CHAPITRE PREMIER

Nous étions assis dans l'affût que des chasseurs wanderobos avaient construit avec des rameaux et des branches au bord du lick quand nous entendîmes le camion approcher. D'abord, il était très loin et personne ne pouvait dire ce qu'était ce bruit. Puis il était arrêté et nous espérâmes que ce n'était rien ou peut-être seulement le vent. Puis il se rapprocha lentement, sans erreur possible, maintenant de plus en plus fort jusqu'à ce que, expirant avec une décharge de sonores explosions irrégulières, il passât par-derrière, tout près de nous, pour atteindre la route. Celui des deux guides qui était cabotin se leva.

« C'est fini », dit-il.

Je portai ma main à ma bouche et lui fis signe de se rasseoir.

« C'est fini », répéta-t-il, et il écarta tout grands les bras. Je ne l'avais jamais aimé et je l'aimais moins encore en ce moment.

« Après », murmurai-je. M'Cola hocha la tête. Je regardai son crâne chauve et noir et il tourna un peu le visage, de sorte que je vis les minces poils chinois aux coins de sa bouche.

« Fichu, dit-il, Hapana m'uzuri.

– Attends un peu », lui dis-je. Il courba de nouveau la tête pour la cacher derrière les branches mortes et nous restâmes là, assis dans la poussière du trou jusqu'à ce qu'il fasse trop noir pour voir le viseur d'avant sur mon fusil ; mais plus rien ne vint. Le guide cabotin était impatient et nerveux. Un peu avant l'obscurité totale, il murmura à M'Cola qu'il faisait maintenant trop sombre pour tirer.

« Tais-toi, toi, lui dit M'Cola, le B'wana peut tirer quand tu ne peux plus y voir. »

L'autre guide, celui qui était bien éduqué, donna une autre démonstration de ses talents en écorchant les lettres de son nom, Abdullah, sur la peau noire de sa jambe, avec une baguette pointue. Je l'observai sans admiration et M'Cola regarda le mot sans l'ombre d'une expression sur son visage. Au bout d'un instant, le guide l'effaça.

Finalement, je visai contre ce qui restait de lumière et vis que c'était impossible, même avec la grande ouverture.

M'Cola m'observait.

« Impossible, dis-je.

– Oui, approuva-t-il en swahili. Aller au camp ?

– Oui. »

Nous nous levâmes et sortîmes de l'affût et avançâmes à travers les arbres, marchant sur la terre sablonneuse, cherchant notre chemin à tâtons entre les arbres et sous les branches, jusqu'à la route. La voiture se trouvait sur la route à un peu plus d'un kilomètre de là. Comme nous arrivions, Kamau, le chauffeur, alluma les phares.

Le camion avait tout gâché. Cet après-midi nous avions laissé la voiture sur la route et nous étions approchés avec beaucoup de précautions du lick. Il avait un peu plu la veille, mais pas assez pour inonder le lick qui était simplement une trouée entre les arbres, avec une langue de terre creusée en cercles profonds et déchiquetée à ses extrémités avec des trous creux, là où les animaux avaient léché la poussière pour trouver du sel, et nous avions vu les longues traces fraîches, en forme de cœur, de quatre grands koudous adultes qui avaient cherché du sel la nuit précédente et aussi de nombreuses traces récentes de koudous plus petits. Il y avait aussi un rhinocéros qui, d'après les traces et un monticule de crottin sec éparpillé, venait là tous les soirs. L'affût avait été construit à portée de flèche du lick et, assis, penché en arrière, les genoux hauts, la tête basse, dans un creux à moitié plein de cendres et de poussière, aux aguets à travers des feuilles sèches et les branches minces, j'avais vu un koudou plus petit sortir du fourré et aller à l'extrémité de la langue de terre salée et rester là debout, l'encolure large, gris et beau, les cornes en spirale se détachant contre le soleil tandis que je visais sa poitrine puis renonçais à tirer, pour ne pas effrayer le plus grand koudou qui sûrement viendrait au crépuscule. Mais, bien avant que nous eussions entendu le camion, le koudou l'avait entendu et s'était sauvé dans la forêt et tout ce qui avait remué, dans la brousse des terrains plats, ou qui descendait des petites collines à travers les arbres, venant vers le sel, s'était arrêté après ce bruit d'explosion et de ferraille. Ils reviendraient, plus tard, dans la nuit, mais alors il serait trop tard.

Maintenant, roulant sur la route sablonneuse, avec les phares qui accrochaient les yeux des oiseaux de nuit qui restaient accroupis sur le sable jusqu'à ce que la masse de l'auto fût sur eux, et ils s'envolaient alors dans une molle panique ; passant devant les feux des voyageurs qui marchaient tous de jour vers l'ouest, abandonnant la région de famine qui s'étendait devant nous, le bout de mon fusil appuyé sur mon pied, la crosse dans le creux de mon bras gauche, une gourde de whisky entre les genoux, versant le whisky dans une timbale que je tendis dans l'obscurité, par-dessus mon épaule, à M'Cola pour qu'il y mette de l'eau, je bus le premier whisky de la journée, le meilleur qui soit, et regardant les fourrés épais que nous longions dans l'obscurité, sentant le vent frais de la nuit et respirant la bonne odeur de l'Afrique, j'étais entièrement heureux.

Puis, devant nous, nous vîmes un grand feu et, pendant que nous nous en approchions et le dépassions, j'aperçus un camion à côté de la route. Je dis à Kamau d'arrêter et de reculer, et, pendant que nous reculions dans la lumière du feu, je vis un petit homme aux jambes torses avec un chapeau tyrolien, une culotte de cuir et une chemise ouverte, debout devant un moteur au capot levé au milieu d'une foule d'indigènes.

« Pouvons-nous vous aider ? lui demandai-je.

– Non, dit-il, à moins que vous ne soyez mécanicien. Il s'est mis à me détester. Tous les moteurs me détestent.

– Croyez-vous que ce puisse être le rupteur ? Cela faisait le même bruit que le rupteur quand vous avez passé près de nous.

– Je crois que c'est bien pire que cela. D'après le bruit ce doit être quelque chose de grave.

