The Project Gutenberg EBook of George Sand, by Elme Caro

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.net


Title: George Sand

Author: Elme Caro

Release Date: July 28, 2004 [EBook #13038]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK GEORGE SAND ***




Produced by Wilelmina Mallière and the Online Distributed Proofreading
Team. This file was produced from images generously made available
by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr







LES GRANDS ÉCRIVAINS FRANÇAIS

GEORGE SAND

PAR

E. CARO

DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE

PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79

1887

GEORGE SAND. REPRODUCTION DU DESSIN DE COUTURE.


GEORGE SAND. REPRODUCTION DU DESSIN DE COUTURE.



CHAPITRE PREMIER


LES ANNÉES D'ENFANCE ET DE JEUNESSE

DE GEORGE SAND

LES ORIGINES ET LA FORMATION DE SON ESPRIT


«On ne lit plus George Sand», nous dit-on. Soit; mais, ne fût-ce que pour l'honneur de la langue française, on reviendra, nous le croyons, sinon à toute l'oeuvre, du moins à une partie de cette oeuvre épurée par le temps, triée avec soin par le goût public, supérieure aux vicissitudes et aux caprices de l'opinion. Quand on nous a demandé de rassembler nos souvenirs sur cet auteur et de les faire revivre dans ce temps si étrangement dédaigneux et si vite oublieux, on est allé au-devant d'un secret désir que nous avions de faire appel, un jour ou l'autre, à nos impressions d'autrefois, de les ranimer par une nouvelle lecture, de les produire à la lumière en les rectifiant et les tempérant par l'expérience acquise et la comparaison. Sand! cette syllabe magique résumait pour nous des journées de rêveries délicieuses et de discussions passionnées. Elle représente tant de passions généreuses, tant d'aspirations confuses, de témérités de pensée, de découragements profonds, d'espérances surhumaines mêlées à l'élégante torture du doute! c'était en une seule conscience, en une seule imagination, une partie d'une génération qui se tourmentait vaguement au milieu d'un état de choses prospère et tranquille en apparence, aux approches de 1848, comme si la tranquillité un peu monotone des événements était une excitation à désirer autre chose, à souhaiter l'émotion, à se précipiter dans l'inconnu des faits ou des idées: génération heureuse, en somme, bien que déjà remuée par des pressentiments obscurs. Une vague idée de réforme ou de rénovation sociale, plus ardente que précise, planait dans beaucoup d'esprits, agités sans trop savoir pourquoi. C'était le temps où un jeune homme «ayant le tourment des choses divines», comme disait George Sand, pouvait se donner la joie d'entendre, dans la même journée, les appels splendides de Lacordaire à Notre-Dame, et, le soir, l'émouvante voix de Mlle Rachel au Théâtre-Français dans quelque grande tragédie, ou bien encore s'enivrer de la prose exquise et presque rythmée d'Alfred de Musset, révélé sur la même scène. On lisait quelque grande et profonde poésie de Victor Hugo sur la mort récente de sa fille; on discutait sur tel ou tel portrait des Girondins de Lamartine; on dévorait la Mare au Diable, ce petit chef-d'oeuvre de poésie rustique qui rachetait par son charme l'erreur prolixe du Meunier d'Angibault.

C'était un temps saturé d'idées et d'émotions, singulièrement caractérisé par un de ces grands poètes qui disait alors: «La France s'ennuie», et, chose plus singulière, qui le lui faisait croire, confondant l'ennui avec la secrète fermentation des esprits, mécontents du présent qui ne leur donnait pas assez d'émotions.

Je prends les années déjà lointaines de 1846 et 1847, parce qu'elles marquent l'apogée d'influence et de gloire où s'éleva le nom de George Sand, une gloire formée dans la tempête. On n'a pas perdu le souvenir des polémiques exaltées dont George Sand était alors l'occasion ou le prétexte. Doit-on s'étonner, si l'on y réfléchit, que cette renommée brillante et orageuse oscillât, au souffle des opinions contraires, entre l'admiration et l'anathème? Bien peu d'esprits gardaient la mesure à son égard. C'étaient tantôt des fureurs justicières et vengeresses contre une réformatrice audacieuse, tantôt une idolâtrie lyrique comme les oeuvres qui en étaient l'objet, une acclamation bruyante en l'honneur des idées et des principes confondus, dans une sorte d'apothéose déréglée, avec la puissance de l'inspiration et la beauté du style. Toutes ces passions sont bien tombées aujourd'hui. Il y a place maintenant, à ce qu'il semble, au milieu d'une indifférence réelle ou affectée, pour un jugement plus impartial, peut-être pour une admiration mieux raisonnée et plus libre. En tout cas, s'il est vrai que ce soit l'oubli qui ait fait disparaître également les deux partis, celui de l'injure et celui de la louange à outrance, s'il est vrai qu'on ne lise plus même les oeuvres qui ont été le prétexte enflammé de tant de jugements contradictoires, notre étude aura un mérite, celui d'une exploration dans des régions devenues inconnues, quelque chose comme un voyage de découvertes.

De cette année de 1847 remontons de quelque quinze ou seize ans en arrière, vers la fin de l'hiver de 1831, où George Sand vint s'installer à Paris avec le berceau de sa fille et son très léger bagage, quelques cahiers griffonnés à Nohant au milieu du bruit des enfants, sans une connaissance, sans un appui dans le monde des lettres, au milieu de ce vaste désert d'hommes, dont plusieurs étaient des concurrents redoutables, armés pour la lutte et prêts à défendre contre la nouvelle venue tous les accès des librairies, des journaux et des revues. J'ai essayé souvent de me représenter l'état d'esprit de la baronne Aurore Dudevant, quand, à l'âge de vingt-sept ans, elle vint tenter l'avenir dans l'ignorance complète de ses forces, transfuge volontaire de la maison et de la vie conjugales, prête à faire pour son compte, et peut-être aussi pour l'instruction des autres, l'épreuve de ce grand problème, l'indépendance absolue de la femme. Quelle nature déjà complexe! Que d'influences contradictoires s'étaient croisées et mêlées en elle! À la voir à sa table de travail, dans sa mansarde du quai Saint-Michel, affublée de sa redingote en gros drap gris, ou bien encore à la suivre avec ses amis berrichons au restaurant Pinson, à l'estaminet, aux musées, aux concerts, au parterre des théâtres le soir des premières représentations, naïvement curieuse de tout ce qui intéressait alors la jeunesse intelligente, de tous les événements littéraires et politiques des assemblées, des clubs et de la rue, qui donc reconnaîtrait dans cet étudiant quelque peu tapageur l'élève mystique du couvent des Anglaises, l'humble et douce amie de la soeur Alicia, ou bien encore la pastoure des champs du Berry, l'aventureuse et rêveuse enfant des bruyères et des bois? Ce petit jeune homme déluré qui fait le soir de si gaies promenades dans le quartier Latin avec une troupe de camarades, sous la conduite d'un très vieux jeune homme vaniteux, Henri Delatouche, le chef de la bohème littéraire de ce temps,—cet observateur vagabond, ce novice romancier, c'est une femme, très sérieuse au fond, qui a connu déjà de mortelles tristesses, qui a beaucoup vécu par la douleur, si la douleur fait vivre, qui a souffert dans toutes ses affections intimes, qui a été meurtrie par tous les liens de la famille; ces liens étaient même devenus pour elle un supplice insupportable par la fatalité des circonstances et sans doute aussi par cette autre fatalité que chacun porte en soi et dont chacun est l'industrieux et cruel artiste. Elle vient essayer de se refaire à Paris une existence nouvelle, en dehors de toutes les lois de l'opinion et de tous les instincts de son sexe. Elle veut mettre la nature elle-même dans son jeu et la contraindre à son caprice; elle virilise autant qu'elle peut sa manière de vivre, son costume, ses goûts, ses opinions, son talent. Elle va essayer de toutes les doctrines qui circulent à travers le monde, qui lui font espérer un meilleur avenir pour l'humanité; elle a toutes les curiosités intellectuelles; elle va les expérimenter sur le vif; elle a l'impatience généreuse et déréglée du vrai absolu, et ce qu'elle a conçu comme vrai, elle n'imagine pas qu'on puisse l'ajourner un seul instant.

