Veuve, si vous voulez savoir.
Humblement, africainement veuve.
Je sais que déjà, sous le sourcil broussailleux, votre regard s'allume. Je l'ai cent fois vérifié : l'homme, quelle que soit sa couleur, s'intéresse aux veuves. Il ne peut rencontrer l'une de nous sans qu'aussitôt se réveille en lui un animal profondément enfoui et tout excité de curiosité malsaine. Je vois tout de suite dans l'œil du monsieur amateur de veuves défiler les questions obscènes qu'il n'ose me poser : comment a-t-elle occis son mari, celle-là? L'a-t-elle épuisé par trop d'avidité amoureuse ? Connaît-elle des gymnastiques à vous faire rendre l'âme? A-t-elle couché avec son amant dès le soir du meurtre et dans sa chambre même ? Je passe sous silence les habituelles vulgarités financières : a-t-elle capté le magot du mort ? L'a-t-elle fait allègrement fructifier ? Etc.
Veuve, donc. Et Noire.
Ce qui ne simplifie pas le dossier.
Si j'en crois mon expérience, la veuve africaine trouble plus que sa consœur du Nord. Sous le vêtement de deuil, la peau de celle-ci demeure blanche. Le Français, qui aime les frontières précisément dessinées, s'en voit rassuré. Mais vous, les Noires, me demande-t-il, tourneboulé, je ne comprends pas : où commence et où s'arrête votre chagrin ? Naissez-vous avec de la tristesse incarnée ?
De telle sorte que Me Benoît peut entonner ses jérémiades rituelles sur mon incapacité, sans doute ethnique, à faire bref, un éclaircissement s'impose, c'est-à-dire un retour en arrière. Au temps lointain où, n'ayant pas encore épousé celui qui me rendrait veuve, je vivais joyeuse et pourtant atteinte par la pire des maladies ayant jamais frappé une Africaine : le célibat.
Ce matin-là, double bonheur. Mon pays jouissait encore de son indépendance toute neuve. (« Vive le Mali ! » criaient les gens à tout bout de champ. « Taxi ! À la gare ! Et vive le Mali ! » « Donnez-moi donc un kilo d'oranges, vive le Mali ! Et ce tube de dentifrice, vive le Mali ! ») Et moi, quatorze ans depuis peu, je savourais, sans le savoir, mes ultimes instants de paix. Un cataclysme n'allait pas tarder à se produire ; très bientôt, une fièvre ardente envahirait mon corps jusque dans ses plis et recoins les plus intimes, pour ne plus jamais les quitter. Mais comment aurais-je pu prévoir ce terrible et si proche avenir ? Le monde semblait si calme.
En classe, le maître finissait tranquillement sa leçon sur les équations du premier degré : y = ax + b. Je ne vous donne pas de devoir. Contentez-vous pour le moment de les apprivoiser dans votre tête.
De l'autre côté de la fenêtre ouverte, des femmes, cassées en deux, piquaient et repiquaient des oignons.
On aurait dit qu'elles leur chuchotaient à l'oreille des secrets inavouables. Plus bas, sur le fleuve, les pirogues habituelles allaient, venaient comme les très longues navettes d'un immense métier à tisser. Invisibles, des bêtes passaient de l'autre côté du mur de l'école. On entendait leur souffle rauque et le heurt des sabots contre les cailloux de la route. De plus en plus souvent, chassés du Nord par la sécheresse, des troupeaux moribonds venaient échouer chez nous.
Soudain, silence. Le piétinement avait cessé. « Monsieur Cissé ! » La voix du directeur appelait notre maître. Il sortit.
— Vous verrez qu'on va hériter une vache, dit quelqu'un.
Rires.
Derrière la porte, les conciliabules duraient. Enfin M. Cissé revint, suivi d'un long et frêle jeune homme peul, plus joli que tout ce que j'avais vu sur terre à ce jour, photo de l'acteur américain James Dean comprise. Un chef-d'œuvre du Créateur (qu'il soit loué et maudit dans les siècles des siècles ! ). Teint clair, hautes pommettes, regard doux, si doux, et tout le reste long, si long (les cils, les bras, les doigts, sans compter, selon toute probabilité, les autres trésors cachés par le boubou).
Dehors, le troupeau avait repris sa marche. Il s'éloignait vers le fleuve où ne manqueraient pas d'éclater les batailles habituelles avec l'un ou l'autre de nos paysans, soucieux de défendre leurs cultures, fragiles, si fragiles.
— Je vous présente Balewell, votre nouveau camarade. C'est le fils d'un ami cher de notre directeur. Il nous le confie. Vous connaissez tous les graves difficultés de l’élevage aujourd'hui. Le métier de bouvier n'a plus d'avenir. Balewell est plus âgé que vous. Il n'a pas eu la chance de commencer tôt ses études. Mais nous allons l'aider à prendre un autre départ. Souleymane, fais-lui une place.
Avouons que le chef-d'œuvre de la Création ne m'avait pas, jusqu'à la fin du cours, prêté la moindre attention, malgré la tendresse et l'intelligence de mes sourires. (« Je connais les nomades, j'ai tout compris à ta détresse, accepte mon amitié désintéressée. ») Avouons que, dans la cour, il n'avait pas eu l'air de remarquer ce signal des dieux : ô merci ma haute taille, si souvent et longtemps détestée ! J'étais la seule fille qui pouvait, sans ridicule, marcher à ses côtés.