– Si vous pouvez atteindre notre camp, nous avons un mécanicien.

– A quelle distance est-il ?

– Environ trente kilomètres.

– Demain matin j'essayerai. Maintenant j'ai peur d'aller plus loin avec ce bruit de mort dans le moteur. Il essaye de mourir parce qu'il me déteste. Enfin, je le déteste aussi. Mais si je meurs cela ne l'ennuiera pas.

– Vous buvez quelque chose ? » Je lui tendis la gourde.

« Je m'appelle Hemingway.

– Kandisky, dit-il en s'inclinant. Hemingway est un nom que j'ai entendu. Où ? Où l'ai-je entendu ? Oh, oui. Le dichter. Vous connaissez Hemingway le poète ?

– Où l'avez-vous lu ?

– Dans le Querschnitt.

– C'est moi-même », dis-je, enchanté. Le Querschnitt était une revue allemande dans laquelle j'avais écrit des poèmes assez obscènes et publié une longue nouvelle, bien des années avant de pouvoir rien vendre en Amérique.

« C'est très curieux, me dit l'homme au chapeau tyrolien. Voyons, que pensez-vous de Ringelnatz ?

– Il est merveilleux.

– Oui. Vous aimez Ringelnatz. Bon. Que pensez-vous d'Heinrich Mann ?

– Il ne vaut rien.

– Vous croyez ?

– Tout ce que je sais, c'est que je ne peux pas le lire.

– Il ne vaut rien du tout. Je vois que nous avons des points communs. Qu'est-ce que vous faites ici ?

– Je chasse.

– Pas l'éléphant, j'espère ?

– Non, le koudou.

– Pourquoi un homme tuerait-il un koudou ? Vous, un homme intelligent, un poète, tuer un koudou.

– Je n'en ai pas encore tué, dis-je. Mais nous les chassons sérieusement depuis dix jours. Sans votre camion, nous en aurions eu un aujourd'hui.

– Ce pauvre camion. Mais vous devriez chasser pendant un an. Au bout de ce temps-là on a tout tué et on le regrette. Chasser un animal particulier est une sottise. Pourquoi le faites-vous ?

– Cela me plaît.

– Bien sûr, si ”cela vous plaît”. Dites-moi, au fond que pensez-vous de Rilke ?

– Je n'ai lu qu'une seule chose de lui.

– Laquelle ?

– Le Cornette.

– Vous l'avez aimée ?

– Oui.

– Rilke m'agace. C'est du snobisme. Valéry, oui. Je vois ce qu'il y a dans Valéry ; bien qu'il y ait beaucoup de snobisme aussi. Enfin, au moins, vous ne tuez pas les éléphants.

– J'en tuerais un s'il était assez gros.

– Quelle taille ?

– Avec des pointes de soixante-dix livres. Peut-être plus petit.

– Je vois qu'il y a des choses sur lesquelles nous ne sommes pas d'accord. Mais c'est un plaisir de rencontrer un membre du bon vieux groupe du Querschnitt. Dites-moi à quoi ressemble Joyce ? Je n'ai pas assez d'argent pour l'acheter. Sinclair Lewis ne vaut rien. Je l'ai acheté. Non. Non. Vous me direz demain. Cela ne vous ennuie pas si je campe près de vous ? Vous êtes avec des amis ? Vous avez un chasseur blanc ?

– Avec ma femme. Nous serons ravis. Oui, un chasseur blanc.

– Pourquoi n'est-il pas avec vous ?

– Il trouve qu'on doit chasser le koudou tout seul.

– Il vaut mieux ne pas le chasser du tout. Qu'est-ce qu'il est ? Anglais ?

– Oui.

– Très, très Anglais ?

– Non. Très gentil. Il vous plaira.

– Il faut que vous partiez. Je ne veux pas vous retarder. Peut-être vous verrai-je demain. C'est extraordinaire cette rencontre.

– Oui, dis-je. Faites examiner votre camion demain. A votre disposition.

– Bonne nuit, dit-il. Bon voyage.

– Bonne nuit », dis-je. Nous repartîmes et je le vis marcher vers le feu, agitant le bras vers les indigènes. Je ne lui avais pas demandé pourquoi il avait vingt-quatre indigènes de l'intérieur avec lui, ni ce qu'il faisait. En y réfléchissant, je ne lui avais rien demandé. Je n'aime pas poser des questions et, là où j'ai été élevé, ce n'était pas poli. Mais ici nous n'avions pas vu de Blanc depuis deux semaines, depuis que nous avions quitté Babati pour aller vers le sud, et en avoir rencontré un sur cette route où l'on ne rencontrait qu'un marchand indien de temps à autre et la migration continue des indigènes quittant le pays de la famine, que ce Blanc ressemblât à une caricature de Benchley en costume tyrolien, qu'il connût votre nom, vous traitât de poète, eût lu le Querschnitt, fût un admirateur de Joachim Ringelnatz et désirât parler de Rilke, c'était par trop fantastique. Aussi, à ce moment précis, pour couronner cette fantaisie, les phares de l'auto laissèrent voir trois grands monticules coniques, d'une matière qui fumait sur la route devant nous. Je fis signe à Kamau d'arrêter et, en dérapant, nous arrêtâmes juste devant. Ils étaient hauts de deux à trois pieds et, quand j'en touchai un, il était tout chaud.

« Tembo », dit M'Cola.

C'était les fumées d'éléphants qui venaient de traverser la route et, dans la fraîcheur du soir, on voyait leur vapeur. Nous arrivâmes bientôt au camp.

