The Project Gutenberg EBook of Les cotillons célèbres, by Émile Gaboriau

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Title: Les cotillons célèbres

Author: Émile Gaboriau

Release Date: November 19, 2005 [EBook #17105]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES COTILLONS CÉLÈBRES ***




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LES COTILLONS CÉLÈBRES

PAR

ÉMILE GABORIAU


medalion

PARIS
E. DENTU, ÉDITEUR
LIBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES
PALAIS-ROYAL, GALERIE D'ORLÉANS, 13
MDCCCLXI


TABLE DES MATIÈRES.

I. Les Maîtresses légendaires
II. Agnès Sorel
III. Les Amours de François Ier
IV. La comtesse de Chateaubriant
V. La duchesse d'Etampes
VI. La belle Ferronnière
VII. Diane de Poitiers
VIII. Marie Touchet
IX. Le Vert-Galant
X. La belle Gabrielle
XI. Henriette d'Entragues
XII. Mademoiselle de Hautefort et mademoiselle de La Fayette

f

DIANE DE POITIERS


Un vieil ami de ma famille, que je consulte quelquefois, bien que la jeunesse présomptueuse d'aujourd'hui le considère, en raison de sa qualité d'académicien, comme fort peu apte à juger des choses littéraires, m'a affirmé que, de son temps, un livre ne paraissait jamais sans une préface, d'autant plus longue que le livre était plus mauvais, dans laquelle l'auteur exposait au lecteur les «motifs urgents qui l'avaient déterminé à prendre la plume

Je me conformerai à cet «usage antique et solennel,» quoiqu'il soit fort passé de mode depuis qu'il est devenu presqu'aussi facile de faire un livre que de ne pas faire une comédie en cinq actes et en vers pour l'Odéon.

La littérature courante et le roman soi-disant historique ont depuis longtemps défiguré toutes ces femmes célèbres, parvenues de l'amour, reines de la main gauche, de par leur esprit ou leur beauté. Héroïnes de drame ou de roman, les maîtresses des rois de France ont dû subir toutes les vicissitudes de l'intrigue ou de la mise en scène, tantôt placées dans le nuage ou traînées au ruisseau. La sévère histoire se voilait la face, mais les romanciers et les dramaturges sont impitoyables.

Si bien que nous ne connaissons plus guère aujourd'hui «ces reines d'amour,» qui, d'un regard souvent ont changé la politique des rois qu'elles dominaient.

Que les dames se plaignent donc encore de la loi salique!!!

J'ai entrepris de restituer à ces femmes célèbres leur véritable physionomie. Ce n'est ni une réhabilitation ni un anathème, je ne tresse point de couronnes, mais je ne prépare pas de claie.

Au milieu de toutes les contradictions des chroniques et des mémoires, j'ai cherché la vérité, voilà tout.

Quant à ce titre de Cotillons célèbres que d'aucuns trouveront peut-être un peu vert, je l'ai sans façon emprunté à S.M. le roi de Prusse.

Il y a longtemps que trop de gens travaillent pour le roi de Prusse: il n'est pas malheureux qu'une fois par hasard il se trouve avoir travaillé pour quelqu'un.


I

LES MAITRESSES LÉGENDAIRES.

Avec Clovis, le premier roi des barbares Francs, commence la longue liste de ces favorites qui, de règne en règne, se transmirent le sceptre du caprice et dont quelques-unes, plus habiles ou plus ambitieuses que les autres, dirigent et résument la politique de leur temps.

Dans l'acception moderne du mot pourtant, les descendants chevelus de Mérovée, les héritiers abâtardis de Charlemagne et les premiers successeurs de Hugues Capet n'eurent point de maîtresses, mais plutôt à la fois plusieurs femmes de rangs et d'ordres différents.

Ces femmes de condition subalterne que le souverain fait entrer dans la couche royale, nos plus anciens chroniqueurs les désignent sous le nom de concubines, mot latin qui rend imparfaitement leur véritable état.

Les concubines étaient à peu près ce que sont encore aujourd'hui en Allemagne, berceau de la race franque, les épouses morganatiques des princes, à cette différence près que ces unions de la main gauche ne sauraient maintenant exister concurremment avec une autre alliance. Mais cette différence, on le comprend de reste, n'est que le résultat de la civilisation chrétienne qui ne tarda pas à proscrire cette sorte de polygamie.

Les enfants des concubines étaient légitimes, bien qu'ils ne fussent pas aptes à succéder à la couronne, du moins dans l'ordre régulier de l'hérédité royale. Quelques-uns néanmoins arrivèrent au trône, du fait de l'ascendant ou des crimes de leur mère.

Ce rang officiel des concubines ne venait donc pas de la dépravation des moeurs, comme on l'a cru longtemps; c'était un des traits caractéristiques de la constitution de la famille chez les barbares. Tacite nous montre les Germains pénétrés, pour la femme, d'un respect mystique, qui va jusqu'au culte; mais ce sentiment délicat, complétement ignoré du monde ancien, ne s'élevait pas cependant jusqu'à la conception du mariage chrétien.

L'Église toujours prudente lorsqu'elle n'est pas toute-puissante, céda à la rigueur des temps. Elle toléra, chez ses maîtres, ce qu'elle ne pouvait empêcher, et pendant plusieurs siècles encore, elle oublia de frapper sur les trônes l'adultère et l'inceste.

Ce serait une longue et fastidieuse histoire que celle de ces premières favorites, maîtresses légendaires, dont, la plupart du temps, les noms seuls nous sont parvenus. Et quels noms! La bouche se contorsionne à essayer de prononcer ces syllabes tudesques.

Clotaire 1er aima tour à tour Arégonde, Chunsène, Gondiuque et Waldetrude; les maîtresses de Gontran, ce roi bonhomme qui joue les pères-nobles dans le drame mérovingien, s'appellent des noms harmonieux de Marcatrude et Austregilde. Clotaire II, plus réservé, se borna à la seule Haldetrude. Miroflède et Marcouefve se partagèrent le coeur de Caribert. Il n'est pas jusqu'à Dagobert qui n'ait fait résonner les échos de la forêt de Compiègne et de la forêt de Braine des noms de Raguetrude, damoiselle d'Austrasie, et de Wlfégunde;

Le bon roi Dagobert
Aimait à tort et à travers.

Eloi, l'argentier, le sermonnait fort, dit-on, sur ce chapitre; mais le roi faisait la sourde oreille, à ce que prétend, du moins, la fin du couplet grivois, dont nous avons cité les deux premiers vers.

Du milieu de ces figures effacées se détachent plusieurs physionomies saisissantes ou sympathiques qui personnifient ou symbolisent un règne, une époque.

La première que nous rencontrons est celle de Frédégonde, la blonde maîtresse de Chilpéric, qu'il finit par épouser, après deux alliances royales.

Il n'y a peut-être dans l'histoire que deux princesses, Marie Stuart et Marie-Antoinette, sur qui la calomnie se soit acharnée avec plus de rage. On a prêté à Frédégonde tous les crimes et toutes les infamies, et son nom, comme celui de Néron, est devenu

Dans la race future,
Aux maîtresses des rois la plus cruelle injure.

On en a fait une frénétique de luxure comme Messaline, une horrible empoisonneuse comme Lucrezia Borgia.

Mais la critique moderne[1] a fait justice de ces imputations absurdes, amoncelées sur elle par la haine des gens d'église, qui seuls alors écrivaient l'histoire. Elle a relevé toutes les contradictions et les impossibilités de cet échafaudage d'accusations monstrueuses qui s'étayaient les unes contre les autres, et de ce tissu d'horreurs sanglantes, il n'est resté que la démonstration nette, irréfutable et concluante de la supériorité des talents et du génie de cette femme.

Née dans une condition obscure, esclave dans sa jeunesse, sa ravissante beauté et les grâces de son esprit firent la plus vive impression sur le coeur de Chilpéric Ier. Ce prince lui sacrifia Audovère et Galsuinthe, ses deux épouses légitimes, et les trois fils qu'il avait eus d'Audovère. Leurs fins misérables ou violentes, on les a longtemps attribuées aux artifices et à la scélératesse de la favorite; c'est elle qui avait tout fait, tout préparé, tout exécuté; chaque coup de poignard partait de sa main blanche; dans sa monomanie meurtrière, on lui faisait égorger jusqu'au roi son mari et son seul protecteur.

Par contre, on n'avait que des paroles d'excuses et de ménagements pour les crimes bien autrement réels et positifs de Brunehaut, sa rivale. La reine d'Austrasie, il est vrai, fut toujours au mieux avec le haut clergé; elle trouva en lui un appui sûr dans le présent et un panégyriste dévoué pour l'avenir.

L'école historique moderne a replacé les choses à leur véritable point de vue. Brunehaut nous apparaît telle qu'elle fut, une princesse arrogante, impérieuse, à demi Romaine, s'acharnant à une lutte au-dessus de ses forces et de son génie contre l'indépendance farouche des leudes de l'Est.

Frédégonde, au contraire, sortie des rangs du peuple vaincu pour s'asseoir sur le trône de Neustrie, personnifie la résistance à l'élément étranger; la cause qu'elle défend, et qui triomphe avec et par elle, est celle de la nationalité française, dont les germes se développent déjà dans les provinces d'entre Seine et Loire.

Frédégonde a, sur la reine d'Austrasie, un autre avantage, celui du désintéressement; j'ajouterai même, si le mot ne sonnait pas étrangement à cette époque, celui de l'humanité. En opposition aux exactions, à la cupidité insatiable de Brunehaut, on aime à constater la noble conduite de la femme de Chilpéric, se dépouillant de ses joyaux et de ses biens pour soulager la misère et les souffrances générales dans une cruelle épidémie qui décima le royaume, en l'année 580.

Maintenant, quittons le terrain sévère de l'histoire pour rentrer dans le cadre de ce livre. Frédégonde, cette femme que Chilpéric aima toute sa vie d'un amour exalté, lui fut-elle fidèle? Aimoin et les moines qui ont écrit le Gesta Francorum lui donnent pour amant, du vivant de son mari, un des plus brillants officiers de la cour, Landry ou Landeric, et accusent celui-ci de l'assassinat du roi.

Ces deux imputations paraissent aussi peu justifiées l'une que l'autre.

Voici le récit d'Aimoin: «La reine, dit-il, venait de quitter Chilpéric qui se disposait à partir pour la chasse; elle entra dans une salle de bain, où elle attendait Landry. Le roi, revenant tout à coup sur ses pas, aperçut sa femme, et lui donna un léger coup de baguette par derrière. Frédégonde, croyant que c'était son amant qui l'avait touchée, dit, sans se retourner et en le nommant, qu'il n'était pas bien d'en user ainsi avec une femme comme elle; puis, elle ajouta en riant qu'il n'agissait pas en galant homme, en l'attaquant par trahison. Le roi, confondu, s'éloigna sans lui parler; mais la reine, ayant tourné la tête, le reconnut, et prévoyant à quelles extrémités la jalousie le porterait, elle décida Landry à assassiner son maître, en lui rapportant ce qui venait de se passer et en lui faisant sentir que ce crime était leur seule chance de salut.»

Il n'est pas besoin de relever toutes les invraisemblances de cette fable. Comment admettre que le prince outragé, dont la patience et le sang-froid n'étaient pas les vertus dominantes, ait pu s'éloigner sans mot dire, au moment où le hasard lui révélait la liaison criminelle de sa femme? Il faudrait supposer à ce barbare la dignité et le bon ton d'un de nos raffinés de civilisation. D'ailleurs, Frédégonde avait tout à craindre et rien à espérer de la mort de son époux. Elle demeurait seule, chargée de la tutelle d'un enfant de quatre mois, pressée de tous côtés par des ennemis furieux.

Réduite à cette extrémité, la reine se montra à la hauteur du danger. Comme Marie-Thérèse enflammant d'enthousiasme les magnats de Hongrie et les ralliant à la cause de son fils, nous la voyons, à la journée de Soissons, parcourir les rangs de l'armée, haranguer les soldats et faire passer dans l'âme de chacun d'eux la confiance et l'espoir. Elle met à leur tête ce Landry dont les talents militaires lui assurent la victoire.

Blanche de Castille, la chaste mère de saint Louis, n'hésita pas en pareille circonstance à employer les bras du comte de Champagne dont elle avait repoussé l'amour. Pourquoi donc la veuve de Chilpéric aurait-elle refusé les services d'un capitaine dévoué et habile, qu'une calomnie posthume s'est plu ensuite à transformer en séducteur et en meurtrier?

Le triomphe définitif de l'armée neustrienne assura le repos et la gloire du règne de Frédégonde pendant la minorité de son fils. Elle mourut dans tout l'éclat d'un trône affermi et pacifié, à l'âge de cinquante-quatre ans, ayant conservé jusqu'à cet âge toute sa grâce et toute sa beauté. Femme, reine et mère, Frédégonde nous paraît irréprochable, de tous points. La dissolution des moeurs de Brunehaut, au contraire, est attestée par tous les historiens; elle causa la ruine de la monarchie austrasienne; et pour garder le pouvoir, on la voit, octogénaire, livrer à une débauche précoce ses deux petits-fils qu'elle ne tarde pas à faire égorger, quand ils essaient de secouer son joug odieux.

Franchissons sans autre transition l'espace de plusieurs siècles qu'une nuit épaisse enveloppe, et arrêtons-nous devant une touchante figure que tour à tour le drame et le roman ont popularisée. Agnès de Méranie, qui a inspiré à M. Ponsard une de ses meilleures pièces, ne fut pas la maîtresse de Philippe-Auguste; mais son union avec ce prince ayant été déclarée illégitime par les foudres toutes-puissantes de la Papauté, on ne peut guère la considérer que comme une de ces épouses morganatiques dont nous parlions tout à l'heure. L'histoire des amours de Philippe et d'Agnès est triste et curieuse. Après la mort d'Isabelle de Hainaut, sa première femme, le roi de France avait demandé la main de la fille du roi de Danemark, Waldemar Ier, la princesse Isemburge. Elle lui fut accordée et le mariage se célébra en grande pompe à Amiens. Mais cette union n'eut point de lune de miel; au lendemain de la première nuit de ses noces, le roi quitta brusquement sa nouvelle épouse et refusa de la revoir. Que s'était-il passé dans le royal tête-à-tête? C'est un mystère que le temps n'a point éclairci.

Dans la procédure qui eut lieu à l'occasion de la dissolution de ce mariage, le roi n'arguë d'aucune imperfection physique, il n'élève aucun soupçon sur la chasteté d'Isemburge; il déclare seulement ressentir pour elle un éloignement insurmontable, et comme il fallait un prétexte aux évêques de son royaume pour rompre le lien religieux qui l'engageait, il allègue une prétendue parenté avec elle sans même en fournir la preuve. Son clergé, obéissant à ses désirs, prononça la nullité du mariage.

Presque aussitôt il épousait Agnès, fille du duc Berthold de Méranie, dont il s'était épris à la simple vue d'un portrait. Cette union, que l'amour des deux époux eût rendue si heureuse, ne tarda pas à être troublée. Le pape Célestin, et après lui son successeur Innocent III, un des plus énergiques pontifes du moyen âge, refusèrent de sanctionner le divorce prononcé par les prélats français.

Vainement le roi de France essaya de lutter contre le pouvoir formidable qui prétendait rendre toutes les couronnes vassales de la tiare: le légat du Pape assembla un concile à Lyon, excommunia Philippe, et mit le royaume en interdit.

L'amant d'Agnès ne se laissa pas abattre par cet anathème, arme terrible alors; il fit casser par le parlement la décision du concile et saisir le temporel des prélats qui l'avaient condamné.

A ce jeu il eût perdu sa couronne, si Agnès, voyant l'isolement se faire autour du monarque impuissant à lutter contre les superstitions de son temps, ne s'était décidée au plus douloureux des sacrifices. Elle craignit de causer la perte de Philippe-Auguste et se retira dans un couvent où elle mourut de chagrin la même année.

Elle avait eu de ce prince deux enfants qu'Innocent III n'hésita pas à reconnaître pour légitimes.

Nous voici arrivés à une des époques les plus tristes de notre histoire. Un fou est assis sur le trône de France; à ses côtés s'agite une incroyable mêlée de trahisons, de débauches et d'infamies. Les princes du sang, les frères du roi, se disputent les lambeaux du pouvoir, tandis qu'Isabeau de Bavière, épouse adultère, mère dénaturée, le vend à l'étranger[2].

Dans ce palais de l'hôtel des Tournelles, où la luxure trébuche à chaque pas dans le sang, une intéressante et douce physionomie se détache du moins sur le fond sombre du tableau, la maîtresse ou plutôt la garde-malade de l'insensé Charles VI. Elle seule a le pouvoir de calmer ses accès furieux; il obéit à sa voix et le peuple attendri décerne à cet ange consolateur le surnom de petite reine.

L'histoire nous apprend peu de choses d'Odette de Champdivers. C'était, dit-on, la fille d'un marchand de chevaux; le roi la vit et la trouva belle; ce fut Isabeau elle-même qui, pour se débarrasser du malheureux insensé, la jeta dans le lit de son mari.

A dater de ce moment, toujours aux côtés du roi de France, on retrouve Odette de Champdivers, sa seule joie dans ses intervalles lucides, comme les cartes à jouer ou tarots étaient sa seule distraction.

C'était, en effet, pour ce vieil enfant que l'on venait d'inventer les cartes dont l'imagier Jacquemin Gringonneur peignait si merveilleusement les bizarres figures.

Tandis que chacun cherchait à s'attacher à une fortune nouvelle et prenait parti pour le Bourguignon ou pour l'Anglais, la petite reine restait fidèle au malheur. Tandis que nobles et grands seigneurs abandonnaient le monarque infortuné, Odette de Champdivers, symbole du pauvre peuple attaché à son maître, semble annoncer déjà l'apparition prochaine de ces deux vierges, l'une sainte et l'autre folle, qui devaient sauver la France agonisante, Jeanne Darc et Agnès Sorel.


II

AGNES SOREL.

LA COUR DE CHARLES VII.

Souverain dépossédé, roi sans couronne, Charles VII s'en allait perdant une à une les plus riches provinces de ce beau pays de France, devenu la proie des Anglais. La Normandie était conquise; Paris obéissait à des maîtres venus d'outremer; Orléans et toutes les villes environnantes ne voyaient plus briller la fleur-de-lis d'or de la royauté française.

A l'insensé Charles VI il eût fallu un successeur actif et énergique, Charles VII était indolent et faible: loin de profiter de l'ardeur guerrière de ses chevaliers fidèles, il ne songeait qu'à la contenir, et, sans souci de son devoir de roi, il ne s'occupait que de plaisirs et de fêtes, à l'heure où pièce à pièce s'écroulait l'édifice si péniblement construit de la nationalité.

L'Anglais, déjà, se croyait vainqueur, et le roi d'Angleterre prenait le titre de roi d'Angleterre et de France.

Quelques jours encore, et c'en était fait du royaume de Charles VII, la France était à deux doigts de sa perte, un miracle seul pouvait la sauver....

Le miracle eut lieu!

