12VI Les Baby-foot
(Profession, suite)

Je n'ai rien contre les voitures françaises. Mais, en voyant s'éloigner celle de mon Haut Délégué, je me suis dit : il est vieux, son rêve est cassé, il part pour mourir. Et je me suis demandé : la Peugeot est-elle assez solide ? Va-t-elle résister à un dernier voyage ?

Je tenais fort serrée dans ma main la clef qu'il m'avait donnée.

— N'oubliez pas notre Conservatoire, Marguerite. Rendez-lui visite de temps en temps. Il vous rappellera nos batailles.

C'était un hangar sur la route de Yélimané, non loin de l'échangeur rongé. Nous y avions entreposé tout ce qui encombrait notre trop petit bureau. Je veux dire les dossiers, bien sûr, l'invasion de papier, les innombrables rapports sur le développement (tous stratégiques et tous prioritaires) ; mais aussi les cadeaux plus solides que nous avions reçus, les échantillons, les exemplaires de démonstration, les outils arrogants, les machines présomptueuses. Laissez-nous faire et vous allez voir ce que vous allez voir. Nous, nous travaillons dans l'infaillible, nous avons la Recette.

Le foyer amélioré qui-libère-la-femme-des-corvées-de-bois-et-lutte-contre-la-déforestation. Le moulin électrique : lui aussi, il-libère-la-femme-mais-cette-fois-des-corvées-du-pilage (mil, sorgho), et ce-faisant-il-favo-rise-son-accomplissement-personnel (culture, alphabétisation). Je n'invente rien, je relis les prospectus. L'ordinateur Servan-Schreiber qui-permettra-à-l'Afrique-d'économiser-une-révolution-industrielle. La pile photo-voltaïque qui-met-le-soleil-énergie-gratuite-au-service-des-villageois. Onze sortes de filtres, tous garantissant l'eau pure de toutes maladies… Sans compter l'armée de sachets, les inépuisables trouvailles de nos génies agronomes : le blé qui pousse sans eau, le riz à cinq récoltes par an, le soja qui fait grossir les vaches deux fois plus vite… Si les coupures d'électricité avaient été moins fréquentes, j'aurais forcément ajouté un congélateur garni de quelques embryons canadiens…

L'idée d'un tel musée ne m'avait jamais convaincue.

— Vous croyez utile d'exposer ainsi tous nos échecs?

— Marguerite, l'espérance a besoin d'archives !

Il avait de ces phrases hautaines et sans appel. Je me gardais d'en rire. J'avais compris qu'elles lui venaient de loin, de la guerre. Le langage de la légende lui était demeuré, comme la rumeur d'un temps disparu.

C'est là que trônait le Baby-foot, sous l'unique fenêtre, gros jouet incongru parmi tous ces objets d'adulte, devenu bien vite la pièce maîtresse de notre collection, arrivé là – il me suffit de fermer les yeux pour le revoir, lui et ses frères – un jour de juin que la chaleur embrasait comme jamais la ville, dernier assaut rageur avant la saison des pluies.

Une fois de plus, la France avait changé de ministre de la Coopération. Une fois de plus, le néophyte avait réservé à Kayes son premier voyage. Une fois de plus, nous avions été convoqués au terrain d'aviation pour l'accueillir.

Le ministre ne sera pas sans prononcer un « discours important », avait prévenu l'Ambassadeur de France. Le prédécesseur du prédécesseur de celui qui devait si habilement gérer la délicate affaire des « dernières volontés ». Préparez-vous, avait-il cru devoir insister, il compte envoyer (et sa voix tremblait d'émotion au bout du fil) un « signal fort ».

« Signal fort », « discours important », nous nous répétions cette comptine pour tromper l'ennui de l'attente. À deux pas de nous une chorale de l'école primaire répétait une dernière fois son grand succès, l'hymne obligé de nos accueils officiels, En passant par la Lorraine. Seule, sans doute, je savais où se trouvait cette énigmatique Lorraine de la chanson : notre Chemin des Dames me l'avait mille fois décrite comme une personne fragile, sans cesse attaquée par des brigands.

Une armée battait la semelle, une armée désordonnée, bien sûr, nous sommes en Afrique. Rien à reprocher aux quasi-garde-à-vous des premiers rangs : le duo de boubous blancs, le maire, le chef de cercle. À leur droite, les enfants chanteurs et leur directrice : une matrone au regard terrifiant. À gauche, les humanitaires, les jeunes gens habituels, beaux et ricaneurs, jupes jeans pour les filles, bermudas kaki clair pour les garçons. Et derrière, la foule, un amas humain indistinct. Un vendeur de bouc marchait de long en large, tirant son animal.

Au sommet de leur mât, les drapeaux malien et français flottaient fièrement, suivis, cinq mètres plus bas,par une chaussette rose, la manche à air. Ils ressemblaient tous trois à une petite famille, deux parents accompagnés de leur enfant. Dans quel rêve de fraîcheur avaient-ils trouvé ce vent qui tes animait ? Mystère. Une dizaine de gamins couraient après les chèvres. Les sales bêtes ne semblaient avoir qu'une seule idée entre les cornes : venir se camper au beau milieu de la piste d'atterrissage. Ces cavalcades n'intéressaient personne. Tout le monde fixait le ciel en direction de l'Est, la ligne de falaises, Nioro du Sahel.

Les ronronnements arrivèrent d'abord, salués par des cris. Les points sombres n'apparurent qu'un bon moment plus tard.

— Pourquoi deux avions ?

— Parce que le premier transporte les gens importants.

— Et le second ?

— Les cadeaux. Pardon : les outils pour forger l'avenir. Il y en a parfois un troisième.

