6III La forge

Chaque année, vers janvier, tous les quatorze nous prenions la route sur deux charrettes pour aller saluer une autre branche de notre famille Dyumasi. L'oncle Moussa habitait Diamou, vers l'autre chute d'eau, Gouina, paradis des hippopotames. À la différence d'Ousmane, il était demeuré dans le métier de notre caste.

Avant d'arriver, notre père nous mettait en garde :

— Je vous préviens : je ne veux pas entendre la moindre moquerie. S'il n'aime pas la modernité, c'est son affaire. Et n'oubliez jamais que, quoi qu'il arrive, nous sommes, comme lui, des…

Et nous d'ânonner :

— For-ge-rons !

La journée passait vite à regarder les flammes, à les nourrir de bois quand elles avaient faim, à tenter de soulever l'enclume (impossible), à taper et retaper sur des morceaux de fer rouge pour se faire des lances, des épées ou des boucles d'oreilles. Vous connaissez mon père : il n'allait pas manquer une aussi belle occasion de poursuivre son enseignement.

— Qu'est-ce qu'un forgeron, les enfants ?

— Le maître des quatre éléments : le feu, la terre, l'eau… j'en oublie un…

— Awa, tu nous fais honte ! Tu n'es qu'une imbécile ! Tu oublies toujours l'air.

— Parfait, Djibril ! Ce n'est pas une raison pour parler mal à ta sœur. Quel rôle Dieu a-t-Il confié au forgeron ?

— Achever le monde. C'est l'artisan universel.

— Très bien. Continuez à vous exercer. Même si vous préférez une autre profession, vous devez apprendre les techniques de vos ancêtres.

Aidée par ma grande taille, j'avais tout de suite trouvé ma place : suspendue à la poignée du soufflet que j'actionnais avec frénésie du matin au soir.

— Oh, oh, tu as choisi le rôle principal, Marguerite !

— Et pourquoi donc, mon oncle ?

— Dans le grand silence des commencements, les premiers mots sur terre n'étaient que soupirs. Auxquels le forgeron donna un rythme grâce à un soufflet semblable au tien.

— Nous sommes aussi maîtres de la parole ?

— Exactement, Marguerite. C'est nous qui avons inventé la palabre. Autour de la forge, le village entier se réunissait, gloire à l'ancien temps ! , la conversation suivait son chemin, accompagnée par nos instruments de musique à nous. Notre tambour, c'est l'enclume, notre kora c'est le soufflet.

— Je comprends maintenant pourquoi j’aime tant parler ! Pourquoi, en parlant, j'ai l'impression, comment dire ? , de me réunir au monde, tu sais, comme lorsqu'on tisse deux morceaux d'étoffe ensemble. Et aussi… Je peux te confier un secret ? Et pardon si je suis folle…

— Je t'écoute. Un forgeron doit avoir une grande oreille.

— Il me semble… Oui, quand je ne parle pas, il me semble que le monde se déchire. Les morceaux s'en vont chacun de son côté. Et moi je tombe au milieu.

— Oh, là, là, c'est plus grave que je ne pensais ! Ça, je plains ton mari ! Peut-être devras-tu le choisir sourd. Car tu seras bavarde, ma nièce, infiniment volubile, je peux te le prédire !

Sur le chemin du retour, nous commencions par chanter, à tue-tête, notre gloire : vive les Dyumasi ! Vive la famille la plus importante de la caste la plus importante ! Un à un, vaincus par la fatigue de cette belle journée, mes frères et sœurs s'endormaient. Bientôt, moi seule veillais. Je m'étais arrangée pour me blottir contre mon père.

— Que se passe-t-il en Afrique ? C'est le grand désordre. Tout le monde régente la parole, on dirait : le forgeron, les traditionnistes, les griots…

— S'il te plaît, ne mélange pas tout, Marguerite ! Les forgerons font remonter du cœur de la terre les secrets. Les traditionnistes racontent les plus anciennes des histoires des hommes. Et les griots ne sont que des brodeurs, la vérité n'est pas leur souci.

Pour se montrer si cruelle envers moi, plus tard, bien plus tard, la griotte Sakoné avait-elle entendu le mépris d'Ousmane envers sa corporation et résolu de se venger ? Sur tout autre continent, cette hypothèse ne mériterait même pas d'être envisagée. Qui posséderait une oreille assez fine pour surprendre, à des centaines de kilomètres, ce qu'un père murmure à sa fille, dans la nuit, le long du fleuve Sénégal ? Mais, en Afrique, ce genre d'impossibilité est monnaie courante.

Madame Bâ
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