I

 

Mon oncle Zacharias est le plus curieux original que j’aie rencontré de ma vie. Figurez-vous un petit homme, gros, court, replet, le teint coloré, le ventre en outre et le nez en fleur : c’est le portrait de mon oncle Zacharias. Le digne homme était chauve comme un genou. Il portait d’habitude de grosses lunettes rondes, et se coiffait d’un petit bonnet de soie noire, qui ne lui couvrait guère que le sommet de la tête et la nuque.

Ce cher oncle aimait à rire ; il aimait aussi la dinde farcie, le pâté de foie gras et le vieux johannisberg ; mais ce qu’il préférait à tout au monde, c’était la musique. Zacharias Müller était né musicien par la grâce de Dieu, comme d’autres naissent Français ou Russes ; il jouait de tous les instruments avec une facilité merveilleuse. On ne pouvait comprendre, à voir son air de bonhomie naïve, que tant de gaieté, de verve et d’entrain pussent animer un tel personnage.

Ainsi Dieu fit le rossignol, gourmand, curieux et chanteur : mon oncle était rossignol.

On l’invitait à toutes les noces, à toutes les fêtes, à tous les baptêmes, à tous les enterrements : « Maître Zacharias, lui disait-on, il nous faut un Hopser[1], un Alleluia, un Requiem pour tel jour ». Et lui répondait simplement : « Vous l’aurez. » Alors il se mettait à l’œuvre, il sifflait devant son pupitre, il fumait des pipes ; et tout en lançant une pluie de notes sur son papier, il battait la mesure du pied gauche.

L’oncle Zacharias et moi, nous habitions une vieille maison de la rue des Minnesinger à Bingen ; il en occupait le rez-de-chaussée, un véritable magasin de bric-à-brac, encombré de vieux meubles et d’instruments de musique ; moi, je couchais dans la chambre au-dessus, et toutes les autres pièces restaient inoccupées.

Juste en face de notre maison habitait le docteur Hâselnoss. Le soir, lorsqu’il faisait nuit dans ma petite chambre, et que les fenêtres du docteur s’illuminaient, il me semblait, à force de regarder, que sa lampe s’avançait, s’avançait, et finalement me touchait les yeux. Et je voyais en même temps la silhouette de Hâselnoss s’agiter sur le mur d’une façon bizarre, avec sa tête de rat coiffée d’un tricorne, sa petite queue sautillant à droite et à gauche, son grand habit à larges basques, et sa mince personne plantée sur deux jambes grêles. Je distinguais aussi, dans les profondeurs de la chambre, des vitrines remplies d’animaux étrangers, de pierres luisantes, et de profil, le dos de ses livres, brillant par leurs dorures, et rangés en bataille sur les rayons d’une bibliothèque.

Le docteur Hâselnoss était, après mon oncle Zacharias, le personnage le plus original de la ville. Sa servante Orchel se vantait de ne faire la lessive que tous les six mois, et je la croirais volontiers, car les chemises du docteur étaient marquées de taches jaunes, ce qui prouvait la quantité de linge enfermée dans ses armoires. Mais la particularité la plus intéressante du caractère de Hâselnoss, c’est que ni chien ni chat qui franchissait le seuil de sa maison ne reparaissait plus jamais ; Dieu sait ce qu’il en faisait ! La rumeur publique l’accusait même de porter dans l’une de ses poches de derrière un morceau de lard, pour attirer ces pauvres bêtes ; aussi lorsqu’il sortait le matin pour aller voir ses malades, et qu’il passait, trottant menu, devant la maison de mon oncle, je ne pouvais m’empêcher de considérer avec une vague terreur les grandes basques de son habit flottant à droite et à gauche.

Telles sont les plus vives impressions de mon enfance ; mais ce qui me charme le plus dans ces lointains souvenirs, ce qui, par-dessus tout, se retrace à mon esprit quand je rêve à cette chère petite ville de Bingen, c’est le corbeau Hans, voltigeant par les rues, pillant l’étalage des bouchers, saisissant tous les papiers au vol, pénétrant dans les maisons, et que tout le monde admirait, choyait, appelait : « Hans ! » par ci, « Hans ! » par là.