Ces rebuffades ne m'inquiétaient pas. Au contraire, j'y voyais – ô l'inconscience de la jeunesse, ô la prétention de Marguerite ! –, la preuve irréfutable de sa passion pour moi, immédiate et définitive.
Sur le chemin du retour à Felou, le long du bon vieux Sénégal, je volais au-dessus du sable plus que je ne marchais, saluée par les tisserins, les rolles et les bagadais, dont les chants joyeux se mêlaient à mes sifflotements. Une certitude m'avait prise dans le creux de sa paume et me soulevait dans les airs :
— J'ai trouvé, j'ai trouvé l'homme de ma vie.
La nuit venue, je me tournai et retournai dans mon lit. Mes frères et sœurs m'insultaient : qu'as-tu à tant t'agiter, ma pauvre fille ? Pas la peine de faire semblantd'être possédée. Les démons ont de trop bons yeux pour te choisir !
N'y tenant plus, je me levai et courus voir mon père pour régler certains détails de mon existence future. Une fois de plus, il s'était réfugié près de sa chute d'eau. Comme les femmes qui s'ennuient dans le lit conjugal inventent des maladies à leur bébé pour rester jusqu'au jour à son chevet, soudain il se dressait :
— Que se passe-t-il ? balbutiait ma mère, encore dans le sommeil.
— La turbine n° 4 grince.
ou
— Ça, c'est une courroie qui ripe.
D'un bond, il quittait la couche commune. Et partait retrouver son peuple de machines. Si quelqu'un de la famille osait venir le déranger, il se composait à l'instant un air accablé : tu vois l'heure qu'il est ? Ces Français me tueront, à force de me faire tant travailler. Mais il ne pouvait masquer la joie qui l'habitait. Il devait se croire seul aux manettes du continent Afrique endormi, maître après Dieu de l'électricité, précurseur de la lumière de l'aube, sinon son artisan même.
— Papa !
Il releva la tête de ses cadrans rouges et verts.
— Quelle sorte de nouvelle m'apportes-tu, ma fille ? Les nouvelles sont de trois races : les vraiment bonnes, les vraiment mauvaises et les dangereuses, celles qui paraissent bonnes et pourtant annoncent des drames, aussi sur que √25= 5.
— J'ai trouvé mon mari.
— J'avais deviné.
D'une voix précipitée, je lui décrivis mon promis.
— Qu'est-ce que je te disais ? Pauvre Marguerite !
— Papa, j'ai besoin de toi.
— Ça, je m'en doute !
Pourquoi mon père se donna-t-il tant, corps, âme et le reste, rage et minutie, à l'accomplissement de ma folie ? Peut-être portait-il, au plus profond de lui-même, un regret, un amour impossible ? M'utilisait-il, moi, sa fille, comme soldat de sa revanche ? Jamais je n'osai l'interroger. Jamais je ne me risquai dans ces troubles régions. Il est mort avec son secret. Et c'est bien ainsi. Il ne faut pas trop regarder la nudité de ses parents.
— Marguerite, nous ferons régulièrement le point sur ton affaire. Chaque soir, après le dîner. On dira que je t'aide pour le Brevet. D'accord ? Parfait. Bon. Commençons par le commencement. Et, s'il te plaît, n'imite pas l'ignorance des Blancs. L'Afrique n'est pas ce qu'ils croient : un immense continent sommaire, peuplé de sauvages tous pareils. Nous sommes au moins aussi complexes que l'Inde, Marguerite, morcelés, ligotés, enchevêtrés. Ton chef-d'œuvre est peul. Donc noble. Que tu le veuilles ou non, tu es forgeronne. Donc castée. Un noble ne peut épouser une castée. Et je t'en prie, ne te mets pas à pleurer.
Ce redoutable obstacle, avant-garde de bien d'autres difficultés, nous occupa toute une saison des pluies.
Que faire ?
Deux solutions. Comme tous les ingénieurs, sitôt qu'une complication se présentait, il disposait une feuille devant lui et levait son crayon. Pour ces gens-là, une difficulté dessinée est déjà résolue.
— Voyons la situation en face. Soit tu épouses en premières noces quelqu'un d'autre. Marguerite ! Je te parle ! Ôte les mains de tes oreilles et écoute-moi. Tu romps juste après le mariage. Une divorcée n'est pas tenue de respecter toutes les lois.
— Je n'appartiendrai qu'à lui.
— Soit tu enfreins la règle et te maries quand même. D'abord, ta mère, ô combien traditionniste, n'y survivra pas. Ensuite, il vous faudra toute votre vie affronter le mauvais œil.
— Impossible.
Ainsi, soir après soir, le père et la fille ressassaient les données du casse-tête. Sur la passerelle, au-dessus du torrent des eaux de plus en plus sauvages à mesure qu'enflait la crue, ils allaient et venaient. De loin, la famille nous suivait des yeux. L'angoisse montait chez mes frères et sœurs :
— Dis, Maman, c'est si dur que ça, le Brevet ?
Habilement (lâchement), je mêlais mes larmes auxaverses d'août. Sachant que je ne pourrais pas toujours repousser le moment du choix. Le retour du soleil, en novembre, m'obligea au courage.
