12IVL’échangeur
(Profession, suite)

Qu'est-ce qu'un bras droit ?

Quelqu'un qui règne sur la salle d'attente. Une salle qui déborda très vite le rez-de-chaussée de l'ancienne poste, où nous avions installé notre Haute Délégation, pour gagner la rue Magdebourg et s'étendre, certains jours, jusqu'à l'abattoir. Car, sitôt notre arrivée, une foule de candidats collaborateurs se présenta.

Et qu'est-ce qu'une reine de salle d'attente ?

Une Marguerite Bâ qui prend de grands airs en se rendant au bureau le matin, qui ne répond pas aux sourires obséquieux et aux saluts serviles des quémandeurs, qui pique des colères injustes contre tel ou tel, trop sale, trop bruyant ou trop mal habillé (si tu crois qu'un Haut Délégué va perdre une seule seconde avec un pouilleux comme toi), qui, par pure méchanceté, décourage en montrant la pile de dossiers sur son bureau (si ça t'amuse d'attendre…), qui fait mine de ne pas reconnaître ses amis et amies d'enfance (qu'est-ce que vous croyez ? Que je vais vous privilégier ? N'y comptez pas ! Le Mali et la France attendent de nous la plus parfaite impartialité), qui, d'ailleurs, emploie à tout bout de champ le « nous » royal au lieu du « je », bref, une Insupportable qui abuse de son pouvoir tout neuf.

Plus tard, bien plus tard, quand, à mon tour, pour présenter ma demande de visa, j'ai dû redescendre tout au bas de l'échelle, mes fautes anciennes me sont revenues en mémoire. Je serai donc la dernière à accabler le personnel de votre consulat. Il faut être saint pour continuer à se montrer humain quand le destin vous nomme roi ou reine de salle d'attente.

Cette maladie du pouvoir dura quelques semaines. Et puis, un beau jour, Mme Bâ guérit. C'est-à-dire redevint humaine. Et Dieu, rassuré, envoya sur la rue Magdebourg deux années de bonheur. Bonheur de retrouver mon cher fleuve Sénégal. Loin de moi l'idée de mépriser le Niger mais, malgré tous mes efforts durant ces longues années passées sur ses rives, à Bamako, je n'avais jamais réussi à tisser avec lui de vrais liens d'intimité. Chaque humain a son cours d'eau, son grand frère qui le mène à la mer. Bonheur de reprendre racine, moi et mes enfants, dans le pays soninké. Kayes est notre capitale, le port de nos attaches, le havre de paix familiale entre tous nos voyages.

 

Qu'est-ce que le co-développement ?

1. Le matin, nous recevions les rêves. Un long cortège de rêves. Moi, je voudrais que la France répare ma mobylette : sans elle, comment puis-je livrer mes œufs ? Moi, je voudrais que la Haute Délégation nettoie l'abattoir. Comment, dans une telle puanteur, le Mali peut-il envisager l'avenir sereinement? Nous, mes cousins et moi, jurons de ne jamais émigrer vers Montreuil si la France reconstruit notre pirogue de pêche. Moi, je voudrais que la société Lacoste m'autorise à copier, en toute légalité, vraiment, ses polos ornés du crocodile. Après tout, cet animal est à l'Afrique. Pas à l'Europe. Moi, si vous m'aidez à réhabiliter-rénover l'Hôtel de la Cigogne d'Or, je promets que ma famille entière revient de Saint-Denis pour s'en occuper.

Moi je voudrais, moi je voudrais. Etc., etc.

Le coffre à rêves de l'Afrique est inépuisable. Comme son esprit d'entreprise.

 

2. L'après-midi, nous établissions le dossier du rêve.L'administration n'accepte pas de rêves bruts, il faut les traiter d'abord, les habiller, les coiffer, les parfumer pour qu'Elle daigne y jeter un œil. Donc des fiches par dizaines, des états civils, des photomatons, des appréciations à écrire, taper, nuancer, retaper, le traitement de texte n'avait pas encore débarqué à Kayes, pardon de vous enchaîner à cette machine, madame Bâ, je sais bien que vous n'êtes pas seulement dactylographe, mais à la guerre comme à la guerre, n'est-ce pas, et que ferait la Délégation sans vous ?