Déjà, à vingt-sept ans, que de régions d'idées n'a-t-elle pas explorées, en les traversant toutes sans se satisfaire et s'arrêter dans aucune! Comme Wilhelm Meister, elle peut compter ses années d'apprentissage, et d'un apprentissage si rude! L'Histoire de ma vie1 nous les fera parcourir, et nous suivrons, dans cet itinéraire exact, plus d'un sentier douloureux. Nous saisirons là, en même temps, les sources mystérieuses d'où jaillit son imagination naissante.

La première de ces sources, c'est à son origine même qu'il faut la rapporter. George Sand resta toute sa vie dans une dépendance assez étroite des influences qui pesèrent sur son berceau.

Fille du peuple par sa mère, fille de l'aristocratie par son père, elle devait, dit-elle, la plupart de ses instincts à la singularité de sa position, à sa naissance à cheval, comme elle le disait, sur deux classes, à son amour pour sa mère, contrarié et brisé par des préjugés qui l'ont fait souffrir ayant qu'elle pût les comprendre, à son affection non raisonnée pour son père, esprit frondeur et romanesque, qui, dans un intervalle de sa vie militaire, ne sachant que faire de sa jeunesse, de sa passion, de son idéal, se donne tout entier à un amour exclusif et disproportionné qui le met en lutte, dans sa propre famille, contre les principes d'aristocratie, contre le monde du passé; enfin à une éducation qui fut tour à tour philosophique et religieuse, et à tous les contrastes que sa propre vie lui a présentés dès l'âge le plus tendre. Elle s'est formée au milieu des luttes que le sang du peuple a soulevées dans son coeur et dans sa vie, «et si plus tard certains livres firent de l'effet sur elle, c'est que leurs tendances ne faisaient que confirmer et consacrer les siennes». Ajoutez à ces sentiments de solidarité et d'hérédité irrésistibles les tiraillements douloureux, les déchirements mêmes du coeur que lui imposent de cruels malentendus, perpétuellement balancée entre les emportements de sa mère et les mépris à peine dissimulés de sa grand'mère; véritable enfant de Paris, imbue des préjugés d'une race à laquelle elle n'appartenait cependant que d'un côté, on comprend à quelle école cette âme ardente, souvent muette par contrainte, fut soumise et quel fonds d'amertume elle dut amasser en elle contre cette différence des classes dont souffrit cruellement son enfance. À ce point de vue, la lecture des premiers volumes de l'Histoire de ma vie est singulièrement instructive et nous fait pénétrer dans les premières impressions auxquelles s'éveilla cette existence, bizarrement divisée, dès qu'elle prit conscience d'elle-même. De là ce qu'elle appela plus tard ses instincts égalitaires et démocratiques, qui ne furent que l'explosion de vieilles rancunes et de souffrances intimes, qui dataient de loin. Quand elle lut, encore enfant, les Battuécas de Mme de Genlis, un roman innocemment socialiste (sans que le nom fût encore prononcé), ce fut l'institutrice et l'amie des rois qui révéla à l'enfant rêveuse une partie de ses idées futures. Elle en resta toujours là, avec une naïveté que l'âge ne corrigea pas, à travers des lectures et des formules nouvelles qui amenèrent cette naïveté à déclamer plus d'une fois toujours très sincèrement, mais un peu au hasard.

Cependant, son imagination travaillait sans cesse, silencieusement et activement. Plus tard elle en retrouvait la trace et l'action naissante dans les souvenirs les plus lointains de sa vie. La vie d'imagination, disait-elle, avait été toute sa vie d'enfant. Elle se rappelait fort bien le moment où le doute lui était venu sur l'existence du père Noël, le grand distributeur de cadeaux à l'enfance. Elle le regrettait sincèrement. La première journée où l'enfant doute est la dernière de son bonheur naïf. «Retrancher le merveilleux de la vie de l'enfant, c'est procéder contre les lois mêmes de sa nature. L'enfant vit tout naturellement dans un milieu pour ainsi dire surnaturel, où tout est prodige en lui, et où tout ce qui est en dehors de lui doit, à la première vue, lui sembler prodigieux.» L'enfance elle-même, la naissance encore si voisine d'elle, ce flot de sensations qui lui apportent la nouvelle d'un monde inconnu, tout cela n'est-il pas un cours continu de merveilles? George Sand combat, en toute occasion, la chimère de Rousseau, qui veut supprimer le merveilleux sous prétexte de mensonge. Laissez faire la nature, elle sait son métier. Ne devancez rien. «On ne rend pas service à l'enfant en hâtant sans ménagement et sans discernement l'appréciation de toutes les choses qui le frappent. Il est bon qu'il la cherche lui-même et qu'il l'établisse à sa manière durant la période de sa vie où, à la place de son innocente erreur, nos explications, hors de portée pour lui, le jetteraient dans des erreurs plus grandes encore, et peut-être à jamais funestes à la droiture de son jugement et, par suite, à la moralité de son âme.»

