Le jour de ses dix ans, chaque enfant du forgeron, fille ou garçon, recevait en cadeau un œil. Pour ceux qui ne connaissent pas la philosophie forgeronne, une telle phrase, j'en suis consciente, mérite explication.
Tout être humain, d'après mon père, possède trois yeux. Les deux que nous connaissons et qui, l'âge venant, se couvrent souvent de lunettes. Et l'autre, le plus mystérieux, paresseusement endormi chez la plupart de nos contemporains. Ce troisième œil, chacun d'entre nous peut finir, à force de travail et d'obstination, par le réveiller en soi. C'est un œil bien plus puissant que les deux autres, car, au-delà du visible, il permet de voir les secrets du monde et son ordre. C'est l'œil du Savoir. « Mes enfants, je ne vous demande pas de devenir des savants professionnels. J'espère seulement que vous aurez désormais à cœur d'utiliser TOUS vos yeux. Bon anniversaire, ma chérie (ou mon chéri). »
Et, d'un geste solennel, il nous tendait l'objet susceptible de faire naître en nous la vocation scientifique. Je me souviens. Un microscope pour Djibril. Un coffret du parfait petit chimiste pour Awa. Un livre de botanique pour Aminata. Un moteur électrique pour Seydou, avec une famille d'engrenages…
Mon cadeau à moi était une boîte ronde. À peine avais-je eu le temps de remercier et de l'ouvrir, à peine avais-je pu distinguer une sorte de montre déjà cassée puisqu'il lui manquait une aiguille (pauvre Papa, toujours à courir après l'argent ! À cause de cette imperfection, on avait dû lui faire un rabais), que ma mère me l'arrachait des mains et, grondant de colère, courait la jeter dans le fleuve. Quel insecte néfaste et mystérieux, ennemi des anniversaires, avait piqué notre mère ?
Sa promenade n'avait pas calmé Mariama. Elle s'était arrêtée devant mon père. J'ai cru qu'elle allait le frapper. Se contenta de le toiser de sa haute taille.
— Que veux-tu exactement ? Donner à notre fille la maladie du voyage ? Pas question ! Trouve un autre cadeau.
Et, sans plus nous regarder, elle reprit son travail.
La curiosité me torturait. Je rongeai mon frein jusqu'au soir, dans l'obscurité me glissai jusqu'à l'usine, trouvai mon père et le secouai sans ménagement : à cette heure, immobile devant ses chères turbines, il les remerciait silencieusement d'avoir si bien servi. Cet hommage pouvait durer la moitié de la nuit.
— C'était quoi, mon cadeau ?
— On dit : « Quel était mon cadeau ? »
— Quel était mon cadeau ? Allez, réponds.
— Une boussole.
— Jamais entendu parler ! Heureusement que je l'ai perdue, finalement. J'aime les surprises, mais pas celles que je ne connais pas. À quoi ça sert ?
— À donner la route.
— Alors c'est vrai, comme a dit Maman, tu veux que je m'en aille ?
— Idiote ! Une boussole indique. Elle ne commande pas. Je me suis trompé. L'affaire est close. Oublie tout ça. Demain, je t'offrirai autre chose. Maintenant, va te coucher.
Le forgeron croyait en avoir fini avec cette histoire ridicule, cet anniversaire un peu manqué. C'était compter sans mon entêtement. Cette boussole, à peine entrevue et déjà perdue, était devenue ma meilleure amie. Je ne pensais qu'à elle, ne rêvais que d'elle, ne voulais jouer et parler qu'avec elle. Marguerite fixait en pleurant le Sénégal. Marguerite s'humiliait jusqu'à demander aux garçons s'ils ne voudraient pas aller sous l'eau repêcher le cadeau énigmatique. Et je vous donnerai tout ce que j'ai. Et même tout ce que j'aurai plus tard, puisque, pour le moment, je n'ai rien. Je peux vous signer un papier, si vous ne me faites pas confiance !
Passaient les jours et la fureur de Mariama ne déclinait pas. Elle ne cessait d'accabler le malheureux forgeron : avec tes billevesées scientifiques, tu as détraqué le cerveau de notre fille !
Moi, presque chaque soir, je continuais mon enquête à la centrale : Papa, qui a inventé la boussole ? Les Chinois, ma chérie. Quand ? Au XIe siècle, ma chérie. On peut voyager sans boussole ? Bien sûr, ma grande, en suivant les étoiles, en se laissant pousser par le vent. Donc, la boussole ne sert à rien ? Réfléchis un peu. Si le vent se met à changer, si les nuages couvrent le ciel, que restera-t-il à celui qui ne veut pas se perdre ? Décidément, cette boussole était la compagne la plus utile qui soit au monde. La famille Dyumasi était criminelle de l'avoir noyée au fond de l'eau comme une vulgaire chaussure trouée. Un jour, la boussole se vengerait. Rien de plus sûr.
Un soir qu'Ousmane, épuisé, avait déclaré forfait, j'osai, faute parmi les fautes, pousser la porte du bureau le plus interdit du monde et déranger le directeur en personne.
— Monsieur Jean-Baptiste, mon père ne veut pas me répondre. Ou peut-être il ne sait pas. Vous qui êtes un véritable ingénieur, vous accepteriez de m'expliquer pourquoi l'aiguille noire de la boussole pointe toujours vers le Nord ? Qu'y a-t-il là-bas qui l'attire tant ? Nous n'avons rien de bien, nous autres, au Sud, qui puisse l'intéresser ? Sommes-nous comme la boussole, condamnés à regarder vers le Nord ? Monsieur Jean-Baptiste, répondez-moi franchement : le Nord est-il notre seule vraie destination? Devons-nous déménager ? Nous autres Soninkés, le Nord est-il notre nouveau Wagadou ?
Lorsque fut présenté mon cadeau de remplacement, une poupée habillée à la dernière mode de Bamako, on aurait pu croire, aux yeux brillants et aux cris de joie de Marguerite, que son obsession de la boussole était finie. Rien de plus illusoire. Les maladies sérieuses, comme les amours véritables, acceptent de rester longtemps tapies, silencieuses, invisibles, dans leur coin. Mais c'est pour mieux revenir quand on s'y attend le moins, et lancer leurs assauts destructeurs.