Chapitre 5

 

Pour Ivy, ce fut un soulagement de travailler le samedi matin, un soulagement de retourner sur un terrain familier. Le centre commercial, Greentree Mail, se trouvait dans une ville voisine, mais il attirait les lycéens de toute la région. La plupart y faisaient les magasins et avaient comme point de rencontre le coin des restaurants. La boutique Les Quatre Saisons, où Ivy travaillait depuis un an et demi, donnait directement sur cette zone de restauration.

Ce commerce appartenait à deux sœurs, dont la sélection de déguisements, articles de décoration, vaisselle jetable et bibelots en tout genre était aussi excentrique que leur façon de gérer leur affaire. Lillian et Betty retournaient rarement de la marchandise ; aussi, on aurait dit que toutes les saisons et les fêtes qui existaient dans une année s’étaient donné rendez-vous dans leur petit coin de monde. Des costumes de vampires pendaient avec des bannières étoilées ; des cocottes de Pâques étaient juchées à côté de ménorahs miniatures en plastique, de dindes en pommes de pin et d’oreilles à la Spock vendues lors de la dernière convention des fans de Star Trek.

Peu avant une heure de l’après-midi, tout en attendant l’arrivée de Suzanne et Beth, Ivy jeta un coup d’œil aux commandes spéciales du jour. Comme à l’accoutumée, elles étaient griffonnées sur des Post-it collés au mur. Ivy en lut une, la relut, décolla le bout de papier. Non, c’était impossible. Il avait un homonyme. Il existait deux garçons nommés Tristan Carruthers.

— Lillian, que veut dire « À prendre : Bal Bl gonf + 25 asv » ?

Lillian regarda le Post-it en plissant les yeux. Elle avait des lunettes à double foyer, mais elle les laissait généralement reposer sur sa poitrine au bout de leur cordon.

— Eh bien, vingt-cinq assiettes, serviettes et verres, ça, tu le sais. Ah oui, c’est pour Tristan Carruthers, une commande pour une fête organisée en l’honneur de leur équipe de natation. Baleine bleue à gonfler. Je l’ai déjà préparée. Il a appelé ce matin pour vérifier que tout était bien prêt.

— Trist... M. Carruthers a appelé ?

Cette fois, Lillian chaussa ses lunettes et étudia Ivy de près.

— M. Carruthers ?... Lui ne t’a pas appelée Mlle Lyons, dit-elle.

— Il ne me connaît pas. Pourquoi m’appellerait-il quoi que ce soit ? se demanda Ivy à voix haute. Pourquoi avez-vous parlé de moi ?

— Il m’a demandé quels étaient tes horaires de travail. Je lui ai dit que tu prenais ta pause déjeuner entre une heure et une heure quarante-cinq, mais que, sinon, tu serais ici jusqu’à six heures.

Lillian sourit.

— Et j’ai glissé quelques mots en ta faveur, ma chérie.

— Quelques mots en ma faveur ?

— Je lui ai dit que tu étais charmante et que je trouvais honteux qu’une jeune fille comme toi n’arrive pas à rencontrer un beau jeune homme méritant.

Ivy tressaillit, mais Lillian avait ôté ses lunettes et ne le remarqua donc pas.

— Il est venu passer sa commande la semaine dernière, poursuivit Lillian. C’est un bon gosse.

— Un beau gosse, la reprit Ivy.

— Pardon ?

— Tristan est un beau gosse.

— Enfin, elle le reconnaît ! s’exclama Suzanne qui venait d’entrer à grands pas dans la boutique, Beth sur les talons. Bon travail, Lillian !

La vieille dame lui fit un clin d’œil. Ivy remit le Post-it au mur, puis vérifia dans ses poches quelle avait de l’argent.

— Ne pense même pas à manger, la prévint Suzanne. C’est l’heure de l’interrogatoire.

Vingt minutes plus tard, Beth finissait son burrito. Suzanne avait bien entamé son poulet teriyaki. Quant à Ivy, elle n’avait pas touché à sa pizza.

— Comment veux-tu que je le sache ? s’exclama-t-elle avec un geste d’agacement après une énième question de Suzanne. Il ne m’a pas montré son armoire de toilette !

Elles avaient passé et repassé en revue, examiné et contre-examiné chaque détail qu’Ivy avait retenu de la chambre de Grégory.

— Bon, c’est vrai qu’hier n’était que ta première nuit, admit Suzanne. Mais ce soir, peut-être. Il faut vraiment que tu te débrouilles pour savoir où il va. Est-ce qu’il a une heure limite pour rentrer ? Est-ce que...

Ivy prit un nem dans l’assiette de Suzanne et le lui enfonça dans la bouche.

— C’est au tour de Beth de parler.

— Ce n’est pas grave, dit Beth. Ce que vous dites est intéressant.

— Et si tu nous lisais une de tes nouvelles histoires ? dit Ivy en ouvrant la chemise en carton que son amie avait posée sur la table. Avant que Suzanne ne me rende totalement folle.

Beth glissa un regard furtif vers Suzanne, puis s’empara d’une liasse de feuilles avec empressement.

— Je vais utiliser celle-ci à mon cours de théâtre lundi. Depuis quelque temps, j’expérimente la technique du in média res. Ce qui signifie qu’on commence une intrigue au beau milieu de l’action.

Ivy hocha la tête d’un air encourageant et mordit enfin dans sa pizza.

— Elle serra le pistolet contre elle, commença Beth. Dur et bleu acier, froid et inflexible. Des photos de lui. Des photos fragiles et fanées – de lui, avec elle –, des photos déchirées, trempées de larmes, couvertes d’une croûte de sel, jonchaient le sol autour de sa chaise. Elle les laverait avec son propre sang...

