CHAPITRE IV
Et le matin, de nouveau nous partîmes à la tête des porteurs pour monter et descendre, traverser des collines, une vallée aux forêts profondes et puis arriver jusqu'à un long plateau et le traverser avec de hautes herbes qui rendaient la marche difficile et encore monter et descendre et traverser, nous reposant parfois à l'ombre d'un arbre, et puis encore monter et descendre et traverser, toujours dans les hautes herbes dans lesquelles maintenant il fallait se frayer un passage, voilà ce que nous fîmes sous un soleil très chaud. Tous les cinq en file indienne, Droop et M'Cola avec une grosse carabine chacun, les musettes, les bouteilles d'eau et les appareils photographiques en bandoulière, nous transpirions sous le soleil, Pop et moi avec nos carabines et la Memsahib essayant de marcher comme Droopy, son chapeau penché de côté, heureuse d'être en route, ravie de ses bottes confortables ; nous arrivâmes finalement à un fourré d'arbres épineux au-dessus d'un ravin qui descendait d'une crête jusqu'à l'eau et nous appuyâmes les carabines contre les arbres et pénétrâmes sous l'ombre épaisse et nous étendîmes sur le sol. P.V.M. sortit les livres d'une des musettes et elle et Pop lurent pendant que je suivais le petit ruisseau qui sortait de la montagne, et je trouvai une trace de lion toute fraîche et de nombreux tunnels de rhinocéros dans les grandes herbes qui montaient plus haut que ma tête. J'avais eu très chaud en remontant le ravin sablonneux et je fus heureux d'appuyer mon dos contre un tronc d'arbre et de lire le Sébastopol de Tolstoï. C'est un livre de jeunesse et il y a dedans une très belle description de combat, quand les Français prennent la redoute, et je pensais à Tolstoï et au grand avantage que l'expérience de la guerre constitue pour un écrivain. La guerre est un des plus grands sujets et sans aucun doute un des plus difficiles à traiter sincèrement et les écrivains qui ne l'ont pas vue sont toujours très jaloux et cherchent à la faire paraître sans importance, ou anormale, ou morbide tandis que, en réalité, c'est simplement quelque chose d'irremplaçable qui leur a échappé. Puis le Sébastopol de Tolstoï me fit penser au boulevard Sébastopol à Paris, à mon retour de Strasbourg à bicyclette sous la pluie et aux rails glissants des tramways, à l'impression d'avancer sur de l'asphalte gras, glissant, et sur des pavés au milieu de la circulation sous la pluie, et au fait que nous avions failli habiter boulevard du Temple cette fois-là et je me rappelai l'aspect de cet appartement, comment il était arrangé, et le papier du mur, et au lieu de cela nous avions pris le haut d'un pavillon rue Notre-Dame-des-Champs dans une cour avec la scierie (et le gémissement soudain de la scie, l'odeur de la sciure et le marronnier au-dessus du toit et une folle qui habitait au rez-de-chaussée) et cette année pleine de soucis d'argent (toutes mes nouvelles retournées dans le courrier qui arrivait à travers une fente dans la porte de la scierie, avec des lettres de refus qui ne les appelaient jamais des nouvelles, mais toujours des anecdotes, des esquisses, des contes, etc. On n'en voulait pas et nous vivions de poireaux et buvions du vin de Cahors et de l'eau). Je me rappelai la beauté des fontaines de la place de l'Observatoire (le ruissellement de l'eau sur le bronze de la crinière des chevaux, les épaules et les poitrails de bronze, verts sous le mince filet d'eau), et quand on éleva le buste de Flaubert dans le jardin du Luxembourg, dans le raccourci qui à travers les jardins mène à la rue Soufflot (un homme en qui nous croyions, que nous aimions sans le critiquer, lourd maintenant en pierre comme une idole doit l'être). Il n'avait pas vu la guerre mais il avait vu une révolution et la Commune et une révolution vaut bien mieux si l'on ne devient pas fanatique, parce que tout le monde parle la même langue. De même que la guerre civile est la meilleure guerre pour un écrivain, la plus complète. Stendhal avait vu une guerre et Napoléon lui apprit à écrire. Il l'enseignait à tout le monde alors ; mais personne d'autre n'en profita. Dostoïevski devint quelqu'un parce qu'il avait été envoyé en Sibérie. Les écrivains sont forgés par l'injustice comme une épée. Je me demandais si cela ferait de lui un écrivain, lui donnerait le choc nécessaire pour couper court à ce verbiage et lui donner le sens de la mesure, si l'on envoyait Tom Wolfe en Sibérie ou aux Iles Tortugas. Peut-être que oui et peut-être que non. Il semblait triste, au fond, comme Carnera. Tolstoï était petit. Joyce est de taille moyenne et s'est usé les yeux. Et cette dernière soirée, ivre, avec Joyce et cette phrase d'Edgar Quinet qu'il citait sans cesse : « Fraîche et rose comme au jour de la bataille. » Je ne m'en souvenais pas exactement. Et quand on le voyait, il reprenait une conversation interrompue trois ans plus tôt. C'était agréable de voir un grand écrivain à notre époque.