Mon père suivait toujours avec passion les progrès de mon amour. Il devait l'avoir mis en fiches, en courbes, en équations. Sitôt que j'avais le dos tourné, je suis certaine qu'il se plongeait dans des analyses, des opérations compliquées, des calculs de probabilités.
— N'oublie jamais qu'un amour immobile est un amour mort. Qu'est-ce qui te plaît le plus en lui ? Bien sûr, tu n'es pas obligée de répondre.
— La lenteur, Papa. Quelle est la raison de cette hâte perpétuelle et maladive chez les garçons ? Hâte en tout, la marche, le foot, et l'amour d'après ce qu'on m'a dit. Pourquoi tant de vitesse en eux, mère de toutes violences ? Parce qu'ils ont peur, toujours ? Peur de ne pas demeurer durs assez longtemps ? Mon Peul, lui, prend son temps. Chaque geste est chez lui une cérémonie. Peut-être qu'un jour ma conduite méritera une gifle ? Il me semble que je la verrai arriver de très loin, ma punition justifiée. Millimètre par millimètre, jour après jour, je verrai s'avancer sa main. Et c'est moi, d'impatience, qui approcherai ma joue.
— Je peux te donner mon avis, Marguerite ? Quelqu'un qui aime autant que toi n'a rien à craindre du mauvais œil. Dont jamais personne de crédible n'a d'ailleurs prouvé l'existence.
La suite n'est qu'affaires de femme. Manigances et pose de pièges. Coquetteries et pudeur. Sourires et réserve. Se montrer un peu, se cacher beaucoup. Bref, invasion de l'élu, pas à pas, sans retour. Et, bien sûr, meurtre systématique des rivales. Autour de mon sublime, elles étaient innombrables à roucouler, comme vous l'imaginez. Mais si vulgairement ! Figurez-vous qu'elles guettaient les endroits du sol où il avait uriné. Inspectaient. S'exclamaient. Couraient vers lui et le félicitaient : dis donc, Balewell, avec le trou que tu fais dans le sable, tu ne dois pas manquer de puissance ! Le genre de grosse flatterie qu'apprécie fort, on s'en doute, un poète timide et délicat.
Contre de telles rivales, facile de triompher. Ma famille applaudissait ma victoire future, sans savoir.
— Depuis qu'elle a réussi son examen, on ne reconnaît plus Marguerite. Si enjouée ! Si légère ! Malgré son grand corps, on dirait qu'elle vole.
Je n'oublie pas le renfort inattendu, mais décisif, de l'actrice américaine Marilyn Monroe, pour laquelle ma mère, contre toute attente, nourrissait une sorte d'adoration. L'ingénieur nous faisait cadeau de ses vieux Paris Match. (« Votre indépendance ne vous empêche pas d'aimer les nouvelles de France, n'est-ce pas ? »)
C'est ainsi que, mois après mois, Mariama suivait avec passion les triomphes et les échecs de sa déesse. Les gros titres, qu'elle déchiffrait lentement, lettre après lettre, lui donnaient l'impression de savoir lire.
Un jour d'août 1962, elle releva de son journal des yeux pleins de larmes. Une telle indomptable soudain vaincue par le chagrin, je ne pouvais y croire.
— Marilyn est morte.
Elle m'attira contre elle et me parla de la vie de la star blonde comme si c'était la sienne. Le reste de la famille nous regardait pleurer sans comprendre.
— Maman, comment peux-tu expliquer cet échec ?
Elle réfléchit un long moment.
— Je peux me tromper, mais je crois que les divorces, tous ces divorces l'ont détruite. Joe di Maggio, Arthur Miller. Chaque fois, elle y croyait tant. À peine elle cicatrisait, on la déchirait à nouveau.
— Ce qui veut dire qu'il ne faut jamais divorcer ?
— Jamais, sous aucun prétexte.
Sous son regard éberlué, je sautai de joie.
— Maman, je te le jure : je suivrai ton conseil !
— Ultime étape, Marguerite. Il s'agit maintenant d'installer solidement ton amour dans le pays du Réel. Celui où on a assez d'argent pour payer le mil de toute une famille et ses vêtements et le savon et l'essence des mobylettes… Bref, à quel vrai métier se prépare ta merveille du monde ?
— Je ne sais pas.
— Comment ça se passe, à l'école ?
— Il ne s'intéresse qu'à l'essentiel.
— C'est-à-dire ?
— La poésie. La poésie de son ethnie. Tu sais comment les vaches sont arrivées jusqu'à nous ?
— J'avoue l'ignorer.
— Un poème le raconte. Ça s'appelle « Dieu a des richesses, j'ai des vaches ».
— Le titre est prometteur.
Et Marguerite, pâmée, les yeux mi-clos et la voix chuchotante, se mit à réciter :
« Nous avons appris, sur les vaches du Fouta-Djalon, que quatre firent leur apparition chez nous. On les vit aux étangs de Yengué :
« Friande-de-grillons » se dirigea vers Timbo dans l'Entre-deux-fleuves ;
« Soyeuse-à-mufle-blanc » alla vers Kollâdé et Koyin ;
« Fier-Benjamin » resta à Timbi ;
« Sôlé » alla vers Labé.
Ce sont les quatre ancêtres de toutes les vaches. »
— Magnifique !
