Pendant que de mes deux poings minuscules je séchais mes larmes et que, le temps aidant, je me consolais, le Sénégal continuait de couler, insensible à nos malheurs.
Cette indifférence me mettait en fureur :
— Regarde-le, il n'a pas d'âme, rien ne le touche. C'est incroyable, quand même ! Il peut nous arriver n'importe quoi de joyeux ou de dramatique, aucune émotion ! Il se contente de passer.
— Arrête de t'énerver, Marguerite. Tu comprendras plus tard.
Mariama avait raison. L'amitié du fleuve entrerait en moi à son rythme, à la manière exacte qu'il avait d'enfler vers juillet, août, à la saison des crues. Lente, douce. Inexorable. Un beau jour, on se réveillait : il occupait toute la vallée. Dès l'âge de cinq, six ans, je ne pouvais déjà plus me passer du Sénégal. À toute heure du jour, j'avais besoin de vérifier, d'un coup d'œil, sa présence. Et souvent, la nuit, sortant d'un cauchemar, je me glissais à petits pas jusqu'à lui : tu es là ? , parfait, je peux me rendormir. Chaque fois, je me laissais envoûter par le long trait bleu. Croyant y voir tantôt un sourire géant, commencé bien avant moi et qui n'aurait pas de fin, tantôt la ligne de mes cahiers sur laquelle je devais dérouler mon écriture. Fermant les yeux, j'entendais sa musique, une seule note infiniment tenue.
Cette passion suscitait l'irritation familiale.
— Marguerite, cesse d'embêter le fleuve, ou il va s'en aller couler ailleurs.
— Marguerite, tu crois peut-être que c'est dans le fleuve que tu vas apprendre à lire ?
— Marguerite, si tu continues, on t'envoie chez nos cousins sans eau, dans le désert, à Yélimané.
Mais ce n'étaient que des colères feintes. Mes parents savaient qu'ils ne pouvaient rêver pour leur fille meilleur éducateur qu'un fleuve. Ils protestaient donc pour la forme, et pour le voisinage. Puis venaient s'asseoir près de moi, tantôt l'un, tantôt l'autre, et complétaient l'enseignement.
— Bien sûr, me disait mon père, rien de ce que je vais te raconter n'est vrai. Les savants ont dressé la liste de tout ce qui vit vraiment dans le Sénégal, je te la montrerai si tu veux, tous les animaux et toutes les plantes. Mais…
Il avait l'air si malheureux que je posais ma main sur son genou. Pauvres pères africains ! Ils doivent apprendre à leurs enfants des choses tellement contradictoires, la science et la magie, par exemple. Comment éviter que leurs têtes éclatent en mille morceaux, bientôt ramassés par les vautours ? Je lui souriais, de toutes mes forces, pour lui donner le courage de poursuivre.
— Hélas, je suis forgeron, gardien des savoirs secrets. Je suis obligé de te transmettre ce que les ancêtres m'ont appris. Sans commentaire. Et sans y croire, comme tu sais, puisque je suis un rigoureux, voire, si Dieu le veut, un futur ingénieur.
— Ne crains rien, Papa. Je te jure que je n'écoute pas. Et si, par mégarde, il arrive qu'une de mes oreilles avale un mot, n'aie pas peur, ma mémoire l'oubliera aussi vite.
Alors il me parlait des génies de l'eau, les Ghimbala, plus souvent repérés dans le Niger mais également présents dans notre Sénégal : Awa, leur princesse, plus belle qu'aucune autre femme ; Moussa, le combattant le plus farouche ; Mayé, le plus dangereux, bègue et colérique ; Baana, qui surgit par temps d'orage…
— Papa, que fait la centrale des arêtes ?
— Quelles arêtes, Marguerite ?
— Celles des poissons qu'elle avale.
— Mais elle n'avale personne, voyons ! Une grille filtre les eaux à l'entrée du canal de dérivation.
— Et les djinns? Tu crois qu'une grille arrête les djinns ? Moi, je crois qu'un jour ils se vengeront.
— Comment veux-tu que quelqu'un qui n'existe pas se venge ?