Le lendemain j'étais debout et arrivé à un autre lick avant l'aube. Il y avait un koudou mâle sur le lick quand nous arrivâmes à travers les arbres et il lança un aboiement sonore, pareil à celui d'un chien mais plus haut de ton et plus rauque, et disparut, sans bruit d'abord, puis faisant craquer les branches quand il fut assez loin ; et nous ne le revîmes pas. Ce lick était impossible d'accès. Des arbres poussaient autour de la partie dégagée, de sorte que c'était comme si les animaux avaient été dans l'affût et que vous ayez été obligé de les approcher à découvert. Le seul moyen de réussir aurait été qu'un homme seul y aille en rampant et, alors, il n'aurait pu tirer à travers les arbres aux branches entrelacées avant de se trouver à moins de vingt mètres. Naturellement, une fois dans la zone de protection des arbres et dans l'affût, vous étiez merveilleusement placé, car toute bête venant vers le sel devait se montrer à découvert à vingt-cinq mètres de tout couvert. Mais, bien que nous eussions attendu jusqu'à onze heures, rien ne parut. Nous égalisâmes soigneusement avec nos pieds la poussière du lick, afin que toutes les nouvelles traces fussent visibles à notre retour et fîmes à pied les trois kilomètres jusqu'à l'auto.

Chassé, le gibier avait appris à ne venir que la nuit et à partir avant l'aube. Un mâle était resté et, comme nous l'avions effrayé ce matin-là, les choses allaient être plus difficiles encore.

C'était le dixième jour de notre chasse aux grands koudous et je n'avais pas encore vu un mâle adulte. Il ne nous restait plus que trois jours, parce que les pluies venant de Rhodésie avançaient chaque jour vers le nord et, à moins d'être préparés à rester là où nous étions pendant les pluies, il nous fallait atteindre Hendeni avant qu'elles commencent. Nous avions fixé le dix-sept février comme la date limite de notre départ. Chaque matin, maintenant, il fallait environ une heure de plus au ciel lourd, floconneux, pour s'éclaircir et l'on pouvait sentir les pluies approcher, avançant régulièrement vers le nord, aussi sûrement que si on les avait suivies sur une carte.

Or il est agréable de chasser ce que vous convoitez beaucoup pendant un long espace de temps, de voir vaines vos ruses, vos manœuvres et d'avouer un échec chaque soir, mais il faut pouvoir chasser librement et savoir à chaque sortie que, tôt ou tard, la chance tournera et que vous aurez l'occasion que vous cherchez. Mais il n'est pas agréable d'avoir une limite de temps dans laquelle vous devez tuer votre koudou ou risquer de ne jamais l'avoir, ni même d'en voir un. Ce n'est pas ainsi que devrait être la chasse. C'est trop comme ces garçons qu'on envoyait à Paris avec deux ans pour réussir comme écrivains ou peintres, après quoi, s'ils n'avaient pas réussi, ils devaient revenir chez eux et entrer dans les affaires de leur père. La vraie manière de chasser est de le faire aussi longtemps que vous vivez et aussi longtemps qu'il existe un certain animal ; exactement comme la vraie manière de peindre est aussi longtemps qu'il y a vous et des couleurs et de la toile, et d'écrire aussi longtemps que vous pouvez vivre et qu'il y a un crayon et du papier ou de l'encre ou n'importe quelle machine pour le faire, ou n'importe quel sujet sur lequel vous avez envie d'écrire, et vous vous sentiriez un imbécile, et vous seriez un imbécile de faire autrement. Mais maintenant nous étions là, harcelés par le temps, par la saison et par l'épuisement de notre argent, de sorte que ce qui aurait dû être aussi amusant à faire chaque jour, que l'on tue ou non, devenait forcément cette perversion tout à fait exaspérante de la vie : l'obligation d'accomplir quelque chose en moins de temps qu'on ne devrait vraiment en disposer pour le faire. Aussi, en rentrant à midi, debout depuis deux heures avant l'aube, avec encore trois jours seulement devant nous, je commençais à être nerveux et là, à la table du déjeuner sous l'auvent de la tente, parlant sans arrêt, se trouvait Kandisky aux culottes tyroliennes. Je l'avais complètement oublié.

« Bonjour. Bonjour, dit-il. Pas de succès ? Rien à faire ? Où est le koudou ?

– Il a toussé une fois et s'est sauvé, dis-je. Bonjour petite. »

Elle sourit. Elle était ennuyée aussi. Tous deux avaient, depuis l'aube, attendu un coup de feu. Écoutant tout le temps, même quand notre hôte était arrivé, écoutant pendant qu'ils écrivaient des lettres, pendant qu'ils lisaient, écoutant quand Kandisky revint et se mit à parler.

« Vous ne l'avez pas abattu ?

– Non. Ni même vu. » Je remarquai que Pop était contrarié aussi et un peu nerveux. Kandisky avait sans aucun doute énormément parlé.

« De la bière, colonel ? me dit-il.

– Nous avons fait fuir un koudou, racontai-je. Impossible de tirer. Il y avait beaucoup de traces. Rien d'autre n'est venu. Le vent soufflait fort. Demandez aux boys.

– Comme je le disais au colonel Phillips, commença Kandisky, remuant son postérieur culotté de cuir et croisant une jambe nue, un gros mollet, très velue, par-dessus l'autre, il ne faut pas que vous restiez ici trop longtemps. N'oubliez pas que les pluies approchent. Il y a une bande de terrain de dix-huit kilomètres au-delà d'ici que vous ne pourrez jamais franchir s'il pleut. C'est impossible.

– C'est ce qu'il vient de me dire, reprit Pop. Je ne suis pas colonel, à propos. Nous employons ces titres militaires comme surnoms. Ne vous vexez pas si vous êtes colonel vous-même. » Et à moi : « Au diable ces licks. Si vous les laissiez en paix, vous auriez eu votre koudou.

– Ils gâchent tout, approuvai-je. On est si sûr de tirer tôt ou tard sur le lick.

– Chassez dans les collines aussi.

– Je le ferai, Pop.

– Qu'est-ce que tuer un koudou, après tout ? demanda Kandisky. Vous ne devriez pas prendre cela tellement au sérieux. Ce n'est rien. En un an on en tue vingt.

– Il vaut mieux ne pas en avertir le service de la chasse, pourtant, dit Pop.

– Vous ne comprenez pas, dit Kandisky. Je veux dire qu'en un an on pourrait le faire. Naturellement aucun homme n'en aurait envie.

– Absolument, dit Pop. S'il vivait dans une région de koudous. Ce sont les grandes antilopes les plus communes dans cette région de brousse. C'est juste que, quand on veut en voir, on n'en voit pas.