Elle était née rêveuse; tout enfant, elle se perdait dans des extases sans fin qui l'isolaient du monde entier. L'habitude contractée, presque dès le berceau, d'une rêverie dont il lui était impossible plus tard de se rendre compte, lui donna de bonne heure l'air bête. «Je dis le mot tout net parce que toute ma vie, dans l'enfance, au couvent, dans l'intimité de la famille, on me l'a dit de même, et qu'il faut bien que ce soit vrai.» Ces crises de rêverie prenaient quelquefois une durée et une intensité extrêmes, comme il arriva dans les jours qui suivirent la mort de son père (elle avait alors quatre ans). Quand elle se fut fait une vague idée de ce que c'est que la mort, elle resta des heures entières assise sur un tabouret aux pieds de sa mère, ne disant mot, les bras pendants, les yeux fixes, la bouche entr'ouverte: «Je l'ai souvent vue ainsi, disait sa mère pour rassurer la famille inquiète; c'est sa nature; ce n'est pas bêtise. Soyez sûre qu'elle rumine toujours quelque chose.» Elle ruminait, en effet; c'était la forme habituelle d'une pensée active déjà. Elle a peint en traits expressifs ce premier travail tout intérieur de son imagination. De son propre mouvement, dans cette période de sa vie commençante, elle ne lisait pas, elle était paresseuse par nature et avec délices; elle avouait qu'elle n'avait pu se vaincre plus tard qu'avec de grands efforts. Tout ce qu'elle apprenait par les yeux et par les oreilles entrait en ébullition dans sa petite tête, elle y songeait au point de perdre souvent la notion de la réalité et du milieu où elle se trouvait. Avec de pareilles dispositions, l'amour du roman, sans qu'elle sût encore ce que c'était que le roman, s'empara d'elle avant qu'elle eût fini d'apprendre à lire. Elle composait des histoires interminables en les jouant avec sa soeur Caroline ou sa petite compagne Ursule. C'était une sorte de pastiche de tout ce qui entrait dans sa petite cervelle, mythologie et religion mêlées, dans la singulière éducation que lui donnait sa mère, artiste et poète à sa manière, «qui lui parlait des trois Grâces ou des neuf Muses avec autant de sérieux que des vertus théologales ou des vierges sages», en amalgamant les contes de Perrault et les pièces féeriques du boulevard, «si bien que les anges et les amours, la bonne vierge et la bonne fée, les polichinelles et les magiciens, les diablotins du théâtre et les saints de l'Église produisaient dans sa tête le plus étrange gâchis poétique qu'on puisse imaginer».

Cette fermentation d'images qui se réalisaient en scènes fantastiques au dedans d'elle-même et qu'elle essayait de réaliser mieux encore dans ses jeux au dehors, se modifiait, mais ne disparaissait pas quand elle passait du petit appartement de la rue Grange-Batelière, où elle demeurait à Paris avec sa mère, à la maison de Nohant, qui appartenait à Mme Dupin. Là c'était une tout autre existence, de tout autres aliments pour la vie ruminante. En dehors des heures d'étude, où elle n'apportait qu'une régularité extérieure, elle vivait volontiers en compagnie des petits paysans du voisinage, dans les pâtureaux où ils se réunissaient autour de leur feu, en plein vent, jouant, dansant ou se racontant des histoires à faire peur. Elle s'animait, elle s'exaltait de leurs terreurs. «On ne s'imagine pas, disait-elle en se rappelant cette période de son enfance, ce qui se passe dans la tête de ces enfants qui vivent au milieu des scènes de la nature sans y rien comprendre, et qui ont l'étrange faculté de voir par les yeux du corps tout ce que leur imagination leur représente.» C'est là qu'elle s'essayait de bonne foi à ce genre d'hallucination particulière aux gens de la campagne, guettant l'apparition de quelque animal fantastique, le passage de la grand'bête que presque tous ses petits compagnons avaient vue au moins une fois. Elle était la première aux contes de la veillée, lorsque les chanvreurs venaient broyer le chanvre à la ferme. Malgré toute la bonne volonté qu'elle y mit, elle déclare qu'elle ne put jamais obtenir la moindre vision pour son compte; elle ne put réussir à être complètement dupe d'elle-même; mais l'ébranlement de l'imagination et des nerfs persistait; elle en ressentait une sorte de frémissement et de volupté; toute sa vie elle aima à raviver le plaisir frissonnant que lui donnaient les émotions de ce genre. De toutes ces inventions rustiques qu'elle recueillait avidement, de ces visions du soir qu'elle sollicitait dans la campagne, il y avait juste de quoi troubler un instant sa cervelle et lui ravir quelques heures de sommeil. Au fond, ce n'étaient que des matériaux qu'elle amassait dans son magasin d'images; elle les accumulait dans son incessante rêverie, pour l'oeuvre future dont elle n'avait pourtant aucune idée; elle était artiste déjà et se dédoublait comme le font les artistes, à la fois auteur et acteur dans ces petits drames qu'elle se jouait à elle-même. Plus tard elle consacra des études nombreuses à ce genre de littérature, la littérature de la peur, qu'elle avait expérimentée sur elle-même, le Diable aux champs, les Contes d'une grand'mère, les Légendes rustiques, le Drac, etc., etc. Elle avait fini par se faire, sur ce sujet, une érudition très curieuse dont elle s'amusait non sans un peu de frayeur. L'élément fantastique lui semblait être une des forces de l'esprit populaire. Elle se plaisait surtout à le saisir chez des populations qui ne semblent pouvoir réagir que par l'imagination contre la rude misère de leur vie matérielle. Le Kobold en Suède, le Korigan en Bretagne, le Follet en Berry, l'Orco à Venise, le Drac en Provence, il y a peu de ses romans d'aventures qui ne garde quelque souvenir de ces noms, quelque impression de ce genre, et qui ne soit une de ses rêveries d'enfance continuée.

C'est ainsi qu'elle prélude à ce songe d'âge d'or, à ce mirage d'innocence champêtre qui la prit dès l'enfance et la suivit jusque dans l'âge mûr. Malgré ces préoccupations assez sombres, elle n'était pas triste pourtant; elle avait ses heures de franche, d'exubérante gaieté. Sa vie d'enfance et d'adolescence fut une alternative de solitude recueillie et d'étourdissement complet. Au sortir de ses longues rêvasseries, elle se livrait avec une sorte d'ivresse à des amusements très simples et très actifs qui faisaient le plus singulier contraste aux yeux des personnes habituées à la voir vivre. C'étaient «les deux faces d'un esprit porté à s'assombrir et avide de s'égayer, peut-être d'une âme impossible à contenter avec ce qui intéresse la plupart des hommes, et facile à charmer avec ce qu'ils jugent puéril et illusoire.... Je ne peux pas, disait-elle, m'expliquer mieux moi-même. Grâce à ces contrastes, certaines gens prirent de moi l'opinion que j'étais tout à fait bizarre.»

Cette vie intérieure, qu'elle portait déjà si vive et si intense dans le secret de sa pensée, manqua prendre un autre courant et une direction toute nouvelle, grâce à un assez grave événement; ce fut une crise religieuse qui, vers la seizième année, se déclara chez elle. À la suite de déchirements de coeur qui se renouvelaient sans cesse et de quelques révélations maladroitement cruelles qui lui furent faites sur le passé de sa mère, Aurore avait résolu de renoncer à tout ce qui devait mettre dans l'avenir un plus grand intervalle entre sa mère et elle, qui vivaient généralement séparées; elle voulut renoncer à la fortune de sa grand'mère, à l'instruction, aux belles manières, à tout ce qu'on appelle le monde. Elle prit en horreur les leçons de son pédagogue Deschartres, dont elle a immortalisé plus tard la figure, les vanités, les ridicules et la rude honnêteté; elle se révolta, elle tourna à l'enfant terrible.