— Et regarde ce qu'il m'a donné, un grand poème et sa traduction.
Tiwe am billi feleleeji dim taa mele mele.
Tiwe am billi kaabi dim taa mele mele.
Tiwe am billi juumi dim taa mele mele.
Tiwe am naawi dowki dim taa mele mele.
Tiwe am naawi beneeji dim taa mele mele.
Tiwe am naawi gooki dim taa mele mele.
Tiwe am naawi juumi dim taa mele mele.
Tiwe am caaji haarannde dim taa mele mele.
Tiwe am caaji haawiidi dim taa mele mele.
Tiwe am willi kaajooji dim taa mele mele.
Tiwe am willi koodeeji dim taa mele mele.
Tiwe am koode oori dim taa mele mele.
Tiwe am lahi mboodooji dim taa mele mele.
Tiwe am lahi caaji dim taa mele mele.
Tiwe am edi caaji dim taa mele mele.
Tiwe am naa jilli sere dim taa mele mele.
Tiwe am siiwe Soole ngem taa mele mele.
Tiwe am mooyu dim taa mele mele.
Tiwe am jilludi balli dim taa mele mele.
Tiwe am gangalaaji dim taa mele mele.
Tiwe am jamali siteeji dim taa mele mele.
Tiwe am jamali tekkudi dim taa mele mele.
Tiwe am padali nandudi dim taa mele mele.
Tiwe am padali naa nandudi dim taa mele mele.
Tiwe am Fure Humotoonge ngem taa mele mele.
Tiwe am sooyi daalaadi dim taa mele mele.
Tiwe am cerngeli billi dim taa mele mele.
Tiwe am cerngeli jibi dim taa mele mele.
Tiwe am cerngeli daalaali dim taa mele mele.
Tiwe am cerngeli jaanaani dim taa mele mele.
Tiwe am moomori jemma dim taa mele mele.
Tiwe am moomori fen dim taa mele mele.
Tiwe am moomori kemba dim taa mele mele.
Tiwe am moomori fello dim taa mele mele.
Tiwe am moomori ftaaki dim taa mele mele.
Tiwe am moomori lekki dim taa mele mele.
Tiwe am oorooji dim taa mele mele.
Tïwe am ! tiwe am taa mele mele.
Mes vaches roux uni sont d'une beauté pure.
Mes vaches rousses mufle sombre sont d'une beauté
[pure.
Mes vaches roux sombre sont d'une beauté pure.
Mes vaches froment sombre sont d'une beauté pure.
Mes vaches froment clair sont d'une beauté pure.
Mes vaches froment singe sont d'une beauté pure.
Mes vaches froment mignon sont d'une beauté pure.
Mes vaches rassasiées au flanc tacheté sont d'une beauté
[pure.
Mes vaches surprises au flanc tacheté sont d'une beauté
[pure.
Mes vaches myrte sombre sont d'une beauté pure.
Mes vaches étoile pâle sont d'une beauté pure.
Mes vaches étoiles vagabondes sont d'une beauté pure.
Mes vaches merle noir sont d'une beauté pure.
Mes vaches robe noire au flanc tacheté sont d'une beauté
[pure.
Mes vaches robe de buffle au flanc tacheté sont d'une
[beauté pure.
Mes vaches au pelage de moineau sont d'une beauté pure.
Mes vaches cendrées comme Sôlé sont d'une beauté
[pure.
Mes vaches pareilles aux termites sont d'une beauté pure.
Mes vaches au pelage varié sont d'une beauté pure.
Mes vaches aux longues cornes sont d'une beauté pure.
Mes vaches girafes en caravanes sont d'une beauté pure.
Mes vaches girafes nombreuses sont d'une beauté pure.
Mes vaches au pelage tacheté de poils pareils sont d'une
[beauté pure.
Mes vaches au pelage tacheté de poils variés sont d'une
[beauté pure.
Mes vaches au pelage de Fouré-la-Fidèle sont d'une
[beauté pure.
Mes vaches soyeuses au mufle blanc sont d'une beauté
[pure.
Mes vaches aux taches blanches sur fond roux sont d'une
[beauté pure.
Mes vaches aux taches blanches sur fond varié sont d'une
[beauté pure.
Mes vaches au mufle blanc sont d'une beauté pure.
Mes vaches aux taches rares sont d'une beauté pure.
Mes vaches aux taches nuit sont d'une beauté pure.
Mes vaches aux taches très blanches sont d'une beauté
[pure.
Mes vaches aux taches antilope sont d'une beauté pure.
Mes vaches aux taches horizon sont d'une beauté pure.
Mes vaches aux taches abeille sont d'une beauté pure.
Mes vaches aux taches d'arbre sont d'une beauté pure.
Mes vaches qui paissent sont d'une beauté pure.
Mes vaches ! mes vaches sont d'une beauté pure.
— Très beau ! C'est ce que je craignais. Tu as choisi une merveille de la terre. Laisse-moi quelques jours. Fais confiance à ton père. Ce dernier obstacle aussi, nous le franchirons.
— Marguerite, j'ai réfléchi.
1. Ton Peul est nomade, comme tous ceux de son ethnie : inutile, dans ces conditions, de chercher à l'enfermer dans un bureau. Il s'en échapperait ou y dépérirait.