– Je ne tue rien, vous comprenez, nous dit Kandisky. Pourquoi ne vous intéressez-vous pas davantage aux indigènes ?

– Nous le faisons, assura ma femme.

– Ils sont vraiment intéressants. Écoutez... », dit Kandisky, et il s'adressa à elle.

– « Le plus enrageant, dis-je à Pop, c'est que, quand je suis dans les collines, je suis sûr que ces salauds sont en bas près du sel. Les femelles sont dans les collines, mais je ne crois pas que les mâles soient avec elles en ce moment. Puis le soir on redescend et il y a des traces. Ils sont venus sur ce maudit sel. Je crois qu'ils viennent n'importe quand.

– Probablement.

– Je suis sûr qu'il y a plusieurs mâles ici. Ils ne viennent probablement au sel que tous les deux jours. Certains sont sans doute effrayés parce que Karl a tiré sur l'un d'eux. Si seulement il l'avait tué au lieu de le suivre à travers tout ce fichu pays. Bon Dieu, s'il pouvait tuer net n'importe quoi. Mais de nouveaux mâles vont venir. Il n'y a qu'à les attendre. Il est impossible qu'ils soient tous alertés. Mais il a effrayé tout le pays.

– Il s'énerve tellement, dit Pop. Mais c'est un bon garçon. Il a réussi un coup merveilleux sur ce léopard, vous savez. On ne peut pas tuer une bête plus proprement. Laissons tout cela se calmer un peu.

– Bien sûr. Quand je l'insulte, c'est pour plaisanter.

– Pourquoi ne pas rester dans l'affût toute la journée ?

– Ce sacré vent a commencé à souffler en cercle. Il envoyait notre odeur dans toutes les directions. Inutile d'attendre qu'elle se soit propagée partout. Abdullah a emporté un pot de cendres aujourd'hui.

– Je l'ai vu partir avec.

– Il n'y avait pas le moindre vent quand nous sommes partis à l'affût et il avait juste assez de lumière pour tirer. Il a cherché le vent avec les cendres pendant tout le chemin. Je suis allé seul avec Abdullah, en laissant les autres derrière, et nous avons marché sans bruit. J'avais ces souliers à semelles de crêpe et le sol est de la terre très molle. Ces cochons nous ont sentis à quatre-vingts mètres.

– Avez-vous jamais vu leurs oreilles ?

– Si j'ai jamais vu leurs oreilles ? Si je peux voir les oreilles de ces salauds, le skinner peut se mettre au travail.

– Ce sont des salauds, dit Pop. Je déteste cette histoire de lick. Ils ne sont pas aussi malins que nous le pensons. Le malheur c'est que vous vous y attaquez quand ils sont malins. On leur tire dessus depuis qu'il y a du sel.

– C'est ce qui rend la chose amusante, dis-je. Je serais heureux de le faire pendant un mois. J'aime chasser assis sur mon derrière. Sans suer. Sans rien faire. Rester assis et attraper des mouches et les donner aux fourmis-lions dans la poussière. J'aime cela. Mais la question de temps ?

– C'est vrai. Ce sacré temps.

– Donc, disait Kandisky à ma femme, voilà ce que vous devriez voir. Les grands ngomas. Les grandes fêtes de danses indigènes. Les vraies.

– Écoutez, dis-je à Pop. L'autre lick, celui où j'étais l'autre soir, est absolument sûr, malgré la proximité de cette sacrée route.

– Les guides disent que c'est en réalité le domaine des plus petits koudous. C'est très loin aussi. Cela fait cent kilomètres aller et retour.

– Je sais. Mais il y a les traces de quatre grands mâles. C'est certain. Si ce camion n'avait pas passé hier soir. Si nous restions ici ce soir ? J'aurais la nuit et le petit matin et laisserais le lick en repos. Il y a un gros rhinocéros aussi. De grandes traces, en tout cas.

– Bon, dit Pop. Abattez le gros rhinocéros aussi. »

Il détestait tuer n'importe quoi, excepté ce que nous cherchions, pas de tuerie à côté, pas de tuerie décorative, pas question de tuer pour le plaisir de tuer, seulement quand vous désiriez tuer plus que vous désiriez ne pas tuer, seulement quand cela était nécessaire pour qu'il reste le premier dans son métier, et je vis qu'il m'offrait le rhinocéros pour me faire plaisir.

« Je ne le tuerai que s'il est bon, promis-je.

– Tuez ce cochon, dit Pop, m'en faisant cadeau.

– Ah, Pop, dis-je.

– Tuez-le, dit Pop. Cela vous fera plaisir, étant tout seul. Vous pourrez vendre la corne si vous n'en avez pas envie. Vous avez encore droit à une sur votre permis.

– Ainsi, dit Kandisky, vous avez arrêté un plan de campagne. Vous avez décidé comment posséder ces pauvres animaux.

– Oui, dis-je. Comment va le camion ?

– Le camion est mort, dit l'Autrichien. En un sens j'en suis ravi. C'était trop un symbole. C'était tout ce qui restait de ma shamba. Maintenant je n'ai rien et c'est bien plus simple.

– Qu'est-ce qu'une shamba, demanda P.V.M., ma femme ? J'en entends parler depuis des semaines. J'ai peur de demander le sens de ces mots que tout le monde emploie.

– Une plantation, dit-il. Je n'ai plus rien sauf ce camion. Avec ce camion je conduis des indigènes jusqu'à la shamba d'un Indien. C'est un très riche Indien qui cultive le sisal. Je suis le régisseur de cet Indien. Un Indien peut tirer profit d'une shamba de sisal.

– De n'importe quoi, dit Pop.

– Oui. Là où nous échouons, où nous mourrions de faim, il gagne de l'argent. Cet Indien est très intelligent, cependant. Il m'estime beaucoup. Je représente l'organisation européenne. Je viens maintenant d'organiser le recrutement des indigènes. Cela prend du temps. C'est impressionnant. Je suis resté loin de ma famille pendant trois mois. L'organisation est organisée. On le ferait en une semaine aussi facilement, mais cela ne produirait pas une telle impression.