Ce que j'avais à faire, c'était travailler. Je ne me souciais pas particulièrement de ce que cela donnerait. Je ne prenais plus ma vie au sérieux, la vie de n'importe qui d'autre, oui, mais pas la mienne. Ils désiraient tous quelque chose que je ne désirais pas et que j'obtiendrais sans le désirer, si je travaillais. Travailler est la seule chose, la seule chose qui vous fasse toujours vous sentir bien, et entre-temps il y avait ma sacrée vie à moi et je la mènerais où et comme il me plairait. Et le lieu où je la menais maintenant me plaisait beaucoup. Ce ciel était plus beau qu'en Italie. Non pas du tout. Le plus beau ciel était en Italie et en Espagne et dans le Michigan du nord, à l'automne et en automne dans le golfe de Cuba. On pouvait trouver mieux que ce ciel, mais pas mieux que ce pays.
Tout ce que je désirais maintenant, c'était retourner en Afrique. Nous ne l'avions pas quittée, encore, mais quand je m'éveillais, la nuit, je restais allongé, à l'écoute, la regrettant déjà.
Maintenant, regardant le tunnel d'arbres au-dessus du ravin, le ciel avec des nuages blancs poussés par le vent, j'aimais tant ce pays que j'étais heureux comme vous l'êtes quand vous venez d'être avec une femme que vous aimez vraiment, quand, épuisé, vous sentez ce qui naît encore en vous et c'est là et vous ne pourrez jamais l'avoir tout et pourtant ce qu'il y a, en ce moment, vous pouvez l'avoir et vous en voulez toujours plus, pour l'avoir et être et vivre dedans, pour le posséder de nouveau et pour toujours, pour ce long toujours, si soudainement terminé ; rendant le temps immobile, parfois tellement immobile qu'ensuite vous attendez de l'entendre repartir, et il est long à se remettre en marche. Mais vous n'êtes pas seul, car, si vous l'avez jamais vraiment aimée, heureuse et sans rien de tragique, elle vous aime toujours ; qui que ce soit qu'elle aime et où qu'elle aille, elle vous aime davantage. Et si vous avez aimé une femme et un pays, vous êtes très favorisé et si vous mourez ensuite, c'est sans importance. Maintenant, étant en Afrique, je désirais ardemment en avoir davantage, les changements de saisons, les pluies sans l'obligation de voyager, les petits désagréments, rançon de cette réalité, le nom de ses arbres, de ses petits animaux et de tous ses oiseaux, connaître son langage et avoir le temps d'y rester et de se déplacer sans hâte. J'avais aimé la nature toute ma vie ; la nature valait toujours mieux que les gens. Je ne pouvais aimer que très peu de gens à la fois.