Singulier animal, en vérité ; un jour il était arrivé en ville l’aile cassée ; le docteur Hâselnoss lui avait remis son aile, et tout le monde l’avait adopté. L’un lui donnait de la viande, l’autre du fromage. Hans appartenait à toute la ville, Hans était sous la protection de la foi publique.

Que j’aimais ce Hans, malgré ses grands coups de bec ! Il me semble le voir encore sauter à deux pattes dans la neige, tourner légèrement la tête, et vous regarder du coin de son œil noir, d’un air moqueur. Quelque chose tombait-il de votre poche, un kreutzer, une clef, n’importe quoi, Hans s’en saisissait et l’emportait dans les combles de l’église. C’est là qu’il avait établi son magasin, c’est là qu’il cachait le fruit de ses rapines ; car Hans était malheureusement un oiseau voleur.

Du reste, l’oncle Zacharias ne pouvait souffrir ce Hans ; il traitait les habitants de Bingen d’imbéciles, de s’attacher à un semblable animal ; et cet homme si calme, si doux, perdait toute espèce de mesure, quand par hasard ses yeux rencontraient le corbeau planant devant nos fenêtres.

Or, par une belle soirée d’octobre, l’oncle Zacharias paraissait encore plus joyeux que d’habitude, il n’avait pas vu Hans de toute la journée. Les fenêtres étaient ouvertes, un gai soleil pénétrait dans la chambre ; au loin, l’automne répandait ses belles teintes de rouille, qui se détachent avec tant de splendeur sur le vert sombre des sapins. L’oncle Zacharias, renversé dans son large fauteuil, fumait tranquillement sa pipe, et moi, je le regardais, me demandant ce qui le faisait sourire en lui-même, car sa bonne grosse figure rayonnait d’une satisfaction indicible.

« Cher Tobie, me dit-il en lançant au plafond une longue spirale de fumée, tu ne saurais croire quelle douce quiétude j’éprouve en ce moment. Depuis bien des années, je ne me suis pas senti mieux disposé pour entreprendre une grande œuvre, une œuvre dans le genre de la Création de Haydn. Le ciel semble s’ouvrir devant moi, j’entends les anges et les séraphins entonner leur hymne céleste, je pourrais en noter toutes les voix. Ô la belle composition, Tobie, la belle composition !... Si tu pouvais entendre la basse des douze apôtres, c’est magnifique, magnifique. Le soprano du petit Raphaël perce les nuages, on dirait la trompette du jugement dernier ; les petits anges battent de l’aile en riant, et les saintes pleurent d’une manière vraiment harmonieuse. Chut !... Voici le Veni Creator, la basse colossale s’avance ; la terre s’ébranle, Dieu va paraître ! »

Et maître Zacharias penchait la tête, il semblait écouter de toute son âme, de grosses larmes roulaient dans ses yeux : « Bene, Raphaël, bene », murmurait-il. Mais comme mon oncle se plongeait ainsi dans l’extase, que sa figure, son regard, son attitude, que tout en lui exprimait un ravissement céleste, voilà Hans qui s’abat tout à coup sur notre fenêtre en poussant un couac épouvantable. Je vis l’oncle Zacharias pâlir ; il regarda vers la fenêtre d’un œil effaré, la bouche ouverte, la main étendue dans l’attitude de la stupeur.

Le corbeau s’était posé sur la traverse de la fenêtre. Non, je ne crois pas avoir jamais vu de physionomie plus railleuse ; son grand bec se retournait légèrement de travers, et son œil brillait comme une perle. Il fit entendre un second couac ironique, et se mit à peigner son aile de deux ou trois coups de bec.

Mon oncle ne soufflait mot, il était comme pétrifié.

Hans reprit son vol, et maître Zacharias, se tournant vers moi, me regarda quelques secondes.

« L’as-tu reconnu ? me dit-il.

– Qui donc ?

– Le diable !...

