CHAPITRE XIII
Je ne me rappelle pas m'être couché ni levé, mais simplement m'être trouvé près du feu dans la lueur grise avant le lever du jour, avec un gobelet de thé chaud à la main et mon petit déjeuner, sur la baguette, ne paraissant plus, à beaucoup près, aussi appétissant, et tout couvert de cendres. Le Romain était debout prononçant un discours avec gestes dans la direction où la lumière commençait à se montrer et je me rappelle m'être demandé si le salaud avait parlé toute la nuit.
Les peaux des têtes étaient bien étalées et proprement salées et les crânes avec les cornes étaient appuyés contre la maison faite de troncs et de branches. M'Cola plia les peaux des têtes. Kamau m'apporta les boîtes de conserve et je lui dis d'en ouvrir une de fruits. La nuit l'avait refroidie et les fruits mélangés et le jus sirupeux et froid me glissait, onctueux, dans la gorge. Je bus une autre tasse de thé, entrai dans la tente, m'habillai, mis mes bottes sèches et nous fûmes prêts à partir. Le Romain avait dit que nous serions de retour avant le déjeuner.
Nous avions le frère du Romain comme gui de. Le Romain devait aller, à ce que je crus comprendre, épier un des troupeaux d'antilopes et nous allions repérer l'autre. Nous partîmes avec le frère ouvrant la marche, vêtu d'une toge et portant une lance ; puis moi avec le Springfield en bandoulière et mes petites jumelles Zeiss dans ma poche ; puis M'Cola avec les jumelles de Pop d'un côté, un bidon d'eau de l'autre, le couteau à écorcher, la pierre à aiguiser, une boîte de cartouches, et des tablettes de chocolat dans ses poches, et la grosse carabine sur l'épaule ; puis le vieux avec le Graflex, Talma avec l'appareil de cinéma et le Wanderobo Masaï avec une lance, un arc et des flèches.
Nous dîmes au revoir au Romain et sortîmes de la haie d'épines juste comme le soleil arrivait au-dessus de la percée entre les montagnes et brillait sur le champ de maïs, les huttes et les collines bleues. La journée promettait d'être claire et belle.
Le frère nous conduisit à travers une brousse épaisse qui nous trempa tous ; puis à travers la forêt éclaircie, et nous fit monter très raide jusqu'à ce que nous fussions assez haut sur la pente qui s'élevait derrière l'extrémité du champ où nous avions campé. Puis nous nous trouvâmes sur une bonne piste bien égale qui grimpait dans ces collines au-dessus desquelles le soleil ne s'était pas encore levé. Je savourais le petit matin, encore un peu endormi, avançant machinalement, et commençais à penser que nous étions bien nombreux pour chasser sans bruit, bien que chacun parût marcher silencieusement, quand nous vîmes deux indigènes avancer vers nous.
C'étaient un homme grand, plutôt beau, avec des traits comme ceux du Romain, mais légèrement moins nobles, vêtu d'une toge et portant un arc et un carquois de flèches et derrière lui sa femme, très jolie, très réservée, très « bonne épouse », portant un vêtement de peaux brunes tannées et au cou un ornement de cercles concentriques de fil de cuivre et de nombreux cercles de fil de cuivre aux bras et aux chevilles. Nous nous arrêtâmes, dîmes « Jambo », et le frère parla à cet homme, probablement de la même tribu, qui avait l'air d'un homme d'affaires se rendant à son bureau en ville et, tandis qu'ils parlaient en questions et réponses rapides, je regardais l'épouse si fraîche et si modeste qui se tenait un peu de profil, de sorte que je voyais ses jolis seins en forme de poires et ses longues jambes nettes de négresse, et j'étudiais son plaisant profil avec beaucoup d'agrément jusqu'à ce que son mari lui parlât tout d'un coup et avec brusquerie, puis comme pour expliquer et lui donner calmement un ordre, et elle contourna notre groupe, les yeux baissés, et reprit la piste par laquelle nous étions venus, seule, tandis que nous la regardions tous. Le mari allait nous accompagner, semblait-il. Il avait vu l'antilope noire ce matin et, légèrement soupçonneux, visiblement ennuyé de quitter cette épouse entre les épouses, maintenant hors de vue, que nous avions tous prise avec nos yeux, il nous mena vers la droite sur une autre piste usée et égale, à travers des bois qui avaient l'aspect de l'automne en Amérique et où l'on se serait attendu à lever un coq de bruyère et à le voir s'envoler sur l'autre colline ou plonger vers la vallée.
Et, assurément, nous levâmes des perdrix et, les regardant voler, je me disais que tous les paysages du monde sont les mêmes paysages et que tous les chasseurs sont les mêmes. Ensuite nous vîmes une trace fraîche de koudou à côté de la piste et puis, tandis que nous avancions à travers les bois au petit matin, sans fourrés maintenant, le premier soleil passant à travers la cime des arbres, nous arrivâmes devant le miracle chaque fois nouveau des traces d'éléphants, chacune d'elles aussi grande que le cercle que vous faites avec vos bras en joignant vos mains, et s'enfonçant d'un pied dans la terre grasse de la forêt, là où un mâle avait passé, voyageant après la pluie. Regardant la façon dont les traces descendaient à travers l'agréable forêt, je me dis que nous avions eu les mammouths aussi, il y a bien longtemps, et quand ils voyageaient dans les collines de l'Illinois du Sud ils laissaient les mêmes traces. C'était simplement que l'Amérique était un plus vieux pays et que le gros gibier avait disparu.
Nous continuâmes le long du versant de cette colline sur un plateau plaisant légèrement en surplomb et puis nous arrivâmes à l'extrémité de la colline, là où il y avait une vallée et une longue prairie à découvert avec des arbres tout à fait au bout et un cercle de collines au sommet de la crête où une autre vallée s'ouvrait vers la gauche. Nous nous arrêtâmes à la lisière des bois qui se trouvaient sur le versant de cette colline d'où l'on voyait la vallée herbeuse qui s'étendait et devenait une espèce de bassin escarpé, couvert d'herbe à son extrémité la plus haute où il s'appuyait contre les collines. A notre gauche se trouvaient d'abruptes collines boisées, aux sommets arrondis, avec des affleurements de calcaire qui allaient de là où nous nous trouvions jusqu'au haut de la vallée où ils formaient une partie de l'autre chaîne de collines qui la fermaient. Au-dessous de nous, à droite, le paysage était tout sauvage et coupé de collines et de prairies avec ensuite une pente raide boisée qui rejoignait les collines bleues que nous avions vues à l'ouest, au-delà des huttes où habitaient le Romain et sa famille. J'estimais que le camp devait se trouver en dessous de nous et à peu près à cinq kilomètres au nord-ouest à travers la forêt.
Le mari était debout, parlant avec le frère et faisant des gestes pour indiquer qu'il avait vu les antilopes noires brouter de l'autre côté de la vallée herbeuse et qu'elles avaient dû brouter ou en montant ou en descendant dans la vallée. Nous restâmes à l'abri des arbres et envoyâmes le Wanderobo Masaï dans la vallée pour rechercher les traces. Il revint et rapporta qu'il n'y avait pas de traces menant dans la vallée au-dessous de nous et vers l'ouest, aussi sûmes-nous qu'elles avaient remonté en broutant la vallée marécageuse.
Maintenant, le problème était d'utiliser le terrain de façon à découvrir le troupeau et arriver à sa hauteur et à portée sans être vus. Le soleil montait au-dessus des collines au sommet de la vallée et brillait sur nous, tandis que toute l'extrémité de la vallée se trouvait dans l'ombre. Je dis aux autres de rester là où ils étaient dans la vallée, à l'exception de M'Cola et du mari qui viendraient avec moi. Nous, nous resterions dans les bois et monterions de notre côté de la vallée jusqu'à ce que nous puissions être au-dessus et voir dans le creux de la courbe à l'extrémité supérieure et chercher les antilopes noires aux jumelles.
Vous demandez comment tout ceci pouvait être discuté, décidé et compris malgré l'obstacle des langues, et je vous dis que ce fut aussi librement discuté et distinctement compris que si nous avions été une patrouille de cavaliers parlant tous le même langage. Nous étions tous des chasseurs sauf, peut-être, Talma, et toute la manœuvre pouvait être mise au point, comprise et adoptée sans avoir besoin d'autre chose que d'un index pour signaler et d'une main pour avertir. Nous les quittâmes et avançâmes avec beaucoup de précautions, bien enfoncés dans les bois pour prendre de la hauteur. Puis, quand nous fûmes assez loin et assez en avant, nous rampâmes jusqu'à un endroit rocheux, abritant les jumelles avec mon chapeau pour qu'elles ne brillent pas au soleil, M'Cola hochant la tête et grommelant tandis qu'il remarquait le caractère pratique de ce geste, nous regardâmes aux jumelles le côté opposé de la prairie près de l'extrémité de la forêt, et puis dans le creux au sommet de la vallée, et elles étaient là. M'Cola les vit juste avant moi et me tira par la manche.
« N'Dio », dis-je. Puis je retins ma respiration pour les observer. Elles semblaient toutes très noires, trapues, avec une lourde encolure. Elles avaient toutes les cornes recourbées en arrière. Elles se trouvaient à une grande distance, quelques-unes étaient couchées. Une autre était debout. Nous en voyions sept.
« Où est le mâle ? » demandai-je.
M'Cola fit un geste avec sa main gauche et compta quatre doigts. C'était une des antilopes couchées dans l'herbe haute et l'animal semblait beaucoup plus gros et les cornes d'une plus grande envergure. Mais nous regardions face au soleil du matin et il était difficile de bien voir. Derrière elles, une sorte de ravin se perdait dans la colline qui bouchait l'extrémité de la vallée.
Maintenant, nous savions ce que nous avions à faire. Nous devions retourner, traverser la prairie assez bas pour rester hors de vue, entrer dans le bois du côté le plus éloigné et marcher à travers les arbres pour arriver au-dessus des antilopes noires. D'abord nous devions essayer de nous assurer qu'il n'y en avait pas d'autres dans la prairie et dans le bois que nous devions traverser avant d'effectuer notre approche.