P.V.M. dormait, elle était toujours très jolie à regarder endormie, dormant sans bruit, roulée en boule comme un animal, sans rien de cette apparence de mort qu'avait Karl quand il dormait. Pop dormait sans bruit aussi, on voyait que son âme était à l'étroit dans son corps. Son corps ne l'abritait plus comme il faut. Il avait vieilli et changé, s'épaississant ici, perdant ses contours, un peu bouffi ailleurs, mais au-dedans il était jeune et mince et grand et ferme comme lorsqu'il chassait le lion au galop sur la plaine au-dessous de Wami, et les poches sous les yeux n'étaient qu'extérieures, si bien que maintenant je le voyais, endormi, comme P.V.M. le voyait toujours. M'Cola était un vieil homme endormi, sans histoire et sans mystère. Droopy ne dormait pas. Il était assis sur les talons et guettait les porteurs.
Nous les vîmes arriver de très loin. D'abord les caisses dépassant juste l'herbe haute, puis une ligne de têtes, puis ils furent dans un creux, et il n'y avait que la pointe d'une lance au soleil, puis ils arrivèrent sur une éminence et je vis une ligne étendue qui s'avançait vers nous. Ils étaient allés un peu trop vers la gauche. Et Droopy agita les bras pour leur faire signe de venir vers nous. Ils dressèrent le camp, Pop leur ayant recommandé le silence, et nous restâmes confortablement assis dans des fauteuils sous la tente à bavarder. Le lendemain matin, nous chassâmes et ne vîmes rien et le lendemain soir de même. C'était très intéressant, mais sans résultats. Le vent soufflait fort de l'est et le terrain était coupé par de courtes rangées de collines très proches de la forêt, de sorte qu'on ne pouvait pas monter trop haut sans envoyer devant soi, dans le vent, son odeur qui donnait l'alarme à toutes les bêtes. Le soir, nous ne pouvions rien voir dans le soleil, ni sur les pentes très à l'ombre des collines de l'ouest, derrière lesquelles le soleil se couchait à l'heure où les rhinocéros pouvaient sortir des bois ; par suite, nous ne pouvions rien espérer de toute la région à l'ouest le soir et dans la région où nous chassions nous ne trouvions rien. La viande nous fut apportée du camp de Karl par des porteurs que nous renvoyâmes. Ils arrivèrent portant des quartiers de gnou et de gazelle de Grant poussiéreux, la viande desséchée par le soleil, et les porteurs étaient heureux, accroupis autour de leur feu et rôtissant la viande sur des bâtons. Pop se demandait pourquoi tous les rhinocéros avaient disparu. Chaque jour nous en avions vu moins et nous discutions pour savoir si c'était à cause de la pleine lune qu'ils mangeaient la nuit et retournaient dans la forêt avant qu'il fît jour, ou s'ils nous sentaient, ou entendaient les hommes, ou étaient simplement farouches et restaient dans la forêt, ou quoi encore ? J'émettais des théories que Pop critiquait avec esprit, les examinant parfois par politesse, parfois avec intérêt, comme celle relative à la lune.
Nous nous couchâmes de bonne heure et pendant la nuit il plut un peu, une simple averse venant des montagnes, et le matin nous étions debout avant l'aube et grimpâmes au sommet de la crête herbeuse et escarpée qui surplombait le camp, le ravin du lit de la rivière, et qui était opposée à la rive escarpée du cours d'eau, d'où nous pouvions voir toutes les pentes et la lisière de la forêt. Il ne faisait pas encore jour quand des oies sauvages s'envolèrent au-dessus de nos têtes et la lumière était encore trop grise pour qu'on pût examiner la lisière de la forêt avec les jumelles. Nous avions des guetteurs sur le sommet de trois collines et nous attendions que la lumière permît de voir s'ils nous faisaient des signaux.
Puis Pop dit : « Regardez-moi ce salaud », et cria à M'Cola d'apporter les carabines. M'Cola descendit la colline en courant et, à travers le ruisseau, juste en face de nous, un rhinocéros courait d'un trot rapide le long de la berge. Pendant que nous l'observions, il pressa l'allure et vint, d'un trot vif, perpendiculairement à la berge. Il était d'un rouge boueux, sa corne était très visible et il n'y avait rien de lourd dans ses mouvements rapides, délibérés. Je me sentis très excité en le voyant.