– Et votre femme ? demanda la mienne.

– Elle m'attend dans ma maison, la maison du régisseur, avec ma fille.

– Est-ce qu'elle vous aime beaucoup ? demanda ma femme.

– Sans doute, sinon elle m'aurait quitté depuis longtemps.

– Quel âge a votre fille ?

– Treize ans maintenant.

– Ce doit être agréable d'avoir une fille.

– Vous ne pouvez savoir combien c'est agréable. C'est comme une seconde femme. Ma femme connaît maintenant tout ce que je pense, tout ce que je dis, tout ce que je crois, tout ce que je peux faire, tout ce que je ne peux pas faire et ne pas être. Je connais aussi très bien ma femme. Mais il y a là toujours quelqu'un que vous ne connaissez pas, qui ne vous connaît pas, qui vous aime dans l'ignorance et est étranger à vous deux. Quelqu'un de très séduisant qui est à vous et pas à vous et qui rend la conversation plus – comment dire ? Oui, c'est comme – on appelle cela – avoir avec vous – avec vous deux – oui, voilà... c'est de la sauce tomate Ketchup sur votre nourriture quotidienne.

– C'est très bon, dis-je.

– Nous avons des livres, dit-il. Je ne peux plus acheter de nouveaux livres maintenant, mais nous pouvons toujours parler. Les idées et la conversation sont très intéressantes. Nous discutons de tout. De tout au monde. Nous avons une vie intellectuelle très intéressante. Autrefois, avec la shamba, nous recevions le Querschnitt. Cela nous donnait l'impression de faire partie d'un groupe de gens très brillants. Les gens qu'on verrait si l'on voyait qui l'on a envie de voir. Vous connaissez tous ces gens ? Vous devez les connaître.

– Quelques-uns, dis-je. Quelques-uns à Paris. Quelques-uns à Berlin. »

Je ne désirais détruire rien de ce que possédait cet homme, aussi ne lui donnai-je pas de détails sur ces gens brillants.

« Ils sont merveilleux, lui dis-je, mentant.

– Je vous envie de les connaître, dit-il. Et dites-moi, qui est le plus grand écrivain d'Amérique ?

– Mon mari, dit ma femme.

– Non. Je ne veux pas que vous parliez avec votre fierté familiale. Qui vraiment ? Certainement pas Upton Sinclair. Certainement pas Sinclair Lewis. Qui est votre Thomas Mann ? Qui est votre Valéry ?

– Nous n'avons pas de grands écrivains, dis-je. Il arrive quelque chose à nos bons écrivains à un certain âge. Je peux vous l'expliquer, mais c'est très long et cela risquerait de vous ennuyer.

– Expliquez-le, s'il vous plaît, dit-il. Voilà ce que j'aime. C'est ce qu'il y a de mieux dans la vie. La vie intellectuelle. Ce n'est pas tuer des koudous.

– Vous n'avez encore rien entendu, dis-je.

– Oh, mais je vous vois venir. Il faut que vous buviez plus de bière pour vous délier la langue.

– Elle est déliée, lui dis-je. Elle est toujours bien trop déliée. Mais vous ne buvez rien du tout.

– Non, je ne bois jamais. Ce n'est pas bon pour l'esprit. Ce n'est pas nécessaire. Mais dites-moi. Je vous en prie, dites-moi.

– Eh bien, dis-je, nous avons eu, en Amérique, des écrivains de talent. Poe est un écrivain de talent. C'est adroit, merveilleusement construit, et c'est mort. Nous avons eu des écrivains de rhétorique qui ont eu la bonne fortune de découvrir un petit quelque chose, dans la chronique d'un autre et en voyageant, comment les choses, les vraies choses, peuvent être, les baleines par exemple, et cette connaissance est enveloppée dans la rhétorique comme des cerises dans un pudding. Parfois elle est là, toute seule, sans pudding autour et elle est bonne. C'est Melville. Mais les gens qui le louent le louent pour la rhétorique qui n'est pas importante. Ils mettent du mystère là où il n'y en a pas.

– Oui, dit-il. Je vois. Mais c'est l'esprit au travail, son aptitude à travailler, qui fait la rhétorique. La rhétorique ce sont les étincelles bleues de la dynamo.

– Quelquefois. Et quelquefois il n'y a que les étincelles bleues, et qu'actionne la dynamo ?

– Oui. Continuez.

– J'ai oublié.

– Non. Continuez. Ne faites pas semblant d'être stupide.

– Vous êtes-vous jamais levé avant l'aube ?

– Tous les matins, dit-il. Continuez.

– Très bien. Il y en a eu d'autres qui écrivaient comme des coloniaux anglais exilés d'une Angleterre à laquelle ils n'avaient jamais appartenu, à une nouvelle Angleterre qu'ils construisaient. O très braves gens avec la sagesse étriquée, sèche et excellente des Unitariens ; des hommes de lettres : des Quakers avec le sens de l'humour.

– Qui étaient-ils ?

– Emerson, Hawthorne, Whittier et Compagnie. Tous nos premiers classiques qui ne savaient pas qu'un nouveau classique n'a aucune ressemblance avec les classiques qui l'ont précédé. Il peut voler à tout ce qui est meilleur que lui, à tout ce qui n'est pas un classique, tous les classiques font cela. Certains écrivains ne sont nés que pour aider un autre écrivain à écrire une phrase. Mais il ne peut dériver d'un classique précédent ou lui ressembler. De plus, tous ces hommes étaient des gentlemen, ou souhaitaient l'être. Ils étaient tous très respectables. Ils n'employaient pas les mots que les gens avaient toujours employés en parlant, les mots qui survivent dans le langage. On ne s'apercevait pas non plus qu'ils avaient un corps. Ils avaient un esprit, oui. De bons esprits, secs, propres. Tout ceci est très ennuyeux, je ne le mentionnerais pas si vous ne me l'aviez demandé.

– Continuez.