Mme Dupin, ne pouvant venir à bout de sa révolte, résolut de la mettre au couvent des Anglaises, qui était alors la maison d'éducation en vogue à Paris pour les jeunes filles de la haute société. La jeune pensionnaire, qui arrivait là le coeur brisé des dernières luttes entre sa mère et sa grand'mère, les deux êtres qu'elle chérissait le plus, se reposa délicieusement dans cet abri. Elle nous a raconté avec un charme exquis, dans l'Histoire de ma vie, son séjour au couvent, égayant son récit de quelques vifs portraits de soeurs et de pensionnaires, décrivant les moeurs et les habitudes, les salles d'étude et les chambres, nous intéressant à ces petits drames de la vie des religieuses, aux querelles des élèves, à leurs raccommodements, aux fautes et aux punitions encourues ou subies, à cette oisiveté errante dans les couloirs, dans les souterrains et sur les toits du couvent, à la recherche d'un secret qui n'avait jamais existé et de victimes imaginaires dont on ne savait pas même les noms, mais qu'on voulait délivrer d'une captivité romanesque. C'est déjà, en action, la conception qui se réalisera dans plusieurs de ses romans et qu'elle semble poursuivre sans cesse, les mystères de la Daniella, de la Comtesse de Rudolstadt, du Château des Désertes, de Flamarande et de tant d'autres récits où l'invention se complique de surprises matérielles, de labyrinthes, de dédales d'architecture fantastique, et où l'on croirait assister à une secrète collaboration d'Anne Radcliffe avec un écrivain de génie. Il y a de ces idées fixes dans George Sand. Celle-là s'était annoncée de bonne heure.

Dans cette compagnie de jeunes filles fort indisciplinées, dont quelques-unes l'entraînaient soit à leur suite, soit à leur tête, sa gaieté, un instant assoupie, se réveilla et même à l'excès; elle devint diable, elle aussi, un nom caractéristique choisi par les pensionnaires qui ne voulaient se classer ni parmi les sages, ni parmi les bêtes. Puis tout d'un coup, après deux années d'études fort irrégulières et agitées, après qu'elle eut épuisé des amusements qui n'avaient guère de diabolique que le nom, et qui se réduisaient à un mouvement sans but, à la rébellion muette et systématique contre la règle, une révolution vint à s'opérer dans son esprit. «Cela s'était fait tout d'un coup, comme une passion qui s'allume dans une âme ignorante de ses propres forces.» Un jour arriva où son amour profond et tranquille pour la mère Alicia ne lui suffit plus. «Tous ses besoins étaient dans son coeur, et son coeur s'ennuyait.» Sous une vive impulsion, qui ressemblait à un coup de la grâce, elle se sentit transformée. Elle entendit, elle aussi, un jour, dans un coin sombre de la chapelle où elle s'abîmait en méditations, le Tolle, lege de saint Augustin, qu'un tableau naïf représentait devant elle. Tout d'un coup elle se donne, sans réserve, sans discussion, à la foi qui l'envahit; elle n'était point lâche, nous dit-elle, et se fit un point d'honneur de cet abandon total. Elle subit jusqu'au bout «la maladie sacrée»; la dévotion s'empara d'elle; elle connut les larmes brûlantes de la piété, les exaltations de la foi, et parfois aussi elle en ressentit les défaillances et les langueurs. La fièvre mystique l'agitait, comme saintement égarée, sous les arceaux du cloître; elle usait ses genoux, elle répandait son âme en sanglots sur le pavé de la chapelle où elle avait eu sa révélation. Plus tard elle reprendra les souvenirs de cette période de sa vie dans un récit brûlant d'amour divin, dans Spiridion, ou plutôt dans les premières pages du récit; car il arrive un moment où l'âme tendrement exaltée du jeune moine est en proie à des troubles et à des visions d'un autre genre qui le détournent de la foi simple et le jettent dans des voies nouvelles. Mais le début du roman garde l'empreinte d'une grande et sincère émotion religieuse qui ne se rencontre nulle part, dans la vie de l'auteur, au même degré qu'au couvent des Anglaises. Comme il arriva pour le jeune moine Spiridion, la vie vint bientôt chez elle troubler ce beau rêve mystique, déconcerter l'extase et apporter des éléments nouveaux qui modifièrent profondément l'impression reçue. Mais elle en conserva toujours un germe d'idéalisme chrétien que les accidents de la vie, ses aventures mêmes ne purent jamais étouffer et qui reparaissait toujours après des éclipses passagères.

La fièvre religieuse s'apaisa bientôt, à son retour à Nohant, où la rappelait la sollicitude un peu inquiète de sa grand'mère et où des incertitudes cruelles sur une santé précaire l'obligèrent à rentrer dans les soucis de la vie pratique. Pendant les dix derniers mois que dura la lente et inévitable destruction d'une vie qui lui était chère, Aurore vécut près du lit de Mme Dupin, ou seule dans une tristesse presque sauvage. Cette mélancolie profonde n'était un instant suspendue que par des promenades à cheval, «par cette rêverie au galop», et sans but, qui lui faisait parcourir une succession rapide de paysages, tantôt mornes, tantôt délicieux, et dont les seuls épisodes, notés par elle et consignés dans ses souvenirs, étaient des rencontres pittoresques de troupeaux ou d'oiseaux voyageurs, le bruit d'un ruisseau dont l'eau clapotait sous les pieds des chevaux, un déjeuner sur un banc de ferme avec son petit page rustique André, stylé par Deschartres à ne pas interrompre son silence plein de songes. C'est alors qu'elle devint tout à fait poète par la tournure de son esprit et par la sensation aiguë des choses extérieures, mais poète sans s'en apercevoir, sans le savoir.

En même temps elle prenait la résolution de s'instruire et se mit avec ardeur à des lectures qui l'attachèrent passionnément. Elle sentait le vide qu'avait laissé dans son esprit son éducation dispersée et fortuite sous la discipline bizarre de Deschartres ou sous la règle trop indulgente du couvent. Elle se mit à lire énormément, mais avec une curiosité tumultueuse, sans direction et sans ordre. Un nouveau changement se fit à cette époque dans son esprit. Elle abandonna l'Imitation de Jésus-Christ et le dogme de l'humilité pour le Génie du Christianisme, qui l'initiait à la poésie romantique plutôt qu'à une forme nouvelle de la vérité religieuse. Bientôt elle passa à la philosophie; chaque livre nouveau marquait en elle comme une nouvelle ère. Je ne connais rien de dangereux comme la métaphysique, prise à grande dose et sans méthode par un esprit ardent et complètement inexpérimenté. Il y a pour ces jeunes intelligences un égal péril ou de s'attacher exclusivement à une doctrine, quand on est incapable de l'examiner avec sang-froid, et d'y puiser l'enthousiasme exclusif d'un sectaire, ou bien de tout confondre et de tout mêler dans un éclectisme sans jugement, de rapprocher par des affinités de sentiment des noms et des dogmes disparates, comme Jésus-Christ et Spinoza. La jeune rêveuse ne put échapper à ce double péril: elle passa tour à tour de l'enthousiasme qui confond tout à l'enthousiasme qui s'attache exclusivement à une pensée ou à un nom, tout cela au gré de la sensation présente ou du caprice de l'imagination. Mais elle augmentait rapidement son capital de connaissances, qui fut bientôt considérable, bien qu'assez mal classé. Sans façons, elle s'était mise aux prises avec Mably, Locke, Condillac, Montesquieu, Bacon, Bossuet, Aristote, Leibniz surtout, qu'elle mettait au-dessus de tous les autres comme métaphysicien (ce qui était une vue et une préférence heureuses), Montaigne, Pascal. Puis étaient venus les poètes et les moralistes, La Bruyère, Pope, Milton, Dante, Virgile, Shakespeare; le tout sans idée de suite, sans programme d'études, comme ils lui tombèrent sous la main. Elle s'emparait de cette masse tourbillonnante d'idées avec une étrange facilité d'intuition; la cervelle était profonde et large, la mémoire était docile, le sentiment vif et rapide, la volonté tendue. Enfin Rousseau était arrivé; elle avait reconnu son maître, elle avait subi le charme impérieux de cette logique ardente, et son divorce avec le catholicisme fut consommé.