— Beth, Beth, l’interrompit Suzanne. On est en train de manger. Tu n’aurais pas autre chose de plus léger ?

De bonne volonté, Beth feuilleta sa liasse de papiers, et reprit :

— Elle s’empara de sa main et la posa sur sa poitrine. Chaude, humide, tendre et souple...

— Sur sa poitrine à lui ou à elle ? l’interrompit Suzanne.

— Chut, lui dit Ivy.

— ... une main capable de tenir son âme même, une main capable de soulever... une baleine, une baleine bleue en plastique, je pense. Qu’est-ce que ça pourrait être d’autre ?

Ivy se tourna vivement et dirigea son regard vers Les Quatre Saisons. Betty, un gros morceau de plastique bleu dans les bras, bavardait avec Tristan. Lillian, qui se tenait derrière lui à l’entrée de la boutique, s’évertuait à attirer l’attention d’Ivy. Cette dernière regarda sa montre. Il était une heure vingt-cinq, il lui restait presque la moitié de sa pause.

— Elle a besoin de toi, lui fit remarquer Beth.

Ivy fit non de la tête à Lillian, mais celle-ci continua de lui adresser des signes forcenés. Suzanne encouragea Ivy.

— Vas-y, lui dit-elle.

— Non.

— Oh ! Ivy.

— Tu ne comprends pas. Il sait que c’est l’heure de ma pause. Il m’évite.

— Peut-être, reconnut Suzanne, mais je n’ai jamais laissé ce genre de détails m’arrêter.

 

Tristan s’était retourné et venait de remarquer les gestes de Lillian, dont les bras allaient et venaient comme ceux d’un ouvrier agitant un drapeau sur une autoroute. Il scruta la zone de restauration. Finalement, ses yeux tombèrent sur Ivy. Pendant ce temps, Betty avait réussi à accrocher la baleine gonflable sur la bonbonne d’hélium.

— Yo ! s’exclama Beth alors que le cétacé semblait prendre vie et grossissait comme un nuage d’orage bleu derrière Tristan et Lillian.

Bientôt, Betty détacha l’animal de la bonbonne, mais celui-ci s’envola vers le plafond. Tristan fut obligé de sauter pour le rattraper. Beth et Suzanne s’esclaffèrent. En signe de mécontentement, Lillian remua l’index à l’intention d’Ivy, puis reporta son attention sur Tristan.

— Je me demande ce qu’elle lui dit, s’interrogea Beth.

— Des paroles en ma faveur certainement, marmonna Ivy.

Quelques minutes plus tard, Tristan ressortit de la boutique chargé d’un sac que les deux sœurs avaient noué avec un joli ruban bleu. L’énorme baleine flottait dans son dos. Les yeux rivés droit devant lui, il se dirigea d’un pas déterminé vers la sortie.

Jusqu’à ce que Suzanne l’appelle. Enfin, braille son nom, plus précisément. Tristan ne pouvait décemment prétendre qu’il n’avait pas entendu. Il tourna la tête et, avec un air pour le moins sinistre, s’approcha des trois amies. Suivi de plusieurs bambins, tel le joueur de flûte de Hamelin.

— Suzanne, Beth, Ivy, lança-t-il froidement. Bonjour. Content de vous voir.

— Pareillement, lui répondit Suzanne avant de lever les yeux vers le cétacé. Il est plutôt mignon. C’est qui ? Un nouveau membre de votre équipe de natation ?

Ivy remarqua que le poing de Tristan, fermé sur la ficelle à laquelle la baleine était accrochée, avait blanchi. Ses muscles tendus saillaient sur toute la longueur de son bras. Derrière lui, les enfants utilisaient la pauvre baleine comme punching-ball et sautaient tous à la fois, rivalisant à qui la frapperait le mieux.

— En fait, c’est un personnage que je vais ajouter à mon numéro. Tu en as vu une partie, dit-il en regardant Ivy, tu sais, celui où j’utilise des bâtonnets de carotte et des queues de crevettes ? Je dois me rendre à l’évidence : les gamins de huit ans me trouvent irrésistible. Sur ce, désolé, je dois y aller, ajouta-t-il en jetant un coup d’œil derrière lui.

— Oh, non ! s’écrièrent les enfants.

Il les laissa se défouler quelques secondes de plus, puis s’éloigna en se faufilant rapidement à travers la foule des familles venues faire leurs courses en ce samedi.

— Alors ça ! s’offusqua Suzanne. Alors ça !

Elle piqua Ivy du bout de sa baguette chinoise.

— Tu aurais pu lui parler ! lui reprocha-t-elle. C’est quoi ton problème ?

— Que voulais-tu que je lui dise ?

— Quelque chose ! N’importe quoi ! Mais assez pour lui faire comprendre qu’il avait le droit de s’adresser à toi.

La gorge d’Ivy se serra. Tristan avait certaines façons d’agir qu’elle ne s’expliquait pas. Sa présence la mettait mal à l’aise comme si elle avait lu dans ses pensées. Et puis, au fur et à mesure, on s’habitue à l’autre. Suzanne se pencha vers Ivy.

— Ton problème, c’est que tu prends tout ça trop au sérieux. Les histoires d’amour, c’est un jeu, rien qu’un jeu.

Ivy soupira et regarda sa montre.

— J’ai encore dix minutes de pause Beth, et si tu nous finissais ton histoire d’amour ?

Suzanne donna à Ivy une petite tape sur le bras.

— Il reste deux mois de cours. Et si tu commençais la tienne ?