Chapitre 12

 

Un éblouissement. L’œil du daim, tel un tunnel sombre éclatant de blanc en son centre. Tristan freina, freina encore, sans que rien arrête leur course folle, sans que rien l’empêche de les précipiter le long de cet entonnoir d’obscurité vers une explosion de lumière.

L’espace d’un instant, Tristan ressentit un poids immense, comme si les arbres et le ciel s’étaient écrasés sur lui. Puis il y eut un éclat de feu et le poids s’envola. Sans savoir comment, Tristan se sentit libre.

« Elle a besoin de toi. »

— Ivy ! lança-t-il.

Le tourbillon des ténèbres revint alors, la route autour de lui semblable au motif d’un tableau en spirale, le rouge virevoltant avec le noir, la nuit tournoyant au rythme du gyrophare vibrant d’une ambulance.

« Elle a besoin de toi. »

Les mots ne furent pas dits, mais il les comprit. Et les autres ? « Ivy ! Où est Ivy ? Vous devez aider Ivy ! »

Elle gisait. Baignée de rouge.

« Que quelqu’un l’aide ! Vous devez la sauver ! »

Il n’arrivait pas à empoigner l’ambulancier, ne parvint même pas à tirer sa manche.

— Pas de pouls, dit une femme. C’est fini.

« Aidez-la ! »

Les spirales s’allongèrent en traits. Des rubans de lumière et d’obscurité défilèrent, rapides comme l’éclair, à ses côtés. Était-elle avec lui ? La sirène hurlait : IIIivy, IIIivy.

Il se retrouva dans une pièce carrée. Il y faisait jour, ou du moins aussi clair que pendant la journée. Plusieurs personnes s’y affairaient. « Un hôpital », se dit-il. On recouvrit son visage ; sa vision s’obscurcit. Il n’était pas certain du temps qui s’écoula.

Quelqu’un se pencha vers lui.

— Tristan.

La voix se brisa.

— Papa ?

— O mon Dieu, pourquoi avez-Vous permis cela ?

— Papa, où est Ivy ? Elle va bien ?

— Mon Dieu, mon Dieu. Mon enfant ! s’écria son père.

— Est-ce qu’ils lui sont venus en aide ?

Son père ne dit rien.

— Papa, réponds-moi ! Pourquoi est-ce que tu ne me parles pas ?

Son père prit son visage entre ses mains. Il se pencha vers lui, des larmes roulaient sur ses joues... « Mon visage, songea Tristan soudain. C’est mon visage. »

Pourtant, il regardait son père et lui-même comme s’il s’était tenu à l’écart.

— M. Carruthers, je suis désolée.

Une femme en uniforme d’urgentiste était apparue à côté de lui. Il refusa de la regarder, mais lui demanda :

— Il est mort sur le coup ?

— Oui. Je suis désolée. Nous n’avons pas eu le temps de faire quoi que ce soit.

Tristan sentit les ténèbres l’envelopper à nouveau. Il lutta de toutes ses forces pour rester conscient.

— Et Ivy ? s’enquit son père.

— Des coupures et des contusions, en état de choc. Elle appelle constamment votre fils.

Il fallait qu’il la retrouve. Il chercha une porte du regard, concentra son attention, et passa à travers. À travers elle, puis à travers une deuxième, et une troisième – il se sentait plus fort maintenant.

Il se hâta dans le couloir. Il y croisa plusieurs personnes. Il les évita en zigzaguant. Il semblait se déplacer beaucoup plus vite qu’elles, mais aucune ne se donnait la peine de se pousser.

Une infirmière arriva vers lui. Tristan s’arrêta pour lui demander où était Ivy, mais elle passa son chemin sans le regarder. Au détour d’un couloir, il tomba nez à nez avec un chariot chargé de linge. Puis avec l’homme qui le poussait. Tristan pivota sur lui-même. Le chariot et l’homme étaient derrière lui.

Ils lui étaient passés au travers du corps. Tristan avait entendu ce que l’urgentiste avait dit. Mais son esprit chercha désespérément une autre explication, quelle qu’elle soit. Il n’y en avait pas.

Il était mort. Personne ne le voyait. Personne ne sentait sa présence. Et ce serait pareil avec Ivy.

Tristan fut submergé par une douleur infinie, comme jamais il n’en avait ressenti. Il lui avait dit qu’il l’aimait, sans avoir eu le temps de l’en convaincre. Maintenant, le temps s’en était allé. Et pourtant, il voulait qu’elle croie à lui comme à ses anges.