 

3. Le soir, après la fermeture de la boutique, voici votre apéritif, monsieur le Haut Délégué, avec trois glaçons d'eau filtrée, comme vous l'aimez. Il fermait les yeux, c'était sa manière à lui de remercier, un jour il faudra que je vous apprenne le whisky, madame Bâ, la différence entre un Rosebank et un Lagavulin : voyez-vous, le premier vient des Lowlands, madame Bâ, et le second des îles. Il souriait, silencieux. Perdu dans son rêve à lui. Ses lèvres remuaient doucement, comme celles d'un bébé qui tète. Il m'avait oubliée. Alors je continuais à travailler. Et continuais toujours quand il finissait par quitter le bureau, bonne nuit, madame Bâ, et allait marcher des heures au bord du fleuve. À mon âge, madame Bâ, il faut tenir la bride courte à son corps, ne jamais laisser la fatigue s'installer. Surtout quand il y a tant à faire ! À demain. À demain, monsieur le Haut Délégué.

D'où venait l'enthousiasme permanent de M. Stéphane, ce perpétuel sourire de vieil enfant ébloui, cette joie immuable ? Quelle passion lui dévorait le corps, ne laissant à sa haute taille qu'à peine assez de chair pour recouvrir ses os? Où ce personnage qui avait depuis longtemps, très longtemps, quitté la jeunesse, puisait-il cette énergie, moteur de son invraisemblable activité ? Sûrement pas dans le sommeil : pour lui, la nuit ne comptait que quatre heures et les siestes n'auraient dû être tolérées qu'aux malades, certificat médical à l'appui.

Quand il voyait ma lampe allumée à des heures indues, notre cher pharmacien, M. Niane, frappait doucement à la porte de mon bureau. Il n'avait pas quitté sa blouse blanche.

— J'espère que je te dérange, Marguerite ! Il faut savoir s'offrir des relâches. Je te connais : tu as hérité de ton père, le forgeron, tu aimes d'amour le travail. Mais si tu continues à ce rythme, tu ne vas pas tarder à rendre l'âme. Tiens, je t'ai apporté quelques vitamines.

Et, tandis que je croquais les pilules multicolores, nous parlions. Puisque nous partagions le même goût pour ce jeu étrange, la classification, nous tentions de faire entrer mon Haut Délégué dans une case déjà répertoriée.

— Ce n'est pas un humanitaire comme les autres.

— Non. Ni un religieux. Je ne l'ai jamais vu prier.

— Tu le sais bien : il y a des gens pour qui prier, c'est expier.

— Et la meilleure manière d'expier ses péchés serait de vivre dans notre misère ? C'est ça que tu veux dire ?

— Alors peut-on le considérer comme géographe ?

Chaque continent, j'imagine, a ses supporters étrangers, ses passionnés venus d'ailleurs. Les fous d'Asie, les fous d'Australie, les fous d'Amérique latine… Nous avons aussi nos fous à nous, les fous d'Afrique, nous en recevons notre dose, des fous de toute sorte et tout âge, par bateau, avion charter ou privé. Par la route aussi, en voiture (déglinguée), à moto, à vélo même, via Gibraltar. Chacun a sa raison : la compassion pour nos malheurs, l'exploration de notre belle nature, le commerce fructueux avec l'indigène, la tranquille pédophilie…

M. Stéphane n'appartenait à aucune de ces catégories toutes faites.

— J'ai mené mon enquête. Pour un pharmacien, c'est facile. Il y a toujours trace, ici ou là, d'une vieille ordonnance. Notre ami est déjà venu chez nous. Enfin, un peu plus à l'Est. Au Cameroun d'abord et au Tchad, il y a longtemps, 1940. Il venait de Londres. Il appartenait à l'équipe de Leclerc, tu sais, le futur maréchal, celui de la 2eDB. Il y avait aussi François Jacob, tu te rends compte, le savant, le futur prix Nobel. Dis-moi, Marguerite, un jour tu me permettras d'interroger ton patron sur ce savant-là ? Après tout, je suis un biologiste, moi aussi.

— Ne compte pas sur moi. Un bras droit, c'est d'abord fait pour protéger des importuns.