2. Quel métier mobile est compatible avec la stabilité familiale que je souhaite à ma fille ? Avec l'appui fraternel du comité de jumelage Kayes-Montreuil (cellule formation), j'ai envisagé toutes les hypothèses réalistes.
3. Nous ne voyons, eux et moi, qu'un secteur alliant la sécurité d'un statut de fonctionnaire au besoin de voyage : le chemin de fer.
— Mais Papa, les Peuls aiment les troupeaux, pas les trains. Mais Papa, un Peul est libre. Jamais il ne se laissera imposer une idée.
— Ma fille, à toi de jouer. Un mariage se mérite. Quand j'ai avoué à ta mère mon occupation de mécanicien-forgeron, elle a regardé mes mains et craché par terre : jamais, m'a-t-elle dit, jamais je ne laisserai tes grosses mains rouillées et charbonneuses me toucher la peau.
Aujourd'hui encore, je peux réciter par cœur chacun des mots de la stratégie paternelle. Si elle ne m'a apporté que du malheur, j'en suis seule responsable.
L'année dernière, prenant mon courage à deux mains, je l'ai exposée devant nos chers humanitaires, le collectif des quatre-vingt-dix-sept organisations non gouvernementales qui travaillent dans notre zone. Ils m'ont applaudie.
— Marguerite, ton père était dans la vérité. Respect des traditions ethniques et accueil de la modernité, il avait deviné le secret du développement Quel dommage qu'il soit mort si tôt et de cette manière atroce !
Que la terre soit légère sur sa dépouille calcinée et que ses idées justes engendrent l'Afrique de demain !
Commence alors ma semaine de bataille conclue par une nuit de gloire. Ma modestie m'interdit d'entonner à la première personne la chanson de mon triomphe. Je m'éloigne à petits pas, les yeux rivés sur la pointe de mes doigts de pied nus, dans une attitude dont l'humilité ne peut que réjouir l'immense majorité des hommes, friands de femmes soumises. Je m'efface. Et monte sur la scène mon double, une guerrière subtile et pour finir victorieuse.
Après la discussion fructueuse avec son père, Marguerite dormit d'un sommeil profond et tranquille, privilège des braves à la veille de monter au front. Dès l'aube elle se leva et s'approcha du cailcedrat sous lequel le Peul, ses grands yeux tristes ouverts sur les frondaisons, tentait de trouver quelque repos. Il avait refusé toutes les chambres qu'on lui offrait. « Dans des murs définitifs, j'étouffe. » Il ne dormait que dehors.
— Viens, lui dit Marguerite en lui tendant la main.
C'est l'un des avantages des caractères nomades : quand on vous le demande, on part. Sans demander jamais pour où.
Ils marchèrent vers la route. Les becs-de-corail, à peine réveillés, chantèrent ce nouveau couple. Un pick-up s'arrêta. Dieu qui, ses jours de bonne humeur, ne dédaigne pas la comédie, offrit à Marguerite un spectacle réjouissant.
Une fille, apprêtée comme pour une fête, s'avançait vers le cailcedrat, bientôt rejointe par une autre tout aussi endimanchée. Elles s'apostrophèrent, en vinrent aux mains jusqu'à découvrir d'abord la couverture vide, puis le petit camion qui s'en allait. Les demoiselles – des cousines – avaient dû comploter toute la nuit avant de se décider à tenter leur dernière chance auprès du beau, si beau visiteur.
— Trop tard, mes chéries ! leur cria la radieuse Marguerite, debout sur la plage arrière.
Elle ne savait pas, en cet instant, que ces gamines humiliées étaient l'avant-garde de la foisonnante armée de rivales qui allait lui ronger l'existence.
La chute d'eau et l'enfance avaient disparu, loin, si loin derrière la colline. Le soleil se levait. Les cahots projetaient l'un sur l'autre nos deux voyageurs en route vers le bonheur.
— Ces secousses me rappellent le matin d'avant ma naissance, dit Marguerite.
Le Peul la regarda sans comprendre. Il frissonna, la jugeant sans doute un peu sorcière, divinité sortie du fleuve pour secourir les blessés de la sécheresse. La gaieté, les gloussements, les petits cris de sa compagne comblaient le vide de son cœur. Il s'abandonnait. Qui peut résister à la volonté d'une femme amoureuse ?
Devant la gare, Marguerite tapa fort sur la tôle de la cabine, juste au-dessus du crâne du conducteur. Lequel, intelligent, s'arrêta net. Les deux descendirent, remercièrent.
Je joue ma vie, se dit Marguerite.
Le sang lui battait aux tympans comme un tambour de cérémonie. Elle entraîna son amour vers les quais encombrés de silhouettes allongées à même le ciment, choisit le seul banc (déglingué) juste au-dessous de la pancarte (écaillée) « Kayes ». Ils s'assirent. Et l'attente commença, seulement rythmée par les variations de la chaleur. L'horloge avait rendu l'âme depuis longtemps. La petite aiguille n'arrêtait pas de marquer deux heures. Qui, et pour quel usage, avait volé la grande ? Et par quel miracle continuait de vivre le cadran d'à côté, le thermomètre ? Sans doute la fierté : passé midi, il n'annonçait que des records, 50 °C, 51 °C. De temps à autre, un dormeur se réveillait, jetait un coup d'œil d'un côté (vers Dakar) puis de l'autre (vers Bamako), soupirait, et se rendormait. Des colporteurs passaient et repassaient, proposant toutes les inutilités du monde : ardoises magiques, chewing-gums à l'ananas, montures de lunettes certifiées Ray-Ban. Marguerite, qui n'avait pas le moindre argent, les toisait avec mépris, comme si sa nature de reine lui interdisait de prêter attention à ces pacotilles si évidemment indignes d'elle. Des poules, sur le ballast, picoraient sans fin des sacs plastique vides. Par le volet ouvert du bureau central, on entendait sonner le téléphone et puis une conversation, toujours la même.