— Je vous l’ai dit, je ne peux pas parler plus fort.

Tristan leva les yeux. Il se tenait devant une chambre. Une vieille femme y était alitée. Elle était grise et minuscule, et de minces tubes la reliaient à des machines. On aurait dit une araignée prisonnière de sa propre toile.

— Entrez, dit-elle.

Il se tourna pour voir à qui elle parlait. Personne.

— Mes vieux yeux sont si faibles que je ne distingue pas ma propre main, poursuivit la femme. Mais je perçois votre lumière.

De nouveau, Tristan regarda derrière lui. La vieille femme avait parlé d’une voix assurée et au timbre étonnamment puissant pour un si petit corps gris.

— Je savais que vous viendriez. Je vous attendais patiemment.

« Elle attendait quelqu’un, songea Tristan. Un fils ou un petit-fils certainement, et elle me prend pour lui. »

Cependant, comment faisait-elle pour le voir puisque personne d’autre ne le pouvait ?

Le visage de la vieille femme s’illumina.

— J’ai toujours su que vous existiez, lança-t-elle.

Elle tendit une main fragile vers Tristan. Il s’approcha et fit de même. La vieille femme ferma les yeux.

Aussitôt, des sonneries d’urgence se déclenchèrent. Trois infirmières firent irruption dans la chambre. Tristan s’écarta tandis qu’elles se pressaient autour du lit. Il comprit alors qu’elles essayaient de réanimer la vieille femme ; il sut qu’elles n’y parviendraient pas. Il n’avait pas de preuve tangible, mais il lui paraissait évident qu’elle ne voulait pas revenir.

Peut-être le connaissait-elle. Que savait-elle ?

Tristan sentit les ténèbres descendre sur lui de nouveau. Il se défendit. Et si, cette fois, il disparaissait à jamais ? Il ne le voulait pas, il devait revoir Ivy. Avec l’énergie du désespoir, il s’efforça de rester lucide ; il fixa son attention sur des objets, l’un après l’autre. C’est ainsi qu’il la vit, à côté d’un livret posé sur un plateau : une statuette, la main tendue vers la défunte et ses ailes angéliques déployées.

 

Pendant des jours et des jours, Ivy n’eut pour seul souvenir que la cascade de verre. L’accident était comme un cauchemar récurrent mais incomplet. Qu’elle soit éveillée ou endormie, il s’imposait à elle. Son corps entier se tendait et ses pensées soudain repartaient en arrière, mais seul lui revenait, au ralenti, le souvenir d’un pare-brise qui explose et retombe dans une cascade de verre.

Chaque jour, des visiteurs se succédèrent, Suzanne et Beth, d’autres amis, des enseignants de l’école. Gary vint une fois ; l’instant fut misérable pour tous les deux. Will lui fit une visite éclair. Tous lui apportèrent des fleurs, des gâteaux, leur compassion. Ivy attendait impatiemment qu’ils partent, attendait impatiemment de pouvoir dormir à nouveau. Pourtant, lorsqu’elle se couchait le soir, elle ne parvenait pas à trouver le sommeil et se voyait forcée d’attendre de longues heures qu’une autre journée commence.

A l’enterrement, ils l’entourèrent, sa mère et Andrew d’un côté, Philip de l’autre. Elle laissa le soin à Philip de verser des larmes pour eux deux. Grégory, qui s’était placé derrière elle, apposa de temps à autre une main délicate sur son dos. Elle s’abandonna contre elle chaque fois. Grégory était le seul à ne pas lui demander constamment d’en parler. Il était le seul à sembler comprendre sa douleur, à ne pas lui répéter qu’évoquer ses souvenirs lui ferait du bien.

Peu à peu, les événements lui revinrent – ou lui furent racontés. Les médecins et la police la forcèrent aussi à se les remémorer. L’intérieur de ses bras était couvert de coupures. Elle avait dû lever les mains devant son visage, lui dit-on, pour se protéger des éclats du pare-brise. Par miracle, le reste de ses blessures se limitait à des contusions dues au choc et à la ceinture de sécurité. Tristan avait probablement braqué le volant brusquement vers la droite, car le daim avait heurté la voiture de son côté. Pour la sauver, pensa Ivy, malgré le silence de la police à ce sujet. Elle déclara aux officiers que Tristan avait essayé de freiner, en vain. Que le jour tombait. Que le daim était apparu subitement. Elle ne se rappelait rien d’autre. Quelqu’un lui apprit que la voiture était partie à la casse ; elle refusa d’en regarder la photo publiée dans le journal.