« Il va traverser le ruisseau, dit Pop. On peut le tirer. »
M'Cola me mit le Springfield dans la main et je l'ouvris pour m'assurer qu'il était chargé. Le rhinocéros était hors de ma vue maintenant, mais je pouvais voir frémir les hautes herbes.
« Quelle distance à votre avis ?
– Bien trois cents mètres.
– Je l'aurai, ce salaud ! »
Je faisais le guet, me calmant volontairement, arrêtant l'excitation comme on ferme une valve, entrant dans cet état impersonnel où l'on est quand on tire.
Il se montra, trottant dans le ruisseau peu profond plein de pierres. Pensant à une seule chose, qu'il était parfaitement possible de le tirer, mais qu'il fallait que je le suive et le devance, je le rejoignis puis le dépassai et tirai. J'entendis le « whunk » de la balle et, à cause de son trot, il sembla être projeté en avant par l'explosion. Avec un ronflement chuintant, il s'écrasa, éclaboussant et grognant. Je tirai encore et soulevai une petite colonne d'eau derrière lui et tirai encore, tandis qu'il remontait sur l'herbe, derrière lui encore.
« Piga, dit M'Cola. Piga. »
Droopy approuva.
« Est-ce que vous l'avez touché ? demanda Pop.
– Absolument, dis-je. Je crois que je l'ai eu. »
Droopy courait et je rechargeai et courus derrière lui. La moitié des hommes du camp étaient éparpillés sur les collines, gesticulant et hurlant. Le rhinocéros était venu juste au-dessous de l'endroit où ils se trouvaient et remontait la vallée vers l'endroit où elle aboutissait à la forêt.
Pop et P.V.M. arrivèrent. Pop avec sa grosse carabine et M'Cola portant la mienne.
« Droopy va suivre les traces, dit Pop. M'Cola jure que vous l'avez touché.
– Piga, dit M'Cola.
– Il ronflait comme une machine à vapeur, dit P.V.M. Est-ce qu'il n'était pas merveilleux quand il courait tout à l'heure ?
– Il était en retard pour la soupe, dit Pop. Etes-vous sûr de l'avoir atteint ? Vous avez tiré de rudement loin.
– Je sais que je l'ai touché. Je suis presque sûr de l'avoir tué.
– Ne le dites à personne si c'est vrai, dit Pop. On ne vous croira jamais. Regardez ! Droopy a trouvé du sang. »
Au-dessous, dans l'herbe haute, Droop tendait vers nous un brin d'herbe. Puis, courbé en deux, il suivit rapidement la trace sanglante.
« Piga, dit M'Cola. M'uzuri.
– Nous allons rester au-dessus pour voir s'il s'enfuit, dit Pop. Regardez Droopy. »
Droop avait enlevé son fez et le tenait à la main.
« Voilà toutes les précautions dont il a besoin, dit Pop. Nous apportons deux fusils de gros calibre et Droopy se lance à sa poursuite avec un vêtement de moins. »
En dessous de nous, Droopy et son camarade qui suivait la piste avec lui s'étaient arrêtés. Droopy leva la main.
« Ils l'entendent, dit Pop. Venez. »
Nous nous dirigeâmes vers eux. Droopy s'approcha de nous et parla à Pop.
« Il est là-dedans, murmura Pop. Ils entendent les oiseaux pique-bœufs. Un des boys dit qu'il entend le faro aussi. Nous allons marcher contre le vent. Passez devant avec Droopy. Que la Memsahib reste derrière moi. Prenez la grosse carabine. Très bien. »
Le rhinocéros était dans l'herbe haute, quelque part derrière des buissons. En avançant, nous entendîmes un grognement sourd, presque un gémissement. Droopy se retourna vers moi et sourit. Le bruit reprit, se terminant cette fois comme un soupir étouffé par le sang. Droopy riait. « Faro », murmura-t-il, et il mit sa main ouverte contre sa joue dans le geste qui signifie s'endormir. Puis, en petite bande au vol heurté, au bec pointu, nous vîmes les pique-bœufs se lever et s'envoler. Nous savions où il était et, comme nous approchions lentement, écartant les hautes herbes, nous le vîmes. Il gisait sur le flanc, mort.