Une jeune paysanne, bien ignorante, bien inconnue, apparaît tout à coup à la cour du roi fugitif. C'est Jeanne Darc, l'humble bergère de Domrémy.

A travers mille périls, elle est venue trouver Charles VII, parce qu'elle en a reçu l'ordre d'en haut; des voix ont parlé à son oreille; elle a obéi.

A cette heure où le découragement s'est emparé de tous, elle annonce qu'elle a mission de Dieu pour chasser l'Anglais, pour faire sacrer le «gentil Dauphin,» pour sauver la France.

L'incrédulité et la raillerie l'accueillent. En ce temps de superstitions et de ridicules croyances nul ne veut ajouter foi à ses paroles.

—Que peut cette vilaine pour votre cause? disent au roi les courtisans.

Mais Charles VII répond:

—Quelle que soit la main qui me rendra ma couronne, je bénirai cette main.

Et il accueille Jeanne Darc, et il déclare que, le premier, il veut combattre sous sa miraculeuse bannière.

A dater de ce moment la vierge de Vaucouleurs devient le premier capitaine de Charles VII, tous les seigneurs se disputent l'honneur de la suivre au combat. On forme sa maison, D'Aulon est son premier écuyer, Raymond et Louis de Contes sont ses pages; elle choisit pour hérauts d'armes d'Ambleville et Guienne; le frère Jean Pasquerel, lecteur du couvent des Augustins de Tours, est son aumônier.

La France, comme l'agonisant qui recueille avidement la moindre parole de salut, a entendu la voix de la vierge inspirée, la France tressaille et renaît à l'espérance.

Jeanne Darc dit:

—Levez vous, et marchons!

Chacun se lève et la suit.

—Allons sauver Orléans!

Et Orléans est sauvé.

De ce jour, les choses changent de face; l'ennemi tremble à son tour. Jeanne Darc lui renvoie la terreur que, la veille encore, il inspirait à tous. L'Anglais n'attaque plus, il se défend. Il se renferme dans ses places fortes dont les murailles ne lui semblent même plus un abri suffisant. L'heure de la délivrance a sonné et, chaque jour, depuis l'arrivée de l'héroïque jeune fille, est marqué par de nouvelles conquêtes.

Jeanne Darc tient cependant toutes ses promesses, et bientôt, à la tête de douze mille hommes, elle traverse un pays presqu'entièrement occupé par l'ennemi, et arrive jusqu'à Reims où Charles VII doit être sacré.

A l'église, elle se tient près du roi, son étendard à la main.

—Il était à la peine, dit-il, il est juste qu'il soit à l'honneur.

Mais là s'arrête la mission de la vierge inspirée, les cérémonies du sacre terminées, Jeanne Darc conjure le roi de lui permettre de se retirer. Se mettant à genoux devant lui, «l'accolant par les genoux,» elle se met à fondre en larmes et toute l'assemblée avec elle:

—Gentil roi, dit-elle, ores est exécuté le plaisir de Dieu qui voulait que vous vinssiez à Reims recevoir votre digne sacre, pour montrer que vous êtes vrai roi et celui auquel le royaume doit appartenir, voilà mon devoir accompli, souffrez donc que je retourne vers mes parents qui sont en grand mal de moi.

Mais elle exerçait un trop grand prestige sur le peuple et sur l'armée pour qu'on la laissât partir. Obligée de rester, elle en éprouve un «grand regret;» sa confiance en elle même l'abandonne.

—Je n'entends plus mes voix, disait-elle, et c'est l'indice de ma fin prochaine.

Ce triste pressentiment allait, hélas! se réaliser bientôt.

Le duc de Bourgogne assiégeait alors Compiègne, qui venait de se rendre aux armes de Charles VII.

Toujours la première au danger, Jeanne Darc accourt à la défense de la ville menacée. Dès le jour de son arrivée, elle tente contre les Bourguignons une vigoureuse sortie. Les Français, inférieurs en nombre, sont repoussés. Jeanne, toujours la dernière à la retraite, reste seule exposée à tous les coups; elle tient tête aux masses afin de laisser aux siens le temps de se retirer. Enfin, elle songe à rentrer dans la ville; il est trop tard. Imprudence, fatalité ou trahison, la poterne qui doit assurer son salut est fermée, et, après d'héroïques efforts, elle est obligée de se rendre.

Un chevalier bourguignon, le bâtard de Vendôme, reçoit son épée.

A la nouvelle fatale, une morne tristesse enveloppe la France comme un crêpe de deuil. Les Anglais, au contraire, font éclater les transports de la joie la plus vive; dans toutes leurs églises ils font chanter des Te Deum; c'est que la Pucelle leur semble plus redoutable qu'une armée!

Mais tenir Jeanne Darc prisonnière n'est point assez pour l'Anglais. Il faut tenter de détruire le prestige de l'héroïne de la France, et, par un procès infâme, on essaie de la flétrir.

L'évêque de Beauvais, Pierre Cauchon, accepte le déshonneur et l'ignominie de cette tâche.

Jeanne Darc est conduite à Rouen. Douze mois on la retient prisonnière, la harcelant nuit et jour d'odieuses obsessions. Enfin, après une procédure dans laquelle le ridicule le dispute à l'ignoble, au mépris de toutes les lois divines et humaines, Jeanne Darc, dite Pucelle, est déclarée hérétique, dissolue, invocatrice de démons, blasphèmeresse de Dieu, pernicieuse, abuseresse du peuple, cruelle, devineresse, idolâtre.

Le 24 mai 1431, l'inique sentence reçoit son exécution, et Jeanne, conduite au bûcher, expire au milieu des plus cruels tourments.

—Jésus! Jésus! Jésus!

Telle est sa dernière parole, l'expression suprême de ses mortelles angoisses, cri de douleur et d'espérance qui, dominant les gémissements et les sanglots de la foule agenouillée autour du bûcher, monte vers le ciel comme pour demander grâce pour cette France oublieuse qu'elle vient de sauver, pour ce roi ingrat qui lui doit sa couronne, et qui n'ont rien tenté pour l'arracher des mains de ses ennemis.

Le supplice de Jeanne Darc fit horreur aux Anglais eux-mêmes, et l'un de leurs généraux ne put s'empêcher, lorsqu'on lui en apprit les détails, de s'écrier d'une voix indignée:

—Ah! nous venons de commettre là un exécrable forfait! il nous portera malheur.

La France apprit avec épouvante l'horrible martyre de Jeanne Darc. Seul, peut-être, de tout son royaume, Charles VII ne sembla point ému. En douze mois il avait eu le temps d'oublier celle qui avait, à Reims, replacé la couronne sur sa tête. Pendant un an qu'avait duré son illégale captivité, il n'avait rien entrepris pour l'arracher à l'horreur de la prison; il ne tenta rien pour venger sa mort.

Le roi de France était retombé dans son ancienne apathie, comme autrefois il ne songeait qu'aux amusements frivoles. Tandis que les Anglais s'acharnaient à détruire l'oeuvre de la Pucelle, Charles VII dissipait ses journées en parties de chasse et passait les nuits à exécuter des ballets de sa composition.

Ses capitaines, braves compagnons de Jeanne, murmuraient hautement; mais le roi ne voulait pas les entendre; il n'avait d'oreilles que pour les courtisans assez vils pour flatter tous ses goûts. Que de fois cependant il eut à rougir de son inaction!

Un matin, Xaintrailles et La Hire étaient venus trouver le roi afin de tenir conseil; les événements se pressaient avec une inquiétante rapidité; on le trouva, entouré de quelques familiers, fort occupé d'un ballet qu'on devait donner le soir même. Charles VII, bien que fort contrarié de la visite matinale des deux vaillants hommes d'armes, voulut faire bonne contenance.

—Eh bien! mes amis, leur dit-il, que pensez-vous de cette danse? Ne trouvé-je pas, malgré l'Anglais, moyen de me divertir?

—Il est vrai, Sire, répondit froidement La Hire, et «oncques on n'a vu ny oüy qu'aucun prince perdist si gaiement son estat.»

Charles VII tourna brusquement le dos au censeur incommode; il était de ceux que la vérité blesse; sensible à la gloire, ambitieux, il désirait le «renom de grand capitaine et souhaitait de tout son coeur rentrer dans le domaine de ses pères,» mais l'énergie lui manquait et nul n'avait sur lui assez d'ascendant pour l'arracher aux obscurs plaisirs de sa petite cour.

—Vous êtes heureux, Sire, de savoir vous contenter de si peu, lui disait dans une autre occasion un de ses meilleurs amis.

Le roi de France, en effet, avait grandement besoin d'être philosophe; tous les jours n'étaient pas jours de fête à sa cour; l'argent manquait souvent le lendemain des «festoyements,» il fallait alors recourir aux expédients. Toutes les chroniques de l'époque parlent de cet incroyable dénûment; le roi manquait des choses les plus nécessaires, ses écuyers n'avaient rien à servir sur sa table, ses fournisseurs refusaient de lui faire crédit.

Voici ce que raconte Martial d'Auvergne.

Un jour que La Hire et Pothon
Le vinrent voir pour festoyment,
N'avoit qu'une queue de mouton
Et deux poulets tant seulement.
Las! cela est bien au rebours
De ces viandes délicieuses,
Et de ces mets qu'on a tous jours
En dépenses trop somptueuses.

Une autre fois, Charles VII, qui se trouvait alors à Bourges, vint à manquer de chaussures; il fit mander un maître cordonnier de la ville.

—Maître, lui dit-il, prends moi la mesure d'une paire de souliers.

L'homme obéit.

—Maintenant, reprit le roi, tu peux te retirer, j'entends que ces souliers soient faits sans délai.

Et comme l'homme ne bougeait pas.

—Ne m'as-tu donc pas entendu? ajouta Charles VII.

—Pardonnez-moi, Sire, dit alors le maître cordonnier, seulement il faut être juste en affaires.

—Certainement, mais que veux-tu dire?

—Rien, sinon qu'il m'est impossible de faire les souliers dont je viens de prendre la mesure.

—Et pourquoi?

—Je n'ai point l'habitude, Sire, de faire crédit aux gens insolvables, et depuis longtemps ceux qui fournissent au roi ne sont pas payés....

Charles VII entra dans une furieuse colère, mais le maître cordonnier n'avait rien dit qui ne fût l'exacte vérité; comment se révolter contre un fait?

Le soir même, le roi se plaignait amèrement de l'insolence de cet homme.

—Hélas, Sire, répondit un de ses familiers, il faut bien vous résoudre à n'avoir plus crédit à Bourges, «puisque vous laissez les Anglais vous prendre tout.»

A ces moments d'humiliants déboires «la rougeur d'une noble vergogne» colorait le front du prince; il maudissait son apathie et jurait de reconquérir son royaume, il demandait ses armes et voulait, à l'instant même, courir sus à l'Anglais, puis il allait s'enfermer seul dans une des pièces les plus sombres de son château et répandait des larmes amères. Mais sa colère se dissipait aussi vite qu'elle était venue, le lendemain il avait tout oublié et de rechef ne pensait qu'à trouver «expédients de divertissements et de fêtes.»

Tel était le caractère de ce prince, faible, nonchalant, mobile. Impressionnable à l'excès, il avait des éclairs d'indignation et de courage, mais fréquentes étaient ses heures d'abattement et de désespoir. Un instant la voix inspirée de Jeanne Darc avait réveillé en lui le sentiment du devoir, mais cette voix éteinte, son caractère avait repris le dessus, et il semblait épuisé par les efforts d'énergie qu'il avait dû faire. Si bien que l'oeuvre de la Pucelle menaçait de devenir inutile, lorsque parut Agnès Sorel.

Le trône, sous Charles VII, a été sauvé par deux femmes, tel est le cri de l'histoire.

L'une est la vierge inspirée, qui, son miraculeux étendard à la main, conduisait elle-même les soldats à la bataille; l'autre est la maîtresse du roi, la dame de beauté

Qui toujours songeant à la gloire
Avant de songer à l'amour,

devint la bonne fée de son amant et contribua à lui faire mériter ce surnom de «Victorieux» que lui décernèrent ses contemporains.

La France doit tant aux femmes, disait le tendre et discret Fontenelle, que pour les Français la galanterie est un véritable devoir de reconnaissance.

C'était vers la fin du mois d'octobre 1431; cinq mois s'étaient écoulés depuis la mort de Jeanne Darc. La cour errante du roi de France avait pris ses quartiers d'hiver au château de Chinon. Charles VII affectionnait tout particulièrement cette résidence bâtie au sommet d'un côteau au milieu de l'un des plus ravissants paysages de ce beau pays de Touraine.

Charles VII n'était, pas encore «le victorieux,» il n'était que le «roi de Bourges,» surnom que lui avaient donné ses ennemis.

Les Anglais, avec leurs croix rouges,
Voyant lors sa confusion,
L'appelaient le roi de Bourges,
Par forme de dérision.

Les affaires, à cette époque, allaient plus mal que jamais, les finances étaient complètement épuisées; et, de tous côtés, on annonçait ou l'on prévoyait des désastres; on comprend dès lors la mortelle tristesse de cette petite cour.

C'est donc avec un plaisir infini que Charles VII apprit l'arrivée à Chinon d'Isabelle de Lorraine, femme de René d'Anjou; il espérait que cette visite ferait quelque diversion à la monotonie de ses journées.

Isabelle de Lorraine, l'une des princesses les plus distinguées de son temps, venait à la cour de France, pour y solliciter la liberté de son mari fait prisonnier à la bataille de Bulgneville. Elle avait à plaider une cause difficile, puis elle comptait pour réussir, sur son adresse et sur les beaux yeux d'une de ses filles d'honneur, Agnès Sorel, que l'on appelait alors la demoiselle de Fromenteau.

Les espérances d'Isabelle ne furent pas trompées, toute la cour de Chinon n'eut plus bientôt d'yeux que pour la belle Tourangelle, et, plus que tous les autres, le roi la comblait de soins et d'attentions.

Agnès Sorel était, il faut le dire, dans tout l'éclat de son admirable beauté, et voici le portrait que trace d'elle un de ses contemporains, c'est-à-dire de ses admirateurs:

«C'était un teint de lis et de roses, des yeux où la vivacité était tempérée par tout ce que l'air de douceur a de plus séduisant, une bouche que les grâces avaient formée; tout cela était accompagné d'une taille libre et dégagée, et relevé d'un esprit aisé, amusant, et d'un entretien dont la gaîté et le tour agréable n'excluaient ni la justesse, ni la solidité.»

La femme de René d'Anjou, certaine désormais de l'influence d'Agnès sur le coeur du roi, comprit que sa cause était gagnée; cependant Charles hésitait à se prononcer. C'est qu'il savait qu'une fois la liberté de son mari assurée, Isabelle partirait pour la Sicile, où l'accompagnerait sa belle fille d'honneur, et il ne se sentait plus la force de se séparer d'Agnès.

Isabelle avait, depuis longtemps déjà, pénétré le motif des hésitations du roi de France, mais il ne lui appartenait pas de les faire cesser. Elle attendit, décidée à profiter de la première occasion qui se présenterait. Elle n'eut pas longtemps à attendre.

Heureusement pour la liberté de René d'Anjou, les princes et les rois vont fort vite en amour, et Agnès avait été touchée de la grande passion de Charles; elle se sentit prise de tendresse pour ce monarque que tout abandonnait, et dès ce moment elle prit la résolution de céder. Peut-être fut-elle tentée par la grandeur de la tâche imposée à l'amie de ce roi si faible, et conçut-elle dès ce moment la pensée d'user de toute son influence pour en faire un héros.

Agnès consentit donc à se rendre aux voeux du roi, à seconder les secrets désirs d'Isabelle. Elle tomba malade, subitement, et, dès les premiers jours, sa maladie présenta un caractère si grave que les médecins, appelés par le roi, déclarèrent que la jeune fille ne pouvait entreprendre un long voyage, sans danger pour ses jours.

Cette déclaration ne trompait certainement personne; mais elle sauvait les apparences. Charles VII, peu habitué à dissimuler ses impressions, laissa éclater sa joie. Isabelle de Lorraine, au contraire, témoigna un violent dépit; elle hésitait, disait-elle, entre deux partis: attendre le rétablissement de sa fille d'honneur ou partir sans elle. Il fallait cependant prendre une décision. Isabelle demanda une audience au roi, et lui fit observer que si elle tardait davantage à se mettre en route, elle serait probablement arrêtée par les neiges; d'un autre côté, elle hésitait beaucoup à abandonner une jeune fille si belle, si aimable, et qui lui avait été confiée.

Un mot de Charles VII arrangea tout. Il fut convenu qu'Agnès Sorel resterait à la cour, sous la surveillance de la reine Marie d'Anjou, et Isabelle de Lorraine, ayant obtenu la grâce qu'elle sollicitait, fit ses préparatifs de départ et ne tarda pas à quitter Chinon.

Voilà donc Agnès Sorel seule à la cour de France. Elle était tombée malade subitement, son rétablissement fut tout aussi rapide, le roi ne laissa même pas l'indisposition durer ce qu'il fallait pour la justifier. A peine rétablie, Agnès Sorel fut attachée à la reine en qualité de fille d'honneur. Marie d'Anjou se souvenait-elle des recommandations d'Isabelle de Lorraine ou obéissait-elle à une inspiration du roi, c'est ce qu'il est impossible de décider, bien que la suite des événements donne à penser qu'elle agit véritablement de son propre mouvement....

Agnès Sorel avait environ vingt-deux ans à cette époque (1431). Elle était fille d'un gentilhomme longtemps attaché à la Maison de Clermont, du nom de Sorelle, Soreau ou Surel[3], seigneur de Saint-Géran, et de Catherine de Maignelais.

Née vers 1409, au village de Fromenteau, dont elle portait le nom, elle perdit jeune encore son père et sa mère, et fut confiée aux soins d'une tante maternelle, la dame de Maignelais.

«Agnès, dès l'âge le plus tendre, était, au dire de tous, un véritable miracle de beauté, les paysans se mettaient sur le seuil de leurs portes pour la voir passer lorsqu'elle traversait quelque village, tantôt à pied, tantôt montée sur un beau cheval alezan. Elle n'avait d'autre prestige alors que celui de sa taille charmante et de son admirable figure, et cependant on lui donnait déjà un surnom que devaient confirmer, plus tard, les Seigneurs de la cour de France; les naïfs habitants de la Lorraine ne l'appelaient jamais que la reine de beauté.»

Bientôt, aux dons de la nature, elle joignit les avantages d'une éducation soignée, chose si rare à cette époque, et tous ceux qui l'entendaient causer se retiraient «esbahis de son esprit et de son merveilleux enjouement.»

—Nous ne sommes point en peine de la fortune d'Agnès, disait alors la dame de Maignelais, sa tante; elle a d'esprit et de beauté de quoi faire la fortune de trois familles.

Mais tous ces avantages qui émerveillaient chacun, tournèrent contre la jeune orpheline. La dame de Maignelais avait une fille, nommée Antoinette qui, bien inférieure à Agnès, sous tous les rapports, ne tarda pas à en devenir jalouse; dès lors le séjour de cette maison, jusque là si paisible, devint insupportable.