Une semaine après l’enterrement, Mme Carruthers lui rendit visite et lui apporta une photo de Tristan. Sa photo préférée, lui confia-t-elle. Ivy la prit à deux mains. Tristan souriait, coiffé de son ancienne casquette de base-ball – la visière à l’envers comme à l’accoutumée – et vêtu d’une vieille veste qu’il mettait toujours à l’école : c’était le Tristan qu’Ivy connaissait si bien. On aurait dit qu’il s’apprêtait à lui demander si elle accepterait une autre leçon de natation. Pour la première fois depuis l’accident, Ivy pleura.

Elle n’entendit pas Grégory entrer dans la cuisine où elle était assise avec la mère de Tristan. Lorsqu’il découvrit la présence du docteur Carruthers, il lui demanda sèchement pourquoi elle se trouvait là.

Ivy lui montra la photo de Tristan et il décocha un regard mauvais à cette pauvre femme.

— C’est fini maintenant, lui lança-t-il. Ivy commence à se remettre. Elle n’a plus besoin de pense-bête.

— Quand on aime quelqu’un, on ne s’en remet jamais, lui répondit doucement Mme Carruthers. On continue à vivre, parce qu’on le doit, mais on garde la personne aimée dans son cœur.

Elle se tourna vers Ivy.

— Tu dois parler, Ivy, te souvenir. Tu dois pleurer. De vraies larmes. Tu dois sentir la colère. Moi aussi, je la ressens.

— Vous savez quoi, reprit Grégory, ça suffit toutes ces idioties ! Tout le monde veut qu’Ivy se rappelle l’accident et en parle. Tout le monde a sa propre théorie sur la meilleure façon de faire son deuil, mais est-ce qu’un seul de vous tous s’inquiète vraiment de ce qu’elle ressent ?

Mme Carruthers l’observa un instant.

— Ce que je me demande, Grégory, c’est si tu as fait ton propre deuil.

— Ne me dites pas que vous êtes psy !

— Non, juste une personne qui, comme toi, a perdu quelqu’un qu’elle aimait de tout son cœur.

 

Avant de partir, la mère de Tristan demanda à Ivy si elle voulait récupérer Ella.

— Je voudrais bien, c’est eux qui ne veulent pas ! s’écria Ivy.

Elle sortit de la cuisine en courant, monta dans sa chambre, claqua la porte derrière elle et s’enferma à clé. Un à un, tous ceux qu’elle aimait lui étaient enlevés !

Elle prit la statuette d’ange que Beth venait de lui offrir et la projeta contre le mur.

— Pourquoi ? hurla-t-elle. Pourquoi est-ce que je ne suis pas morte, moi aussi ?

Elle ramassa l’ange et le jeta contre le mur une deuxième fois.

— Tu t’en es mieux sorti que moi, Tristan. Je te déteste pour ça. Je ne te manque plus maintenant, hein ? Oh que non, parce que toi, tu ne sens plus rien !

Au troisième impact, l’ange se fracassa. Encore une cascade de verre. Ivy ne se donna même pas la peine de ramasser les débris.

Après le dîner ce soir-là, lorsqu’elle revint dans sa chambre, le sol était débarrassé du verre et la photo de Tristan, posée sur son bureau. Elle ne chercha pas à savoir qui avait œuvré. Elle ne voulait parler à personne. Lorsque Grégory essaya d’entrer, elle lui referma la porte au nez. Et réitéra le lendemain matin.

Elle fut à peine polie avec les clients des Quatre Saisons. Une fois sa journée de travail finie, elle rentra et remonta dans sa chambre aussitôt. Elle y découvrit Philip, assis par terre devant ses cartes de base-ball. Ivy avait remarqué qu’il jouait en silence maintenant. Mais ce soir-là, il leva les yeux vers Ivy et lui sourit pour la première fois depuis des jours. Puis il pointa le doigt derrière lui.

— Ella ? s’exclama Ivy. Ella !

Ivy se précipita vers son lit et se laissa tomber à genoux. Aussitôt, la petite chatte se mit à ronronner. Ivy plongea son visage dans son doux pelage et sanglota.

Elle sentit alors une petite main sur son épaule. Elle sécha ses larmes, puis tourna la tête vers Philip.

— Est-ce que maman est au courant ?

— Oui. Elle est d’accord pour qu’elle reste. C’est Grégory qui est allé la chercher.