— Premièrement, s'ils n'existent pas, pourquoi ont-ils un nom? Deuxièmement, qu'est-ce qu'on parie? Un aquarium de cent cinquante litres, catalogue des Armes etCycles, page 27, si je gagne ?
— Réveille-toi, Marguerite.
Joignant le geste à la parole, quelqu'un m'arrachait l'épaule. J'ouvris les yeux. Ma mère, pour une fois, avait perdu son calme légendaire.
— Qu'est-ce que tu attends, paresseuse ? Ton père a besoin de toi.
— Et nous, il n'a pas besoin de nous ?
— Rendormez-vous, les enfants.
Une fois de plus, la jalousie de mes frères et sœurs allait déferler. Je me dressai, m'habillai en trois secondes et, sautant entre les corps qui commençaient à s'agiter, quittai notre dortoir, saluée par les habituels noms d'oiseaux : oh la sorcière, oh la coqueluche à son papa…
Déplaisante litanie, vite remplacée par un bien pire vacarme. Je m'étais souvent demandé ce qu'il y avait derrière la nuit. Je rêvais d'y percer un petit trou pour y coller mon œil. Quelqu'un m'avait précédé. Sans ma délicatesse. À grands coups de couteau, il avait dû taillader le noir. Ma curiosité était satisfaite. Derrière la nuit était un océan. Et il se précipitait sur nous. Une pluie comme je n'en avais jamais vu me tombait sur la tête, me fouettait le visage, montait sous mes pieds.
J'avançais tant bien que mal, deux pas en avant, une longue glissade en arrière. Je finis par agripper le bras de mon père, venu à ma rencontre. Je relevai les yeux vers la mare lumineuse, derrière nous, frappée par les embruns. Je venais de finir Les Travailleurs de la mer de Victor Hugo. Jamais la centrale ne m'avait paru aussi semblable à un paquebot : par temps calme, ils font les fiers, toutes cheminées dehors. Mais, sitôt que le ciel se fâche, plus personne, ils tremblent de tous leurs os.
— Ah, Marguerite, enfin ! Nous courons à la catastrophe ! Et, comme tu vois, je suis seul à la barre.
Du menton, il me montrait l'ingénieur. Raide et digne, oscillant plus que la passerelle sur laquelle il était dressé, le Français parlait lentement à la tempête, en articulant chaque mot, comme s'il s'adressait à un fou qu'il cherchait à raisonner.
— Qu'est-ce que tu veux, le fleuve ? Priver toute l'Afrique d'électricité, c'est ça que tu veux ?
Dans sa main droite, il tenait une bouteille vide. À intervalles réguliers, il la collait contre son oreille. Peut-être, au début de l'ouragan, avait-il appelé à l'aide son cher whisky ? Maintenant que l'on se rapprochait du drame, il aurait bien voulu recevoir une réponse. Mon père n'était pas loin de partager cet état d'esprit, avec encore quelques degrés supplémentaires d'angoisse, puisque le fraternel réconfort de l'alcool lui était interdit. Il m'avait entraînée dans le cœur de la centrale.
— Marguerite, la pression des eaux est telle que tout risque d'exploser.
Il courait d'un cadran à l'autre.
— Tu as vu les aiguilles ? Ô mon Dieu, comment sommes-nous encore vivants ?
— Papa, arrête de t'agiter comme ça ! Tu m'as fait venir. Je fais quoi, maintenant ?
— Elle a raison ! J'ai attiré ma fille au cœur du danger. Toute ma vie, je me le reprocherai.
Il me fixait, tétanisé.
— Papa, tu perds du temps.
— Elle a raison. Ma fille a toujours raison. Même dans les catastrophes.
— Empêchons qu'elle se produise.
— Marguerite, je suis si fier de toi !
— À quoi te servira ta fierté si nous mourons tous ? Alors, quel est ton plan ?
— Marguerite…
On aurait dit qu'il s'accrochait à mon prénom comme à une bouée. Il m'avait prise dans ses bras. Moins pour me serrer, j'imagine, que pour m'éviter le spectacle de sa honte.