Impuissante à défendre sa nièce contre sa propre fille, madame de Maignelais ne songea plus qu'à éloigner la reine de beauté. Une occasion ne tarda pas à se présenter et l'orpheline, à peine âgée de quinze ans, repoussée par ses protecteurs naturels, dut se résigner à accepter la position de demoiselle d'honneur près d'Isabelle de Lorraine, celle-là même que nous venons de voir l'abandonner à la cour de France, à la merci de l'amour du roi.

Jeune, belle, spirituelle, protégée par la reine, aimée du roi, Agnès Sorel ne tarda pas à devenir l'âme de la petite cour de France. Charles VII n'avait eu jusqu'alors que des amours vulgaires; sa passion pour une femme supérieure ressemblait fort à un culte; il eût volontiers proclamé à la face du monde la dame de ses pensées et rompu des lances en son honneur, mais, douée et modeste autant que belle, Agnès ne souhaitait que le mystère.

—A quoi bon, disait-elle, donner de l'éclat à une faute?

Elle disait encore au roi:

—Je vous aimerai, Sire et de toute mon âme, et jamais je ne cesserai de vous aimer; si cependant on venait à connaître ce qui se passe, pleine de confusion, je m'irais cacher au fond de la campagne la plus déserte.

Si bien que, durant longtemps encore, la liaison d'Agnès et du roi demeura enveloppée d'un mystère, assez transparent pourtant pour ne tromper personne. Malheureusement pour le secret de ses amours, Agnès ne sut point assez repousser les présents incessants de son amant.

Prodigue, comme tous les princes ruinés, Charles VII avait la main toujours ouverte, surtout pour sa belle et douce amie; chaque jour quelque nouvelle marque de munificence décelait son grand amour; les joyaux succédaient aux parures, les maisons aux terres, les seigneuries aux châteaux. Si bien que les courtisans accusaient Agnès Sorel d'avidité et d'avarice.

—Cette douce colombe ne serait-elle point une pie effrontée? disait un jour le bâtard de Dunois qui avait gardé son franc parler.

Ce propos, véritablement injuste, ne tarda pas à être rapporté à la tendre Agnès. Ses beaux yeux se mouillèrent de larmes et, tout éplorée, elle courut se jeter aux pieds du roi....

—Reprenez, mon cher Sire, lui dit-elle, tous les présents dont vous m'avez enrichie, et permettez-moi de quitter cette cour méchante.

Charles VII eut toutes les peines imaginables à calmer son amie, et cependant il était bien plus irrité qu'elle. Mais comment la venger? Châtier Dunois, il n'y fallait pas penser; un châtiment n'eût fait qu'accroître la jalousie et la haine. Est-il d'ailleurs un roi si absolu que jamais il ait pu faire taire les méchants propos de sa cour?

Ne pouvant imposer silence aux contemporains, Charles VII espéra tromper l'histoire. Il manda Jean Chartier, son historiographe, et lui ordonna d'employer tout son talent à démentir les propos injurieux qui «entachaient l'honneur» de la belle Agnès.

Jean Chartier promit d'obéir, et c'est pour tenir sa parole, sans doute, qu'il écrivit les lignes suivantes qui n'ont pu abuser la postérité:

«Or, j'ai trouvé, tant par le récit des chevaliers, écuyers, conseillers, physiciens ou médecins et chirurgiens, comme par le rapport d'autres de divers états et amenés par serment, comme à mon office appartient, afin d'ôter et lever l'abus du peuple,... que, pendant les cinq ans que la dite demoiselle a demeuré avec la reine, oncques le roi ne délaissa de coucher avec sa femme, dont il a eu quantité de beaux enfants,... que, quand le roi allait voir les dames et damoiselles, même en l'absence de la reine, ou qu'icelle belle Agnès le venait voir, il y avait toujours grande quantité de gens présents, qui oncques ne la virent toucher par le roi, au-dessous du menton... et que, si aucune chose... elle a commise avec le roi dont on ne se soit pu apercevoir, cela aurait été fait très-cauteleusement et en cachette, elle étant encore au service de la reine (Marie d'Anjou).»

«Jean Chartier nous la baille belle,» dit un historien qui écrivait quelques années plus tard, «que prouvent les enfants que le roi avait eus avec la reine? Quant à ces mots de très-cauteleusement et en cachette, c'est là tout au plus la stricte décence.»

La postérité a partagé l'opinion du railleur de Jean Chartier; il est de fait que le bon et naïf historiographe eût pu trouver, pour défendre la belle Agnès, quelques raisons plus ingénieuses et plus concluantes, surtout lorsqu'il s'agissait de démentir tout un siècle. Mille témoignages, en effet, sculptures, poèmes, mémoires, légendes, retracent les amours de Charles VII et d'Agnès Sorel. Mais si le nom de la «dame de beauté» ne nous est point parvenu pur de toute tache, au moins doit-on absoudre, en raison de son oeuvre, cette douce amie du «roi de Bourges

En pleine Restauration, Béranger, qui cherchait à se faire arme de tout contre l'Anglomanie, donna à Agnès Sorel une dernière consécration, le jour où il fit paraître cette charmante chanson:

Je vais combattre, Agnès l'ordonne!

Malheureusement, en 1432, nul ne se doutait encore qu'Agnès Sorel faisait tous ses efforts pour réveiller une noble ambition dans le coeur de son royal amant. Tout entier à son amour, Charles semblait avoir oublié qu'il était le roi de France; que lui importaient désormais Anglais et Bourguignons! Ils pouvaient sans obstacle dévaster les provinces, démanteler les villes, faire manger le blé en herbe à leurs chevaux. Il régnait, lui, sur le coeur de «la dame de beauté» et cela suffisait à son bonheur.

Vainement Agnès le conjurait de se remettre à la tête de tous ses braves compagnons d'armes, qui jadis aux côtés de Jeanne Darc versaient leur sang sur les champs de bataille.

—Eh! ma mie, répondit-il, avez-vous donc si peu de souci de mon amour que vous veuilliez m'éloigner de vos beaux yeux.

Que répondre à ces douces paroles? «Gloire, devoir,» disait Agnès. «Plaisir, amour,» disait Charles VII.

Mais les courtisans et les peuples ignoraient toutes ces tentatives inutiles, et hautement ils murmuraient. On accusait Agnès de l'indigne inaction du prince; on maudissait le jour où, à la suite d'Isabelle de Lorraine, elle était venue à la cour. On la comparait à Dalila, énervant entre ses bras un nouveau Samson; les plus malveillants allaient jusqu'à dire que sans nul doute elle avait été envoyée par les ennemis de la France pour ensorceler et séduire le roi.

Le bruit de cette indignation arriva enfin aux oreilles d'Agnès; elle comprit que c'en était fait de sa réputation et de celle de son amant si cette situation se prolongeait; à tout prix elle résolut de le décider à se mettre à la tête de ses troupes afin d'en finir avec l'Anglais.

Justement Charles VII avait manifesté l'intention de se retirer en Dauphiné pour y chercher quelque peu de solitude et de paix. Une semblable résolution exécutée ruinait à tout jamais la monarchie.

—Eh quoi! lui dit Agnès Sorel indignée, vous ne serez même plus le roi de Bourges!

—Las! ma dame aussi doute de mon courage, murmura tristement Charles VII.

Puis comme Agnès ne répondait pas:

—Qu'il soit donc fait, reprit-il, comme vous le désirez nous nous séparerons.

Le lendemain de ce jour, pour faire souvenir le roi de sa promesse, tant de fois donnée, tant de fois oubliée, Agnès paya des groupes de gens du peuple qui, sous les fenêtres mêmes du château vinrent chanter quelques-uns des couplets ironiques que les Anglais avaient fait composer sur le roi de Bourges:

Mes amis, que reste-t-il
A ce dauphin si gentil?
Orléans et Beaugency,
Notre Dame de Cléry,
Vendôme!

Ces chants injurieux irritaient le roi; il parlait de faire pendre les chanteurs, mais il ne se décidait point à partir.

Enfin, un matin, Agnès Sorel parut devant le roi, plus triste qu'à l'ordinaire; depuis longtemps en effet les soucis et le chagrin avaient chassé l'air d'enjouement qui rayonnait autrefois sur son beau visage.

—Avez-vous donc, ma mie, quelque nouveau sujet de tristesse? demanda le roi tout inquiet.

—Hélas! Sire! répondit «la dame de beauté,» peut-être suis-je à la veille de m'éloigner de vous pour toujours.

—Eh! que dites-vous là?

—La vérité, Sire; «elle est pénible et dure, elle vous fâchera peut-être à entendre.»

—Et qu'importe, ma mie; je veux savoir la cause de votre chagrin.

—Sachez donc, Sire, que j'ai fait, hier, tirer mon horoscope.

—Bon! je devine, on vous aura dit quelques menteries.

—On m'a dit, au contraire, des choses fort sérieuses, on m'a prédit l'honneur d'être aimée du plus grand roi du monde.

Charles VII, rassuré, se prit à sourire:

—Que voyez-vous là, ma mie, de si effrayant? Cette prédiction ne s'est-elle pas déjà accomplie, au moins en partie?

Agnès Sorel secoua tristement la tête, quelques larmes brillèrent dans ses beaux yeux.

—Que vous a-t-on donc dit encore, ma mie? demanda vivement le roi.

—On ne m'a dit que cela, Sire; mais si l'oracle ne me trompe pas, je vous supplie de me permettre de me retirer à la cour du roi d'Angleterre afin de remplir ma destinée.

—Et pourquoi, s'il vous plaît, à la cour du roi d'Angleterre? dit-il d'une voix étranglée par la colère.

—C'est certainement lui, continua Agnès, que regarde la prédiction; puisque vous êtes à la veille de perdre votre royaume et que Henri va bientôt le réunir au sien, il est assurément un plus grand monarque que vous.

«Ces paroles, dit Brantôme, piquèrent si fort le coeur du roi qu'il se mit à pleurer de rage,» et courut s'enfermer dans son appartement.

Effrayée, non de la colère, mais de la douleur de son amant, Agnès Sorel essaya de le revoir; elle voulait le consoler sans doute ou pleurer avec lui. Charles VII s'obstina à ne recevoir personne. Mais le lendemain le château était plein de mouvement et de bruit, le roi faisait ses préparatifs de départ. Agnès venait enfin de réussir.

Plus tard, se souvenant de cette anecdote charmante, François Ier écrivit les vers suivants au-dessus d'un portrait de la dame de beauté:

Ici dessous, des belles gist l'élite,
Car de louanges sa beauté plus mérite,
La cause étant de France recouvrer,
Que tout cela qu'en cloistre peut ouvrer
Close nonain, ni en désert ermite.

Peu de jours après la venue si opportune de l'astrologue, une foule immense de peuple se pressait tout le long de la rampe rapide qui, des bords de la Vienne, conduit au royal château de Chinon. Depuis le matin tous les habitants de la ville et des bourgs des environs étaient sur pied, impatients de voir défiler le cortège de Charles VII, qui se décidait enfin à aller chasser les Anglais. La cour du château était trop étroite pour les gens d'armes, les pages, les écuyers, les chevaux; la brise agitait les oriflammes, les armures étincelaient au soleil.

Enfin, sur le perron, entouré de ses familiers, apparut Charles VII; la reine, quelques nobles dames et les demoiselles d'honneur, l'accompagnaient. Aux mille cris de joie qui l'accueillirent, le roi répondit par son cri de guerre «sus à l'Anglais.» Il prit alors congé de la reine, puis, s'approchant d'Agnès, «toute rougissante de honte:»

—Belle amie, murmura-t-il, souvenez-vous que c'est à vos pieds que je viendrai déposer ma couronne reconquise.

«Dès ce moment, dit un témoin oculaire, il parut à tous évident que, véritablement, la demoiselle de Fromenteau était la mie du roi.»

Tandis qu'Agnès, interdite, courbait la tête sous les regards dirigés vers elle, Charles VII s'élança à cheval; d'un dernier geste il salua les dames et demoiselles réunies sur les marches du perron, et, prenant la tête du cortège, il disparut bientôt sous la voûte étroite de la porte du château de Chinon.

Les premiers jours de solitude furent bien tristes pour la dame de beauté; elle aimait le roi, et la séparation, après tant de douces journées «passées en amoureux discours» lui semblait cruelle. Mais plus que son amant elle aimait «l'honneur et son pays.»

Loin de Charles VII d'ailleurs, Agnès se trouvait seule avec sa faute, et l'amour chez elle n'étouffa jamais le remords. Pour cette femme dévouée, les satisfactions de la puissance et de l'amour-propre étaient bien peu de chose, une douce parole, un tendre regard du roi, étaient son unique ambition. Sous les grands respects des courtisans il lui semblait toujours voir percer un secret mépris, et ce nom de concubine royale que donnait le peuple à l'amie du roi lui faisait verser bien des larmes.

La situation d'Agnès éloignée du roi n'était pas sans périls; elle avait des ennemis, et des ennemis puissants. Elle avait contrarié la politique de plus d'un et ne l'ignorait pas; mais ses dangers personnels étaient la moindre de ses préoccupations. Pour la défendre elle avait la reine dont elle resta toujours l'amie; elle avait aussi un serviteur fidèle, dévoué jusqu'à la mort, protecteur qu'en partant lui avait donné le roi, Étienne Chevalier.

L'amitié qui toujours unit l'épouse et la favorite de Charles VII a donné lieu à bien des commentaires. Quelques chroniqueurs ont supposé que la reine ignorait l'intimité des relations d'Agnès et du roi, mais cette supposition est inadmissible. Marie d'Anjou savait parfaitement qu'Agnès régnait en souveraine sur le coeur du roi, et peut-être en secret en était-elle jalouse; mais reine, avant d'être femme, elle comprit qu'il était de son intérêt, sinon de son devoir, de protéger de toutes ses forces cette favorite qui n'usait de son empire que pour le bien de l'État.

Quant au bon Étienne Chevalier, contrôleur des finances, nul plus que lui n'aima et n'admira la dame de beauté; sur un signe d'elle, il se fût précipité sans hésiter dans le brasier de «messire Satanas.» Cette grande passion, cet absolu dévouement, ont pu faire croire qu'Étienne Chevalier partageait au moins avec le roi le coeur de la belle Agnès, mais rien ne prouve cependant qu'il ait été autre chose qu'un ami.

Quelques rébus galants, quelques légendes naïves, viendraient à peine à l'appui de cette assertion. Étienne Chevalier avait l'amitié fort expansive, voilà tout. Servant fidèle d'une dame, il portait ses couleurs. Fier de son dévouement désintéressé, il tenait à honneur de l'apprendre par ses devises à l'univers entier.

Armé chevalier par le roi, qui, en lui donnant l'accolade, lui avait dit: «Chevalier désormais seras de fait comme de nom,» l'ami d'Agnès Sorel fit peindre sur son écu cet amoureux hiéroglyphe:

Le mot tant, une aile d'oiseau, le mot vaut, une selle de cheval, les mots pour qui je, et enfin un mors de bride.

Ce qui voulait dire:

Tant elle vaut, celle pour qui je meurs.

Plus tard, sur la porte de sa maison, à Paris, rue de la Verrerie, Étienne Chevalier fit graver, en grandes lettres antiques, au milieu de feuilles d'or entrelacées, ce rébus dont tout le mérite consistait à rappeler le nom de Sorel ou Surelle:

Rien sur L n'a regard.

Cependant, les soucis de la guerre ne faisaient point oublier à Charles VII sa gentille amie; au moindre instant de répit, il accourait, tantôt à Loches, tantôt à Chinon, séjour favori d'Agnès Sorel. Chaque jour, le roi se plaisait à enrichir celle qu'il aimait. Déjà il lui avait donné le duché de Penthièvre; il lui faisait construire une maison à Loches. On voit encore, en cette ville, le logis qu'occupa la dame de beauté; il est relié maintenant au spacieux château que fit plus tard bâtir Louis XI. A l'occident est une tour carrée, dans laquelle, dit la chronique du pays, le roi enfermait sa mie, lorsqu'il allait à la chasse.

C'est vers cette époque qu'Agnès commit l'imprudence d'introduire à la cour son ancienne ennemie d'enfance, cette Antoinette de Maignelais, dont la jalousie l'avait réduite à chercher un refuge près d'Isabelle de Lorraine.

Depuis longtemps, Antoinette enviait le sort d'Agnès à la cour de France; maintes fois déjà elle lui avait écrit pour la prier de la prendre près d'elle. Instinctivement, la dame de beauté redoutait sa cousine; mais au souvenir des bontés premières de sa tante de Maignelais, elle crut de son devoir d'oublier ce qui s'était passé et d'accueillir sa fille, dont grâce à son influence, elle pourrait faciliter l'établissement.

Elle dépêcha donc au château de Maignelais, son fidèle chevalier, et, moins de huit jours après, Antoinette arrivait à Chinon.

La première entrevue des deux cousines fut tout au moins singulière. Sans même songer à remercier Agnès, sans se soucier des femmes de service qui pouvaient l'entendre, Antoinette éclata en reproches amers.

—Eh quoi! cousine, est-ce bien vrai, ce que l'on dit, que vous êtes la mie du roi?

Et comme Agnès confuse ne répondait point:

—Ce bruit était venu jusqu'à nous, continua Antoinette, ma mère refusait d'y croire. Moi-même, je doutais; mais, dans mon court voyage, et depuis hier soir que je suis ici, j'ai appris d'étranges choses.

Agnès, les larmes aux yeux, voulut protester de la parfaite innocence de ses relations avec le roi; mais Antoinette était impitoyable.

—Fi, cousine, que cela est vilain; qui jamais eût pu croire, vous voyant si douce, que par vous le déshonneur arriverait sur notre maison. Vous avez donc mis en oubli toute honnêteté et toute retenue; pour moi, je ne resterai point ici plus longtemps, je préfère retourner près de ma mère que j'instruirai de la vérité, afin qu'elle arrache de son coeur toute amitié pour vous.

Cette menace épouvanta tellement Agnès, que, se jetant aux pieds de sa cousine, elle la conjura de rester, lui jurant de changer de vie, de ne plus faillir à l'honneur, de ne jamais revoir le roi.

Antoinette voulut bien, pour le moment, se contenter de ces prières et de ces promesses, et consentit à se fixer pour quelques mois à Chinon.

Le plan de la jeune Tourangelle était des plus simples: éveiller les remords dans le coeur d'Agnès, les exploiter habilement, l'engager vivement à aller pleurer ses fautes au fond de quelque monastère, et... prendre sa place à la cour et près du roi.

Mais ce beau projet échoua. En désespoir de cause, Antoinette entreprit de disputer à Agnès le coeur de Charles VII. Le roi ne fut point insensible aux meurtrières oeillades de la cousine de sa mie; mais tant que vécut la dame de beauté, elle fut toujours «la dame souveraine et la plus aimée de son amant.»

Les entrevues du roi et de sa douce maîtresse devinrent rares jusque vers 1438. Charles VII reprenait alors, pièce à pièce, son royaume aux Anglais.

—Vous voyez, ma mie, que je tiens loyalement mes promesses, disait-il, lorsqu'après quelque succès, il faisait à Loches ou à Chinon, une courte apparition.