« Il vaut mieux tirer une fois pour être sûr », dit Pop.
M'Cola me tendit le Springfield qu'il portait. Je remarquai qu'il était chargé, regardai M'Cola, furieux contre lui, m'agenouillai et tirai sur le rhinocéros au point vulnérable. Il ne bougea pas. Droopy me serra la main et M'Cola aussi.
« Il avait chargé ce sacré Springfield », dis-je à Pop.
Le fusil chargé, dans mon dos, me rendait fou de rage.
Cela importait peu à M'Cola. Il était extrêmement heureux, caressant la corne du rhinocéros, la mesurant de ses doigts écartés, cherchant le trou de la balle.
« Il est sur le côté sur lequel il est couché, dis-je.
– Vous auriez dû le voir quand il protégeait Mama, dit Pop. C'est pour cela qu'il avait chargé le fusil.
– Sait-il tirer ?
– Non, dit Pop. Mais il l'aurait fait.
– Il m'aurait tiré dans les fesses, dis-je, ce romanesque salaud. »
Quand toute la troupe fut arrivée, nous fîmes rouler le rhinocéros pour le mettre plus ou moins à genoux et coupâmes l'herbe autour de lui pour prendre des photographies. Le trou fait par la balle était assez haut dans le dos, un peu en arrière des poumons.
« C'est un sacré coup de fusil, dit Pop. Un sacré coup de fusil, dit Pop. Un sacré coup de fusil. Ne racontez à personne que vous l'avez tiré.
– Il faudra que vous me donniez un certificat.
– Cela nous ferait passer tous les deux pour des menteurs. Drôle de bête, n'est-ce pas ? »
Il était là, avec sa longue carcasse, des flancs massifs, d'aspect préhistorique, la peau comme du caoutchouc vulcanisé et vaguement transparente, avec la cicatrice d'une blessure mal guérie causée par un coup de corne et que les oiseaux avaient piquée de leur bec, la queue épaisse, ronde et pointue, des tiques plates aux nombreuses pattes grouillant sur lui, les oreilles frangées de poils, des petits yeux de cochon, avec de la mousse à la base de sa corne qui poussait à l'avant de son groin. M'Cola le regarda et hocha la tête. J'étais de son avis. C'était une foutue bête.
« Comment est sa corne ?
– Pas mauvaise, dit Pop. Rien d'extraordinaire. Mais c'est un rudement bon coup de fusil, vieux.
– M'Cola en est satisfait, dis-je.
– Tu en es assez satisfait toi-même, dit P.V.M.
– J'en suis fou de joie, dis-je. Mais ne me laissez pas m'étendre là-dessus. Ne vous inquiétez pas de ce que j'éprouve. Je pourrai me réveiller et y penser quand je voudrai la nuit.
– Et vous êtes un bon pisteur et un sacré tireur au vol, aussi, dit Pop. Racontez-nous la suite.
– Laissez-moi tranquille. Je n'ai dit cela qu'une fois quand j'étais ivre.
– Une fois ! dit P.V.M. Ne nous raconte-t-il pas cela tous les soirs ?
– Parbleu, je suis un bon tireur au vol.
– Étonnant, dit Pop. Je ne m'en serais jamais douté. Que savez-vous faire encore ?
– Oh, allez au diable !
– Il ne faudra jamais lui laisser comprendre à quel point c'était un beau coup de fusil, ou il deviendra insupportable, dit Pop à P.V.M.
– M'Cola et moi le savons », dis-je.
M'Cola approcha.
« M'uzuri, B'wana, dit-il. M'uzuri sana.
– Il croit que vous l'avez fait exprès, dit Pop.
– Ne lui racontez jamais le contraire.
– Piga m'uzuri, dit M'Cola. M'uzuri.
– Je crois qu'il réagit exactement comme vous, dit Pop.
– C'est mon ami.
– Je le pense vraiment, vous savez », dit Pop.
En rentrant au camp à travers la campagne, je tirai de façon fantaisiste à l'improviste sur un reedbuck à deux cents mètres environ, lui brisant la colonne vertébrale à la base du cou. M'Cola fut très content et Droopy enchanté.