— Marguerite. L'ingénieur et moi, nous avons suivi à la lettre le manuel des cas d'urgence. Je t'assure, à la lettre. Cette fois, la science est dépassée.
— Et quand la science est dépassée, tu appelles ta fille ? Normal.
Sous les coups du fleuve, les murs de la centrale tremblaient. Les machines achetées à Grenoble, département de l'Isère, s'affolaient, les grondements s'étaient changés en hurlements. Je ne suis pas plus courageuse qu'une machine grenobloise. La terreur m'avait envahie, moi aussi, je claquais des dents.
— Ma petite fille, ma petite fille, il ne fait pas froid, pourtant. J'ai pensé, les djinns du fleuve, tu les connais, toi, puisque je te les ai présentés… Tu pourrais leur parler.
— Pourquoi moi ?
— Parce que tu n'es pas encore fâchée avec eux. Moi, ils savent que je ne crois pas en eux.
Je n'ai pas réfléchi. J'aime parler aux gens. Comme je le prouve en m'adressant à vous.
— Très bien, je vais essayer. Sans garantie.
Je me suis avancée sur la passerelle. Mon père m'avait entouré une corde autour de la taille. Il la tenait à bout de bras. Il ne pouvait pas venir avec moi. À cause des djinns, ils l'auraient reconnu. Peut-être aussi qu'il avait peur, comme tout le monde.
J'ai bonne mémoire, je les ai tous nommés. Princesse Awa ! Tout-puissant Moussa ! Irascible Mayé ! Baana, maître des orages ! Ayez pitié de nous ! Je crois n'en avoir oublié aucun. Sinon, la tempête se serait-elle calmée ? On connaît la susceptibilité maladive des démons.
Gloire à la crue ! Non seulement elle abreuvait de vie notre vieille terre desséchée, mais elle avait offert des vacances à mon père, les secondes de son existence ô combien laborieuse, après celles de ma naissance sur le toit de la gare. Chaque matin de cette saison bénie, il montait sur la colline, considérant la pointe d'un toit perdu au milieu du fleuve, dernière partie émergente de sa centrale. Il soupirait, retenait ses larmes, qu'il soit fait selon la volonté de Dieu. Autre visite rituelle pour notre école, elle aussi noyée :
— Je me méfie de vous, les enfants. Vous me jurez qu'elle se trouvait bien là ?
— Enfin. Papa, tu ne vois pas flotter les livres ?
— Bon, vous prenez vos responsabilités, je vérifierai.
Alors il nous entraînait tous les douze dans de méticuleuses promenades. Il avait pris avec lui son vieux Guide Delachaux du naturaliste. Sans doute pour se faire pardonner son piteux accès de faiblesse, notre scandaleux recours à la magie, il nommait tout ce qu'il voyait.
Mes amis djinns avaient bel et bien rengainé leurs colères. Oubliée, la tempête. La nuit terrible, en pliant bagage, avait emporté ses maudits nuages. À chaque aube se levait un grand ciel uniforme, d'abord rouge, puis bleu. Le peuple des oiseaux fêtait, à sa manière acrobatique et gazouillante, le retour du soleil. L'air du matin était strié de becs jaunes, orange ou noirs, de gorges lilas (« Tiens, un rolle africain »), saphir («Voilà le rollier d'Abyssinie») ou carmin («Vous avez reconnu le guêpier? »). Les martins-pêcheurs s'empiffraient, les hérons paradaient, les râles et les grébifoulques barbotaient (« Je sais que ce mot-là est difficile, les enfants, entraînez-vous, gré-bi-foulques, ça n'est pas doux à dire ? Ça ne vous chatouille pas la bouche comme un bonbon ? Regardez, il a de longs sourcils blancs et des pattes rouges »).