– Il y en a eu un à cette époque qui est censé être vraiment bon, Thoreau. Je ne peux pas vous parler de lui, parce que je n'ai pas encore pu le lire. Mais cela ne signifie rien parce que je ne peux pas lire les autres naturalistes, à moins qu'ils ne soient extrêmement précis et pas littéraires. Les naturalistes devraient tous travailler seuls et quelqu'un d'autre devrait établir pour eux les rapports entre leurs découvertes. Les écrivains devraient travailler seuls. Ils ne devraient se voir que quand leur travail est terminé et même alors pas trop souvent. Ou bien ils deviennent comme les écrivains à New York. Tous des asticots dans une bouteille, essayant d'extraire le savoir et la nourriture de leur propre contact et de celui de la bouteille. Quelquefois la bouteille a la forme de l'art, quelquefois des sciences économiques, quelquefois une forme économico-religieuse. Mais, une fois dans la bouteille, ils y restent. Ils se sentent seuls en dehors de la bouteille. Ils redoutent la solitude. Ils ont peur d'être seuls dans leur croyance et pas une femme ne pourrait en aimer aucun assez pour qu'en cette femme ils puissent tuer leur solitude, ou la confondre avec la sienne, ou faire avec elle quelque chose qui rende le reste sans importance.

– Mais Thoreau ?

– Il faudra que vous le lisiez. Peut-être le pourrai-je plus tard. Je peux faire presque n'importe quoi plus tard.

– Bois encore un peu de bière, papa.

– Très bien.

– Mais qui sont les bons écrivains ?

– Les bons écrivains sont Henry James, Stephen Crane et Mark Twain. Ceci n'est pas l'ordre de leur valeur. Il n'y a pas d'ordre pour de bons écrivains.

– Mark Twain est un humoriste. Je ne connais pas les autres.

– Toute la littérature américaine moderne sort d'un livre de Mark Twain appelé Huckleberry Finn. Si vous le lisez, il faut vous arrêter là où le nègre Jim est volé aux garçons. C'est la véritable fin. Le reste n'est que de la triche. Mais c'est le meilleur livre que nous ayons eu. Tout ce qu'on a écrit en Amérique sort de là. Il n'y avait rien avant. Nous n'avons rien eu d'aussi bon depuis.

– Et les autres ?

– Crane a écrit deux belles histoires. La Barque et L'Hôtel bleu. La dernière est la meilleure.

– Qu'est-ce qui lui est arrivé ?

– Il est mort. C'est simple. Il a toujours été mourant.

– Mais les deux autres ?

– Ils ont tous deux vécu jusqu'à la vieillesse, mais ils ne sont pas devenus plus sages en vieillissant. Je ne crois pas qu'ils l'aient vraiment désiré. Voyez-vous, nous transformons nos écrivains de façon très étrange.

– Je ne comprends pas.

– Nous les détruisons de plusieurs manières. D'abord, économiquement. Ils gagnent de l'argent. C'est seulement par hasard qu'un écrivain gagne de l'argent, bien que les bons livres fassent toujours de l'argent en fin de compte. Puis nos écrivains, quand ils ont gagné de l'argent, augmentent leur train de vie et ils sont pris dans l'engrenage. Il leur faut écrire pour entretenir leur maison, leur femme, et ainsi de suite, et ils écrivent des ordures. Ce n'est pas de l'ordure exprès, mais parce que c'est écrit trop vite. Parce qu'ils écrivent quand il n'y a rien à dire ou plus d'eau dans le puits. Parce qu'ils sont ambitieux. Et puis, une fois qu'ils se sont trahis, ils se justifient et vous avez encore des ordures. Ou bien ils lisent les critiques. S'ils croient les critiques quand ils disent qu'ils sont formidables, alors il leur faut les croire quand ils disent qu'ils sont fichus et ils perdent confiance. Actuellement, nous avons deux bons écrivains qui ne peuvent écrire parce qu'ils ont perdu confiance en lisant des critiques. S'ils écrivaient, parfois ce serait bon et parfois pas si bon et parfois ce serait très mauvais, mais le bon finirait par sortir. Mais ils ont lu les critiques et il leur faut écrire des chefs-d'œuvre. Les chefs-d'œuvre que les critiques leur ont attribués, ce n'étaient pas des chefs-d'œuvre, naturellement. C'étaient simplement de très bons livres. Et maintenant ils ne peuvent plus écrire du tout. Les critiques les ont rendus impuissants.

– Qui sont ces écrivains ?

– Leur nom ne vous dirait rien et maintenant ils peuvent avoir écrit, avoir pris peur et être de nouveau impuissants.

– Mais qu'est-ce qui arrive aux écrivains américains ? Soyez précis.

– Je n'étais pas là autrefois, aussi ne puis-je vous parler des écrivains d'alors, mais maintenant il y a différentes choses. A un certain âge, les écrivains mâles deviennent autant de Mères Michel. Les femmes écrivains deviennent des Jeanne d'Arc sans les batailles. Ils deviennent des meneurs. Qui ils mènent, c'est sans importance. S'ils n'ont pas de disciples, ils les inventent. Il est inutile à ceux qui ont été choisis comme disciples de protester. Ils sont accusés de déloyauté. Oh, zut ! Il y a trop de choses qui leur arrivent. Ça, c'en est une. Les autres essayent de sauver leur âme avec ce qu'ils écrivent. C'est un moyen facile d'en sortir. D'autres encore sont ruinés par le premier argent, la première louange, la première attaque, la première fois qu'ils découvrent qu'ils ne peuvent écrire, ou la première fois où ils ne peuvent rien faire d'autre, ou bien ils prennent peur et entrent dans des associations qui pensent à leur place. Ou ils ne savent pas ce qu'ils veulent. Henry James voulait gagner de l'argent. Il n'y est jamais arrivé, naturellement.

– Et vous ?

– Je m'intéresse à d'autres choses. J'ai la belle vie, mais il faut que j'écrive parce que, si je n'écris pas un certain nombre de pages, je ne jouis pas du reste de ma vie.

– Et qu'est-ce que vous voulez ?

– Ecrire aussi bien que je peux et apprendre chemin faisant. En même temps j'ai ma vie dont je profite et qui est sacrément agréable.

– Chasser le koudou ?

– Oui. Chasser le koudou et bien d'autres choses.

