CHAPITRE VIII

C'était une région nouvelle pour nous, mais elle portait les signes des pays très anciens. La route était une piste par-dessus des gradins de rochers épais, usée par les pieds des caravanes et les troupeaux, et elle s'élevait à travers l'étendue impraticable semée de rochers, entre une double rangée d'arbres, pour pénétrer dans les collines. Le paysage ressemblait tant à l'Aragon que je ne pouvais pas croire que nous ne fussions pas en Espagne jusqu'à ce que, au lieu de mules sellées avec des sacs, nous eussions rencontré une douzaine d'indigènes jambes nues et tête nue, vêtus d'un tissu blanc qu'ils portaient ramassé sur l'épaule comme une toge ; mais, quand nous les eûmes dépassés, les grands arbres le long de la piste au-dessus de ces rochers étaient l'Espagne et j'avais déjà suivi cette même route obligé de suivre de près un cheval et avais observé le manège affreux des mouches, qui lui taraudaient la croupe. C'étaient les mêmes mouches à chameaux que nous trouvions ici sur les lions. En Espagne, si l'une d'elles se glissait sous votre chemise, il fallait enlever sa chemise pour la tuer. Elle entrait dans votre col, le long du dos, faisait le tour d'un bras, se dirigeait vers le nombril et, si vous ne l'attrapiez pas, elle avançait avec une intelligence et une rapidité telles que, s'aplatissant pour vous piquer et impossible à écraser, elle vous forçait à vous déshabiller complètement pour la tuer.

Le jour où j'avais contemplé les mouches s'affairant sous la queue du cheval, après en avoir eu moi-même, cela me causa plus d'horreur que tout ce dont je pouvais me souvenir, sauf une fois à l'hôpital quand mon bras droit était cassé entre le coude et l'épaule, le dos de la main pendant le long de mon dos, les pointes de l'os ayant labouré la chair du biceps, finalement celle-ci s'infecta, gonfla, éclata et se répandit en pus. Tout seul avec la douleur pendant la nuit après cinq semaines sans sommeil, je pensai soudain à ce qu'un cerf doit éprouver si vous lui brisez l'épaule et qu'il prend la fuite et, durant cette nuit, je restai étendu et ressentis le tout depuis le choc de la balle jusqu'à la fin et, délirant un peu, je me dis que ce que je supportais était peut-être un châtiment pour tous les chasseurs. Puis, guéri, je décidai que si c'était un châtiment, je l'avais subi et au moins je savais ce que je faisais. Je ne faisais rien qui ne m'eût été fait à moi. On m'avait tiré dessus, j'avais été blessé et je m'en étais sorti. Je m'attendais toujours à me faire tuer par une chose ou une autre et, sincèrement, cela m'était indifférent désormais. Puisque j'adorais encore chasser, je décidai que je chasserais seulement aussi longtemps que je pourrais tuer proprement et que, dès que je n'en serais plus capable, je cesserais.

Si vous vous êtes dévoué à la société, la démocratie et le reste très jeune et, refusant tout autre engagement, n'avez plus à répondre de vous qu'à vous-même, vous échangez l'agréable et réconfortante mauvaise odeur des camarades contre une chose que vous ne pouvez jamais sentir que par vous-même. Ce quelque chose, je ne peux pas encore le définir tout à fait, mais ce sentiment vient quand vous écrivez bien et avec sincérité sur un sujet et savez objectivement que vous avez écrit de cette façon et ceux qui sont payés pour le lire et en rendre compte n'aiment pas le sujet, aussi disent-ils que tout cela est une imposture, pourtant vous en connaissez la valeur absolue ; ou quand vous vous livrez à ce que les gens ne considèrent pas comme une occupation sérieuse et pourtant vous savez, vraiment, que c'est aussi important et a toujours été aussi important que toutes les choses qui sont à la mode, et quand, en mer, vous êtes seul avec ce sentiment et savez que ce Gulf Stream avec lequel vous vivez, apprenant à le connaître, à l'aimer, a coulé comme il coule depuis avant la venue de l'homme et qu'il a longé le rivage de cette île déjà longue, belle, malheureuse avant que Colomb l'ait aperçue et que les choses que vous apprenez sur le Gulf Stream, et celles qui ont toujours vécu dedans, sont durables et de valeur parce que ce courant coulera, comme il a coulé, quand les Indiens, quand les Espagnols, quand les Anglais, quand les Américains et quand tous les Cubains et tous les systèmes de gouvernement, la richesse, la pauvreté, le martyre, le sacrifice et la vénalité et la cruauté auront tous disparu comme la barge avec sa haute pile d'ordures, aux couleurs vives, tachetées de blanc, sentant mauvais, qui, se penchant sur le flanc, verse sa charge dans l'eau bleue, la faisant passer au vert pâle sur une profondeur de quatre ou cinq brasses tandis que la charge s'étale à la surface, le plus lourd tombant au fond et les débris flottants, palmes, bouchons, bouteilles et ampoules électriques usées, relevés par un préservatif ou un corset flottant entre deux eaux, les pages arrachées d'un cahier d'étudiant, un chien bien gonflé, d'aventure un rat, un chat plus du tout distingué ; tout ceci gardé de près par les bateaux des ramasseurs d'ordures qui cueillent leurs prises avec de longs crochets, aussi intéressés, aussi intelligents et aussi précis que des historiens ; ils en ont les vues larges ; le courant, sans flux visible, emporte cinq charges semblables par jour quand les affaires vont bien à La Havane et, dix milles après, le long de la côte, il est aussi clair et aussi bleu et aussi peu troublé qu'il l'était avant que le remorqueur ait sorti la barge ; et les palmes de nos victoires, les ampoules électriques usées de nos découvertes et les préservatifs vides de nos grandes amours flottent dénués de sens sur une chose unique, durable – le courant.