Moi, je n'aimais rien tant que m'accroupir à l'extrême bord de l'eau, cette frontière frémissante où le liquide caresse le solide. Je vous conseille ce spectacle, Monsieur le Président. Regardez. Et humez. C'est une région chérie par les insectes. Le ballet désordonné des mouches, faucheuses et libellules accaparera votre attention. Puis vous passerez à plus sérieux, la fameuse odeur. D'abord, une bouffée de fraîcheur humide comme celle qui vous vient en pénétrant dans une cave. Tout de suite après, des relents sucrés et fades, écœurants, semblables à ceux que dégagent les fruits gâtés. Et, pour finir, une vertigineuse sensation de forêt au matin. Mes narines palpitaient, je manquais défaillir. Comme vous l'imaginez, je gardais secrètes ces observations. Je vérifiais longuement, avant de rejoindre le fleuve, que personne ne m'avait suivie. Il me semblait avoir rendez-vous avec quelque chose d'inavouable.
Ce trouble, je n'en apprendrais la clef que bien plus tard. Lorsque, allongée contre mon premier homme, épuisée, souveraine, monteraient vers les ailes de mon nez – elles battaient au même rythme que mon ventre – les senteurs connues.
Les eaux de mon fleuve chéri n'ont pas reconquis le Sahara. Vous l'auriez appris. Elles ont fini par redescendre, à contrecœur. À certains mouvements, de brutales remontées, on sentait qu'elles renâclaient. Telles des armées sur le point de vaincre et qu'un général craintif fait reculer, le Sénégal a regagné son lit. L'ogre est redevenu chaton. Mais personne n'était dupe. Il avait beau faire patte de velours, jouer à la rivière tranquille, chacun savait à quoi s'en tenir avec lui, de quels débordements il était capable.
Je suis sûre de n'être pas la seule à rêver qu'un jour il reparte à l'assaut des collines et prenne possession des sables. Après tout, le Mali, jadis, était bien plus vaste. Nous étions les sujets d'un empire. L'ONU nous ligote dans nos maigres frontières terrestres. Mais que peut l'ONU contre une inondation ? Voter une résolution qui condamne la très lâche agression aquatique ? Pour le meilleur ou pour le pire, nous appartenons à l'eau.
Voilà pourquoi, née citoyenne du fleuve, je le demeurerai. Qu'importe si cette nationalité-là n'est pas officiellement reconnue. Quand je vois Monaco inscrit sur la liste officielle des pays recensés… Qu'est-ce qu'un rocher ?
L'odeur des berges continuait de m'enivrer. Je promenais des heures mon grand nez au bord de notre Sénégal, m'interrogeant sans relâche sur les mystères de la Création.
— Papa, je voudrais comprendre ce qui se passe avec le fleuve.
— Parle, Marguerite. Lui et moi, on se connaît bien. On ne doit pas avoir beaucoup de secrets l'un pour l'autre.
— Pourquoi, quand il monte, le sable devient-il vert ? Et pourquoi, quand il descend, le sable redevient jaune ?
Le front d'Ousmane se plissa. Il se mordit les lèvres.
— Je crois qu'il vaut mieux aller trouver l'ingénieur.
Les patrons blancs de mon père ne se ressemblaientpas. Celui qui occupait le grand bureau, à cette époque, M. Jean-Baptiste C., laissait toujours sa porte ouverte. Comme si personne, pas même les oiseaux, pas même les iguanes, ne pouvait jamais le déranger : je suis là pour apprendre, répétait-il, apprendre l'Afrique comme, les années précédentes, j'ai appris l'Indochine. Que puis-je pour vous ?
J'avais toujours cru qu'apprendre était la tâche des seuls enfants. Alors je cherchais naïvement où se cachait l'enfant, derrière les lunettes rondes, sous la haute brosse déjà grisonnante. Je répétai ma double question. Un grand sourire me répondit d'abord.
— Au fond, tu me demandes pourquoi l'eau apporte la vie. Rien de plus facile, Marguerite.
Il se lança dans une série de phrases où il entassait rapidement, comme dans un sac au moment de partir, des mots incompréhensibles : molécule, membrane, conductivité. Et il ne devait pas être satisfait de lui-même, car il n'arrêtait pas de bougonner. Non. L'eau, c'est encore autre chose. Non. Je dois être plus clair. Et plus direct.
Après quelque temps de cette fureur, il s'arrêta net :
— Bon, je n'y arriverai pas sans réfléchir. Tu me donnes jusqu'à demain ?
— Pardon, monsieur. Je ne croyais pas vous déranger tellement.