— Merci bien ! Allez, je te pardonne. Tu as tant de travail. Tu imagines, en 1940, au plein cœur de l'Afrique, Leclerc, Jacob et lui s'étaient juré de n'arrêter le combat qu'à Strasbourg, lorsque toute la France serait libérée des nazis. Ils ont tenu parole.

— Inutile de chercher plus loin. Nous pouvons ranger M. Stéphane dans la case « Héros ».

— Tu en tires quelles conclusions ?

— Un vieux héros court toujours après sa légende. Et sa légende a commencé ici, en Afrique.

Longtemps nous discutions ainsi des relations complexes entre un homme et sa légende. Niane me quittait tard.

— Je voulais t'apporter du repos. Et voilà que j'ai encore rétréci ta nuit.

Ces visites de la blouse blanche alimentaient les rumeurs dans le quartier : Mme Bâ commerce avec des fantômes. Certains voisins y allèrent même de leurs dénonciations, je le sais par des amis au commissariat.

M. Stéphane n'a évoqué qu'une seule fois devant moi son passé combattant, sa jeunesse légendaire. C'était un soir de colère envers notre continent. Cent fois, Mohammed, notre homme à tout faire, avait réparé. Cent fois, il avait promis : ça marche, patron, juré, garanti ! Cent fois, mille fois, le Haut Délégué avait tenté d'allumer la lampe. En vain. Il avait fermé les yeux, inspirant à pleins poumons, comme s'il cherchait à noyer sa fureur dans ce grand flux d'air.

— Ah, madame Bâ, vous, les Africains, il faut vraiment vous aimer pour continuer à vous aimer ! Enfin, après ce que vous avez fait pour la France en 14-18 et 39-45, vous avez le droit de nous torturer pendant un siècle.

En deux phrases, il avait ridiculisé nos subdivisions. Parmi les fous d'Afrique, la catégorie « Héros » était bien trop large. Il fallait affiner. Distinguer entre les Héros A (ils courent après leur légende) et les Héros B (ils viennent régler leur dette). Ces Héros B n'étaient-ils pas une variété des Religieux ? Et les Héros A des variantes de l'Explorateur, lui-même voisin de l'Écrivain, chevalier de la Curiosité ? Décidément, le pharmacien et moi avions beaucoup de travail avant d'établir une classification exhaustive des variétés infinies de fous d'Afrique.

 

4. La plus vive satisfaction, tous mes collègues co-développeurs de la belle époque vous le confirmeront, nous venait le lendemain matin, à l'ouverture du courrier. Rien que des ANO !

Monsieur le Président de la République française, bien que maître absolu de l'administration française, vous n'êtes pas forcé, et Dieu vous en préserve, de connaître son jargon par le menu ni les onomatopées qu'elle chérit tant. Sachez que l'ANO, ou, pour être plus explicite, l'avisde non-objection, est sa manière à elle, l'administration, d'acquiescer. Vous n'ignorez pas qu'il est dans sa physiologie de ne pouvoir prononcer un « oui » clair ou de signer un « bon pour accord » sans équivoque. ANO. ANO, c'est-à-dire : prenez vos responsabilités. En cas de succès, la gloire est pour le ministre ; en cas d'échec, on fait silence ou vous portez le chapeau.

Et Paris nous noyait sous les ANO. Quels que soient nos projets, ANO.

Bien sur, quelques guêpes venaient souvent nous gâcher notre bonheur, déguisées en questions sournoises : vous êtes vraiment certains, ton Haut Délégué et toi, que votre action est utile ? que ces microprojets servent à quelque chose ? que se réduit l'écart entre la richesse de la France et la misère du Mali, malgré tous les indicateurs ? que s'assèche le flux des migrations Sud-Nord, en dépit de ce que dit et répète la police de l'air et des frontières ?

Il suffisait de les écarter du revers de la main, et de penser à autre chose. Justement, à aller nourrir les ANO.

Hélas, ce paradis ne dura pas.

À l'approche des élections françaises, le climat, brusquement, se dégrada. Le joyeux rendez-vous du courrier matinal virait au cauchemar. Puisque tous nos projets étaient assassinés en plein vol par un AO, avis d'objection. Comment ne pas entendre ? Les parois étaient minces, rue Magdebourg, bien trop hâtivement construites. Malgré mes efforts, surhumains, de discrétion, les conversations de mon chef infiniment respecté n'avaient pas de secret pour moi. Vers la fin de l'année, elles semblaient toutes tourner autour du même thème : la défense de notre action.