De riches présents attestaient d'ailleurs que l'amour de Charles VII n'avait point diminué. Aux logis et aux terres que possédait déjà son amie, il avait ajouté la seigneurie de la Roche-Servière, les seigneuries de Roqueserieu, d'Issoudun en Berry et de Vernon sur Seine, enfin le château de Beauté-sur-Marne.

—Ainsi de fait, ma mie, serez ce que de nom êtes depuis longtemps déjà, châtelaine et dame de beauté.

En 1438, Charles VII vint avec toute sa cour s'établir, pour quelques mois, à Bourges. Désireux d'avoir non loin de lui sa douce amie, qui ne voulait point habiter le château royal, il lui donna, à peu de distance de la ville, une résidence charmante, le château de Bois-Trousseau, qu'elle vint habiter immédiatement.

Ce fut un heureux temps pour Charles VII et sa belle maîtresse; plus jamais ils ne retrouvèrent ces heures délicieuses «qui s'envolaient si rapides et si légères qu'on eût pu vivre ainsi plus de mille ans sans vieillir.» Le château de Bois-Trousseau, avec ses jardins et ses grands bois, abritait merveilleusement le mystère de leurs amours. Là, point d'importuns, point d'indiscrets; quelques serviteurs dévoués, muets, aveugles. Ensemble les deux amants passaient de longues soirées, aussi épris encore qu'au jour où, pour la première fois, ils avaient senti battre leur coeur. Charles racontait à sa mie ses exploits contre les Anglais, ses succès, ses espérances. Agnès, à son tour, faisait la lecture dans quelque manuscrit ou récitait des vers; car «elle était savante et bien instruite, s'étant toujours complue à la société des beaux esprits.»

Leurs amours au château de Bois-Trousseau avaient d'ailleurs commencé comme un roman de chevalerie.

C'était un soir, il pouvait être neuf heures; seule dans sa chambre, Agnès Sorel feuilletait un livre d'heures curieusement imagé, lorsqu'on vint lui annoncer qu'un chasseur égaré demandait l'hospitalité.

—Qu'on le conduise à ma plus belle chambre, répondit Agnès, et qu'on veille à ce qu'il ne manque de rien.

Quelques instants après, on revint dire à la belle châtelaine que le chasseur, comptant partir de grand matin, le lendemain, demandait à la remercier le soir même. Déjà elle se levait pour aller recevoir l'étranger, lorsqu'il parut lui-même, souriant et joyeux à la porte.

—Ah! mon cher Sire aimé s'écria Agnès, vous ici, seul à cette heure, quelle imprudence!

Cette imprudence devait se renouveler souvent.

Chaque soir, autant pour guider le roi que pour lui rappeler qu'elle l'attendait, la belle Agnès faisait allumer un falot sur la plus haute tour de son castel. A ce signal, impatiemment attendu, l'amoureux Charles VII accourait à toute bride, suivi d'un seul confident. Accoudée à son balcon, la dame de beauté inquiète, émue, interrogeait la route que suivait d'ordinaire son royal amant. L'apercevait-elle à l'extrémité de la longue avenue qui conduisait à Bois-Trousseau, légère et joyeuse, elle descendait le recevoir, et avec une grâce inimitable, lui faisait les honneurs du logis et du souper.

Parfois, bien rarement, il arrivait que le roi retenu par d'importantes affaires, qu'il maudissait du fond du coeur, ne pouvait quitter Bourges. Alors, pour répondre au signal de son amie, il faisait au sommet du château royal apparaître une vive lumière.

Seule et triste ces soirs-là, en son manoir, la douce Agnès se consolait en pensant qu'une noble ambition était sa seule rivale dans le coeur de Charles VII.

La charmante légende de ce télégraphe lumineux s'est conservée à travers les siècles, et, dans le pays, on montre encore au voyageur, au sommet d'une colline boisée, les restes d'une tour qui a gardé le nom de «la tour du signal

Tout entier à l'enivrement de cette existence de bonheur et d'amour, Charles VII, une fois encore, oubliait et son royaume et les Anglais. Mais Agnès se souvenait pour lui.

—Bientôt, hélas! mon cher Sire, il faudra nous séparer derechef.

—Je partirai, ma mie, répondait tristement le roi.

L'intérêt du royaume, telle fut la constante préoccupation d'Agnès Sorel, l'oeuvre de Charles VII fut la sienne, et c'est à cela qu'elle doit d'avoir trouvé grâce devant la sévère histoire qui flétrit d'ordinaire les maîtresses royales, c'est pour cela que son nom, comme un nom béni, a traversé les siècles.

Le roi de France n'était déjà plus ce monarque humilié que les Anglais railleurs appelaient «le roi de Bourges,» bientôt il allait mériter son surnom de Victorieux. L'ennemi n'était pas encore expulsé; mais on avait reconquis une bonne partie des provinces, d'heureuses nouvelles arrivaient de tous côtés, les soldats étaient nombreux, les finances commençaient à se rétablir.

Charles VII, il faut le dire, fut un prince heureux, nul autant que lui ne dut à ceux qui l'entouraient. «Le ciel et la terre, dit un vieil historien, semblent s'être réunis pour l'aider à reconquérir son royaume.»

Tout d'abord, et lorsque ses affaires paraissaient le plus désespérées, il eut Jeanne Darc, la vierge martyre, dont la miraculeuse intervention rendit le courage aux peuples désolés. Les noms de ses compagnons d'armes sont devenus les synonymes de fidélité et de courage, à ses côtés en effet, combattaient Boussac et Vignoles, Xaintrailles, La Hire, Guillaume de Barbassan, le bâtard de Dunois, et bien d'autres capitaines sans reproche et sans peur. Pour maîtresse il eut une femme belle, spirituelle, dévouée, toujours prête à s'oublier elle-même. Enfin, pour rétablir ses finances épuisées, il trouva un homme de génie, financier illustre, dans l'acception politique de ce mot, Jacques Coeur, qui, sans compter, lui ouvrit ses coffres et lui fournit de l'argent, ce nerf indispensable de la guerre.

Mais Charles VII était un prince ingrat: il avait laissé périr Jeanne Darc, nous le verrons, vers la fin de son règne, dépouiller Jacques Coeur, son argentier, son bienfaiteur.

C'est à Bourges, alors que la pénurie du roi était telle qu'il ne pouvait même pas payer une paire de souliers, que pour la première fois Jacques Coeur se présenta à la cour où chacun se racontait sa prodigieuse fortune.

Dans l'origine, l'argentier du roi n'était rien. Fils d'un pauvre et obscur pelletier du Bourbonnais, il devint bientôt l'homme le plus opulent de France. Possédant au plus haut degré le génie du commerce, il avait fait fructifier au centuple le très-mince pécule que lui avait laissé son père. A mesure que sa fortune augmentait, il étendait le cercle de ses relations. C'est ainsi qu'il était arrivé à établir des comptoirs nombreux dans le Levant et à devenir le premier négociant du monde entier.

—Sire, avait dit Agnès Sorel à son amant, faites bon accueil à Jacques Coeur, l'or n'est pas moins nécessaire que le fer, lorsqu'il s'agit de reconquérir un royaume.

Charles VII écouta son amie; très peu de temps après une première entrevue, Jacques Coeur fut nommé maître de la monnaie de Bourges, et dès lors il commença à faciliter au prince les moyens de faire la guerre à l'Anglais.

Dans la suite, Jacques Coeur eut l'administration des finances; avec la charge d'Argentier du roi. Un pareil titre équivalait à celui de fermier général. Les receveurs des provinces remettaient tous les ans une somme déterminée à l'argentier pour acquitter les dépenses de l'hôtel et des officiers. Jacques Coeur eut un pouvoir beaucoup plus étendu, puisqu'il réglait avec les provinces les contributions qu'elles devaient fournir à l'État. Il était en même temps ministre des finances et dépositaire du Trésor. Souvent il eut occasion de faire au roi des avances considérables, toujours sans intérêts, et, lorsqu'il s'agit de reconquérir la Normandie, il sacrifia, sans hésiter, deux cent mille écus d'or, somme véritablement fabuleuse pour le temps.

L'argentier était alors au comble de la faveur, Charles n'avait rien à refuser à cet ami qui largement fournissait l'or, qu'il fût question de guerre ou de plaisirs, qui payait les soldats et donnait à son maître les moyens de «danser des ballets ou de dessiner des parterres.»

—Vous êtes, messire, avec Jeanne Darc, les deux sauveurs de la France, lui disait Agnès Sorel.

De son côté Charles VII disait à son argentier:

—Vous me demanderiez ma plus belle province, que je vous la donnerais, je crois; ne vous dois-je pas ma puissance?

Vaines paroles, qu'oublia le roi lorsqu'il crut n'avoir plus besoin de son ami Jacques Coeur.

Durant les années qui suivirent les jours heureux du château de Bois-Trousseau, Agnès Sorel parut fort peu à la cour; elle habitait tantôt Loches, tantôt Chinon, le plus souvent le petit logis de Fromenteau; le roi venait passer près d'elle ses moments de liberté, ses jours s'écoulaient heureux et calmes. L'événement le plus important de cette époque de sa vie fut son entrevue avec Isabelle de Lorraine dont elle avait été demoiselle d'honneur, celle-là même qui l'avait abandonnée à la merci de l'amour du roi de France, et qui lui devait la liberté de son mari.

Agnès se faisait une fête de revoir son ancienne maîtresse. Mais la femme de René d'Anjou fut cruelle.

—«Êtes-vous donc si éhontée, lui dit-elle, que vous osiez vous présenter devant moi sans rougir, après avoir oublié la pudeur au point d'être publiquement la maîtresse du roi?»

Agnès pouvait répondre à cette Isabelle, alors si sévère, qu'elle-même l'avait poussée dans les bras du roi; mais douce et résignée, elle baissa la tête sans mot dire. Ces reproches amers lui étaient plus sensibles encore qu'autrefois ceux de sa cousine Antoinette de Maignelais.

Désolé d'être s'éparé de sa belle maîtresse, Charles VII, lors de ses fréquents voyages à Chinon ou à Bourges, se plaignait à sa mie de son obstination à demeurer loin de lui.

—Belle entre les plus belles, lui disait-il, que ne venez-vous à la cour du roi dont vous êtes l'unique souveraine?

Mais la dame de beauté préférait sa tranquille solitude. Si parfois le roi insistait pour l'emmener à Paris, si la reine joignait ses instances à celles de son époux, Agnès se jetait aux pieds de son amant et le conjurait de lui permettre de cacher au moins sa honte.

Agnès Sorel avait du reste ses raisons pour détester le séjour de Paris. Elle y était venue, en 1437, à la suite de la reine et le luxe qu'elle avait déployé en cette circonstance causa une espèce de scandale.

Agnès Sorel avait paru aux côtés de la reine vêtue de velours et de fourrures, étincelante de diamants qui faisaient éclater sa miraculeuse beauté. Les bourgeois, toujours les mêmes en tout temps et en tout pays, avaient murmuré hautement de cette grande magnificence. Des paroles malplaisantes étaient venues aux oreilles de la dame de beauté. Ces mépris, ces outrages, lui avaient fait verser bien des larmes, et elle avait dit au roi:

—«Ces Parisiens ne sont que des villains; et si j'avais cuidé qu'on ne m'eût point fait plus d'honneur en Paris, je n'y aurais jà entré ni mis le pied.»

Cependant les ennemis de la maîtresse du roi, jaloux de sa toute-puissance, s'agitaient dans l'ombre et cherchaient à la renverser.

A la tête de ces ennemis se trouvait le fils même de Charles VII, le Dauphin Louis. On est encore à s'expliquer les motifs de la haine de ce prince sombre et dissimulé. Avait-il aimé Agnès Sorel et en avait-il été repoussé comme quelques-uns le prétendent, redoutait-il simplement l'influence d'une femme spirituelle et dévouée, c'est ce qu'il est impossible de décider; toujours est-il qu'il fit tous ses efforts pour la perdre.

On était alors à la fin de l'année 1446, Charles VII et toute la cour habitaient le château de Chinon où Agnès était venue joindre le roi. «Le Dauphin, qui pensait que toute liaison entre le roi et sa mie serait rompue si celle-ci avait un autre amour et que cet amour vînt à être découvert, résolut de lui faire prendre cet amant qu'elle n'avait pas.»

Il fit donc appeler un de ses confidents, Antoine de Chabannes, comte de Dammartin, l'homme le plus beau et le mieux fait de la cour, et lui donna l'ordre de se faire aimer d'Agnès.

Depuis longtemps déjà, Chabannes aimait la dame de beauté, et le rusé Louis le savait fort bien lorsqu'il choisit le comte pour être l'instrument de sa haine. Mais cet amour fut le salut d'Agnès, Chabannes ne put se résoudre à faire le malheur d'une femme aimée.

C'était une périlleuse mission que le Dauphin donnait là à son confident, et longtemps Chabannes ne sut quel parti prendre, il craignait presqu'également d'échouer et de réussir.

Bien accueilli, il avait à redouter la furieuse colère du roi, et le premier mouvement de Charles VII était terrible. Repoussé, il ne se dissimulait pas qu'il aurait en Louis un redoutable ennemi.

Il choisit un terme moyen et résolut de tromper tout à la fois le Dauphin et le roi. En conséquence, il commença à entourer Agnès de soins et d'hommages.

Toute la cour s'aperçut bientôt du grand amour du comte de Dammartin pour la dame de beauté, mais Agnès agréait-elle ou repoussait-elle ses hommages, c'est ce que les mieux informés ne savaient dire....

—Avances-ce tu nos affaires, Chabannes? demandait chaque jour le Dauphin.

Et invariablement le comte répondait.

—Je crois, monseigneur, que nos affaires sont en bonne voie.

Le Dauphin commençait à se défier de son confident, Charles VII, prévenu par quelques courtisans, commençait à prendre l'éveil, lorsqu'une scène inattendue vint mettre un terme aux assiduités de Chabannes.

Le roi revenait un soir de la chasse et regagnait seul ses appartements, lorsqu'au détour d'un corridor sombre il se trouva face à face avec Agnès Sorel.

Elle paraissait vivement émue; elle courait poursuivie par le comte.

Charles VII fronça les sourcils en les apercevant, et d'une voix sévère demanda une explication.

Agnès lui apprit alors que depuis longtemps elle était importunée par le comte. Ce soir-là, se trouvant seul avec elle il s'était jeté à ses pieds, lui parlant avec passion de son amour. Repoussé, il avait redoublé d'instances, et était bientôt devenu si pressant qu'elle avait cru devoir sortir et aller chercher un refuge dans les appartements du roi, remplis de monde à cette heure. Chabannes alors s'était élancé sur ses traces, et l'avait poursuivie jusque-là, non plus pour lui parler d'amour, mais pour la conjurer de garder le silence.

La contenance embarrassée du comte, immobile à quelques pas, prouvait au roi qu'Agnès n'avait rien dit qui ne fût l'exacte vérité.

Charles VII, à ce récit, entra dans une épouvantable colère et ordonna au comte de quitter à l'instant même le château pour ne jamais reparaître à la cour.

Chabannes, épouvanté du courroux du roi, tremblant presque pour sa vie, courut à l'appartement du Dauphin et lui raconta ce qui venait de se passer.

Louis, bien que marri de voir son projet manqué, consola son confident.

—C'est sur mes ordres que tu t'es exposé, lui dit-il; sois sûr que je ne t'abandonnerai pas; demain même je veux parler pour toi à mon père.

Le lendemain, en effet, en présence d'Agnès, Louis demanda au roi la grâce de Chabannes.

Charles VII fut inflexible; et comme le Dauphin insistait et rappelait au roi les bons et fidèles services du comte:

—Oncques, répondit le roi, cet homme ne reparaîtra en ma présence, et il se doit estimer heureux que la dame de beauté, ma mie, veuille bien se contenter de si petit châtiment pour si mortelle injure.

—Par la Pâques-Dieu! s'écria alors le Dauphin, c'est cependant cette effrontée ribaude qui cause toutes nos querelles!

Et s'avançant vers Agnès, il lui donna un soufflet.

A cet outrage, le roi bondit sur son fils et le saisit si brusquement par les épaules qu'il le fit tomber. Menaçant et terrible, il allait frapper lorsqu'Agnès, toujours généreuse, arrêta sa main.

—Revenez à vous, mon cher Sire, et songez que c'est là votre fils.

—Soit! mais qu'il quitte à l'instant Chinon, dit le roi.

Le Dauphin, dévorant sa colère, se releva lentement; pâle et sombre, il sortit sans proférer une parole, mais dans son dernier regard Agnès put lire une terrible promesse de vengeance.

Quelques chroniques, qui font allusion à cette terrible scène entre le père et le fils, disent tout simplement que «le jeune Dauphin, mal conseillé, se laissa aller envers Agnès à quelques promptitudes

Le mot vaut la peine d'être conservé.

Et maintenant, Agnès Sorel avait-elle partagé l'amour de Chabannes, avait-elle pour lui trahi Charles VII? S'il en est ainsi, et rien n'est moins démontré, il faut féliciter le comte de sa discrétion et de son adresse. Il sut en ce cas échapper aux nombreux espions du Dauphin qui nuit et jour surveillaient ses moindres démarches, et, plutôt que de compromettre sa dame, il se laissa héroïquement exiler.

Peu de temps après l'événement que nous venons de rapporter, Agnès Sorel quitta la cour pour n'y plus revenir. Les larmes et les prières du roi, les instances de la reine et de ses amis les plus chers, ne purent vaincre sa résolution. Retirée en son logis de Loches, elle voulait, disait-elle, finir ses jours dans cette charmante retraite, qui domine un des plus beaux sites de France, et que Charles VII s'était plu à embellir de tout ce que le luxe de l'époque offrait de plus recherché. Aucun événement, en effet, ne troubla ses dernières années; les visites du roi rompaient seules la monotone uniformité de l'existence de la dame de beauté.

Vers la fin de l'année 1448, Agnès Sorel, ayant eu connaissance d'un complot tramé contre la personne du roi, alors occupé de la conquête de la Normandie, elle se décida à sortir de sa retraite.

Elle écrivait à son «cher Sire, d'avoir à se tenir sur ses gardes,» et lui annonça que bientôt elle se mettrait en route afin de lui communiquer des détails qu'elle n'osait confier même à ceux dont elle se croyait sûre.

Dès les premiers jours de l'année suivante (1449), la dame de beauté quitta son gentil manoir pour rejoindre le roi alors à l'abbaye de Jumièges.

Mais elle ne put arriver jusque là; prise d'une indisposition subite, elle fut forcée de s'arrêter au château de Mesnil-la-Belle, situé à quelques lieues seulement de l'abbaye qu'habitait le roi.

Cette indisposition, légère au début, offrit bientôt les symptômes les plus alarmants, et en peu d'heures la vie de la dame de beauté fut en danger.

Elle ne s'abusa pas un instant sur sa position.

—Je vois bien, disait-elle, que tout est fini; jamais plus ne reverrai ma Touraine.

Elle prit alors ses dispositions dernières, recommandant ses enfants à Charles VII, pour qu'il en prît souci comme si elle n'avait point cessé de vivre.