Ainsi, sur ce siège de devant, je pensais à la mer et à la campagne et, en peu de temps, nous sortîmes de l'Aragon et arrivâmes au bord d'une rivière de sable, large d'un demi-mille, d'un sable doré, bordée d'arbres verts et semée d'îles boisées. Dans cette rivière, l'eau est sous le sable et les animaux viennent la nuit et creusent le sable de leurs sabots pointus et l'eau affleure et ils boivent. Nous traversâmes cette rivière et l'après-midi commençait et nous dépassâmes beaucoup de gens sur la route qui quittaient la région devant nous où régnait la famine et il y avait maintenant de petits arbres et des broussailles compactes le long de la route et puis elle commença à grimper et nous atteignîmes des collines bleues, vieilles, arrondies, des collines boisées avec des arbres comme des hêtres et des groupes de huttes avec des feux qui fumaient et le bétail qu'on rentrait, des troupeaux de moutons et de chèvres et des champs de maïs et je dis à P.V.M. :

« C'est comme la Galice.

– Exactement, dit-elle.

– Nous avons traversé trois provinces d'Espagne aujourd'hui.

– Cela y ressemble vraiment ? demanda Pop.

– Il n'y a aucune différence, dis-je. Rien que les constructions. Le pays de Droopy ressemblait aussi à la Navarre : le calcaire affleurant de la même manière, la disposition du terrain, les arbres le long des cours d'eau et des sources.

– C'est fichtrement bizarre l'amour qu'on peut avoir pour un pays, dit Pop.

– Vous êtes tous les deux des types très profonds, dit P.V.M. Mais où est-ce que nous allons camper ?

– Ici, dit Pop. Aussi bien ici qu'ailleurs. Nous allons juste chercher de l'eau. »

Nous campâmes sous des arbres près de trois grands puits où les femmes indigènes venaient chercher de l'eau et, après avoir tiré au sort pour le choix du terrain, Karl et moi chassâmes au crépuscule autour de deux collines de l'autre côté de la route au-dessus du village indigène.

« C'est le pays des koudous, dit Pop. Vous pourrez en lever n'importe où. »

Mais nous ne vîmes rien, sauf du bétail masaï sous les arbres et rentrâmes, dans l'obscurité, ravis de cette promenade après une journée d'auto, pour trouver le camp dressé, Pop et P.V.M. en pyjama près du feu, Karl n'étant pas encore rentré.

Il arriva, furieux, peut-être à cause de l'absence de koudous, pâle, le visage contracté et ne parlant à personne.

Plus tard, près du feu, il me demanda où nous étions allés et je lui dis que nous avions chassé autour de notre colline jusqu'à ce que notre guide l'ait entendu ; puis nous avions coupé jusqu'au sommet de la colline, étions redescendus et revenus au camp à travers la campagne.

« Que voulez-vous dire, entendu ?

– Il a dit qu'il vous entendait. M'Cola aussi.

– Je croyais que nous avions tiré au sort nos terrains de chasse ?

– Mais oui, dis-je. Mais nous n'avons su que nous étions arrivés de votre côté que quand nous vous avons entendu.