Sous le regard ravi d'Ousmane, il me caressa la joue.
— C'est toi qui dois être remerciée, Marguerite. Nous savons trop de choses : le savoir nous cache la vérité ! Ma tête est encombrée comme un grenier. Je vais déblayer.
La nuit venue, je n'arrivais pas à m'endormir. Quelqu'un qui va bientôt faire connaissance avec le principal mystère de l'univers peut-il sombrer bêtement dans l'inconscience comme ses frères et sœurs ? Je me levai.
Mon père se trouvait là, dehors, assis sur sa souche d'arbre préférée. Il ne s'étonna pas de ma présence. Il tendit l'index :
— Tu vois la fenêtre allumée ? C'est sa lumière. Il travaille pour toi.
Combien de temps sommes-nous restés côte à côte, sans bouger, la fille blottie contre son père, leurs yeux tournés vers un ingénieur invisible ?
Au matin, nous reprîmes le chemin de la centrale. M. Jean-Baptiste C. finissait son café sur la passerelle.
— Déjà réveillés ? Je ne serais pas étonné que Marguerite soit une petite impatiente. Écoute. Voilà ce que j'ai trouvé. Tu me diras si ça te parle. Dans de la terre sèche, la graine est seule. Seule et prisonnière. Des richesses l'entourent, des nourritures, tout ce dont elle aurait besoin pour se développer. Ces richesses, ces nourritures, on les appelle sels minéraux, inutile d'en savoir plus à ton âge. Sache seulement qu'elles demeurent hors d'atteinte. La graine n'a pas de bras pour les atteindre. Ou plutôt ses bras sont enfermés dans une peau qu'elle ne peut déchirer. Imagine le supplice de la graine, si proche de la vie et toujours écartée. Arrive l'eau. L'eau n'aime que les voyages en groupe. Elle accueille tous les passagers possibles, elle entraîne avec elle tous ceux qu'elle rencontre, et notamment les fameux sels. L'eau a une autre originalité : rien ne lui résiste. Aucune barrière, aucune muraille, aucun verrou. Elle s'approche de la graine. Elle se glisse sous sa peau, dépose ses cadeaux et continue sa route vers une autre graine. Et voilà ! À la fin du jour, le désert a changé de couleur. Le vert a triomphé du jaune.
L'ingénieur se resservit du café. Je voyais ses yeux. Il guettait notre réaction. Une réaction qui fut longue à venir. Les Dyumasi demeuraient muets, abasourdis par la simplicité de l'affaire.
Mon père retrouva sa langue le premier.
— L'eau relie donc entre eux les morceaux séparés du monde.
— Exactement.
— Et c'est de ce contact que naît la vie ?
L'ingénieur approuva. Évidemment, l'eau avait d'autres fonctions, mais l'essentiel était là.
Comme ils m'avaient oubliée, petite fille incapable d'intelligence, je décidai de prendre à mon tour la parole.
— Moi aussi j'ai compris : l'eau guérit de la solitude.
— Tu ne crois pas si bien dire. Sans eau, tu ne serais qu'un amas de miettes, et non cette personne unique, cette brillante Marguerite, fierté de ses parents.
— Alors je vais boire beaucoup plus qu'avant.
Je me souviens qu'après avoir très poliment remercié, nous avons quitté la centrale, mon père et moi, hochant tous les deux la tête, mais chacun de son côté, chacun dans ses pensées, comme si la vérité offerte par l'ingénieur nous conduisait vers des pays différents.
Je courus directement vers ma mère et lui annonçai les dernières nouvelles. Elle réfléchit. En ces moments d'intense concentration, on aurait dit qu'un étonnement presque douloureux s'emparait d'elle, ses yeux s'écarquillaient et elle entrouvrait la bouche.
— La parole est comme l'eau, Marguerite. Elle aussi rompt notre solitude. Elle aussi transporte toutes les richesses possibles et se faufile sous les carapaces les plus fermées.
— Il y a des saisons, dans la parole ?
— Bien sûr, il y a des crues. Et des sécheresses. L'eau et la parole : nous sommes de ces deux pays.