— Combien tu dis ? Six heures ? Je n'entends pas.
Alors un homme à casquette sortait, un chiffon et une craie à la main. Il s'approchait d'un grand tableau noir intitulé « Retard annoncé ». Il effaçait « 4 », il inscrivait « 6 » et revenait téléphoner.
Près des toilettes, insensibles à leur odeur pestilentielle, se tenaient les retraités du Rail, ceux qu'on appelait les bouts de bois de Dieu. Chacun avait sa chaise, un squelette de chaise avec son prénom gribouillé sur le dossier. À voix basse ils évoquaient l'ancien temps, encore et encore. Aurait-on pu mieux réussir la grande grève de 1947 ? Les avis différaient. Le ton montait, s'essoufflait vite. Les vieilles colères ne duraient pas.
De l'autre côté de la voie, un trio de mécanos réparaient, à leur rythme, une vieille locomotive, une grosse bête noire tout à fait séduisante, même si, hélas, les cornes lui manquaient. Trapus, rigolards et luisants de graisse, ils plongeaient dans son ventre, en resurgissaient hilares, brandissant quelque engrenage ou un écrou géant. Épuisés par cet effort, ils s'asseyaient de part et d'autre de la grosse cloche en cuivre et reprenaient leur discussion sur la meilleure manière de marquer des buts sur corner.
Des vautours tournaient lentement dans l'air, alléchés par ce futur gros cadavre. Parfois, un chef sortait une tête:
— Ça avance ?
— Ça avance presque, chef. Elle a toussé. Le démarrage est pour demain, garanti juré !
En cette locomotive, Marguerite avait placé tous ses espoirs. Elle ne cessait de la fixer, croyant que cette fascination entraînerait, par contagion, celle du Peul. Mais le Peul ne regardait rien. Il se contentait d'attendre. Il attendait comme tous ceux, dormeurs ou non, qui hantaient cette gare sans train. Marguerite avait deviné, malgré son jeune âge, que toute gare est capitale du royaume de l'attente. Et qu'à ce jeu-là, attendre, un Peul était depuis des millénaires passé maître. Elle, l'impatience incarnée, se rongeait les sangs. Combien d'années vais-je demeurer ainsi, près de mon amour immobile, sur ce banc déglingué ? Jusqu'à ma vieillesse, peut-être, quand plus personne et sûrement pas un Peul, merveille du monde, ne voudra de ma peau craquelée et desséchée.
Bien sûr, elle aurait pu forcer le destin. Arracher son compagnon à sa léthargie et le traîner devant un responsable : mon mari a la vocation ferroviaire. Engagez-le ! Balewell se laisserait faire, gentil comme il était, et docile, tellement docile. Et puis, un beau jour, il rejetterait tout, l'idée et la femme qui l'avait fomentée.
Alors elle continua d'attendre.
Ils venaient chaque jour, malgré les moqueries :
— Encore vous, les amoureux, on s'entraîne au départ?
— On n'ose pas prendre son billet ?
Les mécaniciens, là-bas, les infirmiers de la loco malade, brandissaient des burettes.
— Dis-moi, mon grand, tu veux qu'on t'aide à huiler ta femme ?
Jouez koras, rythmez balafons, chantez griots la gloire de Marguerite, saluez palmiers rôniers et courbez-vous jusqu'à balayer respectueusement le sable devant ses pas, le jour finit par se lever qu'elle espérait depuis si longtemps !
Pensez une seconde au martyre subi par Dieu : de la terre montent sans cesse vers Lui des millions de rêves de femmes. Il sait, parce qu'il sait tout, que ces femmes sont des irréductibles que rien jamais ne leur fera abandonner leurs rêves. Subséquemment, Il les aura sur le dos chaque matin, ad vitam aeternam. Pour relâcher la pression, Il choisit quelques rêveries, au hasard, et les exauce : maintenant, laisse-moi tranquille. Ainsi agit-Il avec Marguerite. Ce matin béni-là, quand ils arrivèrent à la gare, une mince fumée sortait de la loco malade.
Le monstre vibra, trembla, hoqueta, finalement s'ébranla et vint se ranger le long du quai.
— Vous avez mis le temps ! dit le chef.
— Ces bêtes-là n'ont pas les mêmes virus que nous.
Pour fêter la résurrection, le Peul fut convié à bord.
— Désolé, ma petite dame, la conduite d'une loco est une affaire d'hommes.
Alléluia, malgré l'humiliation, alléluia, chantait Marguerite, les yeux tournés vers le panache bleuté qui se perdait à l'horizon.
Lorsque, méconnaissable, sa peau si claire, orgueil de sa race, devenue plus noire que celle d'un vulgaire Zaïrois, Balewell, l'œil illuminé, redescendit du monstre, la vocation ferroviaire si intelligemment suggérée par Ousmane, si obstinément mise en œuvre par Marguerite, était entrée en lui.