Je mouillai mon doigt et le levai. Il semblait que la brise montât de la vallée. M'Cola prit quelques feuilles mortes, les froissa et les lança en l'air. Elles retombèrent dans notre direction. Le vent était favorable et maintenant nous devions examiner aux jumelles la lisière du bois.
« Hapana », dit enfin M'Cola. Je n'avais rien vu non plus et j'avais mal aux yeux à cause du grossissement. Nous pouvions risquer notre chance dans les bois. Nous risquions de faire lever quelque chose et d'effrayer les antilopes noires, mais il nous fallait courir ce risque pour les tourner et arriver au-dessus d'elles.
Nous descendîmes et expliquâmes aux autres ce que nous allions faire. De là où elles étaient, nous pourrions traverser la vallée sans être vus de l'extrémité la plus éloignée et, nous baissant, moi ayant ôté mon chapeau, nous partîmes à travers l'herbe haute de la prairie, traversâmes le cours d'eau au lit profond qui coulait en son milieu, son petit plateau rocheux, et montâmes sur la rive herbeuse de l'autre côté, restant dans un repli de la vallée à l'abri des bois. Puis nous marchâmes à travers les bois, courbés, en file indienne, pour essayer d'arriver au-dessus des antilopes noires.
Nous avancions aussi vite que nous le pouvions, tout en marchant sans bruit. J'avais trop souvent chassé à l'approche des mouflons qui étaient partis hors de vue quand j'avais contourné la montagne pour m'attendre à ce que ces antilopes restassent où elles étaient et, puisqu'une fois dans les bois nous ne pouvions plus les voir, je pensais qu'il était important d'arriver au-dessus d'elles aussi vite que nous le pouvions sans que je devienne trop essoufflé et trop nerveux pour tirer.
La gourde de M'Cola faisait du bruit contre les cartouches dans sa poche et je l'arrêtai et la lui fis donner au Wanderobo Masaï. Je trouvais que nous étions trop nombreux à chasser, mais ils se déplaçaient tous aussi silencieusement que des serpents et j'étais débordant de confiance. J'étais sûr que les antilopes ne pouvaient pas nous voir dans la forêt, ni nous sentir.
Enfin je fus certain que nous étions au-dessus d'elles et qu'elles devaient se trouver devant nous, et au-delà d'une trouée dans la forêt où brillait le soleil, et au-dessous de nous, sous la crête de la colline. Je vérifiai que l'ouverture du viseur était propre, nettoyai mes lunettes et essuyai mon front en sueur, pensant à mettre le mouchoir dont je m'étais servi dans ma poche gauche, de façon à ne pas troubler mes verres en les essuyant de nouveau avec. M'Cola et moi et le mari avançâmes vers la lisière de la forêt, finalement rampant presque jusqu'à la crête. Il y avait encore quelques arbres entre nous et la prairie d'en bas et nous étions derrière un petit buisson et un arbre mort quand, levant la tête, nous pûmes les voir dans la clairière herbeuse, à trois cents mètres environ, paraissant très grandes et très foncées dans l'ombre. Nous en étions séparés par un bois clairsemé plein de lumière et l'ouverture du ravin. Tandis que nous les regardions, deux d'entre elles se mirent sur leurs pieds et semblèrent rester debout à nous regarder. Le coup était possible mais elles étaient trop fichtrement loin pour que je sois sûr de moi et, tandis que je restais étendu à les regarder, je sentis quelqu'un me toucher le bras et Talma, qui s'était avancé en rampant, me dit dans un murmure rauque : « Piga ! Piga, B'wana ! Doumi ! Doumi ! Doumi ! » me disant de tirer, que c'était un mâle. Je lançai un coup d'œil en arrière et toute la bande était là sur le ventre ou les mains ou les genoux, le Wanderobo Masaï tremblant comme un gros chien. J'étais furieux et leur fis signe à tous de se coucher.
Alors c'était un mâle, eh bien, il y avait un mâle beaucoup plus grand que M'Cola et moi avions vu couché. Les deux antilopes voyaient peut-être briller mes lunettes. Quand je regardai de nouveau, très lentement, j'abritai mes yeux avec ma main. Les deux antilopes avaient cessé de nous regarder et broutaient. Mais l'une d'elles leva de nouveau la tête nerveusement et je vis la sombre antilope, massive, avec des cornes pareilles à un cimeterre, rejetées en arrière, et qui nous fixait.
Je n'avais jamais vu une antilope noire. Je ne savais rien d'elles, ni si leur vue était perçante comme celle du bélier qui vous voit quelle que soit la distance à laquelle vous le voyez, ni si, comme le cerf, elles ne pouvaient vous voir à deux cents mètres à moins que vous ne bougiez. Je n'étais pas sûr de leur taille non plus, mais j'estimai la distance à trois cents mètres. Je savais que je pourrais en atteindre une si je tirais assis ou couché, mais je ne pouvais pas savoir où je la toucherais.
Puis Talma répéta :
« Piga B'wana piga. »
Je me tournai vers lui comme pour lui envoyer mon poing sur la bouche. Cela m'aurait beaucoup soulagé. Je n'étais vraiment pas nerveux quand j'avais aperçu les antilopes noires, mais Talma me rendait nerveux.
« Loin, murmurai-je à M'Cola qui avait rampé jusqu'à moi et restait à plat ventre.
– Oui.
– Tirer ?
– Non. Jumelles. »
Nous guettions tous les deux, nous servant des jumelles avec précaution. Je ne pouvais en voir que quatre. Il y en avait eu sept. Si c'était un mâle que Talma avait désigné, alors c'étaient tous des mâles. Ils paraissaient tous de la même couleur à l'ombre. Leurs cornes me paraissaient toutes très grosses. Je savais que, chez les mouflons, les béliers restaient entre eux jusqu'à l'époque, tard dans l'hiver, où ils rejoignaient les brebis ; qu'à la fin de l'automne on trouvait aussi les cerfs en groupes, avant la saison du rut, et qu'après ils se rassemblaient de nouveau. Nous avions vu jusqu'à vingt béliers ensemble sur la Serenea. Très bien alors, ils pouvaient tous être des mâles, mais j'en voulais un beau, le plus beau, et j'essayai de me rappeler quelque chose que j'avais lu sur eux, mais tout ce dont je pouvais me souvenir c'était d'une histoire stupide d'un homme qui avait vu le même mâle tous les jours au même endroit et qui n'avait jamais pu s'en approcher. Tout ce que je pouvais me rappeler, c'était la merveilleuse paire de cornes que nous avions vue dans le bureau de l'inspecteur des Eaux et Forêts à Arusha. Et je me trouvais maintenant devant des antilopes noires et je me devais de ne pas manquer mon coup, et tuer la plus belle. Il ne me vint pas à l'esprit que Talma n'avait jamais vu d'antilope noire et qu'il n'en savait pas plus long que M'Cola ou moi.
« Trop loin, dis-je à M'Cola.
– Oui.
– Venez », dis-je, puis je fis signe aux autres de se coucher et nous commençâmes à ramper pour atteindre la crête de la colline.
Finalement nous nous étendîmes derrière un arbre et je regardai alentour. Nous pouvions maintenant voir les cornes distinctement avec les jumelles et pouvions voir les trois autres antilopes. L'une, couchée, était certainement de beaucoup la plus grande et les cornes, comme je les voyais se profiler, semblaient se recourber plus haut et beaucoup plus en arrière. Je les examinais, trop agité pour être heureux, quand j'entendis M'Cola murmurer : « B'wana. »
Je baissai les jumelles et regardai et vis Talma qui, sans se mettre à l'abri, avançait sur les mains et sur les genoux pour nous rejoindre. Je tendis la main, la paume vers lui, et lui fis signe de s'étendre, mais il n'y fit pas attention et continua à avancer, aussi visible qu'un homme qui marche dans la rue d'une ville sur les mains et sur les genoux. Je vis une des antilopes regarder vers nous, vers lui plutôt. Puis trois autres se levèrent. Puis la grande se leva et se montra de flanc, la tête tournée vers nous, tandis que Talma approchait en murmurant :
« Piga, B'wana, Piga ! Doumi ! Doumi ! Kubwa Sana ! »
Je n'avais pas le choix maintenant. Elles étaient certainement alertées et je me couchai à plat sur le ventre, passai mon bras à travers la bretelle, mis mes coudes en place et poussai mon orteil droit contre le sol et tirai au défaut de l'épaule du mâle. Mais, au bruit de la détonation, je sus que c'était un mauvais coup. J'étais passé au-dessus de lui. Ils bondirent tous et restèrent aux aguets, ne sachant pas d'où venait le bruit. Je tirai encore sur le mâle et fis sauter de la terre par-dessus lui et ils s'enfuirent. J'étais sur mes pieds et le touchai pendant qu'il courait et il tomba. Puis il se leva et je tirai encore et il fut atteint et rejoignit le groupe. Ils le dépassèrent et je tirai et me trouvai derrière lui. Puis je le touchai encore et il avançait lentement et je savais que je l'avais. M'Cola me passait des cartouches et j'enfonçais des munitions dans le magasin de ce foutu, infâme Springfield, tout en regardant l'antilope traverser le cours d'eau en faisant de grands remous. Nous l'avions, pas de doute. Je pouvais voir qu'elle était très mal en point. Les autres en file s'avançaient vers le bois. Au soleil, elles paraissaient beaucoup moins foncées et celle que j'avais touchée semblait moins foncée aussi. Elles étaient d'un marron sombre et celle que j'avais blessée était presque noire. Mais elle n'était pas noire et je sentis qu'il y avait quelque chose de louche. J'enfonçai la dernière cartouche et Talma essayait de me saisir la main pour me féliciter quand, au-dessous de nous, à travers l'espace à découvert où le ravin que nous ne pouvions pas voir aboutissait à la vallée, des antilopes noires passèrent en galopant éperdument.
« Bon Dieu », pensai-je. Elles ressemblaient toutes à celle que j'avais tuée et j'essayai d'en choisir une très belle. Elles semblaient toutes de la même taille et elles se bousculaient en courant et puis le mâle parut. Même dans l'ombre il était d'un noir profond et resplendit quand il surgit au soleil, et ses cornes se dressaient très hautes pour se recourber ensuite, noires et énormes, avec deux longues courbes qui touchaient presque le milieu de son dos. C'était un mâle, et, bon Dieu, quel mâle !
