— Bienheureuse petite Marguerite !
On peut comprendre que Dieu, soucieux de répartir équitablement Ses grâces entre Ses créatures, ait noté dans Son grand carnet : dès sa première année d'existence, cette demoiselle Dyumasi a épuisé son capital de bonheur. Nous pouvons Nous désintéresser de son sort, elle a suffisamment reçu.
Comment Lui reprocher mes épreuves futures ? Il, que Son nom soit sanctifié dans les siècles des siècles, avait raison.
J'étais l'incarnation même de la félicité. Tantôt mes lèvres tétaient. Tantôt mes très jeunes yeux suivaient, écarquillés, le lent passage bleu du fleuve. Et toujours l'une ou l'autre de mes oreilles était bercée par un récit fondateur de ma gesere, traditionniste personnelle, Mariama.
Il faut s'aventurer loin, très loin dans le passé pour retrouver traces de notre ancien royaume, Marguerite, la terre dont nous avons été chassés. Il faut s'arrêter dans les villages, demander la case du plus vieux, s'approcher au plus près de sa bouche pour recueillir sa parole qui est plus mince et fragile qu'un ruisseau de saison sèche. Il faut lui prendre la main pour l'aider à cheminer pas à pas jusqu'à la source de sa mémoire : le tombeau d'un autre vieux, mort depuis le siècle précèdent. Là, il faut attendre un jour sans vent, s'arrêter de respirer et faire silence, car les récits des morts sont encore plus ténus que ceux des vivants. Et ainsi, de tombeau en tombeau, on escalade le cours du temps, on remonte la lente, très lente cascade des siècles. Il faut s'oublier soi-même, pour un tel voyage, abandonner sa chair et ses mots, devenir aussi léger qu'un oiseau planeur, car l'air est rare dans ces contrées des origines. Il faut apprendre à naviguer entre les légendes sans jamais quitter le cap. Alors, si tu es jugée digne, une lueur finit par se lever à l'horizon. C'est celle de notre gloire oubliée. Bienvenue dans notre royaume, le Wagadou.
Un beau jour, premier de notre calendrier, quelque part avant l'an mil de l'ère chrétienne, un homme surgit de l'Orient. Il avait été l'ami d'Abraham. Il s'appelait Dinga. Une longue file de compagnons le suivait. Trouvant une mare à son goût, il s'arrêta. On dressa le camp, on alluma le feu. De l'horizon, la file continuait d'arriver, si longue que la nuit tomba et qu'une aube se leva sans qu'on en voie la fin : tous les Soninkés du monde s'étaient joints au voyage. Un monstre régnait alors sur la mare et tous ses environs, aidé par une armée de djinns. On livra bataille. Dinga tua le monstre, puis épousa ses trois filles. Le voyage était fini. Les Soninkés avaient trouvé leur terre. Il ne restait plus qu'à choisir un lieu pour y bâtir la capitale. Les marabouts décidèrent.
À l'endroit indiqué vivait déjà quelqu'un, Bida, un serpent noir. Vu sa taille, gigantesque, et sa force, infinie, nos ancêtres négocièrent. Avec habileté. Prouvant déjà ce génie du commerce qui, plus tard, après le drame, leur sauverait la vie. En échange d'une vierge, sélectionnée chaque année avec soin et livrée ponctuellement, le serpent accepta l'installation chez lui des Soninkés. Et, en guise de bienvenue, ajouta une promesse : cinq fois l'an, le ciel s'ouvrirait pour laisser tomber de l'or et de la pluie. Notre partenaire serpent tint parole. Baigné par cette double pluie, le Wagadou vécut longtemps dans le bonheur. Aucun marché d'Afrique n'était aussi florissant. Les Arabes apportaient du Nord les productions du Maghreb et le sel du Sahara. En échange, ils recevaient des tribus du Sud l'or et les esclaves.
En même temps que reviennent ces heures enchantées, blottie contre ma mère et emportée par son récit, je songe à vous, Monsieur le Président de la République française. De par votre logement dans un palais cadenassé, et vos moyens de transport, un véhicule blindé, cerné de motards menaçants, rares sont vos occasions, j'en ai conscience, Monsieur le Président, de rencontrer un Soninké. Si le hasard de l'existence (panne du véhicule blindé vous contraignant au métro, visite incognito à une fiancée de Montreuil) vous rapproche néanmoins de l'un d'entre nous, contentez-vous de lui murmurer « Wagadou ». Vous verrez, sous son air épuisé de marcheur perpétuel, naître un sourire radieux, celui de la fierté, de l'orgueil retrouvés : oui, vous avez bien vu, le pauvre immigré que voilà devant vous descend d'un empire !