Elle fit alors venir toutes les demoiselles attachées à son service et longuement les exhorta à la sagesse, «essayant de les convaincre par le récit de ses souffrances, endurées en secret, du peu de bonheur que l'on trouve en cette vie, lorsqu'on a cessé d'avoir le droit de supporter tous les regards sans rougir.»

Peu d'heures après, le 9 février 1449, vers six heures du soir, elle poussa quelques grands soupirs, dit: Ah! Jésus! et trépassa.

Agnès Sorel avait alors quarante ans.

Et retiré (le roi), l'hiver à Gemiège séjourne,
Là où la belle Agnès, comme lors on disait,
Vint pour lui découvrir l'emprise qu'on faisait
Contre Sa Majesté. La trahison fut telle
Et tels les conjurés qu'encore on nous les cèle....
Mais las! elle ne put rompre sa destinée,
Qui pour trancher ses jours l'avait ici menée
Où la mort la surprit....

Ainsi s'exprime Baïf, laissant à entendre que le chef de cette conjuration, qu'Agnès allait découvrir au roi, n'était autre que le Dauphin lui-même.

La dame de beauté avait choisi pour exécuteurs testamentaires Robert Poitevin, physicien (médecin), maître Étienne Chevalier, trésorier du roi, et Jacques Coeur. Elle laissait des biens considérables qui furent répartis entre les trois filles qu'elle avait du roi, savoir:

Charlotte, qui épousa Jacques de Brézé, comte de Maulevrier; Marguerite, mariée à Prégent de Coëtivi, et Jeanne, qui devint la femme de Antoine de Beuil, comte de Sancerre.

La mort de la dame de beauté plongea Charles VII dans un morne abattement:

—J'ai perdu ma meilleure amie, disait-il à tous ceux qui l'approchaient.

Puis, jour et nuit, il se répétait comme à lui-même, les larmes aux yeux:

—Las! Las! quel malheur! mourir si jeune!

Il n'y eut qu'un cri à la cour de France:

—Agnès Sorel est morte empoisonnée!

Mais quel était l'auteur de ce crime?

Tour à tour on accusa Antoinette de Maignelais, Jacques Coeur, et enfin le Dauphin de France.

Les deux premières suppositions sont parfaitement ridicules, quant à la troisième, qui paraît avoir plus de probabilité, elle ne s'appuie sur aucune preuve.

Le Dauphin, après la mort d'Agnès, fit tout son possible pour effacer toute trace de la haine passée, et plusieurs historiens, pour prouver le peu d'inimitié qui avait dû régner entre la dame de beauté et le Dauphin, racontent le fait suivant:

Bien des années après la mort d'Agnès, le Dauphin, devenu roi, était allé prier dans l'église de Loches où la dame de beauté avait été enterrée.

Les chanoines, croyant faire leur cour au monarque, lui demandèrent l'autorisation de faire enlever de leur église la tombe de cette femme dont la vie avait été si scandaleuse.

—Je croyais, leur répondit Louis XI, que cette femme avait été votre bienfaitrice: m'a-t-on trompé, ne vous a-t-elle donc rien donné?

—Pardonnez-nous, Sire, elle nous a fait quelques présents.

—Mais quoi encore?

—Des tapisseries assez belles, des joyaux, des ornements, une image d'argent de la Madeleine.

—Sa générosité s'est-elle donc bornée là?

—Elle a encore donné au chapitre deux mille écus d'or et quelques terres.

—Vous oubliez, je crois, les terres de Fromenteau et de Bigorre: ne vous les a-t-elle donc pas octroyées par testament?

—Pardonnez-nous, Sire.

—Et c'est ainsi, reprit le roi avec toutes les marques de la plus vive indignation, que vous gardez la mémoire de celle qui fut votre bienfaitrice! Non-seulement je vous défends de troubler ses cendres, mais je veux que son tombeau soit plus respecté qu'il ne l'est.

Puis, comme l'un des chanoines essayait de se disculper:

—Souvenez-vous, dit encore Louis XI, de ne jamais mériter que je vous fasse rendre tout ce que vous a donné dame Agnès Sorel.

Cette anecdote, il est vrai, ne prouve absolument rien. Car si les uns y voient une marque d'amitié et de bon souvenir pour une femme qui en était si digne, d'autres, au contraire, y découvrent un trait d'habile politique d'un prince qui donna tant d'exemples de sa profonde dissimulation.

Antoinette de Maignelais détestait sa cousine; elle en était jalouse, mais non pas au point de l'empoisonner; les moyens d'ailleurs lui eussent manqué. Ambitieuse et coquette, Antoinette avait tenté de supplanter Agnès Sorel dans le coeur de Charles VII; elle n'y put réussir, mais elle eut la joie de recueillir la succession de la dame de beauté; elle fut la maîtresse du roi, mais ne fut jamais son amie.

Quant à Jacques Coeur, il ne put lui venir à l'idée d'attenter aux jours d'Agnès; en elle, au contraire, il perdit sa plus fidèle protectrice.

Les mauvais jours, hélas! ne tardèrent pas à venir pour l'argentier de Charles VII. Le roi croyait pouvoir se passer de lui, ses ennemis levèrent la tête.

La fortune de Jacques Coeur était alors à son apogée, ses richesses étaient si grandes que les plus crédules assuraient que Raymond Lulle, mort cependant depuis plus de cent quarante ans, lui avait communiqué le secret de faire de l'or.

Les courtisans détestaient Jacques Coeur, dont le faste royal les écrasait; ils lui enviaient ses terres, ses châteaux, ses palais. Presque tous étaient ses débiteurs pour des sommes considérables: ils se dirent qu'avec le créancier disparaîtrait la dette. La perte du malheureux fut donc résolue; la dame de beauté n'était plus là pour le défendre, la reconnaissance pesait à Charles VII. L'argentier succomba.

On l'accusa d'abord d'avoir empoisonné Agnès, et Anne de Vendôme, femme de François de Montberon se chargea du rôle d'accusatrice.

Jacques Coeur fut donc arrêté; mais il se disculpa si complètement, il prouva si bien que cette femme, qui l'avait choisi pour exécuter ses volontés dernières, était son amie, qu'il fut remis en liberté et que la dame de Vendôme fut condamnée à lui faire amende honorable.

Ses ennemis ne se tinrent pas pour battus, ils l'accusèrent de concussion.

Une fois encore, l'argentier du roi fut arrêté et conduit à Poitiers. Son procès s'instruisit rapidement, on ne voulut même pas lui permettre de se défendre; à tout prix il fallait le trouver coupable.

Ses juges ne purent le convaincre d'aucun des crimes dont on l'accusait, et cependant, aux mépris de toutes les lois divines et humaines, il fut condamné. L'arrêt portait que Jacques Coeur «durement atteint des crimes à lui imputés avait encouru la peine de mort que le roi lui remettait en considération de certains services rendus et à la recommandation du Pape.

Il va sans dire que tous les biens de l'argentier de Charles VII furent confisqués et partagés entre ses ennemis.

Moins ingrats que le roi, les commis de cet homme véritablement malheureux, se cotisèrent pour lui venir en aide et lui offrirent 60,000 écus d'or.

Jacques Coeur, profondément touché de ce témoignage d'estime et de reconnaissance, ne crut pas devoir refuser. Avec la même intelligence et le même bonheur il recommença l'édifice de sa fortune, et, en peu d'années, le commerce lui rendit tout ce qu'il avait perdu.

—Je jure, disait-il à ses derniers moments, que je n'ai jamais trahi le roi! je jure que je suis innocent de la mort d'Agnès Sorel.

Jacques Coeur, aimé et estimé de tous ceux qui l'avaient approché, mourut à l'île de Chio, où l'on voit encore son tombeau.

Plus lard, ses enfants firent casser comme nul, manifestement et expressément injuste, le jugement qui l'avait condamné, mais déjà depuis longtemps l'opinion publique avait réhabilité cet homme de bien.

Après la mort d'Agnès Sorel, Charles VII resta toujours triste et sombre. Antoinette de Maignelais ne fut jamais pour lui qu'une maîtresse vulgaire. Les dernières années du règne de l'amant de la dame de beauté furent d'ailleurs troublées par les perpétuelles rébellions du dauphin Louis.

Le roi en était arrivé à redouter tellement son fils, que, craignant d'être empoisonné par lui, il se laissa mourir de faim (22 juillet 1461).

Au nom de la dame de beauté sont restées attachées bien des légendes poétiques, récits naïfs que l'on conte en Touraine, ce riant pays de ses amours.

Il ne reste plus rien, dans l'église de Loches, du tombeau d'Agnès Sorel; sur un socle de marbre noir était sa statue couchée, deux anges, deux amours plutôt, soutenaient l'oreiller sur lequel reposait sa tête.

Il n'y a plus aujourd'hui à Loches qu'un froid monument, dans l'une des tours du château; une barbare inscription y «relate le nom de tous ceux qui contribuèrent à la translation de ce mausolée, restauré avec les fonds votés par le conseil général.»

Il était cependant si facile d'y écrire la charmante strophe de François Ier, ou seulement les deux derniers vers du poème de Baïf:

Agnès de belle Agnès portera le surnom
Tant que de la beauté beauté sera le nom.


III

LES AMOURS DE FRANÇOIS Ier


LE ROI CHEVALIER

Dans la nuit du 1er janvier 1515, à l'heure même où commençait l'année, le bon roi Louis XII rendait le dernier soupir, à l'hôtel des Tournelles, non loin de la porte Saint-Antoine.

Louis XII, toute sa vie, s'était montré digne de ce glorieux surnom de père du peuple qui lui avait été décerné. Bien supérieur à tous les souverains de son temps, il fut bon sans faiblesse, et juste sans rigueur. La prospérité publique fut son unique mobile et avant tout il s'inquiéta du bonheur de ses peuples.

—Un bon berger ne saurait trop engraisser son troupeau, disait-il souvent.

Il disait encore:

—J'aime mieux voir rire mes courtisans de mes épargnes que de voir pleurer mon peuple de mes dépenses.

Le plus cruel souci des dernières années du vieux monarque avait été de laisser aux mains de François d'Angoulême, prince ami du faste et de l'éclat, ce peuple qui lui était si cher et au milieu duquel il aimait à se promener familièrement, monté sur une petite mule.

La France tout entière, que ne désolaient plus les guerres, que ne ruinaient plus les impôts excessifs, bénissait alors le nom du roi. La capitale était enfin calme et paisible, et l'on avait pu, pour le blason de la «bonne ville,» faire l'acrostiche suivant:

P aisible domaine,
A moureux vergier,
R epos sans dangier,
I ustice certaine,
S cience haultaine.

C'est Paris entier.

—Las! répétait souvent Louis XII à ses conseillers, en hochant tristement la tête et en montrant le duc d'Angoulême, vainement nous besognons pour le bien du pays, voilà un gros gas qui gâtera tout cela.

Les tristes prévisions du père du peuple ne tardèrent pas à se réaliser.

Donc, avec la nouvelle année 1515, commença un nouveau règne. Au matin du premier janvier, les courtisans, en guise de souhaits de bonne année, vinrent saluer François d'Angoulême du nom de roi de France.

François Ier succédait à Louis XII.

L'histoire a toujours traité François Ier en véritable enfant gâté. Mort, on a continué à le louer comme on l'avait loué vivant, et il a conservé, malgré tout, les titres de roi-chevalier et de restaurateur des lettres et des arts.

La vérité est que François ne fut remarquable que par son goût déréglé pour le faste, pour les fêtes, pour les cérémonies. Il se croyait magnifique et n'était que follement dissipateur. Il fit tout pour son orgueil et ses plaisirs, et rien pour la France, jetant au vent de toutes ses fantaisies des sommes considérables, au moment même où ses généraux se faisaient battre, faute d'argent pour payer les soldats.

Il n'eut même pas l'habileté vulgaire de faire tourner tout son faste au profit de ses projets. A-t-il, par exemple, une entrevue avec Henri VIII, roi d'Angleterre, il lui faudra épuiser le trésor royal pour subvenir aux magnificences du champ du drap d'or, et il se retirera sans avoir fait autre chose qu'essayer sa force musculaire avec le robuste monarque Anglais.

A suivre l'exemple du roi, la noblesse se ruinait: «Plusieurs portaient alors sur leur dos leurs moulins, leurs forêts et leurs prés.» Mais on comptait sur la générosité du maître.

Les impôts, on doit le comprendre, avaient été considérablement augmentés, et si, comme le dit l'auteur des Mémoires du chevalier Bayard, «oncques n'avait esté veu roi de France de qui la noblesse s'esjouit tant,» les provinces accablées murmuraient hautement. La raillerie et la chanson, alors comme toujours depuis, étaient les seules armes des opprimés; ils s'en servaient.

Pour combler le déficit creusé par les dépenses du mariage de Jeanne d'Albret, nièce du roi, avec le duc de Clèves, il fallut établir la gabelle sur le sel dans plusieurs provinces du midi; le peuple appelait ces noces somptueuses des noces trop salées.

Faible, indécis, changeant, trop présomptueux pour se l'avouer à lui-même, François Ier ne fut qu'un jouet aux mains de ceux qui l'entouraient. Pantin magnifique, dont tour à tour tenaient les fils: ses ministres, dont deux au moins furent des misérables; sa mère, ambitieuse passionnée; enfin toutes ses maîtresses, dirigées elles-mêmes par leur famille ou leurs amants, car il fut trahi, en amour comme en politique, sans jamais s'en apercevoir.

Amoureux de combats, de belles troupes, de gens de guerre, de grands coups de lance ou d'épée, il n'eut jamais que le courage brillant, mais alors si commun, d'un chevalier mourant les armes à la main; il pouvait passer à deux cents pas de l'ennemi, «vingt heures, armet en tête et le cul sur la selle,» comme il l'écrivait à sa mère, mais il était incapable de diriger une bataille. Il réussit presque toujours à se faire battre et finit par tomber aux mains de l'ennemi.

Il eut recours, pour quitter la prison où le retenait Charles-Quint, à des promesses bien jésuitiques pour un roi-chevalier. Il faisait grande parade de sa foi de gentilhomme, et ne garda pas toujours scrupuleusement sa parole, sauf peut-être dans les circonstances où il eût été «politique» de la violer.

Le plus beau titre de François Ier à l'admiration et à la reconnaissance est donc celui de Restaurateur des lettres et des arts. Malheureusement il se trouve qu'il a plutôt entravé qu'aidé le mouvement des lumières. Il protégea, il est vrai, quelques artistes étrangers et quelques poëtes, ses adulateurs; mais, tandis que, tour à tour, et au gré de la maîtresse régnante, Sébastien Serlio, Le Rosso, Benvenuto Cellini et bien d'autres, trouvaient à la cour une magnifique hospitalité qu'ils payaient en chefs-d'oeuvre, on essayait de supprimer l'imprimerie, sans doute dans le but de restaurer les lettres manuscrites, et on établissait la censure.

Le successeur de Louis XII prétendit être tout à la fois religieux et tolérant; il ne fut ni l'un ni l'autre. Ses convictions cependant ne devaient pas le gêner. Il avait accepté les principes de la religion réformée, et pourtant il obéissait à tous les ordres de la Cour de Rome.

Il donna l'exemple de l'horrible persécution contre les luthériens, qui, pendant trente-sept années consécutives, fit périr tant de braves gens, de sujets dévoués; il alluma les premiers bûchers qui devaient dévorer tant de victimes. Enfin il persécuta ou laissa persécuter par le Parlement ou la Sorbonne des savants que lui-même avait attirés à Paris, et laissa condamner et exécuter plusieurs professeurs, Étienne Dolet entre autres, que l'on disait, fort à tort probablement, être son propre fils.

En un mot, le restaurateur des lettres et des arts passa sa vie à éteindre d'une main, les lumières qu'il allumait de l'autre.

L'avénement de François Ier fut le signal d'un changement complet dans les moeurs de la Cour de France. Le sombre caractère de Louis XI, la simplicité bourgeoise de Louis XII ne se prêtaient guère à la représentation: «Lors on ne voyait, aux résidences royales que ceux qui y avaient affaire, commandants de troupes, magistrats ou hommes d'État. Il n'était point aisé alors, d'approcher la personne royale,» le souverain passait sa vie dans une retraite pleine de majesté, «et la noblesse même était arrière.»

Le successeur de Louis XII, brillant, léger, fastueux, dissolu, entreprit de façonner son entourage à son caractère. Il réussit facilement.

Il avait le coeur héroïque, dans l'acception niaise du mot, et l'esprit fort rempli de toutes les ridicules fadaises des romans de chevalerie; tous ceux qui l'approchaient n'aspirèrent plus qu'à atteindre les rares et sublimes perfections d'Amadis. On ne rêvait alors que fêtes et tournois, joutes et passes d'armes.

Le roi voulait avant tout une cour nombreuse: à sa voix accoururent de toutes les provinces les représentants des grandes familles: les demeures féodales ne furent plus habitées que par les hiboux et quelques vieux mécontents, représentants grondeurs d'un passé oublié.

A côté de la noblesse, se pressait la troupe des aventuriers. Point n'était besoin, alors, de faire ses preuves pour être admis à l'honneur des fêtes royales. Une belle prestance, un riche ajustement, une longue rapière, suffisaient. On avait deux cents écus par an et le titre de gentilhomme du roi.

Mais une cour sans femmes, c'est une année sans printemps, un printemps sans roses. Il fallait une dame et souveraine de la pensée à chacun de ces émules d'Amadis, une maîtresse dont il pût porter les couleurs. Que serait un tournoi pour les chevaliers qui se préparent à «bien faire dans la lice,» sans beaux yeux pour les encourager, sans petites mains pour les applaudir?

François Ier voulut avoir autour de lui les filles des plus nobles maisons de France: les pères durent amener leurs filles, les maris leurs femmes, les frères leurs soeurs. De sorte que jamais on n'avait vu troupe si brillante et si bien ajustée de dames de familles nobles et de damoiselles de réputation.

Il y a loin de ces «assemblées honnêtes», aux sujettes du roi des Ribauds, qu'avant cette époque traînaient à leur suite les rois de France.

Brantôme, pour sa part, félicite fort François Ier d'avoir «institué sa belle cour, fréquentée de si belles et honnêtes princesses, grandes dames et damoiselles;» «désormais on pouvait s'approprier d'un amour point sallaud, mais gentil, net et pur.»

Faire l'amour, en effet, était la grande occupation de toute cette noblesse qui alors entourait le roi et suivait son exemple. Les dames favorisaient, il est vrai, leur amants et serviteurs, mais les pères et les maris n'étaient pas si mal avisés que de s'en fâcher, ils cherchaient à se venger ailleurs, voilà tout.

Le langage était alors à la hauteur des moeurs, tandis que toute débauche était excusée sous le nom de galanterie, on parlait comme ont écrit les vieux chroniqueurs, comme Rabelais dans Pantagruel et dans Gargantua, comme Brantôme dans les Dames galantes, comme Marguerite de Navarre dans ses Contes. On appelait alors chaque chose par son nom. Comme le latin, le vieux français bravait la pudeur en ce bon vieux temps de libres moeurs et de libre parler.