« Doumi, me dit M'Cola à l'oreille. Doumi ! »
Je tirai et à la détonation il tomba. Je le vis se lever, les autres passant, se dispersant, puis se regroupant. Je le manquai. Puis je le vis monter presque tout droit dans la vallée à travers l'herbe haute, je le touchai encore et il disparut. Les antilopes gravissaient maintenant la colline au bout de la vallée, celle qui était à notre droite, dans les bois ; traversaient la vallée, dispersées et allant vite. Maintenant que j'avais vu un mâle, je savais qu'elles étaient toutes des femelles, y compris celle que j'avais tirée. Le mâle ne se montra pas et j'étais absolument sûr que nous le trouverions là où je l'avais vu disparaître dans l'herbe haute.
Mes compagnons étaient debout et je refusai de serrer les mains et de me faire tirer sur le pouce avant de partir à toute allure à travers les arbres, par-dessus la crête du ravin et jusqu'à la prairie. Mes yeux, mon esprit et tout mon être étaient pleins de la noirceur de ce mâle et du mouvement de ces cornes et je remerciai Dieu d'avoir rechargé la carabine avant qu'il eût débouché. Mais j'avais tiré avec nervosité, toutes les fois, et je n'en étais pas fier. Je m'étais énervé et avais tiré sur l'animal au lieu de viser le bon endroit et j'en avais honte ; mais mes compagnons étaient maintenant ivres d'excitation. J'aurais bien marché, mais on ne pouvait pas les retenir ; ils étaient comme une meute de chiens pendant que nous courions. Comme nous traversions la prairie à découvert où nous avions vu les sept antilopes et dépassions l'endroit où le mâle avait disparu, l'herbe devint soudain si haute qu'elle dépassait nos têtes et chacun ralentit sa marche. Il y avait deux ravins cachés et à sec, de dix ou douze pieds de profondeur, qui allaient jusqu'au cours d'eau et ce qui avait semblé une cuvette herbeuse et d'accès facile était un sol très mouvementé, difficile, avec de l'herbe qui nous allait jusqu'à la taille et parfois même jusqu'à la tête. Nous trouvâmes du sang tout de suite et il conduisait vers la gauche, traversait le cours d'eau et remontait la colline sur la gauche vers le commencement de la vallée. Je pensais que c'était la première bête, mais ce détour paraissait plus large que celui qu'elle avait semblé faire quand nous l'avions vue d'en haut sortir des bois. Je décrivis un cercle pour chercher le grand mâle, mais je ne pouvais pas distinguer sa trace de toutes les autres et, dans l'herbe haute et ce terrain mouvementé, il était difficile de deviner au juste où il était allé.
Ils cherchaient tous la trace de sang et c'était aussi difficile que d'obliger des chiens mal dressés à chasser un oiseau mort quand l'envie de se lancer à la poursuite du reste de la compagnie les rend fous.
« Doumi ! Doumi ! dis-je, Kubwa Sana ! Le taureau ! Le grand mâle !
– Oui, approuvèrent-ils tous. Ici ! Ici ! » La trace de sang traversait le cours d'eau.
Finalement, je suivis cette piste pensant qu'il fallait les prendre une à la fois et sachant que cet animal était très blessé et que l'autre pouvait attendre. Puis, aussi, je pouvais me tromper et ce pouvait être le grand mâle ; il était possible qu'il se soit retourné dans l'herbe haute et ait traversé là pendant que nous descendions en courant. Je m'étais déjà trompé, je m'en souvenais.
Nous suivîmes vite la piste, à flanc de colline, dans le bois, il y avait de grandes éclaboussures de sang ; nous tournâmes vers la droite, montant la pente raide et, à l'entrée de la vallée dans de grands rochers, une antilope noire surgit. Elle se mit à courir et à sauter sur les rochers. Je vis en un clin d'œil qu'elle n'était pas blessée et sus que, malgré les cornes sombres rejetées en arrière, c'était une femelle reconnaissable à sa couleur marron foncé. Mais je vis ceci juste à temps pour ne pas tirer. J'avais commencé à presser la détente quand je baissai la carabine.
« Manamouki, dis-je. C'est une femelle. »
M'Cola et les deux guides romains opinèrent. J'avais été bien près de tirer. Nous avançâmes d'encore sept mètres peut-être et une autre antilope surgit. Mais celle-ci balançait frénétiquement la tête et ne pouvait pas gravir les rochers. Elle était très blessée et je pris mon temps, tirai soigneusement et lui brisai la colonne vertébrale.
Nous arrivâmes jusqu'à elle, couchée sur les rochers, un grand et puissant animal d'un brun foncé, presque noir, les cornes sombres et décrivant en arrière une courbe élégante ; il y avait une tache blanche sur son museau et en arrière de l'œil ; elle avait le ventre blanc, mais ce n'était pas un mâle.
M'Cola, doutant toujours, s'en assura en tâtant les mamelles courtes, peu développées, dit « Manamouki » et hocha tristement la tête.
C'était ce que Talma avait désigné comme le premier grand mâle.
« Mâle là-bas, montrai-je.
– Oui », dit M'Cola.
Je me dis que nous pouvions lui laisser le temps de se fatiguer, s'il était seulement blessé, et aller ensuite à sa recherche. Alors je ferais faire à M'Cola les incisions pour enlever la peau de la tête et nous laisserions le vieux écorcher la tête pendant que nous poursuivrions le mâle.
Je bus un peu d'eau du bidon. J'avais soif après la course et la montée et le soleil était haut maintenant et il commençait à faire chaud. Puis nous montâmes sur le versant de la vallée qui faisait face à celui d'où nous étions venus en suivant la femelle blessée et, au-dessous de nous, dans l'herbe haute, décrivant des cercles, nous cherchâmes la piste du mâle. Nous ne la trouvâmes pas.
Les antilopes avaient couru en groupe et toute trace particulière était confuse ou effacée. Nous découvrîmes du sang sur des tiges d'herbe, là où je l'avais atteinte pour la première fois, puis perdîmes la piste, puis la retrouvâmes là où l'autre trace de sang tournait court. Ensuite, les traces s'étaient toutes écartées en se dirigeant, en forme d'éventail, vers la vallée et les collines, et nous ne pûmes plus les retrouver. Finalement je vis du sang sur une tige d'herbe à environ cinquante mètres en remontant la vallée et la cueillis et la tins en l'air. Ceci était une erreur. J'aurais dû les conduire jusqu'à cette tige. Déjà, sauf M'Cola, tous perdaient confiance en la réalité du mâle.
Il n'était pas là. Il avait disparu. Il s'était évanoui. Peut-être n'avait-il jamais existé. Qui pouvait dire que c'était un vrai mâle ? Si je n'avais pas cueilli cette herbe avec le sang dessus, j'aurais pu les retenir. Plantée en terre avec le sang dessus, c'était une preuve. Cueillie, elle n'avait plus aucune signification sauf pour moi et pour M'Cola. Mais je ne pouvais plus trouver de sang et ils cherchaient tous à contrecœur maintenant. Le seul moyen possible était d'isoler chaque pied carré des hautes herbes et de fouiller chaque pied des ravins. La chaleur était très forte à présent et tous faisaient seulement semblant de chercher.
Talma avança : « Tous femelles, dit-il. Pas de mâle. Juste très grande femelle. Vous tuer plus grande femelle. Nous la trouver. Plus petite femelle échappée.
– Bougre d'enflé », dis-je, puis, me servant de mes doigts : « Écoute. Sept femelles. Puis quinze femelles et un mâle. Mâle touché. Là.
– Tous femelles, dit Talma.
– Une grande femelle touchée. Un mâle touché. »
Je semblais si sûr de moi qu'ils tombèrent d'accord et cherchèrent quelque temps, mais je pouvais voir qu'ils croyaient de moins en moins à l'existence du mâle.
« Si j'avais un bon chien, pensai-je. Juste un bon chien. »
Puis Talma arriva : « Toutes femelles, dit-il. Très grandes femelles.
– Tu es une vache, dis-je. Très grande vache. »
Ceci arracha un rire au Wanderobo Masaï qui commençait à paraître une incarnation de la misère humaine. Le frère avait cru au mâle, je le voyais. Le mari, maintenant, ne croyait plus aucun de nous. Je pensais qu'il ne croyait même plus au koudou de la nuit précédente. Mais, après cette façon de tirer, je ne pouvais l'en blâmer.
M'Cola arriva. « Hapana », dit-il lugubrement. Puis : « B'wana, vous tirer ce mâle ?
– Oui », dis-je. Pendant une minute, je me pris à douter qu'il y ait jamais eu un mâle. Puis je vis de nouveau sa noirceur lourde, son haut garrot et ses cornes dressées haut avant de se recourber en arrière, le vis courir avec le groupe, les dépassant des épaules, et noir comme le diable et, tandis que je le voyais, M'Cola le voyait de nouveau aussi à travers le brouillard naissant de l'incroyance du sauvage dans ce qu'il ne peut plus voir.
« Oui, dit M'Cola. Je le vois. Vous l'avez touché. »
Je répétai : « Sept femelles. Tirer la plus grosse. Quinze femelles, un mâle. Ce mâle touché. »
Alors ils y crurent tous pendant un moment et firent un cercle, en cherchant, mais la foi s'éteignit tout de suite dans la chaleur du soleil et les hautes herbes agitées par le vent.
« Tous des femelles », dit Talma. Le Wanderobo Masaï hocha la tête, bouche bée. Je sentais ce commode manque de foi m'envahir aussi. C'était foutrement plus facile de ne pas chercher de trace dans cette cuvette sans ombre et au soleil sur cette colline escarpée. Je dis à M'Cola que nous chasserions dans la vallée des deux côtés, qu'il finisse d'écorcher la tête, et que lui et moi descendrions seuls et chercherions le mâle. On ne pouvait pas faire chasser les autres avec ce manque de foi. Je n'avais pas eu l'occasion de les dresser ; n'avais eu aucun pouvoir pour les discipliner. S'il n'y avait pas eu de loi, j'aurais tué Talma et ils auraient tous chassé ou disparu. Je crois qu'ils auraient chassé. Talma n'était pas populaire. C'était un vrai poison.
