez ?

— Rue Edouard-Vaillant.

— Et le lycée Jean-Jaurès ?

— Derrière la mairie, rue de Romainville.

— Très bien, très bien, je vous crois ; maintenant, reprenez votre calme, inspirez fort, expliquez-moi. Tout va s'arranger.

— Là-bas, j'ai fait une bêtise, madame, plusieurs bêtises. Quelques vols. Une violence. Mon père n'en pouvait plus. Il m'a envoyé ici. Qu'est-ce que je peux faire ici, madame ? Je ne suis pas africain, madame, je suis né à Montreuil, je suis français comme vous, madame, coin des rues Pierre-Brossolette et Suzanne-Martorel, garanti.

— Je t'ai déjà dit que je te crois.

— Attention !

L'ombre plongea sous la porte qui faisait office de table. Des ancêtres passaient, tout sourire, nos copains millionnaires.

— Tout se passe bien, madame ? Personne ne vous importune ? Que le soir vous soit doux !

Le morceau d'ombre réapparut.

— Ils sont partis ?

— Tu peux revenir. Mais de quoi as-tu peur ? Si tu dis vrai, on va arranger ça. Tu as des papiers ?

— Madame, vous ne comprenez rien, sauf votre respect. Trop naïve, vous êtes. Disparu, le passeport, dès l'aéroport de Bamako, tendu au policier, jamais rendu, déjà vendu une fois, deux fois, la moitié pour mon père, tout bénéfice puisqu'en plus il est débarrassé de moi. Madame, s'il te plaît, qu'est-ce que tu peux faire ?

Florence État Civil s'était levée. Sans doute pour mieux parvenir à avaler le chapelet d'horreurs qu'elle venait d'apprendre. L'indignation la faisait bredouiller.

— Vous vous rendez compte, enfermer un enfant au milieu du désert ! Et pis encore, lui arracher son identité !

Cette dernière agression surtout, comme on s'en doute, lui semblait impardonnable. Dans sa fureur, elle avait élevé la voix. Erreur funeste ! Les ancêtres se retournèrent, revinrent à vive allure. Ils ricanaient.

— Vous voyez bien, madame, que vous étiez dérangée.

Le jeune Sakho avait déjà disparu, dissous dans la nuit.

— Ne vous inquiétez pas. On le retrouvera, votre malfaiteur. Où pourrait-il aller ?

Mon amie ne se contenait plus. Elle menaçait d'en appeler au monde entier, à son ambassadeur, au ministre de la Justice, au président Konaré, à Paris, à l'ONU, aux Droits de l'homme… Elle gravissait un à un tous les échelons hiérarchiques de la morale humaine.

Les millionnaires s'amusaient de plus en plus franchement.

— Madame le Consul a sans doute oublié…

— Et quoi de plus normal, elle a tant à penser…

— Que notre Mali a bel et bien acquis son indépendance.

Mlle État Civil trépignait :

— Ce jeune est français. J'exige, vous m'entendez, j'exige que vous le libériez !

— Qu'en savez-vous? Vous avez vu ses papiers? Rien ne fleurit mieux sur le sable que le mensonge. Bon séjour, madame le Consul, et, s'il revient, lui ou l'un de ses semblables, n'hésitez pas à nous appeler.

Ils repartirent dignement vers leurs maisons à étage, leurs demeures de millionnaires. Mlle État Civil leur aurait sûrement couru après si je ne l'avais retenue.

— Comme vous êtes déroutants, vous, les Français ! Vous vous plaignez de l'insécurité causée par les immigrés. Et quand nous prenons des mesures, vous gémissez encore !

Mme Bâ passa la moitié de la nuit à calmer son amie. Par des arguments de bon sens : tout exil est une cruauté, mademoiselle, la pire des déchirures intimes. Et il est dans la nature de la cruauté de ne pouvoir engendrer que des cruautés. Malgré toute votre bonne volonté, il ne vous sera pas possible de casser cet enchaînement néfaste.

— Faites-moi confiance. Cette affaire ne va pas en rester là. On ne traite pas comme ça les êtres humains !

— Je vous fais confiance, mademoiselle. Mais je fais encore plus confiance aux forces qui nous dépassent.

Le lendemain, elle était partie. Sans me saluer. La journée commençait mal : Mme Bâ venait de perdre sa seule alliée au consulat de France.

Madame Bâ
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