La cour de François Ier était alors la plus brillante de l'Europe, la noblesse se ruinait pour suivre l'exemple du roi qui ruinait la France. Un luxe inconnu jusqu'alors éclatait de toutes parts. Hommes et femmes semblaient lutter pour la richesse ridicule de leurs accoutrements, le velours, les fourrures, les draps d'or, étaient alors à la mode, et Brantôme nous apprend que les dames savaient fort bien se procurer les toilettes que leurs maris ou leurs familles ne pouvaient leur donner.

C'était chaque jour une fête nouvelle, les prétextes ne manquaient pas. Tournois, bals masqués, feux d'artifices, comédies, chasses, promenades aux flambeaux, «les jours, dit un vieil auteur luthérien, ne suffisaient pas aux folies et aux divertissements, il fallait prendre sur les nuits.» Écoutons Ronsard, qui décrit, de souvenir, les splendeurs et les plaisirs des résidences royales:

Quand verrons-nous quelque tournoi nouveau;
Quand verrons-nous, par tout Fontainebleau
De chambre en chambre aller les mascarades?
Quand ouïrons-nous, au matin, les aubades
De divers luths mariés à la voix?
Et les cornets, les fifres, les hautbois,
Les tambourins, violons, épinettes
Sonner ensemble avecque les trompettes?
Quand verrons-nous, comme balles, voler
Par artifice, un grand feu dedans l'air?
Quand verrons-nous, sur le haut d'une scène
Quelque farceur, ayant la joue pleine
Ou de farine, ou d'encre, qui dira
Quelque bon mot qui nous réjouira?...

Souverain magnifique de cette cour brillante et licencieuse, François Ier allait adressant de l'une à l'autre ses hommages passagers. On en était arrivé à ne plus compter ses caprices; n'importe, il ne rencontrait guère plus de cruelles que de maris jaloux. N'était-il pas le roi!

Nous ne savons au juste quelle était la physionomie de François Ier avant l'accident qui l'obligea, pour cacher une cicatrice, à couper ses cheveux et à laisser croître sa barbe; mais le Titien nous a laissé un portrait du roi-chevalier que l'on admire encore dans une des galeries du Louvre.

Le peintre a su donner à cette figure un noble et grand caractère, malgré sa frappante ressemblance avec certain personnage burlesque de la Comédie Italienne, ressemblance qui tient à la ligne du nez, trop avancée sur une lèvre mince, et à la proéminence du menton un peu bombé et terminé par une barbe pointue. On retrouve bien là d'ailleurs le rival de Charles-Quint, le front un peu ramassé, mais noble cependant, l'oeil ouvert et spirituel, la bouche fine, sensuelle, pleine d'appétits et de désirs.

François Ier était d'une stature au-dessus de la moyenne, sa jambe nerveuse était mince et un peu maigre, sa taille bien prise; peut-être péchait-il par les épaules, un peu bombées, mais il avait adopté un costume qui dissimulait ce léger défaut.

Tel était François Ier à l'époque la plus florissante de son règne. Le château d'Amboise, le palais des Tournelles étaient devenus trop petits pour toute cette noblesse amoureuse de mascarades et des champs clos qui vivait à l'ombre du trône. Le roi songea alors à construire de nouvelles résidences, dignes des nouvelles splendeurs de la cour.

Dans tous ces bâtiments, dont le roi avait pris le goût en Italie, on retrouve comme un reflet de cette époque qui sacrifia tout au dehors. Mais Chenonceaux, Chambord, disent toute la vie du roi-chevalier: sa prodigalité, ses faiblesses, son goût pour les arts, ses fêtes, ses soucis, ses peines d'amour.

A Chambord furent englouties bien des années du revenu de la France, mais aussi quelle merveille!

Avez-vous quelquefois gravi ses vingt-quatre escaliers? Vous êtes-vous promené dans ses quatre cent quarante pièces? Avez-vous compté ses fenêtres aussi nombreuses que les jours de l'année?

Le Primatice en a donné les dessins, dix-huit cents ouvriers ont mis douze ans à élever les pavillons, les terrasses, les galeries, à creuser les bassins, à détourner le lit des ruisseaux.

Jean Goujon et Germain Pilon avaient été chargés des sculptures; Léonard de Vinci et Jean Cousin avaient peint les belles fresques, aujourd'hui dégradées.

Lorsque parfois quelque audacieux faisait remarquer au roi les énormes dépenses de ce merveilleux château:

—Ce ne sera jamais trop pour mes amours! répondait le roi.

C'est à Chambord, surtout, que revivent les amours de l'amant de madame d'Étampes et de la comtesse de Chateaubriant. Le temps n'a point effacé les amoureuses devises et les galants emblèmes.

Au milieu des délicates sculptures qui courent le long des corniches, ou qui pendent comme de fines dentelles du haut des piliers, on aperçoit encore bien des initiales enlacées, non loin de cette salamandre entourée de flammes, symbole choisi par le roi, avec cette devise si explicite: nutrisco et extinguo.

Que d'amoureux soupirs sous les charmilles des jardins, sous les ombrages frais du parc, que de tendres causeries près des fenêtres charmantes des grandes salles habillées de riches tapisseries de Flandre, que de chansons joyeuses sous ces lambris étincelants d'or!

Soupirs dans le nuage, hélas! chanteurs au tombeau!

Chambord est resté debout, muet témoin, et la légende n'est plus qu'un vague murmure. Que de pieds légers cependant ont gravi l'escalier secret de la chambre du roi! qui donc a compté les ombres qui passaient rapides le long des corridors?

Il a trahi, le roi-chevalier, tant de serments d'amour!

Et c'est lui cependant, en un jour de mélancolie, alors qu'il pensait au beau Brissac, peut-être, qui traçait son distique fameux:

Souvent femme varie;
Bien fol est qui s'y fie.


IV

MADAME DE CHATEAUBRIANT.

Marié jeune encore, et lorsqu'il n'était que duc d'Angoulême, à la fille d'Anne de Bretagne, la faible et douce Claude, François Ier ne tarda pas à devenir un époux infidèle. Il n'attendit même pas pour délaisser sa femme, la fin de la lune de miel.

Peu scrupuleux dans le choix de ses «amies,» il aimait, à la fois, en haut et en bas lieu, ne rougissant pas «de partager avec les domestiques de sa maison les faveurs de quelque dame.»

—Notre maître, disait un gentilhomme de François Ier, a eu quelques bonnes fortunes et beaucoup de mauvaises.

C'est tout à fait l'opinion de Brantôme, mais le vieux seigneur de Bourdeilles s'exprime d'une façon bien autrement énergique.

Lorsque Charles VII, profitant des rares heures de répit que lui laissait l'Anglais, courait aux genoux d'Agnès Sorel, il y avait quelque chose de désintéressé et de chevaleresque dans cette folle tendresse d'un roi, malheureux et sans couronne, pour une belle fille de Touraine.

Agnès disait à son royal amant:

—Assez de temps avez perdu à faire l'amour, mon cher Sire, tirez l'épée derechef, chassez l'Anglais et reprenez votre royaume.

Et, docile aux conseils de la dame de beauté, Charles VII quittait à regret le manoir de sa mie et se mettait à la tête de ses troupes.

Rien de pareil dans les nombreuses passions de François 1er.

—Il était si fort chevalier, dit un vieux critique, qu'il lui fallait à la fois plusieurs dames dont il entremêlait les couleurs.

On perdrait son temps, en effet, à compter les liaisons passagères du roi-chevalier, et la liste de ses maîtresses était déjà bien longue lorsqu'il monta sur le trône.

La troisième épouse du bon roi Louis XII, la belle et frivole Marie d'Angleterre, soeur du roi Henri VIII, fut la dernière passion du duc d'Angoulême.

Mais cette fois, et ce fut peut-être la seule, l'ambition et l'intérêt arrêtèrent un prince qui sacrifia toujours tout à son plaisir.

Louis XII, déjà vieux et épuisé, s'en allait mourant, et comme il n'avait pas d'enfants, sa jeune veuve allait être contrainte, à sa mort, de quitter le trône, et la France peut-être, ce plaisant pays, pour aller tristement finir ses jours de l'autre côté de la Manche, au pays de la brume.

«Mais, si par adventure, de son mari ou de quelqu'autre plus jeune, un fils lui survenait, ce fils, au détriment du duc François, hériterait de la couronne; elle serait régente alors, et jouirait de tous les priviléges de ce beau titre pendant de longues années de minorité.»

La belle Anglaise avait peut-être calculé toutes ces éventualités, lorsque, pour la première fois, il lui fut impossible de ne pas s'apercevoir de l'amour du jeune et séduisant duc d'Angoulême.

Elle se montra fort sensible, «plus qu'il ne convenait,» aux empressements de l'héritier du trône. Ils étaient jeunes tous les deux, aimables, amoureux, le dénoûment de cette intrigue ne devait pas se faire attendre, lorsque tous les intérêts compromis vinrent se jeter à la traverse.

Un gentilhomme périgourdin, le sieur de Grignaux, découvrit, le premier, le gentil roman de la reine. Il prévint en toute hâte la mère de François, qui le chargea de désenchanter le jeune prince, en lui faisant apercevoir un calcul habile là où il ne croyait voir que de l'amour. Madame d'Angoulême se réservait de brusquer une rupture si les avertissements d'un ami ne suffisaient pas.

—Pasque-Dieu! Monseigneur, dit à François le prudent de Grignaux, voulez-vous toujours être simple duc d'Angoulême et jamais roi de France!

Et comme l'amoureux François feignait de ne pas comprendre:

—Jour de Dieu! continua l'excellent donneur d'avis, gardez-vous, monseigneur, des caresses de la reine; vous jouez là à vous donner un maître, un accident est tôt arrivé: êtes-vous si pressé de vous faire un roi?

Le jeune prince ne fit que rire des avertissements de Grignaux.

—J'aime autant, répondit-il, voir régner mes enfants que de régner moi-même.

Et il continua d'entourer de ses galantes prévenances la reine Marie, qui l'accueillait et lui faisait fête d'une façon vraiment inquiétante pour l'honneur du vieux roi, et si ouvertement que chacun à la cour s'en apercevait.

C'est alors qu'intervinrent Louise de Savoie et Claude de France, la mère et la femme du jeune prince.

Leurs exhortations réveillèrent l'ambition dans le coeur de l'héritier de la couronne; ses yeux se dessillèrent, l'illusion s'envola.

Il avait été l'amant de Marie, il devint presque son espion, tant il craignait de voir un autre que lui se charger du soin de donner un fils à Louis XII.

La reine était devenue l'objet d'une surveillance incommode pour ses goûts, lorsque la mort du roi la délivra de tous ces argus intéressés; elle épousa le duc de Suffolk, son ancien amant, qui l'avait suivie en France, et retourna avec lui en Angleterre.

Devenu roi, peut-être pour avoir une fois en sa vie su commander à ses désirs, François ne changea point ses habitudes galantes.

La cour était toujours accompagnée d'une troupe nombreuse de dames: c'étaient d'abord les maîtresses avouées du roi, elles avaient le pas sur toutes les autres; puis les princesses; les femmes des grands dignitaires, des favoris et des principaux officiers venaient ensuite.

Il y avait encore, au dire de Brantôme, la petite bande, troupe galante, choisie par le roi parmi les plus belles, les plus jeunes, les plus coquettes. Au dessus de toutes les autres, les dames de cette aimable confrérie étaient les favorites de François Ier, souvent avec elles il quittait la cour et se retirait, pour des semaines entières, quelquefois plus, suivant son humeur, dans quelqu'une des résidences royales. «Là, on courait le cerf, on dansait, on festoyait du matin au soir et du soir au matin.»

«Libre, jeune, tout-puissant, le roi aimait fort et trop; il allait, sans différence, embrassant qui l'une, qui l'autre, si bien que celle de la veille n'était jamais celle du lendemain.»

Le nombre même des maîtresses du roi leur ôtait toute influence durable, et les choses continuèrent ainsi jusqu'au jour où, pour la première fois, il aperçut la belle Françoise de Foix, comtesse de Chateaubriant.

Belle, spirituelle, aimable, la comtesse jouit bien vite à la cour d'une grande influence et, pendant plusieurs années, elle régna, souveraine maîtresse, sur l'esprit, sinon sur les sens de son royal amant.

Françoise de Foix, comtesse de Chateaubriant, était issue de grande et noble race: sa famille, alliée aux maisons royales de France et de Navarre, était, depuis plusieurs siècles, célèbre dans les fastes de la chevalerie.

Son père était ce Gaston de Foix, qui dut à la beauté de son visage et à ses longs cheveux blonds et bouclés le surnom de Phébus. C'était un «grand chasseur et beau savant,» lorsqu'il rentrait le soir après avoir passé la journée à battre les grands bois, il rédigeait les préceptes du grand art de la chasse, et il a laissé un livre précieux à bien des titres: le miroir de Phébus, avec l' art de faulconnerie et cure des lestes à ce propices.

La mère de Françoise-Jeanne d'Aydie, était la fille aînée et l'héritière d'Odet d'Aydie, comte de Comminges.

En l'an 1495, c'est-à-dire vingt ans avant l'avénement de François Ier au trône, il y avait grand émoi au castel héréditaire de la maison de Foix: la dame châtelaine touchait au terme de sa grossesse, et d'heure en heure on attendait sa délivrance.

Phébus de Foix, qui, en sa qualité de savant homme, croyait, avec tout son siècle, à l'influence des astres, avait mandé en son logis un astrologue fort en réputation dans le midi de la France.

—Or ça, maître, lui avait-il dit, vous devez savoir ce que j'attends de vous?

L'astrologue s'inclina.

—Ma dame et épouse va présentement me donner un enfant, et je souhaiterais savoir quelles destinées l'attendent, fille ou garçon. Mettez-vous en besogne et satisfaites ma curiosité.

—Ainsi je ferai, monseigneur, et la chose me sera facile.

—Ça donc, maître, usez de mon logis et de mes domestiques comme de vôtres, pour toutes choses nécessaires à votre art, chacun ayant reçu l'ordre de vous obéir comme à moi-même, et comptez surtout sur bonne récompense.

Le sire de Foix, sur ces mots, congédia le «savant homme» et se rendit, à l'appartement qu'occupait la châtelaine.

L'astrologue, lui, s'installa dans une des tourelles du château et passa la nuit à interroger le ciel, tandis que la dame de Foix mettait au monde une petite fille.

Le matin, à l'aube du jour, l'accouchée avait oublié ses souffrances, et reposait paisiblement dans le vaste lit à colonnes, entouré d'épaisses draperies, qui occupait presqu'entièrement un des côtés de la salle. La petite fille, «accorte, mignonnette,» dormait dans un riche berceau.

Monseigneur Phébus auquel le plaisir d'être père faisait oublier les émotions de la nuit, «il aimait tendrement sa femme,» chargea un page d'aller quérir l'astrologue.

Au bout d'un instant le page revint seul.

—Je n'ai point trouvé l'homme, monseigneur, dit-il, ni même aucune trace de son passage dans le réduit de la tourelle; mais sur un escabeau, placé en évidence au milieu de la salle, j'ai aperçu le parchemin que voici.

C'était une grande feuille bizarrement découpée, presqu'entièrement couverte de dessins étranges et de figures cabalistiques. Un clou avait sans doute servi à la fixer à l'escabeau, car on voyait au milieu une petite déchirure.

Messire de Foix prit avec empressement le parchemin que lui tendait le page, et non sans difficulté il parvint à déchiffrer cette obscure prédiction, rimée comme c'était l'usage alors:

Par beauté, et quoi qu'advienne[4]
A l'encontre, tôt sera reine.

Un sourire de satisfaction éclaira la physionomie du bon seigneur.

—Je ne serais point surpris de cela, murmura-t-il, notre maison étant maison souveraine.

Il reprit sa lecture:

Aura la reine, de son fait,
Déplaisance dure et méfait.

Messire Phébus s'interrompit un instant, cherchant sans doute le sens de cette phrase obscure, mais ne le trouvant pas, il continua:

Du fait du roi aura grand heur
Las! puis grand malheur
.  .  .  .  .  .  .  .  .
.  .  .  .  .  .  .  .  .

Là s'arrêtait la prédiction. Monseigneur de Foix eut beau tourner et retourner le parchemin, examiner avec attention chaque signe, il n'y avait rien de plus. Effrayé sans doute de ce qu'il avait lu dans les astres, l'astrologue avait jugé prudent d'en rester là. Une interruption semblable équivalait à l'annonce d'un grand malheur.

Telle fut du moins la pensée du vieux chevalier.

Il appela aussitôt et donna l'ordre de chercher partout l'astrologue et de l'amener en sa présence.

Écuyers, varlets et pages, se mirent sur l'heure en besogne. Mais vainement on fouilla tous les coins du château, vainement on battit la campagne aux environs, l'astrologue resta introuvable. Il s'était enfui sans laisser aucune trace, aucun indice, personne ne l'avait vu.

Si bien que quelques «bons écuyers» n'étaient pas fort éloignés de croire que leur maître avait eu affaire à messire Satanas en personne.

Cette singulière disparition ne laissa pas que d'inquiéter monseigneur Phébus, et, lors des fêtes qui suivirent le baptême de sa fille, il raconta cette histoire et montra l'obscur horoscope à un vieux chevalier, son compagnon.

Mais ce dernier, chose bien plus extraordinaire que la fuite de l'astrologue, était fort peu crédule de sa nature.

—Ce sont là dit-il, insignes menteries et si vous m'en croyez, vous jetterez ce grimoire au feu et n'y penserez plus.

Monseigneur Phébus n'écouta pas ce conseil. Il enveloppa, au contraire, le parchemin et soigneusement le déposa dans le coffre où il serrait d'ordinaire ses objets précieux.

La petite Françoise, tel est le nom qu'avaient donné à leur fille le seigneur et la dame de Foix, grandit rapidement à l'ombre du manoir paternel. Elle courait, tant que durait le jour, dans les grands bois des environs, s'exerçant à monter à cheval, à suivre les grandes chasses, et à lancer l'oiseau.

Telles étaient alors, avec la lecture des vieux romans de chevalerie, les uniques distractions des châtelaines du moyen âge. Seules en leur castel, entourées seulement de quelques suivantes, d'un petit nombre d'écuyers et de pages, elles restaient quelquefois des années entières sans nouvelles de leurs époux, occupés à guerroyer dans quelque province éloignée.

Françoise avait près d'elle de hardis chasseurs pour courre le cerf. Son père d'abord, ce Nemrod aux huit cents chiens de chasse, ses trois frères ensuite: Odet, vicomte de Lautrec; de Lesparre, qu'on appelait aussi d'Asparrot, et Lescun. Vaillants soldats tous les trois, ils avaient fait leurs preuves dans les guerres italiennes de Louis XII et allaient devenir les généraux de François Ier.

C'était un noble et grand séjour, que le château de monseigneur de Foix!

La cour n'avait pas encore attiré dans son rayonnement les représentants des plus illustres familles de France. Les grands seigneurs n'avaient pas pris l'habitude d'aller dépenser leurs revenus, plus que leurs revenus souvent, auprès du souverain, afin de concourir, par leur luxe, à l'éclat de la couronne.