M'Cola et moi redescendîmes dans la vallée, la parcourûmes comme des chiens, fîmes des cercles et suivîmes piste après piste. J'avais chaud et très soif. Le soleil tapait vraiment dur maintenant. « Hapana », dit M'Cola. Nous ne pouvions pas le trouver. Où qu'il fût, nous l'avions perdu.
« Peut-être était-ce une femelle. Peut-être tout cela était-il de la foutaise », pensai-je, laissant le manque de foi me pénétrer comme un réconfort. Nous allions examiner le flanc de la colline sur notre droite et puis nous aurions tout inspecté et nous emporterions la tête de la femelle au camp et verrions ce que le Romain avait trouvé. Je mourais de soif et vidai le bidon. Nous trouverions de l'eau au camp.
Nous commençâmes à gravir la colline et je débuchai une antilope dans des broussailles. Je faillis tirer dessus avant de voir que c'était une femelle. Cela montre comment elles peuvent se cacher, pensai-je. Il faudrait que nous reprenions les hommes et recommencions nos recherches ; et puis le vieux se mit à crier comme un sauvage : « Doumi ! Doumi ! » d'une voix haute, déchirante.
« Où ? criai-je, traversant en courant la colline vers lui.
– Là ! Là ! cria-t-il, désignant les bois de l'autre côté du commencement de la vallée. Là ! Là ! Le voilà ! Là ! »
Nous courûmes comme des fous, mais le mâle était hors de vue dans les bois à flanc de colline. Le vieux dit qu'il était énorme, il était noir, il avait de grandes cornes, et il était passé à dix mètres de lui, touché à deux endroits, au bas-ventre et à la croupe, très blessé mais marchant vite, traversant la vallée et gravissant la colline à travers les rochers.
« Je l'ai touché au bas-ventre » pensai-je. Puis pendant qu'il fuyait je l'avais atteint à la croupe. Il était couché très blessé et nous l'avions manqué. Puis, après que nous l'eûmes dépassé, il avait détalé.
« Venez », dis-je. Ils étaient maintenant tous très excités et prêts à marcher et le vieux jacassait à propos du mâle pendant qu'il pliait la peau de la tête et mettait la tête sur sa tête à lui et que nous commencions à traverser les rochers et à grimper, inspectant le flanc de la colline. Là où le vieux l'avait montré, il y avait la trace d'une très grande antilope, les marques des sabots bien écartées, les traces montant dans les bois, et il y avait du sang, beaucoup de sang.
Nous le suivions rapidement, espérant le faire lever et pouvoir tirer, et c'était facile à l'ombre des arbres avec beaucoup de sang pour nous guider. Mais il continuait à grimper, contournant la colline, et il avançait vite. Le sang était toujours brillant et frais, mais nous ne trouvions pas l'animal. Je ne cherchais pas la trace, mais regardais devant moi, pensais le voir peut-être s'il se retournait, ou le voir tombé, ou traversant la colline à travers le bois, et M'Cola et Talma suivaient la piste, aidés par tous sauf le vieux qui marchait en trébuchant avec la tête et la peau de la tête de l'antilope sur sa propre tête grise. M'Cola lui avait accroché la bouteille d'eau vide et Talma l'avait chargé de l'appareil de cinéma. Cette marche était pénible pour le vieux.
Nous arrivâmes une fois à un endroit où le mâle s'était reposé et suivîmes sa trace, il y avait une petite mare de sang sur un rocher où il s'était tenu, derrière des buissons, et je maudis le vent qui envoyait notre odeur en avant de nous. Une forte brise soufflait maintenant et j'étais certain que nous n'avions aucune chance de le surprendre, notre odeur ferait s'écarter de notre chemin tout ce qui pouvait bouger devant nous, aussi longtemps que ce gibier serait capable de bouger. Je pensais à essayer de faire un détour pour lui barrer le chemin avec M'Cola, en laissant les autres chercher la piste, mais nous marchions vite, le sang était encore clair sur les pierres et les feuilles tombées et l'herbe et les collines étaient trop abruptes pour permettre de l'encercler. Je ne voyais pas comment nous pourrions le prendre.
Puis il nous mena dans une région rocailleuse, coupée de ravins où la recherche de la piste devenait lente et la marche difficile. Là, pensais-je, nous le ferons lever dans un ravin, mais les éclaboussures de sang, moins fraîches maintenant, contournaient les rochers, passaient sur les pierres, montaient toujours plus haut et nous laissèrent sur le rebord d'une crête rocheuse. A partir de là, il avait dû redescendre. Plus haut, la pente était trop raide pour qu'il ait pu passer par-dessus le sommet de la colline. Il n'y avait pas d'autre chemin possible que la descente, mais comment était-il parti, et dans quel ravin ? J'envoyai les hommes examiner trois descentes possibles et montai sur le rebord pour essayer de l'apercevoir. Ils ne purent trouver aucune trace, et puis le Wanderobo Masaï cria d'en dessous et à droite qu'il avait trouvé du sang et, en descendant, nous en vîmes sur un rocher et puis suivîmes des taches espacées qui séchaient et descendîmes à pic jusqu'à la prairie d'en dessous. Cela m'encourageait de voir qu'il avait commencé à descendre la colline et dans l'herbe lourde de la prairie qui arrivait aux genoux il était facile de suivre la trace, parce que l'herbe se frottait contre son ventre et, bien qu'on ne pût pas voir clairement la piste sans se courber en deux et écarter l'herbe, pourtant la trace de sang était visible sur les tiges. Mais le sang était sec maintenant et d'un rouge mat et je savais qu'il avait gagné beaucoup de temps sur nous pendant qu'il marchait sur la colline à l'abri du rebord.
Finalement sa trace traversa le cours d'eau à sec, à peu près à l'endroit où nous avions aperçu la prairie le matin, et continuait dans la région en pente, aux arbres rares de l'autre versant. Il n'y avait pas de nuages et je sentais le soleil maintenant, non pas juste comme de la chaleur, mais comme un poids mortel sur ma tête et j'avais très soif. Il faisait très chaud, mais ce n'était pas la chaleur qui me tourmentait. C'était le poids du soleil.
Talma avait renoncé à chercher sérieusement la piste et se réservait des succès de théâtre en découvrant du sang quand M'Cola et moi étions arrêtés. Il ne voulait plus chercher la piste d'une façon méthodique, mais se reposait puis se remettait à pister par à-coups subits très irritants. Le Wanderobo Masaï était aussi inutile qu'un geai et je lui fis donner par M'Cola la grosse carabine à porter pour qu'il nous serve à quelque chose. Le frère du Romain n'était manifestement pas un chasseur et le mari restait très indifférent. Il ne semblait pas un vrai chasseur non plus. Tandis que nous cherchions la piste, lentement, le sol durci maintenant que le soleil l'avait cuit, le sang seulement en taches et en éclaboussures noires sur l'herbe courte, un par un le frère, Talma et le Wanderobo Masaï abandonnèrent et s'assirent à l'ombre des arbres disséminés.
Le soleil était terrible et comme il était nécessaire d'avancer la tête baissée et penchés, malgré un mouchoir étalé sur mon cou, j'avais de lancinantes douleurs de tête.
M'Cola suivait la trace lentement, régulièrement, et complètement absorbé par le problème. La sueur faisait briller sa tête nue et chauve et, quand elle lui coulait dans les yeux, il arrachait une tige d'herbe, la tenait des deux mains et rasait la sueur sur son front et son crâne chauve et noir avec la tige.
Nous avancions lentement. J'avais toujours juré à Pop que je pourrais l'emporter sur M'Cola, mais alors je me rendis compte que, dans le passé, j'avais fait une espèce d'exhibition à la Talma en découvrant la piste quand elle était perdue et que, pour pister régulièrement, par cette chaleur, avec un soleil vraiment pénible, si mauvais qu'on pouvait sentir ce qu'il faisait à votre tête, en la cuisant comme un feu de l'enfer, en marchant dans l'herbe courte sur un sol dur où une taché de sang était un caillot sec, noir sur une tige d'herbe, difficile à voir ; maintenant qu'il fallait trouver la prochaine petite tache noire à vingt mètres peut-être, l'un de nous tenant la dernière tandis que l'autre cherchait la suivante, puis continuer, un de chaque côté de la piste ; désigner les taches avec un brin d'herbe pour éviter de parler, jusqu'à ce qu'on perde la piste et que vous gardiez des yeux la dernière marque de sang et que les autres se lancent dans toutes les directions pour rechercher la piste, faire des signaux avec la main levée, ma bouche trop sèche pour parler, une vibration de chaleur montant du sol quand je me redressais pour que mon cou cesse de me faire mal et regardais devant moi, je savais que M'Cola était infiniment le meilleur marcheur et le meilleur traqueur. « Il faudra que je le dise à Pop », pensai-je.
A ce moment, M'Cola fit une plaisanterie. J'avais la bouche si sèche qu'il était pénible de parler.
« B'wana, dit M'Cola, me regardant tandis que je me redressais et renversais le cou en arrière pour faire passer la crampe.
– Oui ?
– Whisky ? et il me tendit la gourde.
– Salaud, dis-je en anglais, et il ricana et hocha la tête.
– Hapana whisky ?
– Espèce de sauvage », dis-je en swahili.
Nous recommençâmes à chercher la trace, M'Cola hochant la tête et fort amusé, et un peu plus loin l'herbe devint plus haute et la marche plus facile. Nous traversâmes toute cette région à moitié dégagée que nous avions vue du flanc de la colline, dans la matinée, et, au bas d'une pente, les traces retournaient dans l'herbe haute. Dans cette herbe plus haute, je constatai qu'en fermant à demi les yeux je pouvais voir sa trace là où il était entré dans l'herbe jusqu'au garrot et j'avançai très vite sans suivre les traces de sang, à la grande stupéfaction de M'Cola, mais ensuite nous nous trouvâmes de nouveau sur de l'herbe très courte et du rocher et notre besogne devint plus difficile que jamais.
Il ne saignait plus beaucoup maintenant ; le soleil et la chaleur devaient avoir séché les blessures et nous ne trouvions que de temps à autre une petite éclaboussure en étoile sur le sol rocheux.