Dans ce conflit d'opinions et de doctrines, sa force nerveuse s'était épuisée à essayer de tout comprendre, de tout concilier ou de choisir. René de Chateaubriand, Hamlet de Shakespeare, Byron enfin avaient achevé l'oeuvre. Elle était tombée dans un désarroi intellectuel et moral, dans une mélancolie qu'elle n'essayait même plus de combattre. Elle avait résolu de s'abstenir autant que possible de la vie; elle avait même passé du dégoût de la vie au désir de la mort. Elle ne s'approchait jamais de la rivière sans éprouver dans sa tête comme une gaieté fébrile, en se disant: «Comme c'est aisé! Je n'aurais qu'un pas à faire.» Oui ou Non?—Voilà ce qu'elle se répétait assez souvent et assez longtemps pour risquer d'être lancée par le Oui au fond de cette eau transparente qui la magnétisait. Un jour, le Oui fut prononcé; elle poussa son cheval hors de la voie marquée par le gué, dans le hasard des eaux profondes. C'en était fait d'elle et des chefs-d'oeuvre futurs, si la bonne jument Colette ne l'avait sauvée, d'un bond extraordinaire, hors du gouffre.

La mort de sa grand'mère, dont elle raconte les derniers moments avec une douleur sans phrase et une sincérité touchante, termina la période d'initiation. La séparation entre les deux familles paternelle et maternelle fut consommée, légalement au moins, par l'ouverture du testament. Sa mère, prévenue par quelqu'un, connaissait depuis longtemps la clause qui la séparait de sa fille; elle savait aussi l'adhésion donnée à cette clause. De là de nouvelles tempêtes. On y céda dans une certaine mesure. Aurore dut rompre avec ses parents de Villeneuve, à qui elle était recommandée par le voeu de la morte. Ce fut un nouveau déchirement de famille.

Pour obvier à une situation fausse et parfois intolérable, Mme Dupin conduisit un jour sa fille à la campagne, chez des amis qu'elle avait rencontrés trois jours auparavant et qui se trouvaient être les meilleures gens de la terre, les Duplessis; ils habitaient avec leurs enfants une belle villa de la Brie. Mme Dupin promit de venir la chercher «la semaine prochaine». Elle l'y laissa cinq mois, et c'est là que se fit, un jour, le mariage qui devait clore tout naturellement des relations de famille orageuses et parfois même extravagantes et constituer pour la jeune femme une existence normale en espérance.

Ici encore les déceptions ne manquèrent pas. Aurore passait pour une riche héritière, d'assez belle figure et d'un caractère gai, quand elle n'était pas en contact avec les emportements et les irritations de sa mère, qui avaient le privilège de la rendre affreusement triste. C'est dans la famille Duplessis qu'elle rencontra le fils naturel d'un colonel en retraite, M. Dudevant, dont la fortune était en rapport avec la sienne et qui la prit tout de suite à gré, «tout en ne lui parlant point d'amour, et s'avouant peu disposé à la passion subite, à l'enthousiasme, et, dans tous les cas, inhabile à l'exprimer d'une manière séduisante». On fit à Aurore la plaisanterie de la traiter comme sa femme future; il n'en fallut pas davantage. Elle se maria presque passivement, comme elle faisait tous les actes extérieurs de sa vie. Le mariage eut lieu en septembre 1822; ils partirent pour Nohant, où sa première occupation, pendant l'hiver de 1823, fut le souci de la maternité qui se préparait pour elle, à travers les plus doux rêves et les plus vives aspirations. La transformation fut complète pour elle. Les besoins de l'intelligence, l'inquiétude des pensées, les curiosités de l'étude comme celles de l'observation, tout disparut, dit-elle, aussitôt que le doux fardeau se fit sentir. «La Providence veut que, dans cette phase d'attente et d'espoir, la vie physique et la vie du sentiment prédominent. Aussi les veilles, les lectures, les rêveries, la vie intellectuelle en un mot fut naturellement supprimée, et sans le moindre mérite ni le moindre regret.» Son mari était une nature négative et tatillonne; il passait sa vie à la chasse; elle, sans un seul point d'appui autour d'elle, s'abstint de rêver; elle fit des layettes avec une ardeur et bientôt une maestria de coup de ciseaux qui la surprirent elle-même.

Sauf l'épisode de la maternité, les commencements de cette existence nouvelle furent assez ternes. Ce ne fut que par accident que revinrent plus tard des accès de cette exaltation douloureuse qui avait fait jusque-là son secret supplice et, ce qui est plus dangereux, sa secrète et chère volupté. Quelques années se passèrent dans une sorte de tranquillité prosaïque et de bonheur négatif. Le rêve semblait s'être enfui bien loin; deux beaux enfants grandissaient autour d'elle. Elle était devenue, s'il faut l'en croire, une campagnarde engourdie, en apparence au moins; elle s'appliqua même à devenir une bonne femme de ménage, ce qui est plus difficile encore. Si sa pensée travaillait encore solitairement dans la condition très bourgeoise où elle semblait condamnée à vivre, la jeune mère n'avait pas le pédantisme de ses agitations morales; personne n'en avait le secret ni même le soupçon autour d'elle, et quand elle eut écrit ses premiers romans, un de ses plus chers amis, un habitué de Nohant, le Malgache, lui écrivait: «Lélia, c'est une fantaisie. Ça ne vous ressemble pas, à vous qui êtes gaie, qui dansez la bourrée, qui appréciez le lépidoptère, qui ne méprisez pas le calembour, qui ne cousez pas mal et qui faites très bien les confitures.» Quand définitivement son intérieur fut troublé, vers 1831, quand les projets d'un avenir à sa guise eurent pris le dessus, quand on lui eut accordé une misérable pension et la liberté, qui devait plus tard se transformer en une séparation légale à son profit, quand elle fut arrivée à Paris pour y courir les risques effrayants d'une existence complètement affranchie, ce fut alors que l'on connut Mme Sand, une femme nouvelle avec un nom nouveau. Ce fut Henri Delatouche qui la baptisa ainsi. Sand restait indivis entre Jules Sandeau et elle, réunis par une collaboration pour la première oeuvre. On fut vite d'accord sur les prénoms. Sandeau garda le sien; George était synonyme de Berrichon. «Jules et George, inconnus au public, passeraient pour frères ou cousins.» Les deux noms conquirent bientôt une célébrité qui les sépara de plus en plus l'un de l'autre.