– Est-ce que vous m'avez entendu vous ?

– J'ai entendu quelque chose, dis-je. Et quand j'ai mis ma main à l'oreille pour écouter, le guide a dit quelque chose à M'Cola et M'Cola a dit ”B'wana”. J'ai dit ”Quel B'wana ?” et il a répondu ”B'wana Kabor”. C'est vous. Nous avons donc pensé avoir atteint votre limite et nous sommes montés au sommet et nous sommes rentrés. »

Il ne répondit rien et semblait furieux.

« Ne vous fâchez pas pour cela, dis-je.

– Je ne suis pas fâché. Je suis fatigué », dit-il. Je le crus parce que personne ne peut se montrer plus gentil, plus compréhensif, plus dévoué que Karl, mais les koudous étaient devenus une obsession et il n'était plus lui-même, il s'en fallait de beaucoup.

« Il vaudrait mieux qu'il en tue un bientôt, dit P.V.M. quand il fut allé dans sa tente pour se baigner.

– Avez-vous empiété sur son terrain ?

– Foutre, non, dis-je.

– Il en aura un, là où nous allons, dit Pop. Il en aura probablement un avec des cornes de cinquante pouces.

– Tant mieux, dis-je. Mais bon Dieu, je veux en avoir un aussi.

– Vous l'aurez, mon vieux, dit Pop. Tout me dit que vous en aurez un.

– Nom de Dieu, nous avons dix jours.

– Nous aurons des antilopes noires aussi, vous verrez. Quand nous commencerons à avoir de la chance.

– Combien de temps est-ce qu'il a fallu que vous les chassiez dans une bonne région ?

– Trois semaines et nous sommes partis sans en avoir vu une. Et j'ai vu des chasseurs en tuer pendant leur première demi-journée. C'est de la chasse à l'affût, comme la chasse aux grands cerfs en Amérique.

– J'adore ça, dis-je. Mais je ne veux pas me laisser avoir par ce type. Pop, il a eu le plus beau buffle, le plus beau rhinocéros, le plus beau kob...

– Vous le battez sur les oryx, dit Pop.

– Qu'est-ce que c'est qu'un oryx ?

– Il fera fichtrement bien quand vous l'aurez ramené chez vous.

– Je plaisante.

– Vous le battez sur le nsouala, sur l'élan. Vous avez une guib de premier ordre. Votre léopard est aussi beau que le sien. Mais il vous battra sur n'importe quoi chaque fois que la chance jouera. Il a une sacrée chance et c'est un bon garçon. Je crois qu'il n'est pas dans son assiette.

– Vous savez que je l'aime bien. J'ai autant d'affection pour lui que pour quiconque. Mais j'ai envie de le voir de bonne humeur. Ce n'est pas drôle de chasser si ça nous met dans cet état.

– Vous verrez. Il aura un koudou au prochain camp et la terre ne le portera plus.

– Je ne suis qu'un sacré râleur, dis-je.

– Bien sûr, dit Pop. Mais pourquoi ne pas boire un verre ?

– Bon », dis-je.

Karl revint, tranquille, aimable, gentil, compréhensif avec tact.

« Ce sera chic quand nous arriverons dans cette nouvelle région, dit-il.

– Ce sera épatant, dis-je.

– Racontez-moi à quoi cela ressemble, Mr Phillips, dit-il à Pop.

– Je n'en sais rien, dit Pop. Mais on dit que la chasse est très agréable. Les koudous sont censés paître à découvert. Ce vieux Hollandais prétend qu'ils ont des bois remarquables.

– J'espère que vous en aurez un de soixante pouces, vieux, me dit Karl.

– Vous en aurez un de soixante pouces, vous.

– Non, dit Karl. Ne me blaguez pas. Je me contenterai de n'importe quel koudou.

– Vous en aurez probablement un énorme, dit Pop.

– Ne vous moquez pas de moi. Je sais quelle chance j'ai eue. Je me contenterais de n'importe quel koudou. N'importe quel mâle. »

Il était très gentil et il savait ce que vous pensiez, mais vous le pardonnait et le comprenait.

« Bon vieux Karl, dis-je, attendri par le whisky et d'humeur sentimentale.

– Cette vie-là est épatante, hein, dit Karl. Où est la Pauvre Vieille Maman ?

– Je suis ici, dit P.V.M. dans l'ombre. Je suis une femme bien tranquille, vous savez.

– Bon Dieu, oui, dit Pop. Mais vous savez faire taire le vieux tout de suite quand il commence.