— Quand la France est plus généreuse ?

— Non, quand on approche des élections, le troisième avion est toujours plein de journalistes. C'est pour eux qu'on a climatisé l'aérogare : ils détestent la chaleur.

L'escadrille se posa. Poignées de main. Chanson lorraine. Le ministre protégeait sa peau de blond sous un grand canotier crème. L'ambassadeur l'accompagnait.

Tous les regards étaient tournés vers l'avion numéro deux, une sorte de grosse baleine noire dotée d'ailes : quelle était la nouvelle idée géniale pour arracher le Mali au bourbier de la misère ?

La réponse fut vite apportée. Des tables. Cette fois, la France offrait des tables à l'Afrique. Quelle lubie l'avait prise? La folie avait-elle frappé Paris? On aurait dit une naissance, une naissance de tables. Une à une, des militaires les extirpaient du ventre de la baleine. Elles semblaient peser le plomb, nos tables. Les garçons titubaient. Des tables? Personne n'y croyait. Quel besoin avons-nous de tables ? C'est bien gentil, une table, bien utile. À condition d'avoir des assiettes et quelque chose à mettre dedans.

Le ministre s'était approché du micro.

— Monsieur le maire, monsieur le chef de Cercle, mesdames, messieurs, votre pays, ô combien remarquable par la grandeur de son passé et la vaillance de sa population, manque d'entreprises. Pour donner très tôt à vos jeunes le sens de la responsabilité et le goût de l'épargne, nous avons, connaissant votre passion pour le ballon rond, décidé d'offrir à chacune de leurs associations l'un de ces jeux, hélas baptisé d'un nom anglais, Baby-foot. (Applaudissements nourris. Vive la France, vive l'amitié franco-malienne.) Attention…

La sueur qui dégoulinait de son canotier en rigoles de plus en plus fourmes semblait emporter avec elle son énergie. Ses phrases se faisaient lentes. Nous nous regardâmes, le Haut Délégué et moi : le moment était sans doute venu du « signal fort ».

— Attention, chaque partie sera payante. La somme ainsi recueillie contribuera… aux financements… dont vous avez… tant besoin.

Il titubait. On abrégea la cérémonie. Au revoir et merci, l'avion ministériel et sa collègue baleine réussirent à décoller malgré les chèvres. Record battu : la visite n'avait pas duré une heure.

Et maintenant, que faire des trente-deux tables ? La foule s'était approchée. On hochait la tête, pour le moins dubitatif. Drôles de tables françaises ! On n'y pouvait rien poser. D'abord, elles étaient creuses. Ensuite, de petites figurines, embrochées sur des tringles, occupaient tout le terrain. Les gamins avaient d'autres soucis. Tout joyeux, ils s'étaient précipités. Et maintenant ils se battaient contre les fausses tables, les secouaient sans ménagement, les rouaient de coups de pied. Ils n'avaient rien compris. Ils croyaient que la France donnait encore des cadeaux gratuits. Mais la France avait changé de politique. Le ministre l'avait bien dit : le Baby-foot est une entreprise à ambition éducative. Pour jouer, il faut payer. Bref, on frisait l'émeute.

Un 4x4 surgit, grosses lettres bleues peintes sur les flancs, « Microprojets du Monde ». Une femme sauta, le genre Anglaise échevelée, la quarantaine maigre.

— Ah, les voyous ! Allez, allez, on s'écarte et on laisse travailler !

Une file de pick-up attendait sagement que le calme revienne. Une partie des Baby-foot y furent hissés tant bien que mal. La fauve anglaise passait d'un véhicule à l'autre, la carte de notre région à la main, distribuant les destinations.

— Toi, tu vas direct à Yélimané et ne t'arrête pas en chemin ! Toi, tu livres à Tambacara, toi à Gory… Et, sitôt fait, tu reviens. Demain, on continue.

Sauf qu'il n'y eut jamais de lendemain. Ce lendemain-là, et tous les jours qui suivirent, furent noyés sous la pluie avant d'être avalés par la boue, sa sœur.

Il plut, nuit et jour, cinq semaines.

À la joie de nos cultivateurs et de ceux qui en dépendent pour vivre, c'est-à-dire nous tous.

Au désespoir des Baby-foot. Du moins de ceux qui n'avaient pas été envoyés dans les villages pour y implanter l'esprit d'entreprise.

Ils demeuraient là, soigneusement alignés sur le tarmac comme un bataillon oublié, la garde d'honneur des deux pavillons trempés que personne n'avait songé à amener. L'eau avait monté sur chacun des minuscules terrains. Certains débordaient. Des grenouilles y avaient élu domicile, parvenues en ces lieux plutôt hauts on se demande comment. Elles sautaient sans fin de tête en tête. On peut comprendre l'agacement des joueurs de plomb, à la longue, voire leur humiliation.

Nous avons sauvé du déluge un Baby-foot. Nous l'avions installé dans notre hangar-musée, à la place d'honneur, sous l'unique lampe. Souvent, nous lui rendions visite, le soir après le travail : nous l'époussetions avec amour. Il nous arrivait même de jouer, le Haut Délégué et moi. Une petite partie, madame Bâ ? Vous verrez, ça empêche de penser. Les autres Baby, nous les avions bel et bien abandonnés à leur triste sort.

Je ne me doutais pas qu'ils se vengeraient, de la pire et haineuse manière, en m'arrachant mon petit-fils. Si le football, comme on le constate chaque jour davantage, est une religion, alors quelque chose comme un Dieu doit rôder dans les parages. Et qui dit Dieu dit susceptibilité géante, infaillible mémoire…

Madame Bâ
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