Les rois n'appelaient à eux la noblesse qu'à l'heure du danger; lorsqu'il fallait ceindre le casque et tirer l'épée, elle accourait alors. Mais en temps de paix, les gentilshommes vivaient chez eux, au milieu de leurs vassaux, comme autant de petits souverains, et parfois, disons-le, de petits tyrans.

Chaque province possédait alors quelque seigneur qui, plus riche et plus puissant que les autres, attirait à lui toute la noblesse des environs et se formait ainsi une cour qui rivalisait avec celle du souverain. Il en était ainsi de monseigneur Phébus. Chaque jour arrivait à son logis quelqu'hôte nouveau, sûr d'y trouver une hospitalité royale.

Une foule de nobles hommes, de vaillants chevaliers, de hautes et puissantes dames, se pressait dans les cours du château lorsque venait l'heure de la chasse ou de quelque joyeuse chevauchée.

Les festins succédaient aux chasses, les danses aux festins. Puis venaient les joutes à armes courtoises, dans une clairière voisine, ombragée d'arbres séculaires et entourée d'estrades pour les dames. C'était la distraction suprême de l'époque, héroïque et dangereux passe-temps «d'où d'aucuns et des meilleurs revenaient souvent moulus et saignants de quelque bonne blessure.»

La gentille Françoise était la gloire et l'ornement de toutes ces fêtes; elle allait avoir quatorze ans et était, au dire de tous, un véritable miracle de beauté.

Souvent, lorsqu'il la voyait passer, si accomplie, si gracieuse sous son costume «merveilleusement riche,» le bon Phébus ne pouvait s'empêcher de murmurer les premiers vers de l'horoscope:

Par beauté, et quoiqu'il advienne
A l'encontre, tôt sera reine.

Reine elle était en effet, par sa beauté, par son esprit, par sa naissance; et si nul souverain encore ne lui avait adressé ses hommages, les plus vaillants et les plus nobles se disputaient ses regards et ses sourires, et sollicitaient sa main.

Jean de Laval, seigneur de Chateaubriant, en Bretagne, fut l'époux qu'au milieu de tous Phébus de Foix choisit pour sa fille chérie.

C'était un seigneur de haute et fière mine, que le comte de Chateaubriant, des plus dignes et des plus nobles, «passé maître en fait de vaillantise.» Il avait fait ses premières armes avec le connétable Anne de Montmorency, qui le tenait en grande estime.

Le mariage fut célébré en 1509. Françoise de Foix avait quatorze ans, Jean de Laval était de dix années plus âgé que sa jeune épouse.

Les fêtes et réjouissances des noces étaient à peine terminées, qu'il fallut songer aux préparatifs du départ.

Jean de Laval emmenait sa jeune femme en Bretagne, à ce manoir de Chateaubriant que, plus qu'une longue lignée de preux chevaliers, devait illustrer l'admirable auteur de René.

Le lendemain même de la cérémonie, Phébus de Foix avait mandé près de lui la nouvelle comtesse. Il tenait à la main, lorsqu'entra Françoise, un large pli lié avec un fil d'or et scellé à ses armes.

—Vous allez quitter votre père, ma fille, lui dit-il, gardez précieusement ceci en mémoire de l'affection qu'il eut pour vous.

Il lui remit en même temps le pli. Françoise, émue de l'air solennel du vieux seigneur, était près de fondre en larmes.

—Maintenant, continua Phébus, jurez-moi de ne jamais briser ce scel, à moins que dans votre vie advienne quelque grave événement qui vous trouble et vous inquiète.

Françoise fit le serment que lui demandait son père.

Cependant l'heure de la séparation était venue. Les chevaux et les mulets de bagage emplissaient les cours. Écuyers et pages achevaient en toute hâte les derniers apprêts, donnaient un coup d'oeil aux harnais, fixaient solidement les coffres.

Une dernière fois, monseigneur Phébus embrassa sa fille chérie.

—Vous emportez, comte, dit-il à Jean de Laval, mon plus cher trésor; je suis sûr que vous ne tromperez point la confiance que j'ai mise en vous.

Jean de Laval, pour toute réponse, se jeta dans les bras de son beau-père.

Or, c'était bien à la jeune comtesse que s'appliquait le titre de plus cher trésor; il n'y avait pas d'équivoque possible, la fille de la noble maison de Foix n'avait eu en mariage d'autre dot que son esprit et sa beauté.

Les yeux rouges de larmes, la belle comtesse de Chateaubriant monta sur sa blanche haquenée. Jean de Laval s'élança à cheval et toute la troupe se mit en route.

Phébus de Foix rentra tristement dans son manoir désert. Longtemps accoudé au parapet d'une de ses tours, il suivit des yeux à travers les sinuosités de la vallée Jean de Laval et Françoise qui chevauchaient lentement en tête de leur escorte. La vie de la comtesse de Chateaubriant s'écoula paisible et ignorée pendant les premières années de son mariage. Jean de Laval avait pris au sérieux ses devoirs de mari. Il possédait un trésor, il le savait, aussi veillait-il sur sa jeune femme avec une sollicitude inquiète que les voisins taxaient de jalousie.

Les femmes attachées à leurs devoirs n'ont pas d'histoire; celles-là sont heureuses.

Tant qu'elle habita le manoir de Chateaubriant, Françoise se contenta d'être la plus belle et la plus aimée des châtelaines.

L'amour de son époux lui suffisait: elle l'accompagnait partout, aux fêtes des châteaux des environs et aux grandes chasses qui se renouvelaient souvent.

La Bretagne était alors un merveilleux pays, pour courre, la propriété n'était pas morcelée à l'infini. Le pays n'était pas comme aujourd'hui coupé de fossés profonds et de talus de six pieds, qui font du champ de chaque propriétaire comme un camp retranché, inaccessible aux chevaux et aux chiens.

Pendant ces premières et trop courtes années, Louis XII était mort et François Ier était monté sur le trône.

Un des premiers actes du jeune roi avait été de nommer deux maréchaux de France, hommes de guerre fort en renom: l'un était Jacques de Chabannes, sieur de la Palice, l'autre, Odet de Foix, vicomte de Lautrec, frère de la comtesse de Chateaubriant.

On était alors à l'aurore éblouissante d'un règne nouveau. François Ier, dans la première ivresse du pouvoir suprême, ne songeait qu'à la joie.

Ardent au plaisir comme au danger, il avait aux jours de fête la même ardeur que sur les champs de bataille. «Qui m'aimera me suive!»

Et chacun suivait le roi à qui mieux mieux.

D'Amboise à Romorantin et à Vendôme, ce n'étaient, à ce moment que fêtes, bals costumés, petites guerres, grands repas et grande liesse. Tout l'or des impôts y suffisait à peine, mais nul n'en prenait souci. C'était une vie toute nouvelle.

C'est à cette époque, et pendant les fêtes du carnaval, que le futur protecteur des lettres provoqua, sans le vouloir, une révolution dans l'art de la coiffure.

Les longs cheveux, on le sait, étaient au xvie siècle la marque distinctive, le privilège exclusif de la noblesse. Les longs cheveux étaient interdits aux vilains, et c'est Pierre Lombard, l'illustre maître des Sentences, qui leva cette interdiction. Mais il n'y parvint pas sans peine, et la noblesse protesta toujours.

Elle eût protesté longtemps encore, et la révolution en question n'eût point été accomplie, sans l'accident survenu au roi de France.

La cour était alors à Romorantin et chacun fêtait le jour des rois. François Ier allait se mettre à table lorsqu'on vint lui dire que le comte de Saint-Paul avait fait en son logis un roi de la fève.

—Par ma foi de gentilhomme! s'écria-t-il, voilà un roi que je détrônerai tout à l'heure. Qu'on aille avertir Saint-Paul de bien veiller sur son élu.

Ainsi défié, le comte de Saint-Paul s'apprêta à faire bonne résistance. C'était un moyen sûr d'être agréable au roi. La terre était alors couverte de neige: il en fit transporter des monceaux dans l'intérieur de son hôtel, et tandis qu'une partie de ses amis et de ses gens préparaient des pelotes, les autres s'éparpillaient de tous côtés, en quête d'oeufs et de pommes, munitions ordinaires de ces simulacres de combats.

Lors donc que parut la troupe royale, elle fut accueillie par une grêle de projectiles. Un siège en règle commença aussitôt.

L'assaut était vaillamment et habilement mené, mais les assiégés se défendaient avec vigueur et le combat menaçait de durer longtemps encore, lorsque les pelotes de neige et les pommes vinrent à manquer dans l'intérieur de la place.

Les amis de Saint-Paul allaient ouvrir les portes de l'hôtel et se rendre faute de munitions, lorsque l'un d'eux, espérant retarder l'heure de la défaite, eut la malheureuse idée de prendre dans le foyer un tison enflammé et de le lancer au milieu d'un groupe d'assaillants.

Le dangereux engin de guerre atteignit François Ier à la tête et lui fit une profonde blessure.

A ces cris: «le roi est blessé!» assiégeants et assiégés se précipitèrent près du jeune souverain, il fut placé sur un brancard et transporté en son logis. Les médecins, déjà prévenus de l'accident, étaient accourus. Après un court examen, ils déclarèrent que la blessure n'offrait aucune gravité, mais sous leurs ciseaux tombèrent les beaux cheveux noirs du roi.

Dès le lendemain tous les courtisans étaient «tondus comme des oeufs.» Bourgeois et manants imitèrent les gentilshommes, et, dès lors, les longs cheveux furent déclarés ridicules.

«A dater de cet accident le roi laissa croître sa barbe, et chacun tenant à honneur de suivre l'exemple royal, on ne rencontra plus que têtes rases et visages barbus.»

La maladie de François Ier fut de courte durée, et bientôt les fêtes recommencèrent plus brillantes et plus nombreuses que jamais.

Cependant, le renom de la beauté de madame de Chateaubriant était venu jusqu'à François Ier, et ce roi, qui voulait que «sa cour fût comme un parterre où viendraient s'épanouir les plus rares beautés de France,» avait, plusieurs fois déjà, témoigné le désir de voir la comtesse.

D'ordinaire, ses moindres désirs étaient des ordres, presqu'aussitôt exécutés que donnés; mais cette fois, nul ne sembla en tenir compte.

Le seigneur breton avait bien été averti du désir du roi; plusieurs courtisans s'étaient fait un devoir de lui envoyer message sur message; mais tous ces avertissements n'avaient fait que le confirmer dans sa résolution de ne point paraître à la cour. La réputation du roi était, il faut l'avouer, de nature à conseiller ce parti à tout homme jaloux de son honneur.

Enfin, un jour, cédant à l'irrésistible attrait du fruit défendu, François Ier s'adressa directement à Odet de Foix, maréchal de France, frère de madame de Châteaubriant.

—J'ai ouï parler, Lautrec, lui dit-il, de la merveilleuse beauté de la comtesse votre soeur, pourquoi donc s'obstine-t-elle à rester tristement au fond de sa Bretagne, pourquoi ne la voit-on pas à la cour, comme toutes les grandes dames de France?

—Sire, le comte Jean de Laval, son mari, est, à ce qu'il paraît, le plus soupçonneux des hommes; il redoute pour sa femme les plaisirs et les fêtes de la cour la plus brillante du monde.

Le roi sourit à cette délicate flatterie.

—Cependant, reprit-il, je vois, ce me semble, des femmes de grande vertu à la cour, Lautrec, est-ce donc que je me trompe?

—Votre Majesté a parfaitement raison, Sire, et chacun sait que la reine est une femme sans égale et la princesse Marguerite une merveille à tous égards.

—Bien parlé, Lautrec, pour un homme de guerre. Raison de plus pour faire comprendre au sire de Laval qu'il n'a pas le droit de cacher, ainsi qu'il le fait, sa femme à tous les yeux.

—Je crains, Sire, que cela ne soit difficile.

—Pourquoi donc? il peut être tranquille. Par ma foi de gentilhomme! on aura pour la comtesse tous les égards qu'elle mérite.

C'était un ordre, et des plus formels. Lautrec se hâta d'écrire à son beau-frère que le roi le demandait, et l'engageait à amener sa femme.

Cette lettre ne surprit aucunement le comte, depuis longtemps il s'y attendait. Son parti fut vite pris.

—Madame, dit-il à la comtesse, je viens de recevoir une lettre de votre frère; il paraît que le roi a grand désir de nous voir à la cour.

—Et comptez-vous, messire, obéir aux ordres du roi? demanda timidement madame de Chateaubriant.

—C'est le devoir de tout loyal sujet, madame; et, avant qu'il soit trois jours, je veux me mettre en route.

—Ne dois-je point vous suivre?

—Non, madame, non certainement. Le séjour de la cour est dangereux pour une femme attachée à ses devoirs, surtout lorsque le maître est un roi comme le nôtre; j'ai donc résolu de vous laisser ici, où vous êtes en sûreté.

—Mais ne craignez-vous pas la colère du roi?

—La colère du roi m'affligerait grandement, répondit le comte d'un air sombre; mais je préfère ce malheur à celui qui pourrait advenir si, suivant le conseil de votre frère, je vous conduisais à la cour.

La comtesse se tut. Elle aimait son mari, le vaillant Jean de Laval; elle se plaisait en son beau château de Bretagne; les splendeurs de la cour, dont maintes fois elle avait entendu des descriptions, ne la tentaient nullement; mais c'est avec une secrète et indéfinissable angoisse qu'elle voyait s'éloigner le comte.

Soucieux et triste, le seigneur de Chateaubriant surveilla les préparatifs de son voyage; lorsqu'enfin tout fut terminé, que le moment des derniers adieux fut venu:

—Françoise, dit-il à sa femme, il se peut que, tandis que je serai près du roi, on vous tende des pièges pour vous attirer à la cour.

—Soyez certain, messire, que je ne veux obéir qu'à vos ordres.

—Je le crois, Françoise; mais il se peut encore que le roi me force de vous écrire moi-même de venir, sans que telle soit mon intention; d'un autre côté, il est possible que je veuille véritablement vous appeler près de moi.

—Mais alors, comment faire?

—J'ai pensé à cela, Françoise; il y a longtemps que je prévoyais ce qui arrive. Voici donc ce que j'ai imaginé: si véritablement je souhaite vous avoir près de moi, je vous enverrai la bague que je porte toujours au doigt et qui me sert de scel; et comme il pourrait encore y avoir erreur ou tromperie, je vous donne cette autre qui est absolument semblable; en comparant donc et la bague que vous recevrez et celle que je vous laisse, vous pourrez vous assurer de la vérité.

La comtesse prit les deux bagues, les examina un instant; puis, en rendant une à son mari, elle passa l'autre à son doigt.

—Vous avez sagement fait, dit-elle, et de cette façon, il sera vraiment impossible de me tromper.

—Je le crois comme vous, Françoise; et maintenant, quelque message, quelque lettre que vous receviez, même de moi, demeurez au château, faites répondre que vous êtes trop malade pour entreprendre un voyage; mais si vous recevez mon anneau, accourez.

Sur ces mots le comte embrassa sa femme une dernière fois et partit.

François Ier attendait avec la plus vive impatience la réalisation des désirs si nettement exprimés au maréchal de Lautrec, lorsqu'un soir on lui annonça le comte de Chateaubriant. Ce fut avec un empressement visible qu'il donna l'ordre de le faire approcher. Mais lorsqu'il vit que le comte était seul, il fronça le sourcil, et sans se soucier de contenir son dépit:

—N'avez-vous donc pas, comte, dit-il d'un ton bref, amené votre femme?

—Hélas! sire, balbutia le mari de la belle Françoise, la comtesse est fort malade à cette heure, et mon dévouement au roi a pu seul me décider à l'abandonner en si fâcheux état.

Le roi ne répondit rien, mais il tourna brusquement le dos au pauvre comte, et les courtisans aussitôt s'éloignèrent de cet homme qui venait d'encourir la disgrâce royale.

François Ier, cependant, ne se tint pas pour battu; il fit prendre des informations. Mais le comte avait si bien pris ses mesures, il avait lui-même si bien joué son rôle que tout le monde, Lautrec le premier, était convaincu de la maladie de la comtesse. Plusieurs fois déjà, M. de Chateaubriant avait, devant son beau-frère, écrit à sa femme de le venir rejoindre, le doute n'était presque pas possible. L'enquête secrète démontra que le comte avait dit vrai.

Certain qu'un obstacle imprévu, involontaire, avait seul arrêté le comte, le roi ne tarda pas à lui rendre ses bonnes grâces; il allait même l'engager à retourner en Bretagne, près de sa femme, lorsque la trahison d'un domestique vint rendre inutiles toutes les précautions prises par le malheureux époux.

Ce serviteur infidèle avait, par une porte entrebâillée, surpris le dernier entretien du comte et de la comtesse. Arrivé à la cour à la suite de son maître, et sachant la grande impatience qu'avait le roi de voir la belle dame de Châteaubriant, il songea à tirer parti du secret qu'il possédait, comptant avec raison recevoir un bon prix de sa délation.

Il alla trouver un des confidents du roi, et après s'être assuré une récompense honnête, raconta l'invention des deux bagues.

Une heure après, François Ier savait la vérité.

En apprenant qu'il avait été joué, l'impétueux monarque entra dans une furieuse colère; il voulait sur-le-champ user de son autorité, se venger de ce qu'il appelait une «déloyale traîtrise,» faire emprisonner le mari et enlever la femme, sa complice.

Heureusement ou malheureusement, les confidents du roi parvinrent à le calmer et à le faire renoncer à ses projets. Ils lui persuadèrent d'employer la ruse, et, à son tour, de tromper le trompeur.

Il fut décidé qu'à tout prix on enlèverait, pour quelques heures, la bague du comte; un ouvrier habile l'imiterait avec toute la promptitude et l'exactitude possibles.

Maître du gage de reconnaissance, le roi pourrait, lorsqu'il le voudrait, faire venir la comtesse, qui arriverait à la cour au moment où son mari l'attendrait le moins.

Ce plan fut exécuté de point en point, grâce à l'adresse du domestique de M. de Châteaubriant. Cet homme parvint à dérober la bague de son maître et à la lui restituer sans qu'il s'aperçût de cette disparition momentanée. Un orfèvre habile prit l'empreinte, se mit aussitôt à l'oeuvre, et moins de huit jours après, un messager galopait vers la Bretagne, porteur d'un gage de reconnaissance imité de façon à tromper l'oeil du mari le plus soupçonneux.

Certain de la réussite de son stratagème, le roi se réjouissait fort de voir arriver la comtesse, et d'avance se faisait une fête de la surprise et de la colère du comte de Chateaubriant.

Il allait justement y avoir de grandes fêtes à la cour. Un fils était né au roi, et le Pape, qui avait bien voulu être le parrain de ce nouveau-né, avait envoyé, pour le représenter au baptême du Dauphin de France, son neveu, Laurent de Médicis, duc d'Urbin.