– C'est ce qui fait d'une femme la favorite de tous, lui dit P.V.M. Faites-moi un autre compliment, Mr J.

– Bon Dieu, vous êtes brave comme un petit fox-terrier. » Pop et moi avions bien bu tous les deux, semblait-il.

« C'est ravissant. » P.V.M. était assise au fond de sa chaise, les mains croisées autour de ses bottes à cause des moustiques. Je la regardai, voyant maintenant sa robe bleue ouatinée dans la lumière du feu et la lumière sur ses cheveux noirs.

« J'adore quand vous en arrivez tous au stade du petit fox-terrier. Alors je sais que la guerre ne peut pas être loin. Est-ce que l'un de vous deux a fait la guerre, par hasard ?

– Et comment, dit Pop. La plus brave paire de salauds qui ait jamais vécu et votre mari est un extraordinaire tireur au vol et un excellent traqueur.

– Maintenant qu'il est ivre, nous savons la vérité, dis-je.

– Mangeons, dit P.V.M. J'ai une faim épouvantable. »

Nous partîmes en auto à l'aube sur la route qui sortait du village et, passant à travers une étendue de brousse serrée, nous arrivâmes à la lisière d'une plaine, encore embrumée avant le lever du soleil et d'où nous pouvions voir, à une grande distance, des élans qui broutaient et paraissaient énormes et gris dans la lumière du petit matin. Nous arrêtâmes la voiture et, une fois descendus et assis, nous vîmes avec les jumelles qu'il y avait un troupeau de bubales entre nous et les élans et, avec les bubales, un seul oryx mâle, pareil à un gros âne masaï, couleur de prune, avec de merveilleuses cornes longues, noires, droites, recourbées en arrière, qui se montraient chaque fois qu'il relevait la tête.

« Voulez-vous le tirer ? demandai-je à Karl.

– Non. Allez-y. »

Je savais qu'il détestait chasser à l'approche et tirer devant les autres et je dis :

« Très bien. » Et aussi j'avais égoïstement envie de tirer et Karl n'était pas égoïste. Nous avions grand besoin de viande.

Je marchai le long de la route, ne regardant pas du côté du gibier, essayant d'avoir l'air détaché, mon fusil en bandoulière sur l'épaule gauche, feignant de m'éloigner des animaux. Ils paraissaient ne pas faire attention à moi, mais broutaient en s'éloignant régulièrement. Je savais que, si j'avançais vers eux, ils s'enfuiraient tout de suite hors de portée ; aussi, quand du coin de l'œil je vis que l'oryx baissait la tête pour brouter et qu'il était possible de l'atteindre, je m'assis, passai mon bras à travers la bretelle et comme il regardait et commençait à s'éloigner, je visai le haut de son dos et tirai.

On n'entend pas le bruit du coup de feu sur le gibier, mais le bruit de la balle se fit entendre tandis que l'oryx se mettait à courir vers la droite, toute la plaine devenant comme une toile de fond avec des animaux qui remuaient contre le soleil levant, le galop de cheval à bascule des grotesques bubales aux longues jambes, le trot lourd se transformant en galop des élans et un autre oryx que je n'avais pas vu avant qui courait avec les bubales. Toute cette animation et cette panique soudaine faisaient un fond pour l'animal que je voulais, qui trottait maintenant presque hors d'atteinte, les cornes dressées. Je restai debout pour tirer en courant, tout l'animal visible en miniature dans l'ouverture et je visai au-dessus de son épaule, un peu en avant, et tirai et il tomba, en ruant, avant que le claquement de la balle frappant l'os revînt jusqu'à moi. Un coup très long et encore plus heureux cassa une patte de derrière.

Je courus vers lui, puis ralentis pour marcher avec prudence pour ne pas être renversé s'il sautait et courait, mais il avait son compte. Il s'était abattu si brusquement et la balle avait fait un tel craquement en le touchant que je craignis de l'avoir atteint aux cornes, mais quand je fus auprès de lui, je vis qu'il était mort du premier coup de feu entre les épaules et je vis que c'était d'avoir coupé sa patte sous lui qui l'avait fait tomber. Ils arrivèrent tous et Charo le saigna pour qu'il fût rituellement comestible.

« Où avez-vous visé la seconde fois ? demanda Karl.

– Nulle part. Un peu au-dessus et pas mal en avant.

– Un joli coup de fusil, dit Dan.