Talma nous rejoignit et fit une ou deux remarquables découvertes de taches de sang, puis s'assit sous un arbre. Sous un autre arbre, je pouvais voir le pauvre vieux Wanderobo Masaï remplissant pour la première et dernière fois le rôle de porte-fusil. Sous un troisième se trouvait le vieux, la tête d'antilope noire à côté de lui comme un symbole de messe noire, son équipement pendu à ses épaules. M'Cola et moi continuâmes à chercher la trace lentement et péniblement le long de la longue pente rocheuse, puis dans une autre prairie aux arbres clairsemés, puis dans un long champ avec des rochers entassés au bout. Au milieu de ce champ, nous perdîmes complètement la piste et tournâmes en rond et cherchâmes pendant près de deux heures avant de retrouver du sang.
Le vieux en trouva pour nous derrière les rochers et à droite, à huit cents mètres de là. Il était parti droit dans cette direction, d'après sa propre conception de ce qu'avait dû faire le mâle. Le vieux était un chasseur.
Puis nous suivîmes la piste très lentement sur un kilomètre et demi environ de terrain rocheux et dur. Mais, à partir de là, cela devint impossible. Le sol était trop dur pour garder une empreinte et nous ne retrouvâmes plus de sang. Puis nous chassâmes d'après nos différentes idées de ce qu'avait dû faire le mâle, mais la contrée était trop étendue et nous n'avions aucune chance.
« Pas bon », dit M'Cola.
Je me redressai et allai me mettre à l'ombre d'un grand arbre. Elle était aussi fraîche que de l'eau et la brise rafraîchit ma peau à travers ma chemise mouilllée. Je pensais au mâle et souhaitais de toute mon âme ne l'avoir jamais touché. Maintenant je l'avais blessé et perdu. Je crois qu'il avait continué à avancer et était sorti de la région. Il n'avait jamais témoigné aucune tendance à revenir sur ses pas. Cette nuit il mourrait et les hyènes le mangeraient ou, pis encore, elles l'attraperaient avant sa mort, lui coupant le jarret et lui arrachant les tripes pendant qu'il vivrait encore. La première qui tomberait sur cette piste la suivrait jusqu'à ce qu'elle trouve l'antilope. Puis elle appellerait les autres. Je me sentais un salaud de l'avoir touchée et pas tuée. Il m'était égal de tuer n'importe quoi, n'importe quel animal, si je le tuais proprement ; tous devaient mourir et mon intervention dans la tuerie nocturne et saisonnière qui se poursuivait sans cesse était très réduite et ne m'inspirait aucun sentiment de culpabilité. Nous mangions la viande et gardions la peau et les cornes. Mais je me sentais écœuré à cause de ce mâle. De plus, je le voulais. Je voulais beaucoup l'avoir, je voulais l'avoir plus que je n'étais disposé à l'avouer. Enfin, nous avions épuisé nos possibilités avec lui. Nous avions eu notre chance au début quand il était couché et nous l'avions manquée. Nous avions perdu cela. Non, notre meilleure chance, la seule qu'un chasseur pût jamais demander, fut quand j'avais pu tirer et avais visé tout l'animal au lieu de viser de sang-froid. C'était foutrement de ma faute. J'étais un salaud de l'avoir atteint au bas-ventre. Cela venait d'un excès de confiance en mes capacités et de ce que j'avais négligé un des facteurs de la réussite. Enfin, nous l'avions perdu. Je doutais qu'il y eût un chien au monde capable de trouver sa trace maintenant par cette chaleur. Cependant c'était notre seule chance. Je sortis le dictionnaire et demandai au vieux s'il y avait des chiens chez le Romain.
« Non, dit le vieux. Hapana. »
Nous fîmes un très large cercle et j'envoyai le mari et le frère d'un autre côté. Nous ne trouvâmes rien, ni piste, ni traces, ni sang et je dis à M'Cola que nous allions regagner le camp. Le frère du Romain et le mari remontèrent la vallée pour chercher la viande de la femelle que nous avions tuée. Nous étions vaincus.
M'Cola et moi en tête, les autres derrière, nous marchâmes dans la longue brume de chaleur de la région à découvert, descendîmes pour traverser le ruisseau à sec, puis remontâmes dans l'ombre bienfaisante de la piste à travers les bois. Tandis que nous marchions avec des alternances d'ombre et de soleil, le sol de la forêt était doux et élastique là où nous quittions la piste pour gagner du temps ; nous vîmes, à moins de cent mètres, une troupe d'antilopes noires debout dans le bois et nous regardant. J'armai et cherchai des yeux la plus belle paire de cornes.
« Doumi, murmura Talma. Doumi kubwa sana ! »
Je regardai ce qu'il me montrait. C'était une très grande antilope femelle, marron foncé, avec des taches blanches sur le museau, le ventre blanc, trapue et avec une belle paire de cornes recourbées. J'examinais soigneusement toute la bande. C'étaient toutes des femelles ; évidemment la bande dont j'avais blessé et perdu le mâle, et elles avaient passé par-dessus la colline et s'étaient regroupées ici.
« Nous allons au camp », dis-je à M'Cola.
Au moment où nous repartions, les antilopes bondirent et passèrent en courant près de nous, traversant la piste un peu plus loin. A chaque belle paire de cornes de femelles, Talma disait :
« Mâle, B'wana. Grand, gros mâle. Tirez, B'wana. Tirez, oh, tirez !
– Toutes des femelles, dis-je à M'Cola quand elles eurent passé, continuant à courir dans une panique folle à travers le sous-bois taché de soleil.
– Oui, approuva-t-il.
– Vieux », dis-je. Le vieux s'approcha.
« Laisse le guide porter cela », dis-je.
Le vieux déposa la tête d'antilope.
« Non, dit Talma.
– Oui, dis-je. Nom de Dieu, oui. »
Nous continuâmes à travers les bois vers le camp. Je me sentais mieux, beaucoup mieux. Pendant toute la journée je n'avais pas pensé une seule fois aux koudous. Maintenant nous allions rentrer là où ils nous attendaient.
Rentrer au camp semblait beaucoup plus long, bien que, en général, le retour sur une nouvelle piste soit plus court. J'étais fatigué jusqu'à la moelle des os, ma tête était brûlante et j'avais soif comme je n'avais jamais eu soif de ma vie. Mais soudain, en marchant à travers les arbres, il fit beaucoup plus frais. Un nuage avait passé devant le soleil.
Nous sortîmes des bois et descendîmes jusqu'à la plaine en vue de la haie d'épines. Le soleil était derrière un banc de nuages maintenant et puis, très vite, le ciel fut complètement couvert et les nuages semblaient lourds et menaçants. Je pensai que ç'avait peut-être été le dernier jour de chaleur sèche ; chaleur exceptionnelle avant les pluies. D'abord je me dis : Si seulement il avait plu, de façon que le sol conserve les empreintes, nous aurions pu ne jamais perdre ce mâle ; puis, regardant les nuages lourds, cotonneux, qui avaient si vite couvert tout le ciel, je pensai que si nous voulions rejoindre les autres et faire franchir à l'auto ces quinze kilomètres de route de terre noire à coton jusqu'à Handeni, nous ferions mieux de partir. Je montrai le ciel.
« Mauvais, approuva M'Cola.
– Aller au camp de B'wana M'Kubwa ?
– Meilleur. » Puis, avec vigueur, acceptant la décision :
« N'Dio. N'Dio.
– Nous partons », dis-je.
Arrivés à la haie d'épines et à la hutte, nous levâmes le camp en hâte. Il y avait là un coureur de notre dernier camp qui avait apporté une note, écrite avant que P.V.M. et Pop fussent partis, et ma moustiquaire. Il n'y avait rien dans la note, que des souhaits de bonne chance et l'annonce de leur départ. Je bus de l'eau d'un de nos sacs de toile, m'assis sur un bidon d'essence et regardai le ciel. Je ne pouvais, en conscience, risquer de rester. S'il pleuvait ici, nous pourrions être empêchés même d'aller jusqu'à la route. S'il pleuvait beaucoup sur la route, nous n'arriverions jamais à la côte cette saison. L'Autrichien et Pop avaient tous deux dit cela. Il fallait partir.
C'était décidé, de sorte qu'il était inutile que je pense au grand désir que j'avais de rester. La fatigue de la journée aidait à rendre cette décision facile. On était en train de tout charger dans l'auto et ils ramassaient tous la viande restée sur les baguettes autour des cendres du feu.
« Vous ne voulez pas manger, B'wana ? me demanda Kamau.
– Non », dis-je. Puis en anglais : « Trop foutrement fatigué.
– Mangez. Vous avez faim.
– Plus tard, dans l'auto. »
M'Cola passa avec un fardeau, sa grande figure plate de nouveau tout à fait inexpressive. Elle ne s'animait qu'à la chasse ou quand on plaisantait. Je trouvai une timbale près du feu et lui criai d'apporter le whisky, et le visage sans expression se plissa aux yeux et à la bouche pour sourire, tandis qu'il tirait la gourde de sa poche.
« Avec l'eau meilleur, dit-il.
– Espèce de Chinois noir. »
Ils travaillaient tous vite et les femmes du Romain s'approchèrent et restèrent un peu à l'écart pour regarder charger la voiture. Il y en avait deux, jolies, bien faites et timides, mais montrant de l'intérêt. Le Romain n'était pas encore de retour. J'aimais beaucoup le Romain et avais un grand respect pour lui.
Je bus un peu de whisky et d'eau et regardai les deux paires de cornes de koudou appuyées contre le mur de la hutte genre cage à poules. Des crânes blancs bien nettoyés, les cornes s'élevaient en lentes spirales qui, en s'étendant, décrivaient une courbe, puis une autre et ensuite s'incurvaient délicatement jusqu'à ces pointes lisses, pareilles à de l'ivoire. Une paire était plus étroite et plus grande contre la paroi de la hutte. L'autre était presque aussi grande, mais plus large d'envergure et plus lourde de bois. Elles avaient la couleur de noix foncées et étaient merveilleuses à regarder. Je posai le Springfield entre elles contre la hutte et les pointes dépassaient le bout de la carabine. Comme Kamau revenait après avoir apporté une charge à la voiture, je lui dis d'apporter l'appareil photographique et puis le fis se mettre entre les cornes pendant que je prenais une photo. Puis il les souleva, chaque tête étant une charge, et les porta à la voiture.