– Le diable !... Vous voulez rire ? »

Mais l’oncle Zacharias ne daigna point me répondre, et tomba dans une méditation profonde.

Depuis ce jour, maître Zacharias perdit toute sa bonne humeur. Il essaya d’abord d’écrire sa grande symphonie des Séraphins, mais n’ayant pas réussi, il devint fort mélancolique ; il s’étendait tout au large dans son fauteuil, les yeux au plafond, et ne faisait plus que rêver à l’harmonie céleste. Quand je lui représentais que nous étions à bout d’argent, et qu’il ne ferait pas mal d’écrire une valse, un hopser, ou toute autre chose, pour nous remettre à flot :

« Une valse !... un hopser !... s’écriait-il, qu’est-ce que cela ?... Si tu me parlais de ma grande symphonie, à la bonne heure ; mais une valse ! Tiens, Tobie, tu perds la tête, tu ne sais ce que tu dis. »

Puis il reprenait d’un ton plus calme :

« Tobie, crois-moi, dès que j’aurai terminé ma grande œuvre, nous pourrons nous croiser les bras et dormir sur les deux oreilles. C’est l’alpha et l’oméga de l’harmonie. Notre réputation sera faite ! Il y a longtemps que j’aurais terminé ce chef-d’œuvre ; une seule chose m’en empêche, c’est le corbeau !

– Le corbeau !... mais, cher oncle, en quoi ce corbeau peut-il vous empêcher d’écrire, je vous le demande ? n’est-ce pas un oiseau comme tous les autres ?

– Un oiseau comme tous les autres ! murmurait mon oncle indigné ; Tobie, je le vois, tu conspires avec mes ennemis !... Cependant, que n’ai-je pas fait pour toi ? Ne t’ai-je pas élevé comme mon propre enfant ? N’ai-je pas remplacé ton père et ta mère ? Ne t’ai-je pas appris à jouer de la clarinette ? Ah ! Tobie, Tobie, c’est bien mal ! »

Il disait cela d’un ton si convaincu que je finissais par le croire ; et je maudissais dans mon cœur ce Hans, qui troublait l’inspiration de mon oncle. « Sans lui, me disais-je, notre fortune serait faite !... » Et je me prenais à douter si le corbeau n’était pas le diable en personne.

Quelquefois l’oncle Zacharias essayait d’écrire ; mais par une fatalité curieuse et presque incroyable, Hans se montrait toujours au plus beau moment, ou bien on entendait son cri rauque. Alors le pauvre homme jetait sa plume avec désespoir, et s’il avait eu des cheveux, il se les serait arrachés à pleines poignées, tant son exaspération était grande. Les choses en vinrent au point que maître Zacharias emprunta le fusil du boulanger Râzer, une vieille patraque toute rouillée, et se mit en faction derrière la porte, pour guetter le maudit animal. Mais alors Hans, rusé comme le diable, n’apparaissait plus ; et dès que mon oncle, grelottant de froid, car on était en hiver, dès que mon oncle venait se chauffer les mains, aussitôt Hans jetait son cri devant la maison. Maître Zacharias courait bien vite dans la rue... Hans venait de disparaître !

C’était une véritable comédie, toute la ville en parlait. Mes camarades d’école se moquaient de mon oncle, ce qui me força de livrer plus d’une bataille sur la petite place. Je le défendais à outrance, et je revenais chaque soir avec un œil poché ou le nez meurtri. Alors il me regardait tout ému et me disait :

« Cher enfant, prends courage. Bientôt tu n’auras plus besoin de te donner tant de peine ! »

Et il se mettait à me peindre avec enthousiasme l’œuvre grandiose qu’il méditait. C’était vraiment superbe ; tout était en ordre : d’abord l’ouverture des apôtres, puis le chœur des séraphins en mi bémol, puis le Veni Creator grondant au milieu des éclairs et du tonnerre !... « Mais, ajoutait mon oncle, il faut que le corbeau meure. C’est le corbeau qui est cause de tout le mal ; vois-tu, Tobie, sans lui, ma grande symphonie serait faite depuis longtemps, et nous pourrions vivre de nos rentes. »