– Ce soir, dit Pop, il nous racontera qu'il lui a cassé la patte exprès. C'est un de ses coups favoris, vous savez. Vous ne l'avez jamais entendu l'expliquer ? »

Tandis que M'Cola dépouillait la tête et que Charo découpait la viande, un Masaï grand, mince, avec une lance, arriva, dit bonjour et resta debout sur une jambe, à regarder le dépeçage. Il me fit une longue tirade et j'appelai Pop. Il la répéta à Pop.

« Il désire savoir si vous allez tuer autre chose, dit Pop. Il aimerait avoir des peaux, mais il ne s'intéresse pas à la peau d'oryx. Elle ne vaut presque rien, dit-il. Il se demande si vous aimeriez tuer un ou deux bubales ou un élan. Il aime bien ces peaux.

– Dites-lui oui, à notre retour. »

Pop le lui dit solennellement. Le Masaï me serra la main.

« Dites-lui qu'il me trouvera toujours au Harry's New York Bar », dis-je.

Le Masaï dit encore quelque chose et se gratta une jambe avec l'autre.

« Il demande pourquoi vous avez tiré deux fois ? dit Pop.

– Dites-lui que, le matin, dans notre tribu, nous tirons toujours deux fois. Plus tard dans la journée, nous ne tirons qu'une fois. Vers le soir on ne peut plus rien tirer de nous. Dites-lui qu'il me trouvera toujours au New Stanley ou chez Torr.

– Il demande ce que vous faites des cornes ?

– Dites-lui que, dans notre tribu, nous donnons les cornes aux plus riches de nos amis. Dites-lui que c'est un sport passionnant et que, parfois, des membres de la tribu sont poursuivis sur de longues distances avec des pistolets pas chargés. Dites-lui qu'il me trouvera dans l'annuaire. »

Pop dit quelque chose au Masaï et nous nous serrâmes de nouveau la main, nous quittant en excellents termes. Inspectant la plaine à travers la brume, nous vîmes d'autres Masaïs qui arrivaient sur la route, la peau d'un brun terreux, marchant en fléchissant les genoux, leurs lances toutes minces dans la lumière du matin.

De retour dans la voiture, la tête de l'oryx enveloppée dans un sac de grosse toile, la viande attachée aux garde-boue, le sang en train de sécher et la chair de se couvrir de poussière, la route de sable rouge maintenant, la plaine disparue, la brousse de nouveau tout près de la route, nous atteignîmes des collines et traversâmes le petit village de Kibaya où il y avait une maison de repos blanche et un magasin d'approvisionnement général et beaucoup de terres cultivées. C'était là que Dan s'était assis sur une meule de foin un jour, pour attendre qu'un koudou vienne manger au bord d'un champ de maïs et un lion avait surpris Dan à l'affût et avait manqué de le tuer. Cela nous inspira un violent sentiment historique pour le village de Kibaya et comme il faisait encore frais et que le soleil n'avait pas desséché la rosée sur l'herbe, je suggérai de boire une bouteille de cette bière allemande, au goulot entouré de papier d'argent qui a un chevalier en armure sur l'étiquette noire et jaune, afin que nous puissions mieux nous rappeler l'endroit et l'apprécier encore davantage. Cela fait, remplis d'admiration historique pour Kibaya, nous apprîmes que la route était possible en avant, laissâmes un message enjoignant aux camions de nous suivre vers l'est et nous dirigeâmes vers la côte et le pays des koudous.

Pendant longtemps, tandis que le soleil montait et que la chaleur augmentait, nous roulâmes à travers ce que Pop avait décrit quand je lui avais demandé à quoi le pays ressemblait vers le sud, comme, bon Dieu ! un million d'autres kilomètres d'Afrique, une brousse formée de buissons épais, impénétrables, d'aspect épineux arrivant jusqu'à la route.

« Il y a de très grands éléphants là-dedans, dit Pop. Mais il est impossible de les chasser. C'est pour cela qu'ils sont très grands. Simple, pas vrai ? »