Talma parlait haut et d'une voix croassante aux femmes du Romain. D'après ce que je pouvais comprendre il leur offrait les bidons d'essence vides contre un morceau de quelque chose.
« Viens ici », lui criai-je. Il arriva toujours très content de lui.
« Écoute, lui dis-je en anglais. Si cette expédition se termine sans que je t'aie cogné dessus, ce sera fichtrement étonnant. Et si jamais je te touche, je te casserai ta sale gueule. C'est tout. »
Il ne comprit pas les mots, mais le ton lui rendit mes intentions plus claires que si j'avais cherché quelque chose dans le dictionnaire. Je me levai et fis comprendre par signes aux femmes qu'elles pouvaient prendre les bidons d'essence et les caisses. Que le diable m'emporte si, tant que j'avais mon mot à dire, je laisserais Talma se livrer à ses petites combines.
« Monte dans l'auto, lui dis-je. Non, dis-je comme il se préparait à donner lui-même un des bidons d'essence, monte dans l'auto. » Il alla jusqu'à la voiture.
Nous étions chargés et prêts à partir. Les cornes en spirales dépassaient l'arrière de la voiture, attachées sur le chargement. Je laissai de l'argent pour le Romain et une des peaux de koudou pour le garçon. Puis nous montâmes dans l'auto. Je m'assis devant avec le Wanderobo Masaï. Derrière il y avait M'Cola, Talma et le coureur qui était un homme du village du vieux près de la route. Le vieux était accroupi sur le sommet du chargement derrière, tout près du toit.
Nous fîmes des gestes d'adieu et démarrâmes, passant devant d'autres membres de la maisonnée du Romain, les plus vieux et les plus laids, faisant rôtir des morceaux de viande devant un feu de bois à côté de la piste qui venait de la rivière à travers le champ de maïs. La traversée se fit sans peine, les eaux étaient basses et les rives avaient séché et je me retournai pour regarder le champ, les huttes du Romain, l'enclos où nous avions campé et les collines bleues, sombres sous le ciel couvert, et j'avais des remords de ne pas avoir vu le Romain pour lui expliquer pourquoi nous partions ainsi.
Puis nous passâmes à travers bois, suivant notre trace et essayant d'aller vite pour en sortir avant la nuit. Nous eûmes des ennuis à deux reprises, dans des endroits détrempés, et Talma semblait en proie à une violente hystérie, donnant des ordres à tout le monde pendant que nous creusions et coupions des broussailles, jusqu'à ce que je fusse convaincu que je serais obligé de lui taper dessus. Il appelait le châtiment corporel comme un enfant qui veut se faire remarquer appelle une fessée. Kamau et M'Cola se moquaient tous les deux de lui. Il jouait maintenant au chef victorieux retour d'expédition. Je trouvais vraiment dommage qu'il ne puisse pas avoir ses plumes d'autruche.
Une fois, comme nous étions embourbés et que je travaillais avec la pelle, il se pencha vers moi donnant frénétiquement des conseils et des ordres, et je lui envoyai le manche de la pelle, d'une façon manifestement involontaire, dans le ventre, et il tomba à la renverse. Je ne lui accordai pas un coup d'œil et M'Cola, Kamau et moi ne pouvions pas nous regarder de peur de rire.
« J'ai mal, dit-il, très étonné, en se relevant.
– Ne t'approche jamais d'un homme qui creuse, dis-je en anglais. Foutrement dangereux.
– J'ai mal, dit Talma se tenant le ventre.
– Frotte-toi », lui dis-je et je frottai mon ventre pour lui montrer. Nous remontâmes tous dans la voiture et je commençai à prendre en pitié ce pauvre bougre, bon à rien, cabotin, aussi dis-je à M'Cola que je boirais bien une bouteille de bière. Il en sortit une de dessous les charges de l'arrière, nous traversions maintenant la région pareille à un parc aux cerfs, nous l'ouvrîmes et je la bus lentement. Je regardai en arrière et vis que Talma était de nouveau d'aplomb, parlant à toute allure. Il se frottait le ventre et paraissait expliquer aux autres quel gaillard il était et qu'il n'avait rien senti. Je sentais le vieux qui m'observait de dessous le toit pendant que je buvais la bière.
« Mon vieux, dis-je.
– Oui, B'wana.
– Un cadeau », et je lui tendis ce qui restait au fond de la bouteille. Il ne restait pas grand-chose sauf l'écume et très peu de bière.
« Bière, demanda M'Cola.
– Bon Dieu ! oui », dis-je. Je pensais à la bière et en esprit revivais cette année, au printemps, où nous marchions sur la route de montagne de Bains de l'Alliez et ce concours des buveurs de bière où nous n'avions pas réussi à gagner le veau et étions revenus de nuit par la montagne, avec le clair de lune sur les champs de narcisses dans les prairies, et comment nous étions ivres et parlions de la façon dont on pourrait décrire cette lumière sur cette pâleur ; et je pensais à la bière brune, assis aux tables de bois sous la glycine à Aigle, quand nous étions arrivés après avoir traversé la vallée du Rhône, ayant pêché dans les Stockalper avec les marronniers en fleur et Chink et moi discutant de nouveau la façon de les décrire et si l'on pouvait les appeler des candélabres de cire. Mon Dieu, quelles sacrées discussions littéraires nous avions, nous étions littéraires en diable juste après la guerre et, plus tard, il y avait eu la bonne bière chez Lipp à minuit après Mascart-Ledoux au Cirque de Paris, ou Routis-Ledoux ou n'importe quel grand combat d'où l'on sortait sans voix mais encore trop énervé pour rentrer ; mais la bière c'était surtout ces années juste après la guerre avec Chink et dans les montagnes. Des drapeaux pour le Fusilier, des rochers pour le Montagnard, pour les poètes anglais de la bière, de la bière forte pour moi. Ainsi parlait Chink alors, citant Robert Graves. Nous devenions trop vieux pour certains pays et nous allions dans d'autres, mais la bière restait toujours une sacrée merveille. Le vieux savait cela aussi. Je l'avais lu dans ses yeux la première fois où il m'avait vu boire.
« Bière », dit M'Cola. Ce n'est pas moi qui aurais dit le contraire, et je regardais ce pays pareil à un parc, le moteur chaud sous mes pieds, le Wanderobo Masaï aussi fort que jamais à côté de moi, Kamau regardant les empreintes des pneus dans l'herbe verte, et je laissais pendre mes jambes bottées par-dessus le côté de l'auto pour rafraîchir mes pieds et buvais la bière et souhaitais que le vieux Chink fût avec moi. Le capitaine Éric Edward Dorman-Smith, M.C., du Cinquième Régiment de Fusiliers de Sa Majesté. S'il était là, nous pourrions discuter comment décrire ce pays pareil à un parc aux cerfs et s'il suffisait de l'appeler parc aux cerfs. Pop et Chink se ressemblaient beaucoup. Pop était plus vieux et plus indulgent pour son âge et le même genre de compagnon. Je m'instruisais avec Pop, tandis que Chink et moi avions découvert une grande partie du monde ensemble et puis nos chemins avaient considérablement divergé.
Mais ce maudit mâle d'antilope noire. J'aurais dû le tuer, mais j'avais tiré en courant. Pour arriver à le toucher, il fallait le prendre tout entier comme cible. Oui, imbécile, mais et cette femelle que tu avais manquée deux fois, alors que tu tirais couché et la voyais de flanc ? Était-ce un coup difficile ? Non. Si je m'étais couché la nuit dernière je n'aurais pas fait cela. Ou si j'avais essuyé le canon pour enlever l'huile, mon fusil n'aurait pas rué la première fois. Alors je n'aurais pas baissé mon arme et tiré sous elle le second coup. Tout est fichtrement de votre faute si vous valez quelque chose. Je croyais pouvoir me servir d'une carabine mieux que je ne le pouvais et j'avais perdu beaucoup d'argent à vouloir le prouver, mais je savais, froidement et objectivement, que je pouvais tirer sur du gibier aussi bien que n'importe quel salaud qui ait jamais vécu. Pas de doute là-dessus. Et alors ? Alors, j'avais atteint au bas-ventre une antilope noire, un mâle, et l'avais laissé s'enfuir. Pouvais-je tirer aussi bien que je le croyais ? Mais oui. Alors, pourquoi avais-je raté cette femelle ! Foutre, il arrive à tout le monde de ne pas être en forme. Tu n'as absolument aucun droit à ne pas être en forme. Qui diable es-tu ? Ma conscience ? Écoute, je suis au mieux avec ma conscience. Je sais exactement quel enfant de putain je suis et je sais ce que je peux faire bien. Si je n'avais pas été obligé de tout plaquer et de m'en aller, j'aurais eu une antilope noire. Tu sais que le Romain était un chasseur. Il y avait une autre harde. Pourquoi étais-je obligé de tout faire en une soirée ? Était-ce une façon de chasser ? Foutre, non. Je gagnerais de l'argent d'une façon ou d'une autre et quand nous reviendrions, nous arriverions au village du vieux avec des camions, puis nous partirions avec des porteurs, de façon à ne pas avoir à nous soucier d'une maudite auto, nous renverrions les porteurs et camperions dans les bois au-dessus du ruisseau, au-dessus de chez le Romain, et explorerions le pays lentement, vivant là et chassant tous les jours, quelquefois nous arrêtant pour écrire une semaine, ou écrivant la moitié de la journée, ou un jour sur deux, et arrivant à connaître le pays comme je connaissais la région autour du lac où nous avions été élevés. Je verrais les buffles paître là où ils vivaient et, quand les éléphants traverseraient les collines, nous les verrions et les regarderions briser les branches et ne serions pas obligés de tirer, et je m'étendrais dans les feuilles tombées et regarderais les koudous brouter et ne tirerais jamais à moins de voir des bois plus beaux que ceux que j'avais à l'arrière de l'auto et, au lieu de suivre cette antilope noire, atteinte au bas-ventre, toute la journée je m'allongerais derrière un rocher et les regarderais sur le flanc de la montagne et les verrais assez longtemps pour qu'elles m'appartiennent à jamais. Oui, si Talma ne ramenait pas son B'wana Simba dans le pays pour exterminer le gibier. Mais s'il le faisait, je continuerais au-delà de ces collines et il y aurait une autre région où un homme pouvait vivre et chasser s'il avait le temps de vivre et de chasser. Ils allaient n'importe où une voiture pouvait aller. Mais il devait y avoir un peu partout des poches comme celle-là, que personne ne connaît, devant lesquelles les voitures passent tout le long de la route. Ils chassent tous aux mêmes endroits.