Hélas, très vite cette joie va s'évanouir, remplacée par une tristesse insondable : le Soninké repense à la fin de ce paradis terrestre. Alors détournez-vous pour respecter sa dignité, car il arrive souvent qu'au souvenir de cette catastrophe, cause de son exil éternel, le Soninké pleure.
Quand elle abordait la fin de son histoire, de notre histoire, ma mère se crispait. Je sentais contre ma peau ses muscles se tendre l'un après l'autre comme autant d'arcs qui se seraient préparés à me lancer au loin. Une insupportable angoisse m'étreignait : Mariama allait m'abandonner. Je commençais à sangloter.
C'est ainsi, dans l'affliction générale, que l'illustre Wagadou marchait vers sa perte.
Un sombre jour, qu'il soit maudit, au moment où le serpent noir Bida, sortant de son trou, s'apprêtait à se saisir de son loyer, selon la clause du contrat scrupuleusement respectée depuis des siècles, au lieu de la vierge attendue, prénommée Asya cette année-là, il trouva le fiancé de celle-ci, Mamadi le taciturne. Lequel tira son sabre et trancha sept fois la tête du monstre (car sept fois elle avait repoussé). La tête ensanglantée s'éleva dans les airs et tint au peuple soninké ce langage : « Vous avez voulu ma mort, vous aurez la misère. Dorénavant, il ne pleuvra plus sur vous ni eau ni or. » Puis la tête nous abandonna et s'en fut vers le Sud où elle tomba chez des gens qui, encore aujourd'hui, n'arrêtent pas de trouver des paillettes jaunes dans leurs ruisseaux.
Mamadi s'enfuit, poursuivi par les Soninkés. Sa fatigue était si grande que ses pieds se fendaient en deux. Le fleuve Niger lui barra bientôt la route. Les Soninkés hésitèrent : allaient-ils punir de mort l'un de leurs frères, incontestablement coupable mais par amour ? Un à un, sans se consulter, ils abaissèrent leurs armes et se dispersèrent aux quatre coins de l'horizon. Ils savaient que leur Wagadou ne survivrait pas à la malédiction du serpent noir. Nous avions perdu notre protecteur, Marguerite. Nous serions deux fois submergés. Par des armées maures, jalouses de notre richesse. Et par les sables du Sahara, cette lente marée sèche qui s'avance année après année vers le Sud et ronge toujours plus l'Afrique.
Depuis, la seule place sur terre du royaume soninké est dans notre mémoire, une mémoire qui s'éloigne à mesure que meurent les plus vieux des vieux, et se dissout dans des lointains que nul ne pourra plus jamais atteindre.
Tandis qu'au souvenir du glorieux paradis soninké Wagadou s'embuaient les yeux de sa cliente, MeBenoît, que Dieu l'ait en Sa sainte garde, ne consulta pas une seule fois John Poole. Il se contenta, grand seigneur, de tendre un morceau de papier Kleenex accompagné d'un sourire enjôleur. Ceux de leurs épouses exceptés, les hommes chérissent le chagrin des femmes. À ce spectacle, généralement leur regard brille. Ils s'imaginent volontiers remonter en pirogue ce si charmant cours d'eau salé jusqu'à sa source, un cœur qui, bientôt (ces pagayeurs-là ne manquent pas de fatuité), ne battra plus que pour eux.
— Belle histoire, madame Bâ, sincèrement. Cette légende mérite d'être connue. Bon. Maintenant que nous avons réglé le dossier « pays », nous pouvons passer à la ligne suivante, question n° 8, situation de famille ?
Je ne réponds pas. Accablé par tant de bêtise, mon corps aussi se tait : ni haussement d'épaules ni index pointé sur la tempe, rien. S'il veut un jour « régler mon dossier pays », cet avocat, décidément, doit apprendre la vie. Le mieux est donc de continuer sans tenir le moindre compte de son impatience. Si je lui annonce dès maintenant que le « dossier pays » comporte encore quatre sous-chemises, comme on dit dans l'administration (« Fleuve », « Forge », « Forêt » et « Boussole »), il va me faire une crise cardiaque et me mourir dans les bras, là, sous le climatiseur.