« Il faut que nous l'arrêtions, dit Pop à P.V.M.
– Où avez-vous visé, sincèrement ?
– Au cou, mentis-je. J'avais visé au défaut de l'épaule.
– C'était un très joli coup », dit P.V.M. La balle avait claqué en touchant la bête comme une batte de base-ball contre une balle rapide et l'antilope s'était affaissée sans un sursaut.
« Je crois que c'est un sacré menteur, dit Pop.
– Nous autres grands fusils ne sommes jamais appréciés. Attendez que nous soyons morts.
– Son idée d'être apprécié est de se faire porter sur nos épaules, dit Pop. Ce coup du rhinocéros, ça lui est monté à la tête.
– Ça va. Regardez bien à partir de maintenant. Fichtre, j'ai bien tiré tout le temps.
– Il me semble me rappeler une certaine gazelle de Grant... »
Pop me taquinait. Moi aussi je m'en souvenais. J'en avais suivi une très belle à travers toute la région après une série de marches d'approche dans la chaleur, puis avais rampé jusqu'à une termitière pour en tirer une qui n'était pas à beaucoup près aussi belle, avais pris appui sur la termitière, l'avais manquée à cinquante mètres, l'avais vue debout en face de moi, absolument immobile, le nez en l'air, et l'avais atteinte à la poitrine. Elle avait culbuté en arrière et, comme je m'approchais d'elle, elle bondit et s'enfuit, en trébuchant. Je m'assis et attendis qu'elle s'arrêtât et quand elle le fit, visiblement blessée, je restai assis là et la visai au cou, lentement et soigneusement, la ratant huit fois de suite, entêté, avec une rage croissante, ne rectifiant rien mais visant exactement le même endroit de la même manière chaque fois, avec les porteurs de fusils qui s'esclaffaient, le camion plein d'autres nègres hilares, P.V.M. et Pop qui ne disaient rien et moi, assis là en proie à une fureur froide-têtue-insensée, décidé à lui rompre le cou plutôt qu'à me lever et risquer de la faire repartir sur cette plaine couverte d'une vapeur chaude, cuisant au soleil en plein midi. Personne ne prononça un mot. Je tendis la main vers M'Cola pour avoir des cartouches fraîches, tirai encore, soigneusement, et ratai et, à la dixième fois, lui brisai son sacré cou. Je partis sans la regarder.
« Pauvre Papa, dit P.V.M.
– C'est la lumière et le vent, dit Pop. Nous ne nous connaissions pas très bien alors. Les balles tombaient toutes au même endroit. Je les voyais faire voler la poussière.
– Je me suis conduit comme un foutu imbécile », dis-je. En tout cas, maintenant je savais tirer. Jusqu'ici, et aidée par des coups de veine, ma chance tenait bon.
Nous arrivâmes en vue du camp et hurlâmes. Personne n'apparut. Finalement Karl sortit de sa tente. Il y rentra dès qu'il nous eut vus, puis sortit de nouveau.
« Hé, Karl », criai-je. Il agita le bras et rentra encore dans sa tente. Il tremblait d'énervement et je vis qu'il avait lavé du sang sur ses mains.
« Qu'est-ce que c'est ?
– Un rhinocéros, dit-il.
– Vous avez eu des ennuis ?
– Non. Nous l'avons tué.
– Bravo. Où est-il ?
– Là-bas, derrière cet arbre. »
Nous y allâmes. Et il y avait là la tête fraîchement coupée d'un rhinocéros qui était un vrai rhinocéros. Il avait deux fois la taille de celui que j'avais tué. Ses petits yeux étaient fermés et une goutte de sang frais restait au coin de l'œil comme une larme. La tête était une masse énorme et la corne se dressait et se recourbait en arrière suivant une belle courbe. La peau était épaisse d'un pouce là où elle pendait en cape derrière la tête et aussi blanche là où elle était coupée que de la noix de coco récemment débitée en tranches.
« Combien fait sa corne ? Environ trente pouces ?
– Fichtre non, dit Pop. Pas trente pouces.