« Bière ? demanda M'Cola.
– Oui », dis-je.
Bien sûr, on ne pouvait pas gagner sa vie ici. Tout le monde avait expliqué cela. Les sauterelles venaient manger vos récoltes et la mousson faisait défaut, et les pluies ne tombaient pas, et tout séchait sur place et mourait. Il y avait les tiques et les mouches pour tuer le bétail, et les moustiques vous donnaient la fièvre et vous attrapiez peut-être la dysenterie. Votre bétail crevait et vous vendiez votre café pour rien. Il fallait être un Indien pour gagner de l'argent avec le sisal et, sur la côte, chaque plantation de noix de coco représentait un homme ruiné par cette idée ou gagnant de l'argent avec le copra. Un chasseur blanc travaillait trois mois de l'année et buvait pendant douze et le gouvernement ruinait le pays au bénéfice des Hindous et des indigènes. C'était ce qu'ils vous racontaient. Bien sûr. Mais je n'avais pas envie de gagner de l'argent. Tout ce que je voulais faire, c'était vivre là et avoir le temps de chasser. Déjà j'avais eu une des maladies et avais éprouvé la nécessité de laver un morceau de mon gros intestin, large de trois pouces, avec de l'eau et du savon et de le repousser à sa place un nombre incalculable de fois par jour. Il y a des remèdes qui guérissent cela et je ne regrettais pas de l'avoir supporté pour voir ce que j'avais vu et avoir été là où j'avais été. D'ailleurs, j'avais attrapé cela sur ce sale bateau en venant de Marseille. P.V.M. n'avait pas été malade un seul jour. Ni Karl. J'adorais ce pays et je m'y sentais chez moi et, quand un homme se sent chez lui en dehors de l'endroit où il est né, c'est là qu'il est destiné à aller. Et puis, à l'époque de mon grand-père, le Michigan était un État dévasté par la malaria. Ils l'appelaient la fièvre, la fièvre quarte. Et aux Tortugas où j'avais passé des mois, lors d'une épidémie il est mort un millier d'hommes de la fièvre jaune. Iles et continents nouveaux essayent de vous effrayer avec des maladies comme un serpent siffle. Le serpent peut aussi être venimeux. On les tue. Au diable, ce que j'avais eu il y a un mois m'aurait tué dans l'ancien temps, avant qu'on eût inventé les remèdes. Peut-être en serais-je mort et peut-être me serais-je guéri.
Il est plus facile de bien se porter dans un bon pays en prenant des précautions simples que de prétendre qu'un pays qui est fini est encore bon.
Un continent vieillit vite quand nous y arrivons. Les indigènes vivent en harmonie avec lui. Mais l'étranger détruit, coupe les arbres, draine les eaux, de sorte que l'approvisionnement en eau est changé et au bout de peu de temps le sol, une fois la terre retournée, s'épuise et, ensuite, il commence à s'envoler comme il s'est envolé dans tous les vieux pays et comme je l'ai vu commencer à s'envoler au Canada. La terre se fatigue d'être exploitée. Un pays s'épuise vite à moins qu'on ne remette dedans tous ses déchets et tous ceux de ses animaux. Quand l'homme cesse de se servir d'animaux et emploie des machines, la terre triomphe rapidement de lui. La machine ne peut pas reproduire, ni fertiliser le sol, et elle mange ce qu'il ne peut pas produire. Un pays a été fait pour être tel que nous l'avons trouvé. Nous sommes les envahisseurs et, après notre mort, nous pourrons l'avoir ruiné, mais il sera toujours là et nous ne savons pas quels seront les changements qui se produiront par la suite. Je suppose qu'ils finiront tous comme la Mongolie.
Je reviendrai en Afrique, mais pas pour y gagner ma vie. Je peux faire cela avec deux crayons et quelques centaines de pages du papier le meilleur marché. Mais je reviendrai là où il me plaisait de vivre ; de vivre vraiment. Pas de laisser simplement ma vie s'écouler. Nos ancêtres sont allés en Amérique parce que c'était alors l'endroit où aller. Ç'avait été un bon pays et nous en avions fait un foutu gâchis et j'irais maintenant ailleurs comme nous avions toujours eu le droit d'aller ailleurs et comme nous l'avions toujours fait. On pouvait toujours revenir. Laissons les autres venir en Amérique, qui ne savent pas qu'ils arrivent trop tard. Nos ancêtres l'avaient vue lorsqu'elle était la plus belle et s'étaient battus pour elle quand elle méritait qu'on se battît pour elle. Maintenant j'irais ailleurs. Nous le faisions toujours autrefois et il y avait encore de bons endroits où aller.
Je savais reconnaître un bon pays quand j'en voyais un. Ici il y avait du gibier, beaucoup d'oiseaux, et j'aimais les indigènes. Ici je pouvais chasser et pêcher. Ça, et écrire, et lire, et voir des tableaux était tout ce que j'aimais faire. Et je pouvais me rappeler tous les tableaux. Il y avait d'autres choses que j'aimais regarder, mais c'étaient celles-ci que j'aimais faire. Cela et le ski. Mais mes jambes étaient mauvaises maintenant et cela ne valait plus la peine de chercher de la bonne neige. On voyait trop de gens faire du ski maintenant.
L'auto ayant contourné une éminence et traversé un champ vert, herbeux, nous arrivâmes en vue du village masaï.
Quand les Masaïs nous virent, ils commencèrent à courir et nous nous arrêtâmes, entourés par eux, juste au bas de la palissade. C'étaient les jeunes guerriers qui avaient couru avec nous, et maintenant les femmes et les enfants sortaient tous pour nous voir. Les enfants étaient tous très jeunes et les hommes et les femmes paraissaient tous du même âge. Il n'y avait pas de vieilles gens. Ils semblaient tous être nos grands amis et nous donnâmes une fête qui eut beaucoup de succès avec, en guise de friandises, notre pain qu'ils mangèrent tous avec de grands rires, les hommes d'abord, puis les femmes. Puis je fis ouvrir par M'Cola deux boîtes de mincemeat et de plum-pudding et je les découpai en portions et les leur distribuai. J'avais lu et entendu dire que les Masaïs ne vivaient que du sang de leur bétail mélangé avec du lait, qu'ils aspiraient le sang par une blessure faite dans la veine du cou en tirant une flèche de très près. Ces Masaïs, cependant, mangèrent du pain, du mincemeat froid et du plum-pudding avec grand plaisir et beaucoup de rires et de plaisanteries. L'un d'eux très grand et beau s'obstinait à me demander quelque chose que je ne comprenais pas et cinq ou six autres se joignirent à lui. Quoi qu'ils désirassent, ils en avaient très envie. Finalement, le plus grand fit une grimace très étrange et émit un bruit comme un porc à l'agonie. Je compris enfin ; il me demandait si nous avions un de ces objets, et j'appuyai sur le bouton du klaxon. Les enfants s'enfuirent en criant, les guerriers rirent et rirent, et puis comme Kamau, à la demande générale, appuyait encore et encore sur le klaxon, j'observai l'expression de ravissement total et d'extase sur le visage des femmes et compris qu'avec ce klaxon il aurait pu avoir n'importe quelle femme de la tribu.
Finalement, il nous fallut partir et, après avoir distribué les bouteilles de bière vides, les étiquettes des bouteilles et finalement les capsules des bouteilles, ramassées par terre par M'Cola, nous partîmes, notre klaxon plongeant les femmes dans l'extase, les enfants dans la panique et les guerriers dans la joie. Les guerriers coururent avec nous pendant un bon moment, mais il nous fallait avancer, la route était bonne à travers la région pareille à un parc et, assez vite, nous fîmes des gestes d'adieu aux derniers d'entre eux debout bien droits et grands, dans leurs vêtements de peaux brunes, leurs nattes de cheveux pendantes, le visage teint d'un brun rouge, appuyés sur leur lance, nous regardant et souriant.
Le soleil était presque couché et, comme je ne connaissais pas le chemin, je fis asseoir le coureur devant avec le Wanderobo Masaï pour aider Kamau à se diriger et je m'assis dans le fond avec M'Cola et Talma. Nous quittâmes le pays pareil à un parc et entrâmes dans la plaine sèche parsemée de buissons avant le coucher du soleil, et je bus une autre bouteille de bière allemande et, regardant le pays, vis soudainement que tous les arbres étaient remplis de cigognes blanches. Je ne savais pas si elles étaient en migration ou suivaient les sauterelles mais, dans le crépuscule, elles étaient très jolies à voir et, profondément ému par elles, je donnai au vieux deux bons doigts de la bière qui restait au fond de la bouteille.
A la bouteille suivante, j'oubliai et la bus toute avant de me rappeler le vieux. Il y avait encore des cigognes dans les arbres et nous vîmes des gazelles de Grant qui broutaient à droite. Un chacal, comme un renard gris, traversa la route en trottinant. Aussi dis-je à M'Cola d'ouvrir une autre bouteille et nous étions dans la plaine et grimpant la longue pente vers la route et le village, les deux montagnes en vue maintenant, et il faisait presque nuit et très froid quand je tendis la bouteille au vieux qui la prit, accroupi sous le toit, et la caressa tendrement.