Nous ne racontons pas une biographie, nous essayons seulement de tracer une esquisse psychologique. Notre dessein était de noter les épreuves diverses et les phases intellectuelles qui avaient marqué la jeunesse de Mme Sand. Elle arrivait à la vie littéraire avec un fonds de souffrances très réelles, bien qu'exagérées sans doute par une imagination forte, d'émotions intimes et d'agitations religieuses, irritée plutôt qu'apaisée par des lectures sans règle, avec une sensibilité aiguë et raffinée, un dédain profond pour les vérités relatives dont il faut bien parfois se contenter dans le train du monde, la haine instinctive de tous les jougs qu'impose la loi ou l'opinion, l'horreur innée de tout ce qui engage la liberté de la pensée ou celle du coeur. Ajoutez à cela qu'elle se trouve, presque à son coup d'essai et par le miracle d'une nature prodigue, en possession d'un style merveilleux, qui semble fait tout exprès et comme préparé pour recevoir son ardente pensée, qui s'était formé tout seul et sans conseils, depuis la longue série des petits cahiers consacrés à l'épopée de Corambé jusqu'au premier roman qu'elle donnera au public.

Comment se fit la première révélation de son talent d'écrire? il est curieux d'en connaître l'origine. Ce fut vers la fin du dernier automne qu'elle passa à Nohant. Elle avait beaucoup lu Walter Scott, dont les traces se retrouvent dans plusieurs de ses romans.

Elle ébauchait, pendant ces mois tristes, à travers ses longues promenades, l'idée d'une espèce de roman qui ne devait jamais voir le jour et qu'elle écrivit sur la tablette d'une vieille armoire, dans l'ancien boudoir de sa grand'mère, près de ses enfants: «L'ayant lu, dit-elle avec candeur, je me convainquis qu'il ne valait rien, mais que j'en pouvais faire de moins mauvais», et comme elle était alors très préoccupée du choix du métier qui lui assurerait sa liberté à Paris, elle vint à penser qu'en somme il n'était pas plus mauvais que beaucoup d'autres qui, tant bien que mal, faisaient vivre. «Je reconnus que j'écrivais vite, facilement, longtemps, sans fatigue; que mes idées, engourdies dans mon cerveau, s'éveillaient et s'enchaînaient, par la déduction, au courant de la plume; que dans ma vie de recueillement j'avais beaucoup observé et assez bien compris les caractères que le hasard avait fait passer devant moi, et que, par conséquent, je connaissais assez la nature humaine pour la dépeindre.» Cela l'encouragea dans sa tentative; elle en conclut que, de tous les petits travaux dont elle était capable, la littérature proprement dite, dont elle avait le goût et l'instinct confus, était celui qui lui offrait le plus de chances de succès comme métier. Elle fit son choix. Mais elle avait bien hésité auparavant; elle avait essayé des portraits au crayon ou à l'aquarelle en quelques heures. C'était ressemblant, paraît-il, mais cela manquait d'originalité. Elle crut un instant avoir trouvé son aptitude véritable: elle peignait avec goût des fleurs et des oiseaux d'ornement, des compositions microscopiques sur des tabatières et des étuis à cigares en bois de Spa. Elle faillit même en vendre un quatre-vingts francs, chez un marchand à qui elle l'avait confié. À quoi tiennent les destinées littéraires! Si elle en avait obtenu cent francs, ce qu'elle demandait en tremblant, sans croire que ce fût possible, Consuelo et la Mare au Diable n'auraient jamais paru. Heureusement la mode de ces objets passa vite, et Mme Dudevant fut obligée de chercher ailleurs ce qu'elle avait cru trouver là, son gagne-pain. Le mot est d'elle; il était strictement vrai dans les conditions qui lui étaient faites. Elle avait à payer de son travail son passage à travers la vie libre, après qu'elle avait d'abord et de guerre lasse abandonné tous ses droits à son mari, pour racheter son indépendance. Ce mari, que nous ne retrouverons pas sur notre chemin, sans être précisément une réalité offensive dans les premières années, sans être d'ordinaire ni méchant ni brutal, s'était arrangé de manière à devenir insupportable et à rendre la vie commune bien difficile à une femme d'un caractère solitaire et assez sauvage, qu'on ne pouvait ni asservir ni réduire dans ses habitudes et ses goûts. Quelques autres défauts, plus graves, paraît-il, vinrent s'ajouter aux difficultés conjugales et décidèrent une séparation, qui, d'abord partielle et librement consentie, devint définitive.

Il arriva enfin un jour où Mme Dudevant reconquit son droit entier à l'indépendance qu'elle avait tant de fois souhaitée. En 1836 un jugement du tribunal de Bourges prononça la séparation à son profit et lui laissa l'éducation des deux enfants. Mais déjà elle avait fait l'essai dangereux de la célébrité littéraire par des oeuvres qui avaient surpris l'attention publique. Elle y était arrivée avec les qualités dont nous lui avons vu faire l'essai dans la retraite, intérieurement si agitée, où elle avait vécu: l'habitude des longues rêveries, qui était devenue un abri contre la vie réelle, une sensibilité très vive pour toutes les formes de la souffrance humaine, une bonté qui fut pour elle une source d'inspirations et en même temps une occasion perpétuelle d'erreurs et de malentendus dans son existence; enfin une imagination inépuisable dont elle avait suivi en secret, avec délices, les jeux et les combinaisons tour à tour ravissantes et terribles, jusqu'au jour où elle imagina de les jeter dans le public, qui s'en éprit passionnément et acclama le nom de l'enchanteresse. On lui donna presque aussitôt sa place, et ce fut souvent la première, dans cette illustre pléiade de romanciers qui embrassait les noms si divers de Balzac, d'Alexandre Dumas, de Jules Sandeau, et dans laquelle le nom de George Sand garda son éclat personnel sans rien emprunter aux astres fraternels et voisins.

NOTES:

1

Sa grand'mère était la propre fille du maréchal Maurice de Saxe et d'une des demoiselles Verrière, bien connues au XVIIIe siècle. Son grand-père était le célèbre M. Dupin de Francueil, que Jean-Jacques Rousseau et Mme d'Epinay désignent sous le nom de Francueil seulement, et qui, à l'âge de soixante-deux ans, était encore un reste d'homme charmant du dernier siècle. De ce mariage était né Maurice Dupin, un militaire, brillant causeur la plume à la main, un peu trop ami des aventures, qui, très jeune, unit son sort à celui d'une fort aimable et spirituelle modiste de Paris, contre le gré de Mme Dupin, tour à tour indulgente et courroucée. Maurice Dupin eut, en 1804, une fille, Aurore, qui devait illustrer le nom de George Sand.