– Mais c'est une pien pelle pête, Mr Jackson, dit Dan.
– Oui. Une très belle bête, dit Pop.
– Où l'avez-vous trouvé ?
– Tout près du camp.
– Il était depout dans la prousse. Nous l'avons entendu grogner.
– Nous avons cru que c'était un buffle, dit Karl.
– C'est une pien pelle pête, répéta Dan.
– Je suis rudement content que vous l'ayez eu », dis-je.
Nous étions là tous les trois, désireux de le féliciter, résolus à nous montrer beaux joueurs devant ce rhinocéros dont la petite corne était plus longue que la grande du nôtre, cette énorme merveille de rhinocéros avec la larme à l'œil, ce rhinocéros mort, la tête coupée, et, au lieu de cela, nous parlions tous comme des gens qui vont avoir le mal de mer sur un bateau, ou des gens qui viennent de subir des pertes d'argent considérables.
Nous avions honte et ne pouvions rien y faire. J'avais envie de dire quelque chose de gentil et de cordial et, au lieu de cela :
« Combien de fois avez-vous tiré ? demandai-je.
– Je ne sais pas. Nous n'avons pas compté. Cinq ou six, je pense.
– Cinq, je crois », dit Dan.
Le pauvre Karl, en face de ces trois porteurs de félicitations au triste visage, commençait à sentir la joie que lui avait causée son rhinocéros l'abandonner.
« Nous en avons eu un aussi, dit P.V.M.
– Mais bravo ! dit Karl. Est-il plus gros que celui-ci ?
– Fichtre non. C'est un foutu nabot.
– Je suis désolé », dit Karl. Il le pensait, simplement et sincèrement.
« Pourquoi diable seriez-vous désolé avec un rhinocéros pareil ? Nom d'une pipe, quelle belle bête ! Je vais aller chercher mon appareil et prendre quelques photographies de lui. »
J'allai chercher l'appareil. P.V.M. me prit par le bras et marcha tout contre moi.
« Papa, essaie de te conduire comme un être humain, dit-elle. Pauvre Karl. Tu le rends horriblement malheureux.
– Je le sais, dis-je. J'essaie de ne pas me conduire comme cela. »
Pop était là. Il hocha la tête.
« Je ne me suis jamais senti aussi répugnant, dit-il. Mais c'était comme un coup de pied dans le ventre. Au fond, je suis ravi, naturellement.
– Moi aussi, dis-je. Je préfère qu'il réussisse mieux que moi. Vous le savez. Sincèrement. Mais pourquoi n'a-t-il pas simplement tué un honnête rhinocéros, de deux ou trois pouces de plus que le mien ? Pourquoi a-t-il fallu qu'il en trouve un qui fait paraître le mien ridicule ? Il le rend grotesque.
– Vous pourrez toujours vous rappeler ce coup de fusil.
– Au diable ce coup de fusil. C'était un fichu coup de veine.
– Allons, calmons-nous et essayons de nous conduire avec lui comme des gens civilisés.
– Nous avons été dégoûtants, dit P.V.M.
– Je le sais, dis-je. Et pourtant je m'efforçais d'être cordial. Vous savez que je suis enchanté qu'il l'ait tué.
– Pour cordial, tu l'étais. Vous l'étiez tous les deux, dit P.V.M.
– Mais avez-vous vu M'Cola ? » demanda Pop. M'Cola avait regardé le rhinocéros tristement, avait hoché la tête et s'était éloigné.
« C'est un magnifique rhinocéros, dit P.V.M. Il faut que nous nous conduisions convenablement et que nous mettions Karl de bonne humeur. »
Mais il était trop tard. Nous ne pouvions pas mettre Karl de bonne humeur et pendant longtemps nous ne pûmes pas être de bonne humeur nous-mêmes. Les porteurs arrivèrent au camp avec les charges et nous les voyions tous, et tous ceux de notre équipe, aller à l'endroit où le rhinocéros gisait à l'ombre. Ils étaient tous très silencieux. Seul le skinner était ravi de voir dans le camp une aussi belle tête de rhinocéros.