On faisait au château d'Amboise de grands préparatifs pour les cérémonies, qui devaient être splendides: bals, festins, joutes, grandes chasses, le roi ne voulait rien épargner. Grands seigneurs, nobles dames, princes étrangers, ambassadeurs de toutes les puissances, accouraient de tous côtés. Le roi pensait avec orgueil que madame de Chateaubriant, cette beauté célèbre, ne serait pas insensible aux hommages d'un roi entouré de ce magnifique appareil de puissance et de grandeur.

En attendant, François Ier faisait au triste comte l'accueil le plus charmant. Il l'arrêtait, toutes les fois qu'il le rencontrait, et lui demandait, avec les marques du plus touchant intérêt:

—Comment se porte donc votre femme, comte? avez-vous de ses nouvelles?

—Hélas! Sire, répondait le malheureux époux, la comtesse va très-mal.

C'est avec une surprise profonde que madame de Chateaubriant reçut des mains du messager le faux gage de reconnaissance qui l'appelait à la cour. Elle eut un éclair de doute et compara les deux bagues; elles étaient bien exactement pareilles; il n'y avait pas à douter.

Quelle cause avait donc pu déterminer le comte à lui faire entreprendre ce voyage qu'il redoutait naguère si fort? La belle comtesse se perdait en conjectures; mieux que personne, elle connaissait le caractère jaloux de son mari, plusieurs fois elle avait eu à en souffrir, il avait fallu de bien graves motifs pour changer ainsi ses déterminations.

Enfin, elle allait voir la cour, le roi. Elle allait assister à ces fêtes splendides, qui trouvaient un écho jusqu'au fond des manoirs les plus reculés de la Bretagne.

Tandis qu'elle faisait en toute hâte ses préparatifs, le coeur serre par de vagues inquiétudes, elle se souvint de ce pli mystérieux, que le lendemain de son mariage lui avait remis son père et que la douce monotonie de son existence lui avait fait presque oublier. Elle se dit que le moment était venu de l'ouvrir, un grave événement bouleversant sa vie; d'une main tremblante elle brisa le fil d'or et lut:

Par beauté, et quoiqu'il advienne
A l'encontre, tôt sera reine.

C'était bien là l'expression des pressentiments qu'elle n'osait s'avouer à elle-même: serait-elle donc la maîtresse du roi?

Le comte de Chateaubriant assistait à un grand bal donné dans la cour d'honneur du château d'Amboise, transformée en une salle splendide, lorsqu'un serviteur vint l'avertir que sa femme l'attendait en son logis.

Le roi, prévenu quelques instants avant de l'arrivée de la comtesse, suivait des yeux le malheureux époux. Il le vit chanceler sous ce coup inattendu; rougir d'abord, puis pâlir affreusement; son oeil étincela, ses lèvres se contractèrent, enfin il s'élança dehors.

—Qu'on suive le sire de Laval, dit le roi à un de ceux qui étaient dans le secret, il est capable de faire quelque malheur.

Le comte, en effet, arrivé en présence de sa femme, laissa éclater sa colère, elle fut terrible.

Éperdue, tremblante, sans force pour prononcer une parole de justification, l'infortunée Françoise de Foix ne sut que tomber à genoux en élevant au-dessus de sa tête les deux gages de reconnaissance.

À la vue de ces deux bagues, si parfaitement semblables, le comte comprit tout; sa colère tomba subitement pour faire place à un calme plus effrayant encore.

Sans mot dire il ôta de son doigt la bague un instant dérobée par les ordres du roi et la présenta à la comtesse.

—Partons, oh! partons, messire, s'écria alors Françoise; quittons ce séjour de tromperie et retournons en notre manoir.

Mais le sire de Laval, après un instant de réflexion:

—Non, madame, non. N'essayons pas de lutter davantage; celui qui a employé la ruse est assez puissant pour employer la force. De ce jour je vous abandonne la garde de mon honneur, voyez ce que vous en voulez faire. Songez toutefois qu'un jour viendra où je vous en demanderai compte. Ce jour pourra être terrible pour vous.

La présentation de la belle comtesse fut un véritable triomphe. A chaque pas, dans les salles du château, à la promenade, le long des rues de la ville, le comte entendait cette exclamation qui redoublait sa jalousie et son effroi:

—Dieu! qu'elle est belle!

A sa vue, François Ier fut ébloui et il n'essaya pas de cacher l'impression que produisait sur son coeur cette merveilleuse beauté.

—J'ai enfin aperçu la comtesse votre soeur, disait-il à Lautrec, et ceux qui m'avaient vanté ses charmes étaient restés bien au-dessous de la vérité.

Aux cérémonies du baptême du Dauphin succédaient alors les réjouissances du mariage du duc d'Urbin, qui épousait Madeleine de La Tour, héritière du comte d'Auvergne. La belle Françoise de Foix était déjà la reine de toutes ces fêtes, l'amour du roi n'était plus un secret pour personne.

Vainement le sire et la dame de Laval essayaient de se perdre dans la foule, vainement ils se réfugiaient dans les salles les plus éloignées, François Ier, bien servi par ses familiers, finissait toujours par découvrir la retraite de la comtesse et bientôt il était auprès d'elle.

Chaque jour d'ailleurs elle recevait quelque présent du roi. C'était un collier d'or, une parure de perles, un bracelet délicatement ouvragé. Gages d'amant que le comte eût voulu renvoyer à celui qui les offrait, et qui soulevaient en son coeur d'horribles désirs de vengeance.

Pour comble d'infortune, le comte s'aperçut bientôt que sa femme n'avait pu voir, sans en être touchée, le roi de France à ses pieds. Jour par jour, pour ainsi dire, il put suivre les progrès de cet amour. La comtesse résistait encore, mais tôt ou tard elle devait succomber.

Le sire de Laval ne voulut pas être témoin de son malheur. Sa femme venait d'être nommée dame d'honneur de la reine, et cette charge désormais l'attachait à la cour. Mais rien ne l'y retenait, lui; aussi se décida-t-il à partir. Il courut cacher au fond de son castel de Bretagne, ce muet témoin des jours heureux, sa honte et son désespoir.

Sa femme essaya faiblement de le retenir.

—Allez-vous donc, messire, lui dit-elle, m'abandonner ainsi seule, au milieu des fêtes de la cour?

—Vous ne serez point seule, madame, répondit-il avec un rire amer. Un plus puissant que moi vous protégera désormais. Faites en sorte seulement que jamais le bruit de vos amours adultères ne vienne troubler la paix de ma solitude.

Et il partit, maudissant le roi de France et sa femme.

C'en était fait, la noble fille de Phébus de Foix était la maîtresse déclarée de François Ier.

Ce ne fut pas sans résistance et sans remords que la belle comtesse se donna à son royal amant. Elle se sentait glacée, au souvenir de son époux outragé, ses dernières paroles retentissaient menaçantes à son oreille. Souvent, lors de ses premières entrevues avec le roi, elle tressaillait au moindre bruit, et toute frissonnante elle disait:

—N'avez-vous rien entendu, Sire, j'ai cru reconnaître les pas du sire de Laval. Ah! quelque jour il voudra me ramener avec lui au château de Combourg.

—N'ayez aucune crainte, madame, répondait François, tant que mon coeur battra, je vous aimerai, tant que je vous aimerai vous me trouverez debout pour vous défendre.

Les douces paroles du roi rassuraient la comtesse. Bientôt elle n'eut plus le loisir de songer à sa faute. Son amant l'avait entourée d'un luxe vraiment royal, et tous les courtisans, tous ceux qui aspiraient aux bonnes grâces du roi étaient à ses pieds. Enivrée d'amour, elle se laissait aller au tourbillon des plaisirs de cette cour licencieuse et folle.

Le roi s'était hautement déclaré le chevalier de la comtesse de Chateaubriant. A la face de tous il avait mêlé ses couleurs aux siennes, la salamandre en feu à la pourpre et à l'hermine de Laval. Pour elle, il descendait dans la lice aux jours de tournoi, pour ses beaux yeux il rompait des lances, et s'il désirait remporter le prix, c'est qu'il voulait le déposer à ses pieds.

Alors François Ier avait essayé de rajeunir et de remettre à la mode tout le bric-à-brac des vieux romans de chevalerie, lui-même se piquait d'être le parangon et le modèle des preux présents et à venir.

On ne rêvait alors que choses héroïques, impossibles et merveilleuses; le réel, le vraisemblable étaient considérés comme choses plates et communes. Les exploits de Roland, d'Oger le Danois, de Renaud de Montauban, et de Lancelot du Lac, qui devaient troubler la cervelle du bon chevalier de la Manche, remplissaient alors tous les esprits. Les dames surtout, après avoir admiré les hauts faits de ces héros illustres, rêvaient les perfections d'Angélique, de Bradamante ou de Marphise.

La belle Françoise de Foix fut la reine des derniers tournois, de ces fêtes de la chevalerie qui devaient tomber sous les coups redoublés du ridicule, et dont Rabelais riait déjà de son gros rire.

L'influence de la comtesse de Chateaubriant fut bientôt très-grande à la cour. François Ier ne voyait que par les yeux de sa belle maîtresse, et, à son gré, elle disposait des places et des commandements.

Mais cette influence même fut plus tard une des causes de la disgrâce de la comtesse. La mère du roi, Louise de Savoie, habituée à gouverner sous le nom de son fils, ne put voir sans dépit la toute-puissance de la favorite; de ce moment, elle jura sa perte, et attendant une occasion favorable, elle aida à lui susciter des rivales. Mais le crédit de la comtesse n'en fut point ébranlé, et, après ses passagères infidélités, François revenait toujours aux pieds de sa belle maîtresse, plus épris que jamais.

Il faut rendre à la comtesse de Chateaubriant cette justice, qu'elle n'abusa jamais de son pouvoir sur le roi. Elle s'en servit pour faire la fortune de sa famille, de ses trois frères surtout, Lautrec, Lescun et Lesparre. Mais tous trois étaient de vaillants hommes de guerre et d'habiles capitaines, déjà en renom, les deux premiers surtout, avant que leur soeur fût devenue la maîtresse du roi.

Tous trois, il est vrai, jouèrent de malheur en Italie et compromirent singulièrement le pouvoir du roi: mais presque tous leurs échecs doivent être attribués à la lutte sourde de la favorite et de la mère du roi.

Lautrec se trouvait en Italie à la tête de soldats mercenaires braves à la condition d'être bien payés, et capables pour la moindre augmentation de solde de passer d'un côté à l'autre; et c'est un général commandant de pareilles troupes qu'on laissait sans argent! Madame de Chateaubriant obtenait 500,000 livres pour son frère, mais la reine mère arrêtait cet argent en route, il ne parvenait pas, les soldats désertaient, et Lautrec, après avoir sacrifié son bien et celui de ses amis, se voyait sans armée et était forcé de battre en retraite.

Ce que désirait Louise de Savoie faillit arriver: après la bataille de la Bicoque, Lautrec fut rappelé, mais la comtesse lui fit rendre son commandement. Il repartit pour l'Italie emportant... beaucoup de promesses que l'on ne tint jamais.

Lesparre, après l'impolitique attaque de Reggio, qui décida Léon X à se déclarer contre la France, fut également sauvé par sa soeur d'une disgrâce méritée. La comtesse sut détourner les effets de la colère royale.

On ne peut guère lui reprocher ces faits; malheureusement elle eut le tort d'aider à la disgrâce de Jacques Trivulce, qui après avoir, sous trois rois, rendu des services réels à la France, se vit privé de ses commandements et exilé de la cour.

Desservi par Lautrec et par la comtesse, ce vieillard, qui ne méritait que des récompenses, était devenu odieux au roi. Il voulut se justifier. Trop faible pour marcher, il se fit porter sur le passage de François Ier, et quand de loin il l'aperçut il s'écria: «Sire! Sire!»

Mais l'ingrat monarque ne daigna point s'arrêter, ni même tourner la tête, et le vieux soldat mourut de douleur.

Aimée du roi, adulée par les courtisans, enviée par la reine mère, reine au conseil comme au bal, la belle comtesse de Chateaubriant se flattait alors de conserver toujours cette haute position, en dépit de ses ennemis. Il n'était plus question de remords, ni même de regrets. Les chroniques nous apprennent même qu'elle ne fut guère plus fidèle au roi qu'à son mari et qu'elle se vengeait à l'occasion des nombreuses trahisons de son volage amant.

Le connétable de Bourbon et l'amiral Bonnivet furent, dit-on, très-avant dans ses bonnes grâces. Ce sont là, peut-être, des calomnies, mais ces calomnies eurent au moins à l'époque assez de vraisemblance pour donner des inquiétudes au roi.

On n'a d'autre garant de la bonne fortune du connétable de Bourbon avec la belle comtesse que les assertions de Bourbon lui-même. Peut-être se vantait-il? Quelques historiens cependant veulent voir dans ces relations un des motifs de la haine du roi contre son connétable, laquelle eut par la suite de si désastreux effets pour la France; mais cette haine fut bien plus l'oeuvre de la mère de François Ier, qui avait aimé Bourbon et en avait été repoussée.

Les heureuses aventures de l'amiral Bonnivet semblent un peu mieux prouvées, et l'on en retrouve des traces dans Brantôme, qui n'est pas, à vrai dire, une indiscutable autorité.

Favori de François Ier, l'amiral Bonnivet était une des plus parfaites copies du roi, «si hardi, si sage, dit Marguerite, que de son âge et de son temps il y a eu peu ou point d'hommes qui l'aient surpassé.»

Beau, spirituel, brave, généreux et magnifique, «quelle dépense, dit Brantôme, est impossible à un favori de roi.» Audacieux dans toutes les entreprises de guerre ou d'amour, l'amiral Bonnivet devait plaire à la belle favorite. Il la voyait souvent, tantôt ouvertement, tantôt en secret, et le roi était fort jaloux de lui.

Mais la comtesse de Chateaubriant savait si bien rassurer François Ier, que jamais l'amiral ne perdit un seul jour la faveur royale.

—Moi aimer ce fat! disait la belle comtesse, j'aimerais autant me jeter dans un puits.

D'autres fois elle disait en riant:

—Mais il est bon, le sire de Bonnivet, qui pense être beau. Et tant plus je lui dis qu'il l'est, tant plus il le croit. Je me moque de lui et j'en passe mon temps, car il est fort plaisant et dit de très-bons mots, si bien qu'on ne saurait s'en garder de rire quand on est près de lui, tant il rencontre bien.

Après de telles paroles, le roi eût été bien difficile s'il n'eût été complètement rassuré.

Il est une anecdote, cependant, qui prouverait que jusqu'à un certain point le roi n'était pas dupe des protestations de sa belle maîtresse.

C'était un soir d'été, la comtesse et l'amiral allaient se mettre à table pour souper; tout à coup on annonce le roi.

Grande frayeur. L'amiral n'a que le temps de se glisser dans la cheminée derrière des plantes et des arbustes qui servaient à cacher l'âtre, tandis que la favorite fait disparaître toute trace de sa présence.

François Ier entre, il remercie sa mie de l'avoir attendu, bien qu'il ne dût pas venir, et gaîment il se met à table.

Tant que dura le souper le roi, qui jamais n'avait été plus joyeux, prit un malin plaisir à lancer dans la cheminée tous les débris du repas. Vins, sauces, pelures de fruits, reliefs de viande, pleuvaient sur le malheureux amiral.

Enfin, dit le texte de la chronique, qu'il est ici nécessaire d'expurger, François Ier, après un entretien fort vif et fort animé, se tourna vers la cheminée et oublia qu'il n'était pas le long d'un des grands arbres des forêts de la couronne. Gulliver en pareille circonstance faillit noyer une foule de Lilliputiens; l'heureux amant ne fut que largement arrosé.

Le roi parti, la comtesse eut toutes les peines du monde à consoler l'amiral; il était resté près de trois heures dans la plus ridicule des positions, il voulait se venger; enfin sa belle amie réussit à lui prouver que le roi était encore le plus malheureux.

Cette leçon ne corrigea nullement du reste l'amiral Bonnivet; comme son maître il aimait les femmes à la passion; mais tandis que François Ier s'adressait à des femmes de toutes conditions, il ne rechercha jamais que les plus nobles, et les plus hautes, celles en un mot dont la conquête présentait le plus de difficultés.

Aimé de madame de Chateaubriant, il voulut l'être de la reine Marguerite, et une nuit il osa s'introduire dans son appartement, par une trappe qu'il avait réussi à faire pratiquer en secret.

La belle et sage(!!!) reine de Navarre a pris la peine de nous raconter cette aventure dans son Heptaméron. Bonnivet osa essayer de la violence, mais il fut repoussé avec perte, «si bien, dit la belle conteuse, que le galant se retira, portant sur son visage les marques sanglantes de la résistance qu'il avait rencontrée.»

Brantôme prétend que la tentative audacieuse de Bonnivet eut un tout autre dénouement, mais il est convenu que le vieux seigneur de Bourdeilles s'est toujours plu à calomnier la vertu.

Cependant le beau roman d'amour de Françoise de Foix touchait à sa fin; l'horizon politique s'assombrissait de tous côtés et la guerre s'était rallumée en Italie.

François Ier, qui rêvait la gloire d'un autre Marignan, partit avec tous ses gentilshommes, pour aller prendre le commandement de ses troupes.

—Revenez-moi fidèle, mon cher Sire, lui dit la comtesse de Chateaubriant, c'est là ce que je souhaite le plus au monde.

—Les femmes changent les premières toujours, répondit le roi, je vous reviendrai fidèle, et aussi, Dieu aidant, après avoir défait les ennemis qui ont iniquement envahi mon royaume.

Ces heureuses espérances ne se réalisèrent pas. Bientôt on reçut la nouvelle d'un immense désastre, la bataille de Pavie était perdue, le roi était prisonnier. François Ier en cette journée s'était conduit comme le plus vaillant de ses chevaliers; après avoir eu son cheval tué sous lui, il avait mis pied à terre, et bien que blessé au front et à la jambe, il avait combattu presque seul, sur les cadavres entassés de ses officiers qui s'étaient fait tuer autour de lui. Déjà il avait renversé sept hommes de sa main, ses forces étaient épuisées, ses armes faussées en mille endroits ne le protégeaient plus, lorsqu'un officier du connétable de Bourbon, Pompérant, vint se jeter à ses genoux, le conjurant de se rendre à son maître qui combattait près de là.

Mais François s'écria qu'il mourrait plutôt. Il fit appeler le vice-roi de Naples, Lannoy, et lui tendit son épée, que le lieutenant du roi d'Espagne reçut en lui baisant la main.

Bonnivet, l'imprudent auteur de cet immense désastre, ne voulut pas survivre «à cette grande désaventure et destruction.» Relevant la visière de son casque, il se jeta au plus fort de la mêlée, appelant Bourbon et le défiant au combat; mais il tomba, percé de mille coups, avant d'avoir pu rencontrer son ennemi.

Il est difficile de peindre la consternation de la cour à l'arrivée de la terrible nouvelle. François Ier lui-même avait voulu l'apprendre à sa mère, et le soir même de la bataille, sous la tente de Lannoy où il était gardé à vue, il avait écrit cette lettre devenue si fameuse, et que les faiseurs de mots après coup ont résumée en cette phrase chevaleresque: «Tout est perdu, madame, fors l'honneur.» Voici ce qu'écrivait le roi:

«Madame.