CHAPITRE II


HISTOIRE DES OEUVRES DE GEORGE SAND

L'ORDRE ET LA SUCCESSION PSYCHOLOGIQUE DE SES ROMANS

Quelle idée George Sand se faisait-elle du roman quand elle entreprit d'écrire pour le public? Même en faisant aussi large que l'on voudra la part de la spontanéité, peut-on croire que cette intelligence, si richement douée et si féconde, ait marché tout à fait au hasard, dans les voies qui se sont offertes à elle, avec l'indifférence banale d'un talent qui ne vise qu'au succès, ou bien s'est-elle développée selon la règle inaperçue, mais active, d'instincts énergiques et permanents? Elle va répondre pour nous:

«Je n'avais pas la moindre théorie quand je commençai à écrire, et je ne crois pas en avoir jamais eu quand une envie de roman m'a mis la plume en main. Cela n'empêche pas que mes instincts ne m'aient fait, à mon insu, la théorie que je vais établir, que j'ai généralement suivie sans m'en rendre compte, et qui, à l'heure où j'écris, est encore en discussion. Selon cette théorie, le roman serait une oeuvre de poésie autant que d'analyse. Il y faudrait des situations vraies et des caractères vrais, réels même, se groupant autour d'un type destiné à résumer le sentiment ou l'idée principale du livre. Ce type représente généralement la passion de l'amour, puisque presque tous les romans sont des histoires d'amour. Selon la théorie annoncée (et c'est là qu'elle commence), il faut idéaliser cet amour, ce type par conséquent, et ne pas craindre de lui donner toutes les puissances dont on a l'aspiration en soi-même, ou toutes les douleurs dont on a vu ou senti la blessure. Mais, en aucun cas, il ne faut l'avilir dans le hasard des événements; il faut qu'il meure ou triomphe, et on ne doit pas craindre de lui donner une importance exceptionnelle dans la vie, des forces au-dessus du vulgaire, des charmes ou des souffrances qui dépassent tout à fait l'habitude des choses humaines, et même un peu le vraisemblable admis par la plupart des intelligences. En résumé, idéalisation du sentiment qui fait le sujet, en laissant à l'art du conteur le soin de placer ce sujet dans des conditions et dans un cadre de réalité assez sensible pour le faire ressortir.»

George Sand n'a pas été infaillible dans l'application de cette théorie. Il lui est arrivé plus d'une fois d'idéaliser dans le chimérique et le faux. Mais c'était là l'erreur de son jugement, non de ses instincts; elle restait fidèle d'intention à sa théorie, alors même qu'elle la trahissait. Cette théorie paraît bien simple et bien grande, par comparaison surtout avec ce qui s'est vu plus tard.

À travers toutes les aventures de sa vie réelle et de sa vie littéraire, George Sand garda intact son culte de l'idéal, elle resta poète. Le goût changeant des générations nouvelles ne lui ravira jamais cet honneur. C'est dans une conception poétique que naissent ces récits si riches, si variés, qui souvent s'altèrent dans la suite des événements, mais qui toujours ont des commencements merveilleux.

On comprend comment cette spontanéité d'une imagination dont j'ai essayé de retracer les origines troublées, qui ne se gouverne guère, qui s'excite elle-même, comment le souvenir des crises morales traversées, l'espoir confus d'un avenir où sa crédulité enthousiaste voyait éclore des rêves divins, comment toute cette nature inquiète, frémissante et superbe, avec ses illusions et ses vraies douleurs, va trouver d'instinct son expression dans des oeuvres étranges, audacieuses de pensée, d'un style exalté et inquiétant, gémissantes et passionnées, débordantes de lyrisme, à propos de l'amour, à propos de la religion, à propos de la vie humaine. Que si, de plus, on vient à penser que cet auteur est une femme froissée par la vie, déçue, irritée de mille manières, que jusqu'alors dans une existence très active au dedans, mais très solitaire et très retirée, elle est restée étrangère à tous les grands spectacles de la politique et de la société, et qu'elle se précipite dans ce monde inconnu, avec son inexpérience effrénée, ses vastes désirs et une compassion profonde pour les misères et les douleurs qui crient à travers l'humanité, et encore plus pour celles qui souffrent et saignent silencieusement: on comprendra que cette femme soit tout d'abord consternée et saisie à cette vue, comme toutes les belles âmes qui jugent le monde avec leur coeur et dont les aspirations sont violemment meurtries par la brutalité des faits. Elle demandera alors si à tant de maux il n'y a pas de remède.

Ce seront d'abord les préoccupations personnelles, religieuses et morales qui domineront son esprit et ses oeuvres. Puis ce sera le tour des préoccupations sociales. Alors, autour de cette femme inspirée, de ce poète applaudi, de cet écrivain déjà populaire, vous verrez se presser en foule les docteurs de la rénovation universelle, les empiriques et les utopistes, les sophistes et les rêveurs, les apôtres sincères et les charlatans de la question sociale, les exploiteurs et les exploités, les ambitieux et les naïfs. Ils ont trouvé dans George Sand l'éclatant porte-voix de leurs doctrines. C'est à qui lui proposera un plan nouveau, un système inédit, la philosophie, la politique, la religion de l'avenir. La nature de Mme Sand la prédisposait à subir le despotisme des convictions âpres et des imaginations fortes. Fanatique du bien absolu ou, à son défaut, d'un mieux immédiat, rêvé plutôt qu'expérimenté, plus paresseuse à concevoir l'idée qu'à la mettre en oeuvre, reconnaissant elle-même que l'initiative intellectuelle lui manque, elle laisse envahir toute une période de sa vie par l'utopie politique, par le vague désir d'un âge d'or sur l'avènement duquel tout le monde est d'accord autour d'elle, sans que chacun renonce à son plan pour le faire éclore, et à son programme particulier pour le réaliser. Enfin, un beau jour (oui, ce fut un beau jour pour son talent et sa gloire) elle éprouvera comme une grande lassitude de cette agitation d'idées dans le vide, de ces théories, immaculées et superbes tant qu'elles demeurent sur le trône intérieur de la pensée pure, et qui, dès qu'elles descendent dans les aventures de la politique active et dans les mouvements de la rue, se laissent avilir et souiller par les événements. Ce grand esprit, qui a l'horreur de la violence, rentrera en soi sous une impression de fatigue et de dégoût; elle fera, si j'ose dire, une retraite spirituelle en elle-même dans le sanctuaire de ses plus chers souvenirs; elle se rendra à l'appel énergique que lui font ses secrets instincts, trop longtemps froissés par la discussion violente et la lutte ingrate; elle reviendra à son goût pour la campagne, pour ces champs du Berry, théâtre de la première poésie de ses rêveries d'enfant; il y aura en elle comme une éclosion soudaine et inespérée de souvenirs frais et charmants, d'émotions exquises et saines. Enfin, nous nous reposerons avec elle de toutes les agitations et de toutes les haines; la douce lumière, un peu voilée, de la campagne natale finira par éclipser l'éclat fiévreux du réformateur, le rêve enflammé du poète humanitaire.