Après un long parcours dans ce pays semblable à un million d'autres kilomètres, le paysage s'élargit en prairies sèches, sablonneuses, bordées de buissons, qui se transformaient en un désert caractéristique avec des îlots de buissons parsemés là où il y avait de l'eau, et que Pop dit ressembler à la frontière du nord du Kenya. Nous guettions les gerenuks, cette antilope au long cou qui ressemble par son port de tête à la mante religieuse et les koudous plus petits que nous savions vivre dans ce désert, mais le soleil était haut maintenant et nous ne vîmes rien. Enfin, la route commença de nouveau à s'élever progressivement dans les collines, des collines basses, bleues, boisées, avec, entre elles, des kilomètres de buissons épars, un peu plus épais que des arbustes fruitiers, et en avant de nous deux hautes, larges collines couvertes d'arbres, assez grandes pour être des montagnes. Elles étaient de chaque côté de la route et, comme la voiture atteignait l'endroit où la route devenait plus étroite, nous vîmes devant nous un troupeau d'une centaine de têtes de bétail mené vers la côte par des marchands de bestiaux somalis, l'acheteur le plus important marchant en tête, grand, très beau avec son turban blanc et son costume de la côte, portant un parapluie comme symbole de son autorité. Nous arrivâmes à faire avancer la voiture à travers le troupeau et puis, contournant des fourrés d'aspect plaisant, nous sortîmes à découvert entre les deux montagnes et plus loin, à huit cents mètres de là, nous atteignîmes un village de boue et de chaume dans une clairière sur un petit plateau bas entre les deux montagnes. Vues de derrière, les montagnes aux pentes boisées étaient très belles avec les rochers qui affleuraient et de larges percées et des prairies au-dessus des forêts.

« Est-ce que c'est là ?

– Oui, dit Dan. Nous allons trouver l'emplacement du camp. »

Un vieux nègre, usé et flétri, avec des poils de barbe blanche, un fermier, vêtu d'un tissu sale, jadis blanc, ramassé sur l'épaule à la façon d'une toge romaine, sortit de derrière une des huttes de boue et d'osier et nous guida jusqu'à un endroit situé en deçà du village et à gauche très bien pour y camper. C'était un vieil homme à l'air très découragé et, quand Dan lui eut parlé, il s'en alla, paraissant plus découragé qu'avant, pour nous ramener des guides dont Dan avait écrit le nom sur un morceau de papier et qui lui avaient été recommandés par un chasseur hollandais, venu là un an auparavant, et qui était le grand ami de Dan.

Nous sortîmes les sièges de la voiture pour nous en servir comme de table et de chaises et, assis sur nos manteaux étalés, nous déjeunâmes sous l'ombre épaisse d'un grand arbre, bûmes de la bière et dormîmes ou lûmes en attendant l'arrivée des camions. Avant qu'ils fussent là, le vieil homme revint avec un Wanderobo paraissant le plus décharné, le plus affamé, le plus malchanceux de tous, qui se tenait sur une jambe, se grattait le cou et portait un arc et un carquois de flèches et une lance. Interrogé sur le point de savoir si c'était le guide dont nous avions le nom, le vieil homme avoua que non et s'en alla, plus découragé que jamais, chercher les guides officiels.

Quand nous nous réveillâmes de nouveau, le vieillard était là avec deux guides officiels en kaki de la tête aux pieds et deux autres, complètement nus, venus du village. Il y eut une longue palabre et le chef des deux guides en pantalon kaki montra ses certificats, un « Le soussigné certifie » déclarant que le guide connaissait bien le pays et était un garçon sérieux et un traqueur capable. Ceci était signé par Un tel, chasseur professionnel. Le guide en kaki désignait ce chasseur professionnel sous le nom de B'wana Simba, ce qui nous mit en fureur.

« Un ballot qui a, un jour, tué un lion, dit Pop.

– Dites-lui que je suis B'wana Fisi, le massacreur d'hyènes, dis-je à Dan. B'wana Fisi les étrangle de ses deux mains nues. »

Dan lui disait autre chose.

« Demandez-leur s'ils veulent faire la connaissance de B'wana Crapaud-Sauteur, l'inventeur des crapauds sauteurs et de Mama Tziggi, propriétaire de toutes ces sauterelles. »

Dan fit mine de ne pas entendre. Ils paraissaient discuter la question financière. Après avoir fixé leurs gages réguliers pour la journée Pop leur dit que, si l'un de nous tuait un koudou, le guide recevrait quinze shillings.

« Vous voulez dire une livre, répondit le chef des guides.

– Ils paraissent savoir de quoi il retourne, dit Pop. Je dois dire que ce sportsman ne me revient pas, malgré ce que dit B'wana Simba. »

B'wana Simba, nous l'apprîmes par la suite, était un excellent chasseur, avec une merveilleuse réputation sur la côte.

« Nous allons les mettre en deux lots et vous les tirerez au sort, suggéra Pop, un tout nu et un en pantalon dans chaque lot. Pour moi, je suis en faveur du sauvage nu, en tant que guide. »

Ayant proposé que les deux guides pourvus de certificats et de pantalon choisissent chacun un partenaire sans vêtement, nous découvrîmes que cela ne marcherait pas. Fort en Gueule, le génie de la finance et, maintenant, du théâtre, qui donnait une reproduction, geste par geste, de la façon-dont-B'wana-Simba-avait-tué-son-dernier-koudou, s'interrompit assez longtemps pour déclarer qu'il ne chasserait qu'avec Abdullah.

Abdullah, le petit, avec un gros nez, bien éduqué, était son traqueur. Ils chassaient toujours ensemble. Lui-même ne cherchait pas la trace. Il reprit sa pantomime de B'wana Simba, d'un autre personnage connu comme B'wana Doktor et des bêtes à cornes.

« Nous ferons un lot des deux sauvages et un autre de ces deux étudiants d'Oxford, dit Pop.

– Je déteste ce salaud de cabotin, dis-je.

– Il est peut-être merveilleux, dit Pop d'un ton de doute. Et d'ailleurs, vous êtes un traqueur, vous savez. Le vieux dit que les deux autres sont bons.

– Merci. Allez au diable. Voulez-vous tenir les pailles ? »

Pop arrangea deux brins d'herbe dans son poing. Le plus long est pour Talma et son ami, expliqua-t-il. Le plus court est pour les deux nudistes sportifs.

« Voulez-vous tirer le premier ?

– Allez-y », dit Karl.

Je tirai Talma et Abdullah.

« J'ai le maudit tragédien.

– Il est peut-être très bon, dit Karl.

– Vous voulez faire l'échange ?

– Non. C'est peut-être une merveille.

– Maintenant nous allons tirer au sort le choix des battues. La plus longue paille choisit, expliqua Pop.

– Allez-y, tirez. »

Karl tira la courte.

« Où sont les battues ? »

Une longue conversation suivit au cours de laquelle notre Talma simula la chasse d'une demi-douzaine de koudous, grâce à différentes espèces d'affûts, surprises, approches à découvert et débusquages dans la brousse.

Finalement Pop dit : « Il paraît qu'il y a une sorte de lick où ils viennent lécher le sel et où on en massacre des milliers. Parfois aussi vous vous promenez autour de cette colline et descendez ces pauvres bêtes à découvert. Si vous vous sentez dans une forme extraordinaire, vous montez à leur recherche et sur ces rochers escarpés vous les assommez quand ils sortent pour brouter.

– Je prends le lick.

– Prenez garde de ne tirer que sur les plus gros, dit Pop.

– Quand partons-nous ? demanda Karl.

– Le lick est censé offrir de meilleures chances le matin, dit Pop. Mais le vieux Hem pourrait y donner un coup d'œil ce soir. Il y a environ huit kilomètres à faire sur la route avant de commencer à marcher. Il peut partir d'abord et prendre l'auto. Vous pouvez essayer les collines dès que le soleil commence à baisser.

– Et la Memsahib ? demandai-je. Est-ce qu'elle doit venir avec moi ?

– Je ne crois pas que ce soit prudent, dit Pop sérieusement. Moins on est nombreux pour la chasse au koudou, mieux ça vaut. »

M'Cola, le cabotin, Abdullah et moi rentrâmes tard ce soir-là dans la fraîcheur de la nuit et nous étions très excités en nous approchant du feu. La poussière du lick avait été foulée et portait de profondes empreintes fraîches de koudous et il y avait plusieurs traces de grands mâles. La cachette formait un merveilleux affût et j'étais aussi confiant et aussi sûr de tirer un koudou le lendemain matin que j'aurais été sûr de tirer sur des canards d'une bonne hutte, avec un bon stock d'appelants, un temps froid et la certitude d'un passage.

« C'est du tout cuit. A l'épreuve des imbéciles. C'est même une honte. Comment s'appelle-t-il, Booth, Barrett, McCullough, vous savez qui je veux dire...

– Charles Laughton, dit Pop, tirant sur sa pipe.

– C'est cela. Fred Astaire. Le pied le plus agile du grand monde et de l'univers. C'est un as. Il a trouvé la hutte et tout. Savait où était le lick. Pouvait dire d'où venait le vent rien qu'en éparpillant la poussière. C'est une merveille. B'wana Simba les dresse, mon vieux. Pop, les koudous sont dans le sac. C'est simplement une question de ne pas gâter la viande et de choisir les spécimens les plus robustes. Soldats, je suis content de vous.

– Qu'est-ce que vous avez bu ?

– Rien du tout, vraiment. Appelez Talma. Dites-lui que je lui ferai faire du cinéma. J'ai un rôle pour lui. Une petite chose que j'ai inventée en rentrant. Cela ne marchera peut-être pas, mais l'intrigue me plaît. Othello ou le Maure de Venise. Ça vous dit ? Il y a dedans une idée merveilleuse. Voyez-vous, ce danseur de gigue que nous appelons Othello tombe amoureux de cette fille qui ne connaît rien du monde, aussi l'appelons-nous Desdémone. Ça vous plaît ? On me supplie d'écrire cela depuis des années, mais j'étais gêné par la question raciale. Laissez-le se montrer et se faire une réputation, leur disais-je. Harry Wills, au diable. Paulino l'a battu. Sharkey l'a battu. Dempsey a battu Sharkey. Carnera l'a mis knock-out. Si personne n'a vu le coup et après ? Où diable en étions-nous, Pop ? Harry Greb est mort, vous savez.

– Nous entrions juste dans la ville, dit Pop. Les gens vous lançaient des choses et nous ne savions pas pourquoi.

– Je me rappelle, dit P.V.M. Pourquoi ne lui avez-vous pas fait tracer la ligne qui sépare les Blancs et les Noirs, Mr J.P.?

– J'étais terriblement fatigué, dit Pop.

– Vous avez l'air très distingué, pourtant, dit P.V.M. Qu'est-ce que nous allons faire de ce loufoque ?

– Versez un verre à l'intérieur de cette brute et nous verrons s'il se calme.

– Je suis calme maintenant, dis-je. Mais, nom de Dieu, je me sens en pleine forme pour demain. »

A ce moment précis qui arrive au camp, sinon le vieux Karl avec ses deux sauvages nus et son porteur de fusil mahométan, rabougri et très dévoué, Chaco. A la lumière du feu, le visage de ce vieux Karl était d'un blanc gris, jaunâtre et il enleva son Stetson.

« Eh bien, en avez-vous eu un ? demanda-t-il.

– Non. Mais il y en a. Qu'avez-vous fait ?

– Marché sur une nom de Dieu de route. Comment s'attendent-ils à trouver des koudous sur une route où il n'y a rien que du bétail et des huttes et des gens ? »

Il semblait tout drôle et je me dis qu'il devait être malade. Mais qu'il eût surgi comme une tête de mort pendant que nous faisions les clowns me mit de nouveau de mauvaise humeur et je dis :

« Nous avions tiré au sort, vous savez.

– Bien sûr, dit-il amèrement. Nous avons chassé le long d'une route. Qu'est-ce qu'on pouvait espérer voir ? Vous trouvez que c'est comme cela qu'on chasse le koudou ?

– Mais vous en aurez un sur le lick demain matin », lui dit P.V.M. très cordialement.

Je vidai mon verre de whisky-soda et entendis ma voix dire très cordialement :

« Vous en aurez sûrement un sur le lick demain matin.

– C'est vous qui y chassez le matin, dit Pop.

– Non. Vous y chasserez. Je l'ai eu ce soir. Nous changeons. C'est entendu. N'est-ce pas, Pop ?

– Mais oui, dit Pop. Aucun d'entre nous ne regardait les autres.

– Prenez un whisky-soda, Karl », dit P.V.M.

Le repas fut bien calme. Au lit dans la tente, je dis :

« Au nom du ciel, qu'est-ce qui t'a poussé à lui dire qu'il aurait le lick demain matin ?

– Je n'en sais rien. Je ne crois pas que c'était ce que je voulais dire. N'en parlons plus.

– J'ai gagné en tirant au sort. On ne peut pas aller contre le sort. C'est le seul moyen que les chances arrivent jamais à égalité.

– N'en parlons plus.

– Je ne crois pas qu'il soit en forme en ce moment et il n'est pas maître de lui. Ces sacrées bêtes le rendent malade et il est capable, dans l'état où il est, de faire un gâchis terrible dans ce lick.

– Je t'en prie, ne parle plus de cela.

– D'accord.

– Bon.

– Enfin, cela le mettra de bonne humeur, en tout cas.

– Je n'en sais trop rien. Je t'en prie, cesse d'en parler.

– Oui.

– Bon.

– Bonne nuit, dit-elle.

– Au diable, dis-je. Bonne nuit.

– Bonne nuit. »