« M'uzuri sana », me dit-il. Et il mesura sa corne en déplaçant sa main écartée. « Kubwa sana.
– N'Dio. M'uzuri sana, approuvai-je.
– B'wana Kabor l'a tué ?
– Oui.
– M'uzuri sana.
– Oui, approuvai-je. M'uzuri sana. »
Le skinner était le seul gentleman de la bande. Nous avions essayé, pendant toute l'expédition, de ne jamais faire preuve de rivalité. Karl et moi avions essayé de nous laisser mutuellement la meilleure chance sur tout ce qui se présentait. J'avais, sincèrement, une grande affection pour lui et il était dépourvu de tout égoïsme et toujours prêt à s'effacer. Je savais que je tirais mieux que lui et que j'avais toujours plus d'endurance à la marche et, régulièrement, il accumulait des trophées qui rendaient les miens dérisoires en comparaison. Il avait tiré plus mal que n'importe qui sur certains animaux et j'avais mal tiré deux fois pendant l'expédition – sur cette gazelle et sur une outarde dans la plaine – pourtant il l'emportait sur moi sur tout ce qu'on pouvait montrer. Pendant quelque temps, nous en avions plaisanté et je pensais que cela s'arrangerait. Mais cela ne s'arrangeait pas. Pour cette chasse au rhinocéros, j'avais abordé le pays le premier. Nous l'avions envoyé chercher de la viande pendant que nous pénétrions dans une nouvelle région. Nous ne l'avions pas traité trop mal, mais nous ne l'avions pas trop bien traité non plus, et pourtant il m'avait battu. Non seulement battu, cela m'aurait été égal, mais il avait fait paraître mon rhinocéros si petit que je ne pourrais jamais le conserver dans la même petite ville où nous habitions. Il l'avait réduit à rien. Je pouvais me rappeler le coup de fusil que j'avais tiré sur lui et cela rien ne pourrait me l'enlever, sauf qu'il était tellement merveilleux que je savais qu'en dépit de ma scandaleuse confiance en moi, je me demanderais tôt ou tard si ce n'était pas vraiment un simple coup de chance. Ce vieux Karl nous avait bien possédés avec ce rhinocéros. Maintenant il était dans sa tente et écrivait une lettre.
Sous l'auvent de la tente commune, Pop et moi discutâmes ce que nous avions de mieux à faire.
« De toute manière, il a tué son rhinocéros, dit Pop. Cela nous donne du temps. Mais vous ne pouvez pas en rester là.
– Non.
– Mais ce pays ne vaut plus rien maintenant. Il y a quelque chose qui ne va pas. Droopy prétend connaître une bonne région à trois heures d'ici avec les camions et environ une autre heure avec les porteurs. Nous pourrons partir dans cette direction cet après-midi, avec peu de matériel, renvoyer les camions et Karl et Dan pourront aller à M'uto-Umbu où il tuera son oryx.
– Parfait.
– Il a aussi une bonne chance d'avoir un léopard sur cette carcasse de rhinocéros ce soir ou demain matin. Dan dit qu'ils en ont entendu un. Nous essaierons de vous trouver un rhinocéros dans ce pays qui est le pays de Droopy et puis vous les rejoindrez pour la chasse aux koudous. Il faut que nous gardions beaucoup de temps pour cela.
– Parfait.
– Même si vous ne trouvez pas là un oryx, vous en trouverez un ailleurs.
– Même si je n'en trouve pas du tout, cela me sera égal. Nous en trouverons un une autre fois. Mais je veux un koudou, pourtant.
– Vous en aurez un. Vous pouvez en être sûr.
– J'aimerais mieux en avoir un bon que n'importe quoi d'autre. Je me fiche pas mal de ces rhinocéros en dehors du plaisir de les chasser. Mais j'aimerais en trouver un qui n'aurait pas l'air ridicule à côté de son rhinocéros fabuleux.
– Naturellement. »
Nous mîmes Karl au courant et il dit :
« Tout ce que vous voudrez. Bien sûr. J'espère que vous en trouverez un deux fois plus gros. »
Il le pensait vraiment. Il se sentait mieux maintenant et nous tous aussi.