Il s'approcha du chef de gare :
— Faut-il savoir l'algèbre pour la conduire, elle ?
— Non, lui fut-il répondu. Les locomotives ont leur langage à elles, qui n'est pas difficile. Il nous manque un agent. Tu n'as qu'à te présenter demain.
La nuit même, tout orgueil en dedans, et toute humilité, toute modestie féminines au-dehors, Marguerite entendit le Peul lui expliquer doctement les raisons qui le poussaient à choisir une existence différente :
— J'ai bien réfléchi : les trains sont de nouveaux troupeaux. Et le chauffeur les mène. Et la ligne Dakar-Bamako, via Kayes, est le parcours de la transhumance. Sans trahir les fonctions millénaires de mon peuple, je me ferai donc cheminot.
Il s'arrêta, parut remiser au fond de lui-même la forte analyse qu'il venait de livrer et qui, sans doute, lui avait coûté beaucoup en dialogues et déchirements intimes. Puis il regarda Marguerite avec une gravité bouleversante qui lentement, lentement, peu à peu, se changea en sourire :
— Veux-tu pour mari d'un bouvier ferroviaire ?
On peut faire confiance à Marguerite. Sous la clarté moqueuse et tremblotante de la lune, elle joua à la perfection le rôle de la femme qui s'étonne, s'effare, s'ébahit devant l'intelligence (infinie) et l'imagination (sans pareille) de son homme. Quelle surprise, répétait-elle, quel coup de tonnerre ! Mais le son de sa propre voix lui semblait effrayant de fausseté. Elle redouta que sa ruse ne fût éventée. Alors elle cessa sa mauvaise comédie et abandonna tout effort ; se laissa envahir par la satisfaction et, pour qu'un bonheur n'arrive jamais seul, de retour sous le cailcedrat elle se laissa caresser, mais sans ouvrir les jambes.
Se rapprochait le jour du mariage avec le plus bel homme du monde. De la pointe de l'aube (mon Dieu, quelle est cette lumière penchée sur moi ? Vous croyez que mon Balewell s'est levé si tôt pour me regarder ? )aucœur de la nuit (au fond, pourquoi dormir ? Mon Dieu, je n'accepte de fermer les paupières qu'à une condition : Vous ne m'envoyez que des rêves de lui), la vie tout entière n'était déjà que bonheur, et pourtant glissait vers encore plus de bonheur. Marguerite se rappelait ses cours de calcul sur l'inégalité. Se pouvait-il que le bonheur surpassât le bonheur ? Ou peut-être que l'arithmétique ne comprenait rien à ces domaines-là.
— J'ai à te parler.
Mariama, l'avant-veille de la date magique, prit sa fille par la main et toutes deux s'en allèrent marcher le long du Sénégal. Ces cérémonies de la promenade mère-fille étaient rares et annonçaient toujours quelque chose de grave : nouvelle importante (bonne ou mauvaise), réprimande sérieuse ou confidences déguisées sous les conseils (si j'étais toi, je travaillerais mieux à l'école. Tu ne peux pas savoir ma tristesse de savoir si mal lire et écrire : je ne vois partout que des portes closes, des îles inaccessibles…).
— Marguerite, dans ta personne, dis-moi, quelle qualité va préférer Balewell ?
— Va préférer ? Dans le futur ? Je ne sais pas. Ma fidélité, peut-être, ma gaieté, ma générosité…
— Oh, la naïve ! Rien de tout cela. Il va vouloir ton eau. D'abord ton eau. Une femme doit être une source intarissable. Est-ce que ton vagin coule normalement ?
Marguerite regarda sa mère, éberluée : de quel droit s'avançait-elle ainsi dans les secrets de son ventre ?
— Je t'ai posé une question. Tu préfères la poésie ? Parfait. Quand ton Balewell te serre dans ses bras, est-ce que tu te sens envahie de rosée ? Oui ? Parfait. Il ne faut pas en rester là. Les hommes nous veulent de vraies fontaines, Marguerite. Que nous l'apprécions ou non, c'est ainsi. Il faut l'accepter. Alors tu vas me faire le plaisir de bien recevoir la conseillère nuptiale que j'ai choisie pour toi, Malika Koro ; dans la région, c'est la plus savante sur les intimités du mariage.
Ma conseillère était minuscule, sans doute pour mieux s'immiscer dans les mystères. Une vieille dame modeste, effacée, on ne l'aurait pas remarquée dans la rue, sinon pour la soutenir tant sa démarche était hésitante. Les ultimes forces qui lui restaient s'étaient réfugiées dans sa voix. Un ton net d'infirmière. Des phrases précises, aiguës, qui tranchaient l'air.