N'est-ce pas là précisément le cercle parcouru par Mme Sand, et cette page de biographie intime n'est-elle pas l'histoire en raccourci de ses oeuvres?



I

La première période de sa vie littéraire est toute au lyrisme spontané, personnel. Et comme je voudrais faire ici un tableau non de fantaisie, mais d'histoire, avec la précision relative que comportent ces sortes de divisions d'un caractère tout psychologique, je crois pouvoir étendre cette première période de 1832 à 1840 environ. Dans cet intervalle de neuf années paraissent, coup sur coup, les chefs-d'oeuvre de la première manière, Indiana, Valentine, Jacques, André, Mauprat, Lélia et la charmante série des contes vénitiens2.

Rappelons rapidement le sujet des oeuvres principales. Nous verrons qu'elles procèdent toutes d'un fonds commun d'émotions et de douleurs personnelles, sans être pourtant la confidence et le récit de sa vie. Mme Sand a toujours protesté contre les applications trop strictement biographiques qui ont été faites de ses premiers romans.

Cependant il faut s'entendre sur ce point délicat. Indiana, elle nous l'assure, n'est pas son histoire dévoilée. C'était du moins l'expression de ses réflexions habituelles, de ses agitations morales, d'une partie de ses souffrances réelles ou factices; ce n'était pas sa vie, soit, c'était le roman ou le drame de sa vie, tel qu'elle l'avait conçu sous les ombrages de Nohant. Que ce ne fût pas, je veux le croire, une plainte formulée contre son maître particulier, c'était du moins une protestation contre la tyrannie dans le mariage, personnifiée par le colonel Delmare. C'était aussi la conception, l'idéal d'une femme aimante, telle qu'elle l'imaginait alors; c'est pour son propre compte qu'elle s'intéressait à la peinture d'un amour naïf et profond, exalté et sincère, passionné et chaste, que sa naïveté même trahit, que sa sincérité livre en proie et sans autre défense que le hasard à l'égoïsme voluptueux et féroce d'un homme du monde, et que sauve enfin du dernier désespoir un coeur héroïquement silencieux, un coeur digne d'elle, digne de la réconcilier avec la vie et l'amitié.—Valentine recommence, avec des détails ravissants et une poésie incomparable, ce thème du mariage impie et malheureux que les convenances sacrilèges du monde ont imposé, et qui traîne à sa suite les plus lamentables et tragiques douleurs, le réveil violent de la nature et du coeur, les ardeurs fatales, les tentations plus fortes que la volonté, la famille déshonorée, une noble maison brisée, un foyer anéanti.—Jacques, c'est son idéal de l'amour dans l'homme (comme Indiana est son idéal de l'amour dans la femme); c'est un stoïcien devenu amoureux avec la profondeur et l'élévation qu'un stoïcien peut mettre dans ces sortes de choses, avec un courage triste jusqu'à la mort dès qu'il pressent une faiblesse ou une trahison, un dévoué qui abdique sans éclat tous ses droits et se résigne au suicide pour épargner à Fernande, adorée jusque dans sa faute, l'humiliation de ses joies coupables et la honte de son bonheur adultère.—L'amour dans une nature gracieuse et faible qu'il exalte et qu'il brise, l'amour encore, mais dans une nature sauvage qu'il dompte et qu'il élève à la plus haute éducation de l'intelligence et du coeur, ce sont deux rêves sur les effets divers de la grande passion, c'est André, c'est Mauprat.—Lélia! Qui ne se rappelle toujours, après l'avoir lu une fois, ce poème étrange, incohérent, magnifique et absurde, où le spiritualisme tombe si bas, où la sensualité aspire si haut, où le désespoir déclame en si beau style, où l'esprit, ravi, étonné, scandalisé, passe brusquement d'une scène de débauche à une prière sublime, où l'inspiration la plus fantasque s'élance de l'abîme au ciel pour retomber au plus profond de l'abîme? C'est le doute qui blasphème, qui maudit, qui s'attendrit jusqu'à l'extase; c'est l'amour qui s'injurie lui-même sans pitié et qui analyse ses misères avec une sorte de fureur désespérée; c'est la foi qui tantôt se renie et tantôt se livre à ses transports; c'est l'idéal qui se déshonore dans les bras des prostituées, et qui demande à l'orgie l'impuissante consolation de ses rêves et de ses élans trompés. Ce lyrisme excessif, bien qu'il ait vieilli, offre encore au lecteur un spectacle étonnant où le vertige et la fièvre se mêlent à des aspirations de la plus grande beauté.—Dans Spiridion, le jeune moine Alexis, qui n'est pas sans ressembler beaucoup à George Sand elle-même en consultation auprès de Lamennais, représente l'âme en peine à la recherche de la vérité religieuse, touchée de l'idéal divin et le cherchant avec une douloureuse anxiété à travers les symboles et les livres, et surtout à travers les angoisses d'un vieux moine mourant qui lègue à son successeur la flamme, recueillie dans le feu de l'orage, mais la flamme où s'allumera la révolte religieuse et plus tard la Révolution.

À côté de ces grands romans il ne faut pas oublier des oeuvres moindres, non par le talent, mais par l'étendue. Qui ne connaît pas les nouvelles de Mme Sand l'ignore vraiment ou est exposé à la méconnaître dans l'étonnante souplesse de son art. À travers ses plus grandes oeuvres, à toutes les époques de sa vie, mais surtout dans la première période, se joue par intervalles un courant vif et bondissant d'esprit tout français, l'esprit renaissant du XVIIIe siècle, de fantaisie élégante et de curiosité aventureuse qui trouve à se répandre en liberté dans des fictions dont l'amour est le thème perpétuellement varié. A-t-on jamais manié l'ironie légère d'une main plus gracieuse que celle qui a écrit Cora, Lavinia, ou qui a tracé ces pages où la dernière marquise du XVIIIe siècle nous peint, en jouant avec son éventail, les moeurs et les caractères de son temps et nous raconte la seule émotion qui ait failli troubler le cours harmonieux d'une longue existence, vouée aux amours faciles! Et Lavinia, qui pourrait l'oublier? Nous gardons, longtemps après qu'elle a disparu, l'impression de ce sourire où a passé la maligne vengeance d'un coeur trahi, qui voit revenir à lui le transfuge et qui l'abandonne à son tour, avec une tristesse souriante, à ses remords vite consolés. Comme tous ces récits sont d'une invention naturelle, d'une allure vive, d'un tour et d'un style exquis! Metella nous montre, au vif et au naturel en même temps, l'art de peindre les troubles les plus graves du coeur, d'un trait discret qui laisse tout deviner presque sans rien marquer et en courant à la surface. Le Secrétaire intime, