SOMBRES PECHES
Jena Maclaine
Jenna Maclaine est l’auteur de la série Cin Craven. Quand elle n’écrit pas, elle s’occupe des plus de quatre-vingts animaux de sa ferme familiale dans les magnifiques contreforts des Blue Ridge Mountains. Vous trouverez plus d’informations sur Jenna Maclaine sur son site web : www.jennamaclaine.com (en anglais).
Mon corps s’abattit sur le plancher avec fracas. Est-ce la chute qui me coupa le souffle, ou l’homme nu qui vint s’écrouler sur moi, je n’en sais rien. Quoi qu’il en soit, je me retrouvai étendue sur le sol froid, clignant des yeux vers le plafond, à essayer d’aspirer un peu d’air. Non pas que j’aie besoin de respirer, vous comprenez, mais c’est une de ces petites faiblesses humaines, comme le whisky ou le chocolat, que la mort ne vous enlève pas. Je suis un vampire, voyez-vous.
— Et une sorcière vraiment nulle, murmurai-je en essayant de repousser Michael qui m’écrasait.
Il grogna et roula sur le côté.
— Tu n’es pas nulle, comme sorcière, mon amour. Mais je crois que tu m’as peut-être démis le genou, cette fois-ci.
Je lui jetai un regard coquin.
— Bon sang, où sont passées nos fringues ? demandai-je.
Nous nous redressâmes tous deux et regardâmes le lit. En effet, nos habits s’y trouvaient, allongés sur les draps comme si nos corps venaient simplement d’en disparaître Ce qu’ils avaient fait.
— Et merde. On était censés se retrouver nus dans le lit, et les habits par terre ! Michael m’adressa un sourire, ses yeux bleus pétillant avec bienveillance.
— Oui, chérie, je sais. Mais tu t’améliores. On n’était pas loin, cette fois.
Je poussai un grognement de frustration quand il se leva, me souleva dans ses bras et me jeta sur le lit. Partant de ma cheville droite, il se mit à m’embrasser en remontant lentement vers l’intérieur de ma jambe.
— Je suis nulle, comme sorcière. J’ai passé les trois derniers étés à Inverness avec ma tante Maggie qui me déteste, et on a seulement réussi à me donner suffisamment de contrôle sur ma magie pour éviter que les objets explosent ou s’enflamment davantage. Même Maggie pense que je suis nulle. Et peut-être maléfique.
— Elle ne te déteste pas, ma chérie. Elle a juste peur de ce que tu es, et je pense qu’elle est aussi un peu jalouse.
— De moi ? Mais pourquoi, pour l’amour de la Déesse ? Elle a plus de magie dans son petit doigt que tout ce que je pourrais seulement espérer invoquer !
Il interrompit ses baisers sur le côté de mon genou pour me regarder. À la lueur de la bougie, ses pommettes saillaient en un relief marqué qui faisait paraître son beau visage dangereux.
— Elle n’a pas plus de magie. Et pas une meilleure magie. J’ai vu de quoi tu es capable, Cin, et ta tante ne t’arrive pas à la cheville. Elle sait juste travailler mieux que toi avec ce qu’elle a. Soit patiente, mon amour. Tu trouveras ta voie. Je crois en toi.
Je souris et tendis la main pour dégager de son front une mèche d’un blond sombre.
— Et si je n’y arrivais jamais, Michael ? insistai-je doucement. J’ai tout ce pouvoir, je le sens en moi, mais je ne parviens pas à le faire agir comme il devrait. Mes sortilèges sont un désastre et ne fonctionnent qu’une fois sur je ne sais combien. Le reste du temps, je dois éviter de… par erreur…
— … transformer quelqu’un en belette ?
Car oui, ça m’était arrivé une fois. Je me laissai retomber sur les oreillers avec un grognement.
— Cin, ma bien-aimée, amour de ma vie éternelle, dit Michael en traçant un chemin de baisers sur l’intérieur de ma cuisse, ça ne fait que trois ans. Tu es la première sorcière, aussi loin qu’on s’en souvienne, qui n’ait pas perdu ses pouvoirs en devenant vampire. Nous avons l’éternité devant nous. Aie un peu de patience, et ça te viendra. Je ricanai :
— Tu sais très bien que je suis la personne la moins patiente…
— Tu as l’intention de parler tout du long ? demanda-t-il dans un souffle qui caressa la partie la plus intime de ma personne. (Je frissonnai tandis que sa bouche restait suspendue là, me touchant presque mais pas tout à fait, et tout ce que j’allais dire déserta brusquement mon cerveau.) Parce que je peux te suggérer d’occuper ta bouche à des choses bien plus intéressantes, mo ghraidh.
Je gloussai, m’agrippai des deux mains à la tête de lit et m’étirai sur les draps décadents, en satin, pour présenter mes courbes et vallées sous leur meilleur jour.
— Oh, non, répondis-je avec un sourire coquin. J’ai fini. Je t’en prie, continue.
Il baissa la tête et j’entendis le bois craquer sous mes doigts quand je criai son nom.
Il m’arrive d’avoir des prémonitions. C’est un don que j’ai hérité de mon père, de même que la magie me vient de ma mère. Ce que je ressens n’est jamais une image exacte de ce qui va arriver, mais la sensation nébuleuse et désagréable que quelque chose ne va pas, ou va mal se passer. Cela se produit assez rarement pour que je sache qu’il ne suffit pas de me sentir en sécurité pour l’être vraiment. À l’inverse, quand j’ai un pressentiment, j’ai la certitude absolue que je dois en tenir compte.
Je me réveillai, Michael lové contre mon dos, son bras droit jeté en travers de mon corps. Je clignai des yeux plusieurs fois en me demandant ce qui avait bien pu me tirer du sommeil, puis j’eus cette vision. Je sentis mon estomac se décrocher, comme si je venais de tomber de très haut, et je me mis à frissonner. Je rejetai les couvertures et sautai du lit. Je vérifiai que la porte était bien fermée avant de jeter ses vêtements à Michael.
— Michael, lève-toi. Il y a quelque chose qui ne va pas, dis-je en lui lançant ses bottes.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Je ne sais pas, c’est juste une impression, mais je veux bien être damnée si je suis surprise nue dans mon lit par une bande de chasseurs de vampires. Je n’ai pas envie de recommencer comme l’année dernière en Autriche. Se battre tout nu, c’est vraiment gênant.
Je me tortillai pour entrer dans le pantalon en cuir que je portais la veille. Il était difficile à enfiler, mais à part ça, je n’avais rien déballé d’autre que des robes. Je n’aimais pas être en robe pour me battre si je pouvais l’éviter. En fait, je préférais ne pas me battre du tout. Michael et moi, avec nos compagnons Devlin et Justine, passions la majeure partie de notre vie après la mort à chasser et exécuter des mauvais vampires, mais ce voyage à Venise était censé représenter des vacances. Quand j’étais humaine, j’avais toujours eu envie de visiter Venise, et c’était l’un des lieux dans lesquels Michael avait promis de m’emmener quand il m’avait transformée en vampire trois ans auparavant.
Réprimant toute pensée de promenade romantique en gondole, j’enfilai mes bottes. Je venais juste d’attraper mon poignard quand le premier coup retentit à la porte de l’appartement. Je fis la grimace, espérant que Devlin et Justine avaient entendu le vacarme depuis leur logement au bout du couloir. S’il devait y avoir un combat, j’aspirais évidemment au renfort de nos amis. Michael se saisit de sa claymore et sortit de la chambre, portant pour tout vêtement son pantalon et ses bottes. J’enfilai sa chemise à la hâte et coinçai mon poignard dans ma ceinture avant de le suivre.
Le troisième coup eut raison du chambranle, et la porte s’ouvrit sur un seul gond, penchée comme un ivrogne. Cinq hommes et deux femmes s’engouffrèrent dans la pièce. L’odeur de soufre et de sang me prit à la gorge. Des sorciers, donc. Qui pratiquaient la magie noire. Michael me jeta un coup d’œil, puis tira la claymore de son fourreau. Un homme de grande taille, apparemment le chef, s’avança. Le sorcier portait des vêtements sombres, une cape noire. Il aurait pu être beau, malgré un début de calvitie et un nez qui semblait trop grand pour son visage, si ce n’avait été les émanations sombres et maléfiques qui sourdaient de lui comme la chaleur du soleil. Michael posa la pointe de son arme sur la gorge de l’homme.
— Cosa voleté ? demanda Michael. Que voulez-vous ?
Malgré l’effraction, Michael ne pouvait qu’être réticent à pourfendre cet homme. Le Conseil de l’Ombre et le Grand Roi lui-même n’approuvaient pas qu’un vampire tue un humain, et le sorcier n’avait fait preuve d’aucune violence à notre égard. Pour le moment.
L’homme ne prit pas la peine de parler. Il se contenta de lever la main droite devant sa bouche, paume tournée vers le ciel, et de souffler dessus. Un nuage de poudre rose s’éleva en volutes, et, avant que j’aie le temps de crier un avertissement, l’épée de Michael était tombée et il s’écroulait à côté d’elle. Je me précipitai vers lui et m’agenouillai. Je tournai son visage vers moi et écartai ses cheveux, passai les doigts sur ses lèvres, ses pommettes délicates, ses sourcils sombres. Je savais qu’il n’était pas mort. Sans la magie, quelle qu’elle soit, qui anime un vampire, ce dernier ne serait plus rien qu’un cadavre mort depuis soixante-dix ans, os et poussière entre mes doigts. Il était vivant, mais ne respirait pas. Je savais qu’il n’en avait pas besoin, mais pendant les trois ans de notre relation je ne l’avais jamais vu cesser de respirer, même en dormant. Quelle que soit la substance dont le sorcier venait de lui administrer une dose, elle l’avait tellement assommé qu’il n’était plus conscient de rien. Je foudroyai l’homme du regard, la peur serrant mon cœur comme un étau.
— Qu’as-tu fait, sorcier ?
Il sourit, et ce n’était pas un sourire amical. Je plongeai pour ramasser l’épée de Michael, et mes doigts venaient de se refermer sur la poignée quand les compagnons du sorcier se jetèrent sur moi comme une meute de loups. Je sentis leurs ongles me griffer de toutes parts alors que je me relevais. Les quatre hommes s’étaient saisis de mes bras et l’une des femmes me ceinturait la taille. L’autre s’agrippait à mes jambes et essayait de me ramener au sol. Je me jetai en arrière de tout mon poids, entraînant mes assaillantes qui s’écroulèrent dans un enchevêtrement de jupes, de bras et de jambes. D’un geste sec du bras droit, je tirai les deux hommes qui s’y agrippaient et les fis trébucher, avant de flanquer un coup de genou dans le bas-ventre de l’un d’eux. Il relâcha sa prise sur moi et tomba à genoux avec un hurlement de douleur. Je m’arrachai à la prise de son compagnon pour lui décocher un coup de coude dans le nez. Décrivant un grand arc de cercle avec l’épée de Michael en direction des autres, je souris lorsqu’ils me lâchèrent.
— Codardi ! cria l’une des femmes alors que les hommes reculaient, effrayés. Ses cheveux gris acier ébouriffés tout autour d’elle, le regard dément, elle leva les mains vers moi. Je ne maîtrisais pas assez l’italien pour comprendre ce qu’elle disait, mais le rythme lent et décidé de sa voix trahissait sans aucun doute une invocation. Je n’allais pas lui laisser l’occasion de lancer un sort. Je rassemblai ma propre magie, la sentis se masser en moi, et priai que pour une fois elle m’obéisse. Je tendis le bras devant moi et un jet de pouvoir frappa la femme avec la puissance d’un coup de bélier, lui faisant faire un vol plané à travers la pièce. Entendant un mouvement derrière moi, je me retournai, la magie dans une main et la grande claymore dans l’autre, juste à temps pour recevoir une poignée de la poudre rose du sorcier en pleine figure.
L’air de satisfaction sur son visage d’aigle fut la dernière chose que je vis avant que tout devienne noir.
Un ronronnement de voix me ramena à la conscience et je sentis un sol de pierre, froid et humide, sous ma joue. Avec un grognement, je me tournai sur le dos et repoussai de mon visage mes cheveux auburn. Qu’étais-je en train de faire, juste avant ? Quelle heure était-il ? Quel jour ? Je clignai des yeux et regardai le plafond. Il semblait y avoir un treillage de dentelle noire au-dessus de moi. Quelque chose n’allait pas. Je fronçai les sourcils, essayant de retrouver mes repères dans le brouillard qui m’embrumait le cerveau et m’engourdissait le corps. Puis tout me revint d’un coup.
Je m’assis si vite que la pièce se mit à tourner et que je dus m’appuyer des deux mains sur le sol en fermant les yeux pour éviter de m’évanouir. Quand finalement je les rouvris, je découvris que j’étais dans une vaste pièce rectangulaire aux murs de pierre. Il n’y avait pas de fenêtres, et la seule lumière venait des torches et de nombreux candélabres, de ceux qu’on trouve dans le chœur d’une église, qui projetaient des ombres vacillantes sur le groupe de sorciers vêtus de robes noires rassemblés à un bout de la salle.
Un examen rapide de mon environnement m’apprit que la seule issue était une lourde porte de bois derrière moi. Elle était massive, parsemée de loquets de fer et flanquée de deux silhouettes encapuchonnées, drapées dans des capes. Celle de gauche releva la tête quand je me mis debout. La sorcière aux cheveux gris acier me foudroya du regard, les yeux flamboyants de haine, sans que la litanie monotone du sortilège qu’elle et sa comparse psalmodiaient s’interrompe un seul instant. Je me préparai à recevoir l’impact de leur magie, mais comme rien ne se produisait je sentis ma tension se relâcher légèrement et je m’autorisai à leur tourner le dos pour examiner le reste de la pièce de plus près. Ce que je vis me serra l’estomac de terreur.
Contre le mur de gauche s’élevait un autel de pierre richement sculpté, d’environ un mètre cinquante de haut et trois mètres de long. Sur le dessus reposait Devlin, le chef de notre groupe, qui avait l’air d’être dans le même état que Michael après l’attaque au palazzo. Il semblait dormir, mais je ne voyais pas sa poitrine se soulever ni s’abaisser, ni aucun autre mouvement de sa part. C’était un homme imposant, d’environ un mètre quatre-vingt-dix, tout en muscles puissants. Sa large poitrine était nue, mais il portait encore un pantalon de cuir et des bottes. En me tournant vers la droite, je vis Justine, son épouse et ma meilleure amie, allongée sur un autel semblable contre le mur d’en face. Elle était nue comme au premier jour. Justine était une ancienne courtisane, une Française pleine de sens pratique. Contrairement à Devlin, elle avait dû chercher ses armes avant ses vêtements. Du moins nos assaillants lui avaient-ils rendu un semblant de dignité en ramenant ses longs cheveux blond cendré sur ses seins nus. Ça me rendait tout de même furieuse de la voir comme ça, nue et sans défense. C’était Justine, la Juge du Diable, et elle méritait d’être traitée autrement.
Je fis volte-face vers la phalange de sorciers au fond de la pièce. Ils étaient dix, tous vêtus de robes noires dont la capuche leur dissimulait le visage. Ils psalmodiaient à voix basse, peut-être en latin, en chœur avec les deux sorcières qui gardaient la porte dans mon dos. Il y avait des hommes et des femmes, mais celui que je cherchais exsudait tellement le mal que je l’aurais reconnu entre mille, et donc facilement entre dix. Le sorcier s’avança d’un pas et rejeta sa capuche pour dégager ses cheveux blonds, qui grisonnaient sur les tempes, et ses yeux froids et sombres.
— Où est Michael ? demandai-je en anglais, espérant qu’il comprendrait. J’étais furieuse et terrifiée, et je ne parvenais pas à rassembler les quelques bribes d’italien que je connaissais. Il y avait sans aucun doute d’autres questions que j’aurais dû poser, mais celle-là était la plus importante. Michael était mon univers ; sans lui, plus rien n’avait d’importance.
L’homme eut l’air un peu surpris, puis il fit un pas de côté et d’un geste ordonna aux sorciers de s’écarter pour révéler un troisième autel de pierre. Celui-ci était taché de sang, mais de sang ancien, humain. Il n’appartenait pas à l’homme qui y était allongé.
— Michael, murmurai-je en me précipitant vers lui. Je me souvins trop tard de l’étrange treillage noir.
Je m’y heurtai de plein fouet, et il me brûla avec force craquements et grésillements. Je titubai en arrière, touchant mon visage d’une main couverte de cloques. Le sorcier éclata de rire. C’était un champ protecteur, et vicieux avec ça. Je rassemblai ma magie, la rappelant de l’endroit où elle vit au plus profond de moi, et la fit jaillir de mes mains, en visualisant son trajet à travers mon corps et vers le champ protecteur. Le treillage ondula, comme une toile d’araignée dans la brise, mais tint bon. Je fis une deuxième tentative, avec l’espoir de l’avoir affaibli. Le ronronnement continu des voix de sorciers redoubla alors que j’allais chercher toute la magie que je pouvais rassembler en moi et la projetais sur le treillage. Le sortilège qu’ils psalmodiaient renforça les liens, et ma magie rebondit sur la barrière et revint me heurter de plein fouet dans la poitrine, me projetant par terre.
— On m’avait dit que tu étais une sorcière puissante, et pourtant tu n’es pas capable de briser un simple champ protecteur, grinça le sorcier.
À ma grande surprise, il parlait anglais. D’un autre côté, Venise grouillait d’Anglais, ces temps-ci. Je me relevai en chancelant alors qu’il tournait autour du champ protecteur qui m’enfermait dans un cercle de trois mètres de diamètre et s’élevait au-dessus de ma tête comme si quelqu’un avait jeté un filet d’obscurité sur moi.
— Je pensais que tu ferais peut-être une bonne recrue pour mon groupe, vampire, reprit-il, mais même le moins expérimenté de mes disciples connaît les sortilèges pour déjouer un champ protecteur. Je dois dire que tu me déçois.
Je le foudroyai du regard. Il était plutôt proche de la vérité, mais je ne voulais pas lui montrer qu’il avait mis le doigt là où ça faisait mal.
— Je te tuerai pour ces paroles, sorcier, rétorquai-je d’un ton venimeux.
Il se pencha vers le champ protecteur, ses yeux sombres pleins de moquerie et de dédain.
— Menace-moi tant que tu voudras, vampire, mais rien ne m’effraie en ce bas monde, certainement pas une sorcière dépourvue de talent prise dans mon filet.
Je souris :
— Oh, tu me craindras avant que tout ça soit fini. Je te jure que tu mourras en implorant ma clémence.
Par moments, tout ce qui nous reste, c’est un peu de bravache.
Son arrogance faiblit légèrement, puis il se reprit et, inclinant la tête, me rendit mon sourire.
— Nous verrons, vampire. Nous verrons…
— Qu’est-ce que tu veux ? Qui es-tu ?
— Je m’appelle Edmund Gage, et je veux me venger.
Tout en le suivant des yeux autour du champ protecteur, je tentai de me souvenir d’une rencontre avec lui, et surtout d’une action de ma part qui mériterait un tel niveau de vengeance.
— Je ne crois pas t’avoir jamais fait de mal, Edmund Gage.
— Oh, pas toi, vampire, pas toi. C’est de ce salaud de Marco que je veux me venger.
Marco était le Régent de Venise, le chef local des vampires. Je l’avais rencontré à mon arrivée en ville, car l’étiquette exigeait que nous nous présentions aux autorités en entrant dans une nouvelle cité.
— Si tu cherches à atteindre Marco à travers nous, tu t’es trompé de vampires, sorcier. Nous ne sommes pas avec lui.
Il haussa les épaules :
— Vous servirez tout de même mes fins.
— As-tu la moindre idée de notre identité ?
De nouveau, il inclina la tête :
— Vous êtes les Justes : juge, jury, et bourreau dans le monde des vampires.
C’était exact. Nous passions notre temps à parcourir l’Europe occidentale, et notre mission était de régler les problèmes que les Gouverneurs locaux ne parvenaient à résoudre. Nous ne devions pas allégeance à Marco, cependant, ni à aucun autre Régent. Malheureusement, cela signifiait également qu’avec nous quatre emprisonnés ici, il était peu probable qu’on remarque rapidement notre disparition.
— Si tu es si bien renseigné à notre sujet, Gage, tu devrais savoir que nous ne faisons pas partie de la cour de Marco. Nous n’obéissons qu’au Grand Roi, et en tuant l’un d’entre nous tu attiserais sa colère. Il vaut mieux pour toi que ça n’arrive pas, fais-moi confiance.
Je n’avais jamais rencontré le Grand Roi, mais nous étions ses sujets, et j’espérais avoir raison quand j’affirmais qu’il vengerait notre mort.
— Ah, mais il faut que ce soit toi, très chère. Une sorcière pour une sorcière… c’est ce que je souhaite. Marco m’a dérobé quelque chose de précieux, et ça lui fera honte que je vous aie enlevés dans sa propre cité.
— « Une sorcière pour une sorcière »… De quoi parles-tu ?
Gage s’approcha tout près du champ protecteur. Si j’avais été capable de le franchir, j’aurais pu lui rompre le cou avant qu’il ait le temps de dire « ouf ».
— Il m’a pris ma fille, expliqua-t-il, chaque mot débordant de rage à peine contenue et de douleur. Elle aurait été la plus grande de nous tous, et il l’a envoûtée, profanée, et transformée en sangsue buveuse de sang.
L’épouse de Marco… Sara ? À présent que j’y pensais, c’est vrai qu’elle ressemblait un peu à Gage : mêmes cheveux blonds, mêmes yeux sombres. Elle devait avoir le nez de sa mère. C’était une jolie petite créature, que je n’aurais jamais soupçonnée d’être versée dans la magie noire, et elle était follement amoureuse de Marco, et lui d’elle. Et il ne lui restait pas une once de magie. Alors c’était bien vrai : j’étais la seule sorcière à ne pas avoir perdu ses pouvoirs en devenant vampire.
— Sara est ta fille ?
— Tais-toi ! hurla-t-il, puis sa voix se mua en un sifflement bas. Tu n’es pas digne de prononcer son nom.
Je secouai la tête :
— Marco l’a peut-être envoûtée, Gage, il se peut même qu’il l’ait fait quand il l’a changée en vampire, mais une fois qu’elle l’est devenue il a perdu tout pouvoir sur elle. Les sorts des vampires ne fonctionnent pas sur leurs congénères. Elle est absolument libre. Je l’ai vue il y a moins de quinze jours, elle était heureuse. Si elle est victime d’un sortilège, c’est seulement celui de l’amour.
— Mensonges !
— Je ne mens pas. Ils sont amoureux, elle est son épouse. Mais il est vrai qu’elle a perdu sa magie, Gage, dis-je avec douceur. Laisse-la. Laisse-nous. La vengeance ne te ramènera pas ta fille, ni son pouvoir.
— Non. Marco doit payer pour ce qu’il a fait. Il paiera, Cin Craven. Il m’a pris quelque chose, et je lui prendrai les Justes sous son nez. Ça ne suffit pas, et de loin, mais c’est un bon début. Tes amis ne sont là que pour me divertir. Je peux concocter quelques sortilèges vicieux avec du sang de vampire, tu sais ? Toi, en revanche, tu seras mienne.
— Même pas dans tes rêves les plus fous !
— Oh non, très chère, dans la réalité. Tu finiras bien par avoir faim, et alors tu boiras mon sang, et je te lierai à moi, comme j’ai lié mes autres partisans.
J’éclatai de rire :
— Je mourrais plutôt que de laisser ton sang corrompu franchir mes lèvres, Gage.
Il sourit :
— Cette solution me convient aussi très bien.
J’ai essayé, je peux vous le jurer. Longtemps après le départ de Gage, j’ai cherché des failles dans le champ protecteur, juste un endroit où la magie qui le maintenait en place aurait été plus faible. Je l’ai éprouvé jusqu’à ce que mes mains soient écorchées et sanguinolentes à force d’être brûlées. Ce qui m’exaspérait le plus, c’était de savoir que tante Maggie avait un livre exclusivement consacré aux sorts contre les champs protecteurs. En fermant les yeux, je voyais le maudit machin sur l’étagère dans l’appartement qu’elle louait à Inverness, sa couverture en cuir brun semblant se rire de moi. Si j’avais été une meilleure élève, peut-être que je me serais souvenue de quelque chose qui se trouvait à l’intérieur du livre, mais, comme Maggie avait l’habitude de le répéter, j’ai autant de capacité de concentration qu’un chiot. Et maintenant, à cause de ce tout petit défaut, nous allions tous mourir.
Deux des partisans de Gage restaient dans la pièce en permanence avec moi. Apparemment, l’incantation ne devait pas être interrompue pour que les sortilèges soient maintenus, car mes gardiens se relayaient régulièrement. J’ai essayé de leur parler. J’ai essayé de les implorer, de les supplier, de les corrompre. La seule réponse que j’ai obtenue, c’est quand l’un d’entre eux m’a craché dessus en disant d’une voix sifflante :
— J’espère que le maître te tuera à petit feu, espèce de salope suceuse de sang !
Après ça, j’ai renoncé. Ça ne sert à rien d’essayer de raisonner des fanatiques. Je me levai en entendant la porte s’ouvrir. Gage entra en portant une coupe d’or ciselé. L’odeur de sang frais me parvint à travers la pièce, et je sentis mon estomac se serrer. Je ne savais pas depuis combien de temps nous étions ses prisonniers, mais je ne m’étais pas nourrie depuis la nuit précédant notre capture… et j’avais faim.
— J’ai quelque chose pour toi, vampire. Quelque chose dont tu dois avoir très envie, maintenant.
Il marcha vers le champ protecteur, tenant toujours la coupe. C’était la chance que j’attendais. S’il voulait que je boive, il devrait briser le champ. Je regardais, fascinée, le treillage fondre pour lui et sa main tenant la coupe passer à travers le petit trou. Ce n’était pas autant que ce que j’avais espéré, mais ça suffirait. Si je ne pouvais sortir, du moins je pouvais tirer Gage vers moi. Je bondis, et le manquai de peu. J’étais tellement concentrée sur la main que je n’ai pas remarqué qu’il avait fait apparaître une boule de pure magie dans l’autre. Elle me heurta alors que je n’étais qu’à quelques centimètres de lui. La force me projeta de l’autre côté de ma prison, me brûlant la peau du dos à travers la chemise de Michael. Il était malin. Impossible qu’il ait projeté la boule de magie en réaction à mes mouvements. J’étais une vampire et, quels que soient ses pouvoirs, il était tout de même humain. J’étais capable de bouger si vite qu’il n’aurait pas pu me suivre des yeux. Non, il m’avait jeté sa boule de magie à l’instant même où sa main passait dans la brèche. Alors que je me relevais, endolorie, il posa la coupe par terre et recula.
— Bois.
Je m’approchai du gobelet à pas lents, sans le quitter un instant des yeux. Je la ramassai et la passai sous mon nez. C’était du sang humain, mais je ne voulais pas le boire. Je savais que c’était le sien.
— C’est ton sang, n’est-ce pas ?
— Oui, et il est plein de mon pouvoir. Bois et rejoins-moi, Cin Craven, et je te laisserai la vie sauve.
Je me préparai à lui lancer la coupe à la figure.
— Avant de faire ça, dit Gage en m’arrêtant d’un geste, pense à tout ce que je peux t’offrir. Pense au pouvoir, Cin Craven, quel effet ça ferait de sentir toute cette magie que tu as en toi se plier à ta volonté. Je peux faire de toi la sorcière que tu aurais dû être.
— Je ne serai jamais une adepte de la magie noire, Gage.
Il rit :
— Tu es une vampire. Tu vis dans l’obscurité. Laisse cette noirceur vivre en toi, maintenant. Je peux te rendre plus puissante qu’aucune sorcière blanche pourrait jamais rêver de l’être. Laisse-moi faire de toi celle que tu es destinée à devenir.
Je vis l’intime conviction briller dans ses yeux, et l’espace d’un instant, je fus tentée. Je jetai un coup d’œil à la coupe pleine de sang. Quel effet cela ferait-il, de parfaitement maîtriser ma propre magie ? Je reportai mon regard sur Gage. Il sourit. Par-dessus son épaule, je pouvais voir la forme sans vie de mon bien-aimé étendu sur un autel dédié à tout ce que j’avais juré de combattre. Je secouai la tête et lançai la coupe sur le champ protecteur, projetant son contenu sur Gage par la même occasion. Le sang éclaboussa le filet noir et disparut. Le champ protecteur fonctionnait avec de la magie de sang, et il avait absorbé le sang de Gage comme un champ desséché absorbe la pluie. Je revins sur l’idée que le livre de tante Maggie ait pu contenir quoi que ce soit pour forcer ce sortilège-là : les sorcières de Macgregor ne s’occupent pas de magie de sang. Gage leva la main, et la coupe remua là où elle était tombée. Elle tourna trois fois sur elle-même, puis s’envola à travers le champ pour atterrir dans sa main tendue. Il l’attrapa sans même me quitter des yeux.
— Je reviendrai, vampire. Peut-être que tu auras reconsidéré ma proposition d’ici là.
— N’y compte pas trop.
— Que tu me rejoignes de ton plein gré, comme le reste du groupe, ou de force, est sans importance pour moi.
— Tu ne peux pas m’obliger à le faire, Gage.
— En effet, tu as l’air assez têtue pour te sacrifier au nom de tes principes. Mais auras-tu la force de laisser mourir aussi tes compagnons ? Tu boiras ce que je te donne, Cin Craven, parce que la prochaine fois que tu me jettes cette coupe à la figure, je la ramasserai pour la remplir du sang de ton amant. Je les viderai tous de leur sang devant tes yeux. Dis-moi, ajouta-t-il d’un ton doucereux : tu pourrais rester assise à les regarder mourir en sachant que tu peux les sauver ?
— De toute façon, tu les tueras, murmurai-je.
— C’est vrai, mais si tu bois mon sang, je leur accorderai une mort rapide, d’un coup de pieu. Ils ne se rendront compte de rien. Si tu refuses, je les réveillerai juste assez pour qu’ils aient conscience qu’ils sont en train de mourir, lentement, et ils sauront que tu aurais pu les sauver, mais que tu as refusé. J’espère que ça te donnera matière à réflexion.
Il quitta la pièce à grands pas, et la lourde porte de bois claqua derrière lui. Le bruit résonna dans la pièce comme un coup de feu.
Je me laissai tomber par terre et pleurai, mes sanglots étouffés par l’incantation perpétuelle qui roulait dans la pièce.
Gage tint parole. Après ce qui me sembla une éternité, il revint, tout son groupe vêtu de noir à sa suite. Ils encerclèrent ma prison comme des vautours attendant l’occasion de se jeter sur moi pour me mettre en pièces. Je fis semblant de ne pas les voir et gardai les yeux rivés sur Gage. C’était lui, la clé. S’il avait lié les membres du groupe par le sang, alors son sang et sa mort rompraient le lien. J’ignorais si certains parmi eux avaient assez de magie propre pour nous combattre tous les quatre en même temps, mais j’étais prête à prendre le risque. Le pouvoir de Gage irradiait la pièce, et je ne sentais rien de tel émaner d’aucun de ses partisans.
Gage approcha. Je pris une grande inspiration et redressai les épaules. D’une façon ou d’une autre, ce cauchemar allait prendre fin, ici et maintenant.
— Vas-tu boire ?
Les dieux m’en sont témoins, j’en avais envie. Je me sentais faible, affamée, mais son sang était impur, mauvais, et je n’allais pas le faire, ne pouvais pas le faire. Je serrai les dents et secouai la tête.
— Tu sais que tu en as envie, vampire, susurra-t-il, presque tentateur. Tu as envie de sentir ce liquide au goût de cuivre sur ta langue, n’est-ce pas ? Et le pouvoir. Penses-y. Tu as ton propre pouvoir, Cin Craven. Je le sens, même si tu ne sais pas t’en servir. Je peux t’apprendre.
En l’entendant me refaire la proposition que j’avais déjà refusée une fois, je fus frappée par une idée : contrairement à ce qu’il m’avait dit lors de notre précédente conversation, mon ralliement volontaire lui importait. Que ce soit pour apaiser sa soif de vengeance ou par vanité, il avait besoin que je vienne à lui de mon plein gré. Je n’allais pas lui faire ce plaisir.
— Je suis une sorcière de Macgregor, Gage, que je sois digne ou non de porter ce nom. Ta magie de sang n’est pas digne de moi. Tu pratiques les arts noirs parce que la Déesse t’a abandonné. Tu n’as rien à m’apprendre.
Il eut un mouvement de recul, comme si je l’avais giflé, puis il plissa les yeux :
— Qu’il en soit ainsi.
Gage s’approcha de l’autel où reposait Michael, et s’arrêta près de lui.
— Ne le touche pas ! Si tu fais du mal à l’un d’entre eux, je t’assure que je te le ferai payer !
Il rit :
— C’est amusant que tu continues à me menacer, Cin Craven, dit-il en sortant un long poignard d’aspect meurtrier de sa robe. Si tu avais le moindre pouvoir de leur venir en aide, tu l’aurais déjà fait.
Il leva une main et la passa sur le visage de mon amant. Michael ouvrit brusquement les yeux, et je vis les muscles de son cou se tendre dans l’effort qu’il fit pour remuer.
Gage se pencha, sourire aux lèvres :
— Bonsoir, vampire.
— Qui êtes-vous ? demanda Michael d’une voix basse et enrouée. Pourquoi est-ce que je ne peux pas bouger ?
— Je m’appelle Edmund Gage, et j’étais en conversation avec votre dame à l’instant. Saviez-vous qu’elle tient vos vies entre ses mains, et qu’elle refuse de vous sauver ?
— Cin ? Que lui avez-vous fait ?
Gage recula et laissa Michael tourner la tête. Il posa ses yeux bleus sur moi, et je lui adressai un sourire triste alors qu’il me regardait de la tête aux pieds avec un air inquiet. Rassuré sur mon état, il balaya la pièce du regard.
— Elle n’aurait qu’une chose à faire pour vous sauver, vous et vos amis, dit Gage, attirant l’attention de Michael. Pourtant elle refuse. Elle préfère me laisser vous saigner à blanc. Que pensez-vous de l’amour qu’elle vous porte, maintenant ?
— Michael, non, ce n’est pas…, commençai-je d’une voix suppliante.
— Chut, m’anam. J’ai confiance en toi.
Je le regardai, et je sentis mon estomac se nouer. Cet homme, c’était tout mon univers. J’ai été élevée comme une aristocrate choyée et protégée du monde, destinée uniquement à élever à mon tour des aristocrates choyés et protégés du monde. Puis je l’ai trouvé. J’ai donné ma vie pour nous sauver tous, et je suis morte dans ses bras. En croisant son regard je me souvins de cette nuit-là, et de toutes les suivantes : comment j’avais dansé avec lui dans les rues de Paris ; fait l’amour avec lui, la peau encore couverte de sel après un bain de mer en Espagne ; regardé l’aurore boréale briller au-dessus de nous dans les Highlands, allongée dans ses bras. Il m’avait appris la vraie vie, et l’amour. J’aimais cet homme au-delà de toute raison. J’aimais son corps. J’aimais son esprit. J’aimais sa façon de me faire rire, sa profonde gentillesse. J’aimais l’amour qu’il me portait, comme si j’étais l’autre moitié de son âme.
Je tendis la main vers lui juste au moment où Gage abaissait sa lame, ouvrant le poignet de Michael, faisant couler son sang sur la pierre froide et grise de l’autel. Je me jetai de toutes mes forces contre le filet et appelai les dieux des tréfonds de mon âme dans un grand hurlement. Et le monde s’arrêta.
Plus rien ne bougeait. La main de Gage était figée et lui-même arborait toujours ce sourire maléfique que je m’étais mise à détester. Plus un souffle, plus un battement de cœur ne résonnait dans la salle. Je regardai, pétrifiée, la goutte de sang de Michael qui restait suspendue sous son poignet.
— Trois ans, dit une voix grave, féminine sans aucun doute, dans mon dos.
Je fis volte-face et fus stupéfaite de découvrir la personne – ou l’être – qui se trouvait derrière moi.
Elle était grande, et je ne pouvais distinguer ses traits. Elle portait une cape entièrement constituée de plumes noires. La capuche encadrait l’endroit où aurait dû se trouver son visage, mais où je ne voyais rien d’autre que de l’ombre. Elle se promena devant moi, passant d’un côté puis de l’autre du champ protecteur comme s’il n’était pas là. Quand elle se déplaçait, les ombres à l’intérieur de cette capuche semblaient se mouvoir également. Les plumes de sa cape frôlèrent ma main et me semblèrent presque vivantes. Elles étaient immenses, noires et brillantes, avec des nuances iridescentes de violet et de vert, et elles balayaient le sol avec un doux murmure quand leur propriétaire bougeait.
— Trois ans, répéta-t-elle. Un instant, en réalité, comparé aux millénaires que j’ai vu passer. Je pensais te donner le temps de t’adapter, d’apprendre par toi-même.
Elle se retourna pour me faire face de nouveau, se tenant cette fois entre Michael et moi. Quand elle croisa les bras sur sa poitrine, ses plumes semblèrent bouffer comme celles d’un oiseau agité, avant de retomber.
— De toute évidence, cette méthode n’a pas très bien fonctionné.
Je secouai la tête :
— Mais qui êtes-vous ?
Elle soupira :
— Ne sois pas bornée, Cin. Tu m’as appelée. Qui suis-je, à ton avis ?
— Je l’avais appelée ? Je fouillai ma mémoire.
Gage avait entaillé le poignet de Michael, j’avais crié…
— Morrigan, murmurai-je.
Les plumes bouffèrent de nouveau :
— Exactement.
Morrigan, la Grande Reine Fantôme, déesse de la Guerre, messagère de mort. Elle apparaissait souvent sous forme de corbeau. Je l’avais invoquée dans un de mes derniers sortilèges réussis, pour faire venir les Justes à moi. C’était ainsi que j’avais rencontré Michael. Elle était la déesse à laquelle j’adressais le plus souvent mes prières. Et elle se tenait là, devant moi. Je tombai à genoux.
— Morrigan, s’il vous plaît, aidez-moi, suppliai-je.
— Oh, pour l’amour de Danu, murmura-t-elle en traversant de nouveau le champ protecteur.
Je levai les yeux, mais encore une fois je ne pus voir que de l’ombre sous sa capuche. Les mains qui saisirent mes avant-bras et me remirent sur mes pieds, cependant, étaient bien réelles.
— Lève-toi, mon enfant. Tu n’as pas besoin de mon aide. Je t’ai donné tout le pouvoir dont tu peux avoir besoin quand je t’ai créée.
— Vous ?
— Bien sûr. Tu m’appartiens. Vampires, loups-garous, tout ce qui parcourt la nuit est mien. Vous êtes mes guerriers. Des batailles approchent…
— Quelles batailles ?
Elle s’immobilisa complètement, et je maudis ma bêtise. Il n’était probablement pas très avisé d’interroger une déesse.
— Tu le sauras quand je le jugerai bon, répondit-elle, et ses paroles étaient détachées et violentes comme les roulements de tambours lors d’une pendaison publique.
Je mis un genou à terre :
— Bien sûr. J’implore votre pardon, déesse.
— Comme je le disais, reprit-elle, je t’ai créée de telle sorte que tu te nourrisses du sang des humains, pour que tu aies tout intérêt à les protéger, comme un berger protège son troupeau.
Comme un berger protège son troupeau. J’avais déjà entendu cette comparaison, presque mot pour mot. Devlin m’avait dit que c’était comme ça que le Grand Roi envisageait les relations symbiotiques entre vampires et humains. Morrigan apparaissait-elle également au Grand Roi ? Puisque nous étions ses créatures, et qu’il était notre roi, cela semblait logique. Voilà qui expliquerait comment un homme était venu de nulle part, selon la légende, et avait défié tous ceux qui passaient en combat singulier jusqu’au moment où plus personne ne s’était opposé à ce qu’il contrôle toute notre espèce. Une chose plutôt facile à accomplir si on avait une déesse de la Guerre à ses côtés.
— Je t’ai créée virtuellement immortelle, pour que tu puisses combattre ce que j’ai besoin que tu combattes, quand j’ai besoin que tu le combattes. Je t’ai faite plus forte et plus rapide, pour que tu aies les facultés de mener les batailles à venir. (Elle s’approcha de Michael, tendit une main pâle et fine, et fit courir son ongle noir et brillant le long de sa joue.) Je t’ai donné la capacité d’aimer la même personne pendant des siècles, afin que vos longues vies ne soient pas solitaires, et que vous ayez quelque chose qui vaille la peine de vous battre.
Les mots venaient doucement, presque comme une caresse. Elle se tourna vers moi.
— Il est magnifique. Je l’ai mis sur la route de Devlin, tu sais, il y a toutes ces années. Je l’ai choisi pour toi. C’est mon cadeau, en compensation de la vie que tu as dû laisser derrière toi.
Comment était-il possible qu’elle l’ait choisi pour moi alors qu’il était devenu vampire un demi-siècle avant ma naissance ?
— Je ne comprends pas.
— Je sais, dit-elle sans rien ajouter.
J’attendis une explication, mais apparemment je n’aurais rien de plus. Je savais bien que je n’avais pas intérêt à l’interroger plus avant. Au lieu de ça, j’implorai sa miséricorde.
— Pitié, Morrigan, sauvez mes amis ! Je vous donnerai ma vie en échange de la leur !
Elle s’approcha de moi et tendit la main pour prendre mon menton et tourner mon visage vers le vide sombre du sien.
— Tu ne comprends vraiment pas. Comme je te l’ai dit, tu n’as pas besoin de moi pour les sauver. Tu es spéciale, Cin. (Elle se pencha.) Tu es mon arme la plus puissante.
— Moi ? Je ne suis même pas capable de rompre le champ protecteur pour atteindre Gage. Je n’ai aucune valeur en tant que sorcière.
Elle rit et passa à côté de moi. Je la regardai aller et venir à travers le champ, décrivant des cercles autour de moi.
— Dis-moi, Cin, est-ce que tu manges comme les humains ?
Elle connaissait la réponse à cette question, mais c’était une déesse, donc j’entrai dans son jeu :
— Je peux manger. J’aime toujours le goût de la nourriture et des boissons humaines, même si ça ne me rassasie pas.
— Et peux-tu marcher au soleil ? Faire une promenade matinale, ou un tour en calèche dans le parc l’après-midi ?
Seulement si j’avais envie de prendre feu, pensai-je.
— Vous savez que c’est impossible, répondis-je.
— Ah, bon, donc tu te rends bien compte que tu n’es plus humaine ? demanda-t-elle d’un ton légèrement sarcastique.
— Bien sûr.
— Alors pourquoi t’entêtes-tu à croire que tu dois pratiquer ta magie comme les humains pratiquent la leur ?
— Quelle est l’autre façon ? J’exerce mon art comme ma tante me l’a enseigné, et ma mère avant elle.
— De bonnes sorcières, toutes les deux, mais elles ne sont pas toi. Aucun vampire jamais créé ne possède autant de magie que toi, Cin. Je t’ai donné beaucoup de pouvoir, pas seulement ta propre magie, mais toute celle accumulée par chaque femme Macgregor qui t’a précédée. Je t’ai choisie parce que tu comprends la responsabilité qui accompagne le pouvoir – cela s’est transmis dans ta famille pendant des siècles –, et tu as la force de caractère nécessaire pour endosser un tel fardeau. Tu es celle que j’ai choisie, et il est temps que tu cesses de pleurer comme une enfant et que tu utilises ton pouvoir.
J’ouvris la bouche, puis la refermai, ne sachant que dire. Avant que j’aie pu trouver la réponse appropriée, elle avait tout simplement disparu. Une fraction de seconde plus tard, je la sentis derrière moi.
— Si je ne peux pas te faire comprendre avec des mots, déclara-t-elle en prenant ma tête dans ses mains, je vais essayer d’autres méthodes.
Il y eut un éclair presque aveuglant, puis j’eus l’impression de flotter au-dessus de la pièce, en me voyant moi-même au sol. Gage se tourna et sourit au moi qui était encore en bas, enfermé par le champ protecteur. Je me vis traverser le champ, et je savais avant de le toucher qu’il ne m’arrêterait pas. Je regardai ma main se lever, et le couteau s’envoler de celle de Gage dans la mienne. Je sentis une bouffée de pouvoir, comme si j’étais à la fois dans et hors de mon corps. Ce n’était ni le pouvoir de Gage ni celui de Morrigan. C’était le mien. Je le sentais. Je sentis tout cela, et finalement je compris.
Je compris pourquoi ma magie avait été si incontrôlable dans les premiers temps, et pourquoi j’avais tant de mal à la maîtriser désormais. Je me trompais en pensant que je n’en avais pas le contrôle ; c’était seulement que je n’avais pas compris comment la contrôler. J’ai été élevée dans l’idée que la magie est un instrument, quelque chose qu’on ne peut produire qu’avec les rituels et les sorts appropriés. C’était peut-être la façon dont ça fonctionnait pour les membres humains de ma famille, mais cette magie, ma magie, était différente. Je me l’étais représentée comme quelque chose qui vivait à l’intérieur de moi. Je comprenais à présent qu’elle était moi. Elle n’obéissait pas à des herbes, des potions ou des incantations. Elle n’obéissait qu’à la force de ma volonté. Ma magie avait été enchaînée, entravée, pendant toutes ces années par les traditions, mes professeurs, par ma propre tante Maggie… mais elle était libre désormais. J’étais libre. Je voyais enfin qui j’étais destinée à devenir, ce que j’étais destinée à être.
— Bravo, murmura Morrigan. (Elle retira ses mains de ma tête, et je me trouvai de nouveau dans mon corps.) Maintenant, mets un terme à tout ça.
Elle claqua des doigts. Je la sentis disparaître juste un instant avant que le temps reprenne son cours.
Gage se tourna vers moi, arborant toujours le même sourire arrogant. J’invoquai ma magie et la sentis se lever, me remplir et me compléter, et pour la première fois ce n’était pas quelque chose que j’essayais de maîtriser ou de combattre. Je rendis son sourire à Gage. J’étais la Sorcière du Diable. J’étais bénie par une déesse et aucun sorcier humain, si puissant soit-il, ne pouvait espérer me tenir tête.
Je traversai le champ protecteur exactement comme dans la vision de Morrigan. Cette fois, il n’y eut pas de brûlure, pas de douleur. Le grillage tomba devant moi comme un fin voile de toile d’araignée, pas par la force d’un sortilège ou d’une incantation, mais parce que je voulais qu’il tombe. Je levai une main, et le couteau de Gage lui échappa et s’envola. Je l’attrapai et éprouvai un sentiment de triomphe en voyant le premier éclair de peur dans ses yeux.
— Comment… ?
— Je t’avais prévenu de ce qui arriverait si tu posais la main sur lui, Gage. Une goutte de son sang a plus d’importance à mes yeux que ta misérable vie.
Le groupe de sorciers s’agita dans mon dos, et finalement l’infernale mélopée se tut.
Je ne fis pas attention à eux et poursuivis vers Gage.
— Continuez l’incantation ! hurla Gage. Elle a juré de protéger les humains. Elle ne me tuera pas.
Je haussai un sourcil :
— Tu veux parier ta vie là-dessus ?
La psalmodie reprit, mais de manière plus hésitante. Quand je ne fus plus qu’à un mètre ou deux de Gage, il fit apparaître une boule de magie dans sa main. Je crus qu’il allait me la lancer, mais il la tint au-dessus de Michael.
— Ne t’approche pas, prévint-il.
D’un geste du poignet, j’éteignis la boule sombre aussi facilement qu’une bougie. Gage poussa un rugissement de colère et se jeta sur moi. J’envoyai le couteau dans son épaule avec une telle force qu’il fut repoussé contre l’autel. Avant qu’il ait le temps de savoir ce qui l’avait frappé, j’étais sur lui, une main autour de sa gorge.
— S’il te plaît, supplia-t-il.
— Je t’avais dit que tu mourrais en implorant ma pitié, grondai-je avant de resserrer mon étreinte.
— Cin, murmura Michael. Ne le tue pas. C’est un humain.
Je regardai mon époux. Je connaissais cette expression. Je lui avais demandé une fois d’épargner une vie qu’il voulait prendre. À présent c’était lui qui me demandait la même chose. Je pouvais peut-être les libérer du sortilège qui les emprisonnait sans tuer Gage. Je relâchai ma prise sur la gorge de Gage… et sentis une douleur me transpercer la poitrine.
Je baissai les yeux. Le sorcier avait saisi l’occasion, arraché le couteau de son épaule et l’avait enfoncé dans mon cœur. Ce n’était pas un pieu, donc ça ne pouvait pas me tuer, mais, par les dieux, ça faisait mal.
— Tu le sens ? grinça Gage.
Je le lâchai et reculai de quelques pas.
— Cin, qu’est-ce qui se passe ? interrogea Michael. Qu’est-ce qui ne va pas ?
Je baissai les yeux sur la poignée du couteau qui émergeait de ma poitrine. Il y avait du sang de Gage sur la lame. Il se trouvait désormais à l’intérieur de moi. Je le sentais, je sentais sa noirceur. Je le sentis s’attacher à ma propre magie, et me parcourir comme une traînée de poudre.
J’arrachai le couteau de ma poitrine et le laissai tomber. Je regardai Gage.
— Tu le sens, n’est-ce pas ? répéta-t-il.
— Je vais vraiment te tuer pour ça, murmurai-je.
— Non, tu ne le feras pas. C’est ce que je t’ai offert, mais tu étais trop têtue, trop pétrie de ta précieuse morale pour l’accepter. Comment tu te sens, maintenant, vampire ?
— Je sens le mal se répandre dans mon sang.
— Exactement ! s’écria-t-il, triomphant.
— Cin ! cria Michael. Repousse-le ! Chérie, s’il te plaît, repousse-le !
— Silence ! s’écria Gage d’un ton cinglant, en passant la main sur le visage de Michael.
Ce dernier essaya de parler mais ne put émettre un son. Ses yeux, pourtant, ses beaux yeux bleus étaient emplis de panique. Je fermai les miens. J’essayai de lutter, mais je sentais la noirceur s’épanouir dans ma poitrine et irradier mon corps. C’était comme la lente brûlure d’un bon whisky, multipliée par mille.
— C’est ça, dit Gage, qui se releva avec difficulté et s’approcha de moi. Est-ce que tu sens cette obscurité en toi maintenant, qui prend le pouvoir petit à petit ? C’est décadent, n’est-ce pas, d’avoir toute cette puissance et de ne pas être limité par la morale ou la conscience ?
— Oui, dis-je en ouvrant les yeux. Mais, malheureusement pour toi, ma morale et ma conscience étaient les seules choses qui m’empêchaient de faire ça…
Je lui donnai un coup de poing en pleine poitrine. Je sentis la peau se déchirer et des os se casser, pas seulement les siens, mais je ne m’arrêtai pas avant d’avoir arraché son cœur, qui battait toujours. Je baissai les yeux sur l’organe que je tenais puis rejetai la tête en arrière dans un grand éclat de rire. Alors que le corps sans vie de Gage s’affaissait, je me tournai vers le groupe de sorciers. Ils avaient brusquement cessé de psalmodier, et regardaient ce que je tenais. Je leur souris. Ils tressaillirent.
Par la seule puissance de ma volonté, je fermai l’unique porte, la verrouillai. Ils commencèrent par la marteler et la tirer, puis ils essayèrent de l’ouvrir par magie. Ils finirent par se retourner vers moi. Je me tenais prête pour leur assaut, trempée du sang de Gage, son cœur toujours dans la main. L’odeur de leur peur emplissait la pièce, se mêlait au doux parfum du sang et à l’âcre fumet du soufre. Sous la peur, pourtant, je percevais de la colère et de la haine. Ne pouvant fuir, ils allaient se battre.
La femme aux cheveux gris avança et sortit un pieu de quelque part sous sa robe.
— Elle a tué le maître, cria-t-elle. Elle doit mourir ! Tuez-la ! Tuez-la ! Les autres la suivirent, et la pièce se mit à grouiller de sorciers comme si quelqu’un avait donné un coup de pied dans une fourmilière. Je laissai tomber le cœur de Gage.
Qu’ils viennent. J’ai tellement faim.
Ils me tombèrent dessus dans un chaos de robes noires, et je les accueillis. Un nuage noir m’enveloppait, repoussait tout ce que j’étais jusqu’à avoir l’entier contrôle de mon corps. La magie de Gage me possédait… et elle voulait du sang. Elle voulait que je sente toute sa puissance. Mes oreilles résonnaient des cris de rage et de douleur des sorciers.
Confusément, comme si elle venait de très loin, j’entendis la voix de Devlin.
— Arrêtez-la ! Arrêtez-la ou elle va tous les tuer !
Des bras d’acier m’attrapèrent par-derrière, mais je n’allais pas me laisser arrêter dans mon élan. La magie me donna la force de m’arracher à sa prise, et je le frappai d’une explosion si puissante qu’elle l’envoya planer à travers la pièce. L’obscurité qui m’habitait se réjouit que je sois capable de projeter dans les airs un homme de plus d’un mètre quatre-vingt-dix, tout en muscles, comme une vulgaire poupée de chiffons. Elle ne voyait pas que c’était Devlin, mon ami, et alors que la magie noire me consumait j’étais incapable d’y prêter attention. Malgré le nombre de sorciers hors d’état de nuire, le groupe de Gage semblait toujours me prendre d’assaut, et rien, ni les cris de Justine ni les mains qui essayaient de me retenir, ne pouvait m’arrêter. Le pouvoir de Gage devait être satisfait, et les seuls moyens étaient le sang et la mort. Un visage apparut subitement dans mon champ de vision, yeux bleus, pommettes saillantes, bouche sensuelle.
Michael, cria doucement une part de moi dans l’obscurité, s’il te plaît, fais que ça s’arrête.
Je tendis la main. Alors qu’il faisait timidement un pas vers moi, une silhouette en robe noire se remit sur ses pieds derrière lui. C’était la femme aux cheveux gris. Avec une sinistre détermination, elle leva son pieu, et les yeux de Michael s’agrandirent de terreur quand je bondis vers lui. Je l’écartai brutalement de mon chemin avant que l’arme atteigne sa cible. La sorcière trébucha vers l’avant, et la dernière chose qu’elle vit dans cette vie fut la fureur dans mes yeux quand je lui rompis le cou. Tout était fini.
Avec cette dernière mort, la magie de Gage s’installa en moi comme un nœud de vipères lovées dans mon ventre… repues, suffisantes, satisfaites. Pour le moment. Je regardai autour de moi. Devlin se tenait à quelques pas, Justine dans les bras, enveloppée dans une cape qu’ils avaient prise à l’un des partisans de Gage. Une part de moi ne comprenait pas pourquoi mes amis me considéraient avec un mélange d’horreur et de pitié. Je clignai des yeux et regardai de nouveau tout autour. C’était un carnage.
Le sol était couvert de cadavres, douze en tout, pour être précis. Les gorges avaient été ouvertes, les cous tordus selon des angles bizarres. Je reculai d’un pas, et mon pied heurta quelque chose. Je me retournai et vis le visage atone de Gage, ses yeux vides et fixes. C’est à ce moment que je m’aperçus que j’étais couverte de sang. La chemise, autrefois blanche, en était imbibée. Je levai les mains : elles aussi étaient couvertes de sang.
— Michael, dis-je doucement, tremblant de tous mes membres. Qu’est-ce que j’ai fait ?
— Mo ghraidh, murmura-t-il en tendant les mains vers moi.
Je reculai en trébuchant.
— Ne me touche pas ! Oh, dieux, Michael, ne me touche pas ! Comment j’ai pu faire ça ? Pour l’amour de la Déesse, pourquoi tu ne m’en as pas empêchée ?
— On a essayé. Mais, à part te tuer, il n’y avait pas de moyen de te retenir de tous les massacrer.
Michael s’approcha de nouveau de moi, mais je continuai à reculer, effrayée par l’idée que, s’il me touchait, le mal viendrait le salir d’une manière ou d’une autre. La panique me submergea, et je me mis à pleurer de façon incontrôlable. Je les avais tués, je les avais tous tués. Et j’avais aimé ça.
Quelqu’un me toucha l’épaule, et je me retournai. Morrigan était de nouveau devant moi. Je la regardai, saisie d’horreur par ce que j’avais fait.
— Morrigan, soufflai-je en levant les mains, paumes tournées vers elle, comme pour lui dire : « Regardez ce que j’ai fait. »
— Je sais, mon enfant. Je n’aurais pas dû te laisser trouver ta voie toute seule. C’est ma faute, et je vais arranger ça.
— Que lui avez-vous fait ? demanda Michael.
Je faillis sourire. Il n’y avait que mon Michael pour parler sur ce ton à une déesse.
— Je l’ai forcée à embrasser son destin.
— Ça, c’est son destin ? s’exclama Michael d’un ton cinglant, avec un geste vers les cadavres qui jonchaient le sol.
— Bien sûr que non ! répliqua-t-elle vertement. Son destin, c’est son pouvoir. Ça, c’est simplement… malencontreux.
— Ah, c’est tout ? demandai-je d’une petite voix.
— C’était le pouvoir de la magie noire qui te possédait.
— Et il me possédera encore. Il est toujours là, en moi. Je le sens.
— N’y a-t-il rien que vous puissiez faire ? supplia Michael.
Morrigan hocha la tête et se tourna vers moi :
— Je vais faire de toi ce que tu es destinée à devenir.
Elle tendit la main et la posa sur mon cœur. Au début, je ne sentis rien, puis ce que j’éprouvai me fit tomber à genoux en hurlant. C’était la magie noire. Je l’avais arrachée à Gage quand j’avais pris son cœur. C’était comme une chose vivante, maléfique, qui avait pris le contrôle de mon corps.
Et elle me voulait. Elle ne voulait pas me quitter, mais elle n’était pas de taille à lutter avec une déesse.
Le pouvoir de Morrigan déferla en moi, me lava, poussa toute la noirceur hors de mon corps. Si la lumière pouvait être noire, on aurait vu sortir de moi une vague de lumière vive, brillante et noire. Et j’avais l’impression qu’elle essayait de me déchirer au passage.
Quand ce fut terminé, Michael était là, les bras autour de moi, m’aidant à me relever.
— Revoilà ma fille aux yeux couleur de whisky, murmura-t-il en repoussant les cheveux de mon visage.
Un bruit de plumes me fit me retourner dans ses bras. Morrigan tendit la main toujours couverte du sang de ma blessure à la poitrine et saisit le poignet de Michael. J’entendis Michael inspirer un grand coup, et je regardai ma peau. La blessure que m’avait infligée le couteau de Gage avait disparu, soignée par ce que Morrigan avait fait pour purger mon corps de la magie noire. Elle retira la main du poignet de Michael : la coupure que Gage avait faite avait également disparu. Morrigan me tendit son poing fermé. Je mis un moment à comprendre ce qu’elle voulait. Je lui présentai ma paume et elle y laissa tomber un gros rubis brut.
— Fait de ton sang, et du sien, expliqua-t-elle.
— Merci, répondis-je en serrant le poing autour du rubis, que je tins près de mon cœur.
— Déesse, dit Devlin dans mon dos. Qu’est-ce qu’on fait ? Elle a massacré douze humains.
Morrigan se tourna vers lui :
— Ils étaient mauvais, et ils allaient vous tuer. Leur autel est souillé par du sang innocent, et il y en aurait eu d’autre s’ils avaient vécu. Est-ce que leur vie a vraiment une telle importance pour toi ?
Les traits de Devlin se durcirent :
— Ce n’est pas à nous de décider du sort des humains.
— Non, en effet.
À ce moment-là, je compris qu’elle avait toujours su. Quand elle m’avait montré ce que ma magie pouvait faire, que je pouvais me dresser contre Edmund Gage et gagner, elle savait ce qui allait se passer.
— Pourquoi ? demandai-je.
Michael et mes amis me jetèrent des regards perplexes, mais Morrigan comprit ma question.
— Parce que ce qui s’est passé ici était nécessaire pour t’aider à devenir ce pour quoi tu as été créée.
— Gage m’a infectée avec son pouvoir et toutes ces morts… C’était nécessaire pour m’apprendre à contrôler ma magie ? demandai-je, incrédule.
— Peut-être que tu ne comprends pas maintenant, mais ça viendra un jour.
— Je prie pour que ce que vous espériez gagner justifie leur mort et les cauchemars qui vont me hanter, dis-je doucement.
— Si la vie d’une dizaine d’humains maléfiques peut faire de toi la guerrière qui sauvera des millions d’innocents, oui, ça le valait bien.
Il semblait facile pour elle de dire ça. Ce n’était pas elle qui vivrait avec les cauchemars à cause de ce que j’avais fait ici. En même temps, pensai-je en la voyant enveloppée dans sa propre obscurité, une déesse de la Guerre doit porter des fardeaux bien pires que celui-là.
— Il y aura des rumeurs, intervint Devlin. Si le Grand Roi venait à apprendre…
— S’il a la moindre objection à formuler au sujet de ce qui vient de se passer, j’en discuterai avec lui.
Devlin se contenta de hocher la tête et d’attirer Justine plus près de lui. Morrigan se tourna vers moi :
— L’aube approche, vous devez partir. Reposez-vous aujourd’hui, mais à votre place je quitterais Venise au coucher du soleil. Sara ne sera probablement pas très contente de découvrir que son père est mort, même si c’était un salopard malfaisant.
Je hochai la tête.
— Je vous bénis, mes enfants, dit-elle, puis elle… disparut, tout simplement.
Je soupirai et posai la tête sur l’épaule de Michael, soudain épuisée jusqu’à la moelle. Tout ce que je voulais, c’était un bain et le réconfort des bras de mon amant.
— Si je te ramenais à la maison, mon amour ? proposa-t-il en déposant un baiser sur mon front.
— À la maison… On peut rentrer en Angleterre ?
— Bien sûr, dit-il doucement.
— Ça me paraît merveilleux, grogna Devlin. Je commençais à en avoir marre de cette ville.
Justine resserra sa cape d’emprunt autour d’elle :
— Oui, déclara-t-elle en français. Je préférais bien mieux Venise quand l’activité la plus palpitante consistait à se tenir au courant des faits et gestes de lord Byron.
— N’est-ce pas la vérité ? murmurai-je tandis que Michael me soulevait dans ses bras et me portait vers la sortie.
[1]. Wendy Moira Angela Darling est le nom complet de l’amie de Peter Pan. (NdT)
[2]. La Cité d’Émeraude est non seulement le surnom de Seattle, mais aussi la capitale du pays dans Le Magicien d’Oz, dont l’un des personnages se nomme Toto. (NdT)
[3]. Star de la boxe, champion du monde poids lourd.
[4]. The Jack Benny Program.