« Mais enfin, monsieur le conseiller technique, vous n'allez quand même pas remettre en cause nos périmètres irrigués ? » s'exclamait M. Stéphane. Ou : « Et l'alphabétisation, monsieur le directeur, vous croyez vraiment que le Mali peut sortir la tête du sable avec, dans notre région, cinquante pour cent d'illettrés ? »

Le Haut Délégué argumentait comme il pouvait mais je sentais qu'il perdait pas à pas du terrain. Qui étaient ces mystérieux « directeurs », ces acariâtres « conseillers techniques » dont les appels, chaque fois, torturaient mon patron ? Après les « clac » tantôt rageurs, tantôt trop doux, indiquant qu'il avait raccroché, je laissais passer deux, trois minutes, par décence, et j'arrivais avec mon plateau : un réconfortant, monsieur le Haut Délégué ?

Il marchait de long en large. Je craignais qu'il n'attrape froid en passant et repassant devant le climatiseur.

— Vous savez la dernière invention de Paris, madame Bâ ? Il paraît que je, que nous confondons le co-développement et l'humanitaire. Ah, ah, ils se sont démasqués ! Ce que veut la France, c'est du chiffre d'affaires pour ses entreprises, et rien d'autre !

La colère lui donnait soif. Il me tendait son verre pour un autre whisky.

— Ces gens-là n'ont aucun sens du long terme. On m'avait dit : « Un homme comme vous, à votre âge et avec votre autorité morale ! Vous pensez bien, pour les actions à mener, vous aurez carte blanche. » Tu parles ! On n'a jamais carte blanche en politique, apprenez cela, madame Bâ, et l'âge n'y fait rien. Jamais carte blanche.

Cette carte blanche prenait peu à peu possession de lui. « Carte blanche »… Il ne murmurait plus que « carte blanche ».

Je m'en allais sur la pointe des pieds. Je sentais que notre délégation filait un mauvais coton. Et pourtant, je n'ai pas vu venir la fin. J'ai même été soulagée quand un nouveau mot est apparu dans son vocabulaire. Je ne savais pas qu'il apportait la peste avec lui.

 

— Cette fois, c'est un ultimatum. Ils veulent tous un échangeur, les Français comme les Maliens. J'aurais dû brancher le haut-parleur. Vous les auriez entendus. Ils réclamaient comme des enfants gâtés : un échangeur ! Un échangeur ! Un échangeur, sinon rien ! Construisez-moi un échangeur ou je coupe vos crédits.

Je n'avais jamais entendu ce mot, à l'époque. Mon air égaré dut l'avertir de mon ignorance.

— Ils me disent qu'un chantier a déjà été lancé, il y a cinq ans, du temps de la dictature, puis arrêté. Nous n'aurons qu'à le remettre en marche. Je vais lui rendre une petite visite de courtoisie. Vous venez ?

Prétextant quelque besoin urgent, je me précipitai sur le dictionnaire.

Qu'est-ce qu'un échangeur? Un ouvrage d'art qui « organise des intersections routières sur plusieurs niveaux ».

Je gagnai en courant la place qui m'attendait : le siège de cuir climatisé, à gauche du chef, derrière le chauffeur. Avouons que je savourais de parcourir ainsi la ville en si glorieux équipage. Derrière la vitre, je saluais négligemment les amis rencontrés. Je devinais les commentaires : Marguerite est devenue une huile, une huile véritable, elle a rejoint le haut du haut !

— Nous y sommes. Je ne vous avais pas trompée : c'était à deux pas.

Devant nous, face à une station-service abandonnée, deux chemins se croisaient. Sur l'un progressaient lentement trois ânes, surchargés jusqu'au ciel de bois de chauffe. Sur l'autre, deux chèvres se battaient pour un sac de plastique sépia et blanc où s'inscrivaient les quatre lettres bien françaises fnac, et parvenu jusque-là on se demande par quelle longue et imprévisible suite de hasards. Une drôle de sculpture complétait le décor, un joli morceau de route. Vingt mètres de chaussée parfaite : ligne blanche continue en son milieu ; sur les côtés, des glissières de sécurité. Et même un panneau indiquant un prochain virage. Le morceau de route s'élevait doucement dans les airs, porté par des pilotis gris. Soudain, il s'arrêtait net, sur le vide. Sous ce début de pont, des enfants jouaient à ce jeu qui devait, par la suite, causer tant de tort à ma famille : il consiste à se disputer sans fin, de l'aube jusqu'à la nuit, un objet rond, chiffons agglomérés ou mousse de caoutchouc. Les spécialistes nomment « football » cette activité épuisante et sans espoir. Un peu plus loin dormait un petit troupeau de bulldozers, à demi enfouis dans le sable.