— Ma petite, mettons-nous vite d'accord. J'ai cinq mariages cette semaine. Donc, tu m'obéis sans discuter. Comment sont tes sécrétions ? Abondantes, n'est-ce pas, comme celles de toutes les jeunes filles ? Mais plutôt épaisses, je me trompe ? Manquant de fluidité. Et surtout sans aucun parfum. Je vous connais, les gamines. Fières de vos seins, de vos cuisses. Mais comment voulez-vous plaire sans un liquide de qualité ? Nous allons améliorer ça. Mets de l'eau à chauffer. Noue ensemble, avec un fil de coton, les branches de vétiver que voici. Jette-les dans l'eau bouillante. Répète après moi. Je t'ai préparé la formule. Les mots vont ouvrir les portes par lesquelles tu t'écouleras. Allez, répète :
« Au nom de Dieu,
Qui contient l'eau de l'Est,
Qui contient l'eau de l'Ouest,
Qui contient l'eau du grand fleuve Sénégal,
Qui contient l'eau du petit fleuve Falémé,
Que mon homme Balewell y puise,
Sans jamais l'épuiser,
Que sur lui je me répande,
Comme la chute de Felou. »
— Je ne t'entends pas. Plus fort, petite, et distinctement ! Tu as honte, on dirait.
« J'en appelle à Allah,
J'en appelle à son prophète. »
— L'eau a refroidi ? Alors bois. Urine et bois encore. Pour réprimer son impatience, Marguerite avaittrouvé la méthode : garder les yeux fermés. Ainsi se projetait en permanence sous ses paupières la scène tant attendue, tant redoutée, toujours la même, le début du monde : son mari, nu, s'avance vers elle, nue.
— Récite, avale, détends-toi, ouvre tes jambes, courbe la tête, donne-moi ton dos, expire, renifle, maintenant ton pied droit…
Pourquoi le mariage n'était-il pas plus simple? Pourquoi s'occuper tant du corps de la mariée ? Était-il si dégoûtant qu'il lui faille toutes ces préparations ? Tant bien que mal, Marguerite faisait taire en elle ces questions douloureuses et s'abandonnait aux ordres de la conseillère. C'est en étrangère, en somnambule qu'elle participa aux cérémonies de sa propre noce. Une autre avait pris sa place et suivait pas à pas, mot à mot, le vieux rituel.
Marguerite ne revint à elle que devant une porte, La porte. Derrière, l'attendaient la vie et ses mystères. Elle se mit à trembler. Faillit frapper la conseillère quand elle lui tendit un bocal.
— Laisse-moi tranquille.
— Prends.
Elle saisit deux, boulettes, les porta à la bouche.
— Imbécile, dit la conseillère en montrant son ventre.
Tels furent, si je dois vous avouer en rougissant les détails les plus personnels de mon intimité, ce que l'on appelle entre nous les musow ka gundow, les secrets des femmes, pour employer une langue voisine de la mienne, le bambara, tels furent mes derniers gestes de jeune fille : pour aider à ma lubrification, je m'enfonce discrètement dans le vagin des maya dyabn, « agréments de la condition humaine ». Plus tard, j'en apprendrai la composition : dattes dénoyautées, graines de courge et beurre de vache.
De notre amour, j'ai oublié un personnage pourtant présent dans la chambre, dès le début, et toujours au cœur du tendre combat : le pendilu, mon pagne de coton brodé d'une déclaration à Balewell que je ne vous révélerai jamais. Cinq fois je dus en changer tant nos escarmouches en éprouvaient le tissu. Au matin, profitant sans doute de mon sommeil abyssal de femme épuisée, quelqu'un les avait subtilisés. Je les retrouvai tous les cinq, bien alignés sur une corde à linge, sales et frénétiquement tachés, tels que nous les avions laissés, taches et saletés commentées, à ma honte immense, par la moitié du village. Bientôt rejointe par l'autre moitié et l'escouade de griots.
— Cinq pendilus, le chiffre est déjà glorieux pour deux qui débutent. Mais leur chemin ne fait que commencer. Ils ont en eux tous les talents pour progresser. Bientôt la nuit résonnera d'une multitude inégalée de cris joyeux ! Et les oiseaux chanteront leur admiration devant vos douze pendilus lentement balancés par la brise. Douze, salut à toi, limite de la performance humaine ! Douze, l'amour absolu atteint lorsque le nombre quatre de la femme est multiplié par le nombre trois, celui de l'homme !
Saoulée par les rires et les applaudissements, j'entends soudain à mon oreille la voix furieuse de ma mère.
— Marguerite, tu n'as pas remercié ta conseillère ! Je ne t'ai pas élevée dans cette impolitesse. Tout le monde admire l'abondance et le parfum de tes sécrétions. À qui les dois-tu, d'après toi ?
Et c'est ainsi, sur une colère maternelle, que, pour toujours, je quittai l'enfance.
Ce qui précède me permet de vous fournir, en toute honnêteté et fierté, les renseignements exacts suivants.
Pourquoi, vous demandez-vous, gardant en mémoire mes premières déclarations, pourquoi une veuve ose-t-elle se proclamer mariée? N'a-t-elle pas compris, cette Africaine, la différence essentielle entre vie et trépas ? Où en est donc son travail de deuil ?
Patience, Monsieur le Président. Laissez au petit fleuve de mon histoire le temps de dérouler ses méandres. Dieu vient juste de m'octroyer un superbe époux. Permettez-moi de profiter quelques instants de ce bonheur vertigineux. Avant que sonne l'heure sombre des désillusions, celles qui me conduiront à cocher aussi les autres cases. La condition de femme officiellement mariée n'empêche ni la réalité de la séparation, ni le rêve de divorce. Et l'heure plus noire encore de l'accident, qui me laissera presque seule sur terre. Mais ceci est une autre histoire.