– Quelles autres choses ?

– Beaucoup d'autres choses.

– Et vous savez ce que vous voulez ?

– Oui.

– Vous aimez vraiment faire cela, ce que vous faites maintenant, cette stupide chasse aux koudous ?

– Tout autant que j'aime être au musée du Prado.

– L'un ne vaut pas mieux que l'autre ?

– L'un est aussi nécessaire que l'autre. Il y a d'autres choses, aussi.

– Naturellement. Il doit y en avoir. Mais ce genre de choses a une signification pour vous, vraiment ?

– Sincèrement.

– Et vous savez ce que vous voulez ?

– Absolument, et je l'obtiens toujours.

– Mais il faut de l'argent.

– J'ai toujours pu gagner de l'argent et d'ailleurs j'ai eu beaucoup de chance.

– Alors vous êtes heureux ?

– Excepté quand je pense aux autres gens.

– Alors vous pensez aux autres ?

– Oh, oui.

– Mais vous ne faites rien pour eux ?

– Non.

– Rien du tout ?

– Peut-être un peu.

– Croyez-vous que ce que vous écrivez vaille la peine – comme une fin en soi ?

– Oh, oui.

– Vous en êtes sûr ?

– Tout à fait.

– Ce doit être très agréable.

– Mais oui, dis-je. C'est la seule chose qui soit vraiment agréable là-dedans.

– Voilà qui devient terriblement sérieux, dit ma femme.

– C'est un sujet bigrement sérieux.

– Vous voyez, il est vraiment sérieux pour certaines choses, dit Kandisky. Je savais qu'il devait être sérieux pour quelque chose en dehors des koudous.

– La raison pour laquelle tout le monde maintenant essaie de l'éviter, de nier que c'est important, de faire paraître inutile d'essayer de le faire, c'est que c'est si difficile. Il faut trop de facteurs réunis pour le rendre possible.

– De quoi parlez-vous ?

– De ce que l'on peut écrire. Jusqu'où l'on peut mener la prose si l'on est assez sérieux et si l'on a de la chance. Il y a une quatrième et une cinquième dimension que l'on peut atteindre.

– Vous le croyez ?

– Je le sais.

– Et si un écrivain y arrive ?

– Alors plus rien ne compte. C'est plus important que tout ce qu'il peut faire. Il y a des chances, naturellement, pour qu'il échoue. Mais il y a une chance pour qu'il réussisse.

– Mais c'est de poésie que vous parlez là.

– Non. C'est beaucoup plus difficile que la poésie. C'est une prose qui n'a jamais été écrite. Mais elle peut être écrite, sans trucs et sans tricherie. Sans rien qui se gâte par la suite.

– Et pourquoi n'a-t-elle jamais été écrite ?

– Parce qu'il y a trop de facteurs en jeu. D'abord il faut du talent, beaucoup de talent. Un talent comme celui qu'avait Kipling. Et puis il faut de la discipline. La discipline de Flaubert. Et puis il faut qu'il y ait une conception de ce que cela peut être et une conscience absolue aussi invariable que le mètre-étalon de Paris, pour empêcher toute tricherie. Et puis il faut que l'écrivain soit intelligent et désintéressé et, par-dessus tout, qu'il survive. Essayez de réunir tout cela en un seul être et faites-lui subir toutes les influences qui pèsent sur un écrivain. Le plus dur, parce qu'il a si peu de temps, est qu'il survive et accomplisse son œuvre. Mais je voudrais que nous ayons un écrivain pareil et lire ce qu'il écrirait. Qu'en pensez-vous ? Si nous parlions d'autre chose ?

– C'est intéressant ce que vous dites. Naturellement, je ne suis pas d'accord sur tout.

– Naturellement.

– Que diriez-vous d'un gimlet ? demanda Pop. Ne croyez-vous pas qu'un gimlet pourrait vous aider ?

– Dites-moi d'abord quelles sont les choses, les choses concrètes, tangibles qui nuisent à un écrivain. »

J'étais fatigué de cette conversation qui devenait un interrogatoire. Aussi j'allais en faire une interview et y mettre fin. L'obligation de résumer un millier d'impondérables en une phrase, maintenant, avant le déjeuner, était au-dessus de mes forces.

« La politique, les femmes, la boisson, l'argent, l'ambition. Et le manque de sens politique, de femmes, de boisson, d'argent et d'ambition, dis-je d'un ton profond.

– Il devient trop superficiel maintenant, dit Pop.

– Mais boire. Je ne comprends pas cela. Cela m'a toujours semblé stupide. Je considère cela comme une faiblesse.

– C'est une façon de terminer une journée. Cela présente de grands avantages. N'avez-vous jamais envie de vous changer les idées ?

– Prenons un verre, dit Pop. M'Wendi ! »

Pop ne boit jamais avant le déjeuner, sauf par erreur, et je savais qu'il essayait de me tirer d'affaire.

« Buvons tous un gimlet, dis-je.

– Je ne bois jamais, dit Kandisky. Je vais aller jusqu'au camion et rapporter du beurre frais pour le déjeuner. Il vient de Kandoa et n'est pas salé. Très bon. Ce soir nous aurons un plat spécial, un entremets viennois. Mon cuisinier a appris à le faire très bien. »

Il s'éloigna et ma femme dit : « Tu devenais terriblement convaincu. Qu'est-ce que c'étaient que toutes ces histoires de femmes ?

– Quelles femmes ?

– Quand vous parliez de femmes.

– Au diable ces femmes, dis-je. Ce sont celles par qui on se laisse entraîner quand on est saoul.

– Ainsi, voilà ce que tu fais.

– Non.

– Je ne me laisse entraîner par personne quand je suis saoule.

– Allons, allons, dit Pop. Aucun de nous n'est jamais saoul. Bon Dieu, ce que cet homme peut parler.

– Il n'a pas pu placer un mot une fois que B'wana M'Kumba a commencé.

– J'ai eu une vraie crise de dysenterie verbale, dis-je.

– Et son camion ? Pouvons-nous le remorquer sans esquinter le nôtre ?