— C'est votre premier échangeur ? Il faudra fêter ça, madame Bâ.

 

Le rapport de la Banque mondiale justifiant l'opération arriva peu après, Le Haut Délégué me convia dans son bureau pour m'en lire la conclusion.

— Écoutez bien, madame Bâ. Si vous voulez faire la moindre carrière dans les relations Nord-Sud, il vous faut apprendre au plus vite la langue étrange que voici.

Il toussa deux fois pour s'éclaircir la gorge.

— « Nonobstant certaines interrogations qui demeurent sur l'intensité prévisible des flux circulatoires désaisonnalisés, la rénovation/réhabilitation de cet ouvrage d'art ne pourra que contribuer au désenclavement/développement de la sous-région. » Eh bien, pour une fois, ils ne mâchent pas leurs mots ! C'est clair et sans bavure, non ? Vous savez combien gagne chaque jour un expert de la Banque mondiale en mission africaine ? En moyenne, mille dollars, madame Bâ, sans compter les frais d'hôtel (de luxe). Trois fois le salaire mensuel d'un de vos ministres. Vous n'iriez pas me chercher mon remontant, madame Bâ ?

 

Et, comme dans le conte de La Belle au bois dormant, après des années de sommeil, l'échangeur se réveilla. Des dizaines d'experts français avaient envahi notre légendaire et détesté Hôtel du Rail. Chaque matin, je suivais, éblouie, le ballet de leurs 4x4 gagnant le chantier. Précédés par les camions des manœuvres.

Toute la journée, je soûlais d'enthousiasme le Haut Délégué.

— Vive notre mission ! Oh, comme je suis fière ! Tout le monde a du travail. Cette fois, nos deux pays se codéveloppent. Les deux chômages régressent ensemble, celui de l'Afrique et celui de la France, main dans la main.

Mon patron souriait tristement.

— J'aimerais partager votre optimisme, madame Bâ. Quelque chose de très peu ragoûtant se prépare, je le sais, je le sens…

Je haussais les épaules.

— Faites confiance à mon nez, monsieur Stéphane, il repère à distance les catastrophes. En ce moment, mes narines n'hument que de l'exaltant. D'accord, un fumet un peu fort de vestiaire, comme lorsque deux équipes fraternisent, mais, par-dessus tout, un vrai parfum de progrès historique.

— Ce que vous êtes ardente, madame Bâ !

Il n'arrêtait pas de gronder, de s'agiter tel un animal avant l'orage. Je n'étais pas loin de le dénoncer : péché contre l'espérance, défaitisme ! Pour échapper à ce climat morose, je courais, là-bas, assister à la ronde des bulldozers.

J'étais accueillie comme une reine. On me faisait visiter, on m'avouait les difficultés techniques, le sable, le vent perpétuel, la chaleur de four. On m'exposait les solutions. Fille d'Ousmane le forgeron, j'étais à mon affaire. Mes yeux brillaient.

— Vous, vous avez le sens des travaux publics, me répétait l'ingénieur en chef, un Breton de Guingamp, qui m'avait montré sa ville sur la carte de France. Je vous ferai goûter notre spécialité locale, la galette de sarrasin à l'andouille de Guéméné. C'est vrai, vous ne mangez pas de porc. Alors va pour la complète, beurre, œuf, fromage… mais sans jambon.

Un nouveau morceau de route s'élevait vers le ciel. Je battais des mains sous les yeux ravis de l'équipe.

— Vous accepteriez d'être notre marraine, madame Bâ ? Le jour de l'inauguration, les ministres couperont le ruban, mais c'est vous qui casserez la bouteille de Champagne. Si, si, j'y tiens. Quand on a, comme vous, le sens des travaux publics…

Madame Bâ
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