Au village nous nous arrêtâmes sur la route dans l'obscurité et je payai au coureur la somme qui était indiquée sur le message qu'il m'avait apporté. Je payai au vieux la somme que Pop m'avait dit de lui payer et une gratification. Puis il y eut une grande dispute entre eux tous. Talma devait aller au camp principal pour toucher son argent. Abdullah insistait pour l'accompagner. Il n'avait pas confiance en Talma. Le Wanderobo Masaï insistait pitoyablement pour venir. Il était sûr que les autres le frustreraient sur sa part et j'étais aussi sûr qu'ils le feraient. Il y avait de l'essence laissée pour nous au cas où nous en aurions manqué et que nous devions emporter de toute façon. Nous étions trop chargés et je ne savais pas comment la route était devant nous. Mais je pensais que nous pourrions emmener Abdullah et Talma et caser le Wanderobo Masaï. Il n'était pas question que le vieux vienne. Il avait été réglé et n'avait pas discuté la somme, mais maintenant il ne voulait pas quitter l'auto. Il s'accroupissait sur le sommet des bagages et se cramponnait aux cordes en disant : « Je vais avec B'wana. »
M'Cola et Kamau furent obligés de lui faire lâcher prise et de le bousculer pour recharger, tandis qu'il criait : « Je veux aller avec B'wana ! »
Pendant qu'ils rechargeaient dans l'obscurité, il s'accrocha à mon bras et parla très calmement dans un langage que je ne pouvais pas comprendre.
« Tu as les shillings, dis-je.
– Oui, B'wana », dit-il. Ce n'était pas de cela qu'il s'agissait. Il était d'accord pour l'argent.
Puis, quand nous montâmes dans la voiture, il me lâcha et se mit à grimper par-derrière sur les bagages. Talma et Abdullah le firent descendre.
« Tu ne peux pas venir. Il n'y a pas de place. »
Il me parla de nouveau très doucement, plaidant et suppliant.
« Non, il n'y a pas de place. »
Je me rappelai que j'avais un petit canif et le sortis de ma poche et le lui mis dans la main, il le repoussa dans la mienne.
« Non, dit-il, non. »
Puis il se calma et resta debout sur la route. Mais quand nous partîmes, il se mit à courir derrière la voiture et je l'entendais dans l'obscurité crier : « B'wana ! Je veux aller avec B'wana ! ».
Nous avançâmes sur la route, que les phares faisaient paraître comme un boulevard après les endroits où nous avions passé. Nous fîmes soixante-quinze kilomètres sur cette route dans la nuit obscure sans incidents. Je restai éveillé jusqu'à ce que nous eussions dépassé la mauvaise partie, une longue plaine de terre noire à coton aux ornières profondes où les phares repéraient la route à travers les buissons et puis, quand la route fut meilleure, je m'endormis, me réveillant de temps en temps pour voir les phares briller sur un mur de grands arbres, ou une berge nue, ou quand nous grimpions en première une côte raide avec la lumière en oblique devant nous.
Finalement, quand le compteur indiqua soixante-quinze kilomètres, nous nous arrêtâmes et réveillâmes un indigène dans sa hutte et M'Cola lui demanda où était le camp. Je dormis encore et puis me réveillai comme nous quittions la route et prenions une piste à travers les arbres avec les feux du camp devant nous. Puis, comme nous arrivions à l'endroit où nos phares brillaient sur les tentes vertes, je criai et nous commençâmes tous à crier et à faire marcher le klaxon et je tirai un coup de fusil, la flamme brisant l'obscurité et faisant un grand bruit. Puis nous nous arrêtâmes et je vis Pop sortir de sa tente, massif et lourd dans sa robe de chambre, et puis il mit ses bras autour de mes épaules et dit : « Sacré torero, va ! » et je lui tapai dans le dos.
Et je dis : « Regardez-les, Pop. »
Puis je serrai fort P.V.M. que je sentais toute petite dans la masse ouatinée de sa robe de chambre et nous nous disions des choses l'un à l'autre.
Puis Karl sortit et je dis : « Hé, Karl.
– Je suis foutrement content, dit-il. Elles sont merveilleuses. »
M'Cola avait descendu les cornes et lui et Kamau les tenaient de façon que tous puissent les voir à la lumière du feu.
« Qu'avez-vous eu ? demandai-je à Karl.
– Encore un de ceux-là. Comment les appelez-vous ? Tendalla.
– Épatant », dis-je. Je savais que j'avais une tête que personne ne pouvait battre et j'espérais qu'il en avait une belle aussi.
« Quelle taille ?
– Oh, cinquante-sept pouces, dit Karl.
– Allons le voir, dis-je, la gorge étranglée.
– Il est par là », dit Pop, et nous y allâmes. C'était la paire de cornes de koudou la plus grande, la plus large, la plus lourde, avec la plus longue courbe, la plus incroyable du monde. Soudain, empoisonné par l'envie, je désirais ne plus revoir les miennes, jamais, jamais.
« C'est merveilleux », dis-je, les mots sortant de ma bouche aussi gais qu'un croassement. J'essayai de nouveau. « C'est épatant. Comment l'avez-vous eu ?
– Il y en avait trois, dit Karl. Ils étaient tous aussi gros que celui-là. Je ne savais pas lequel était le plus gros. Nous avons eu un mal de chien. J'ai tiré quatre ou cinq fois.
– C'est une splendeur », dis-je. J'arrivai à dissimuler un peu mieux, mais ça ne tromperait personne.
« Je suis rudement content que vous ayez eu le vôtre, dit Karl. Ce sont des splendeurs. Vous me raconterez tout cela demain matin. Je sais que vous êtes fatigué ce soir. Bonne nuit. »
Il partit, plein de tact comme toujours, pour que nous puissions parler de cela si nous le désirions.
« Venez donc boire quelque chose, criai-je.
– Non, merci, je crois que je ferais mieux d'aller me coucher. J'ai une espèce de migraine.
– Bonne nuit, Karl.
– Bonne nuit. Bonne nuit, Pauvre Vieille Mama.
– Bonne nuit », dîmes-nous tous.
Près du feu, avec des whiskies-soda, nous parlâmes et je leur racontai tout.
« Ils trouveront peut-être le mâle, dit Pop. Nous offrirons une récompense pour les cornes. Les ferons envoyer au service de la chasse. Combien fait le plus gros ?
– Cinquante-deux pouces.
– Au-dessus de la courbe ?
– Oui. Peut-être un petit peu plus.
– Les pouces ne signifient rien du tout, dit Pop. Ce sont de rudement beaux koudous.
– Oui. Mais pourquoi faut-il qu'il me possède aussi complètement ?
– Il a la veine, dit Pop. Bon Dieu, quel koudou. Je n'en ai vu tuer qu'un seul qui dépassât cinquante pouces de toute ma vie. C'était sur le Kalal.
– Nous savions qu'il l'avait quand il a quitté l'autre camp, dit P.V.M. Le camion est venu et nous l'avons appris. J'ai passé tout mon temps à prier pour toi. Demande à Mr J.P.
– Vous ne saurez jamais quelle joie nous avons eue en voyant cette auto arriver dans la lumière du feu avec ces sacrées cornes qui dépassaient, dit Pop. Vieux salaud.
– C'est merveilleux, dit P.V.M. Allons les regarder encore.
– Vous pourrez toujours vous rappeler comment vous les avez tués. C'est ce que vous en retirez de meilleur, dit Pop. Ce sont de foutrement beaux koudous. »
Mais j'étais amer et je restai amer toute la nuit. Le matin, pourtant, c'était fini. C'était fini et ça n'a jamais recommencé.
Pop et moi étions debout à regarder les têtes avant le petit déjeuner. C'était une matinée grise, couverte et froide. Les pluies approchaient.
« Ce sont trois merveilleux koudous, dit-il.
– Elles font bien à côté du grand de ce matin », dis-je. Et, chose curieuse, c'était vrai. J'avais accepté le grand maintenant et j'étais heureux de le voir et que Karl l'ait eu. Quand on mettait les cornes les unes à côté des autres, elles faisaient très bien. Vraiment. Elles étaient toutes belles.
« Je suis content que vous vous sentiez mieux, dit Pop. Je me sens mieux moi-même.
– Je suis vraiment content qu'il l'ait eu, dis-je sincèrement. Les miennes me suffisent.
– Nous avons des émotions très primitives, dit-il. Il est impossible de supprimer le sentiment de rivalité. Cela gâte tout, pourtant.
– Tout cela est fini pour moi, dis-je. Je suis très bien de nouveau. J'ai eu une dure journée, vous savez.
– Et comment, dit Pop.
– Pop, qu'est-ce que cela veut dire quand ils vous serrent la main et vous prennent le pouce et tirent dessus ?
– C'est de l'ordre de la fraternité par le sang, mais un petit peu moins solennel. Qui vous a fait cela ?
– Tout le monde, sauf Kamau.
– Vous devenez un sacré gaillard, dit Pop. Vous devez être un vieux de la vieille là-bas. Dites-moi, n'êtes-vous pas un bon traqueur et un excellent tireur au vol ?
– Allez au diable.
– Est-ce que M'Cola vous a fait cela aussi ?
– Oui.
– Tiens, tiens, dit Pop. Allons chercher la petite Memsahib et déjeunons. Pas que j'en aie très envie.
– Moi, si, dis-je. Je n'ai rien mangé depuis avant-hier.
– Mais vous avez bu de la bière, n'est-ce pas ?
– Ah, oui.
– La bière est une nourriture », dit Pop.
Nous allâmes chercher la petite Memsahib et Karl et déjeunâmes très joyeusement.
Un mois plus tard, P.V.M., Karl et la femme de Karl qui était venue nous rejoindre à Haïfa étaient assis au soleil contre un mur de pierres devant le lac de Galilée, en train de déjeuner et de boire une bouteille de vin et de regarder les grèbes sur le lac. Les collines faisaient des ombres sur l'eau, d'un calme plat et stagnante d'aspect. Il y avait beaucoup de grèbes, qui faisaient dans l'eau en nageant des cercles qui allaient s'élargissant et je les comptais et me demandais pourquoi il n'en était jamais fait mention dans la Bible. Je décidai que ces gens n'étaient pas des zoologues.
« Je ne vais pas marcher dessus, dit Karl, regardant le lac lugubre. Cela a déjà été fait.
– Vous savez, dit P.V.M., je ne peux pas m'en souvenir. Je ne peux pas me rappeler la figure de Mr J.P. Et il est beau. Je pense à lui et je ne peux pas le voir. C'est terrible. Il ne ressemble pas du tout à ses photographies. Bientôt je serai incapable de me souvenir de lui. Déjà je ne peux pas le voir.
– Il faut vous souvenir de lui, lui dit Karl.
– Je peux me souvenir de lui, dis-je. J'écrirai quelque chose pour toi un jour et le mettrai dedans. »