– Je crois, dit Pop. Quand le nôtre reviendra d'Handeni. »

A déjeuner, sous l'auvent vert de la tente, à l'ombre d'un grand arbre, avec un vent frais, le beurre frais très admiré, les côtelettes de gazelle de Grant, de la purée de pommes de terre, du maïs vert et divers fruits comme dessert, Kandisky nous dit pourquoi les Indiens s'emparaient du pays.

« Voyez-vous, pendant la guerre, on a envoyé des troupes indiennes se battre ici. Pour les garder hors des Indes parce qu'on redoutait une autre révolte. On a promis à l'Aga Khan que, puisqu'ils se battaient en Afrique, les Indiens pourraient venir librement s'installer et travailler ici après la guerre. On ne peut rompre cette promesse et maintenant les Indiens ont dépossédé les Européens du pays. Ils vivent de rien et envoient tout leur argent aux Indes. Quand ils ont gagné assez pour rentrer chez eux, ils partent, faisant venir leurs parents pauvres pour leur succéder et continuer à exploiter le pays. »

Pop ne dit rien. Il n'aurait pas voulu discuter avec un invité à table.

« C'est l'Aga Khan, dit Kandisky. Vous êtes un Américain. Vous ne connaissez pas ces combinaisons.

– Étiez-vous avec von Lettöw ? lui demanda Pop.

– Depuis le début, dit Kandisky. Jusqu'à la fin.

– C'était un beau soldat, dit Pop. J'ai une grande admiration pour lui.

– Vous avez fait la guerre ? demanda Kandisky.

– Oui.

– Je n'aime pas du tout Lettöw, dit Kandisky. Il se battait bien, oui. Personne mieux que lui, jamais. Quand nous avions besoin de quinine, il donnait l'ordre qu'on s'en empare. De même pour toutes les provisions. Mais ensuite, il ne se souciait plus de ses hommes. Après la guerre, j'étais en Allemagne. Je vais m'enquérir des indemnités pour mes propriétés. ”Vous êtes autrichien, disent-ils. Il faut que vous passiez par la voie autrichienne.” Alors je vais en Autriche. ”Mais pourquoi vous êtes-vous battu ? me demandent-ils. Vous ne pouvez nous rendre responsables. Supposons que vous vous soyez battu en Chine. Cela vous regarde. Nous ne pouvons rien faire pour vous.

”– Mais je suis parti comme un patriote, leur dis-je très sottement. Je me suis battu où je pouvais parce que je suis un Autrichien et que je connais mon devoir.

”– Oui, disent-ils. C'est extrêmement beau. Mais vous ne pouvez nous rendre responsables de vos nobles sentiments.” Ainsi ils me renvoyèrent de l'un à l'autre et plus rien. Pourtant j'aime beaucoup ce pays. J'ai tout perdu ici, mais j'ai plus que n'importe qui en Europe. Pour moi, c'est toujours intéressant. Les indigènes et le langage. J'ai beaucoup de cahiers de notes là-dessus. Et aussi, en réalité, je suis un roi ici. C'est très agréable. Quand je me réveille le matin, je tends un pied et le boy me met ma chaussette. Quand je suis prêt, je tends l'autre pied et il ajuste l'autre chaussette. Je fais un pas pour sortir de la moustiquaire et j'entre dans mon caleçon qui m'est présenté. Ne trouvez-vous pas que c'est merveilleux ?

– C'est merveilleux.

– Quand vous reviendrez une autre fois, il faudra que nous fassions un safari pour étudier les indigènes. Et ne rien tuer ou seulement pour manger. Regardez, je vais vous montrer une danse et vous chanter une chanson. »

Accroupi, levant et baissant les coudes, les genoux pliés, il se traîna autour de la table, en chantant. Sans aucun doute c'était très beau.

« C'est une danse entre mille, dit-il. Maintenant il faut que je vous quitte. Vous allez dormir.

– Rien ne presse. Restez donc.

– Non. Sûrement vous allez dormir. Moi aussi. Je vais prendre le beurre pour le garder au frais.

– Nous vous verrons à dîner, dit Pop.

– Maintenant vous devez dormir. Au revoir. »

Après son départ, Pop dit : « Je ne crois guère toutes ces histoires de l'Aga Khan, vous savez.

– Cela faisait très bien.

– Naturellement il est amer, dit Pop. Qui ne le serait. Von Lettöw était un homme terrible.

– Il est très intelligent, dit ma femme. Il parle merveilleusement des indigènes. Mais il en veut aux femmes américaines.

– Moi aussi, dit Pop. C'est un brave homme. Vous feriez mieux de dormir. Il vous faudra partir vers trois heures et demie.

– Faites-moi réveiller. »

Molo souleva le fond de la tente, l'appuyant sur des bâtons de sorte que le vent soufflait à travers et je m'endormis en lisant, le vent frais et léger passant sous la toile chauffée.

Quand je me réveillai, il était temps de partir. Il y avait des nuages de pluie dans le ciel et il faisait très chaud. Ils avaient emballé des fruits en conserve, une pièce de viande grillée de cinq livres, du pain, une boîte de thé et du lait condensé dans une bouteille de whisky avec quatre bouteilles de bière. Il y avait un sac à eau en toile et un tapis pour servir de tente. M'Cola sortait le grand fusil de la voiture.

« Rien ne vous presse pour rentrer, dit Pop. Nous vous chercherons quand nous vous verrons.

– Très bien.

– Nous enverrons le camion pour remorquer ce sportsman jusqu'à Handeni. Il envoie ses hommes devant à pied.

– Vous êtes sûr que le camion pourra le supporter ? Ne le faites pas parce que c'est un ami à moi.

– Il faut le sortir de là. Le camion reviendra ce soir.

– La Memsahib dort encore, dis-je. Peut-être pourra-t-elle aller se promener et tuer quelques pintades.

– Je suis là, dit-elle. Ne t'inquiète pas pour nous. Oh ! j'espère que tu les auras.

– Ne nous envoie pas chercher sur la route jusqu'à après-demain, dis-je. Si les choses se présentent bien nous resterons.

– Bonne chance.

– Bonne chance, chérie. Au revoir Mr J.P. »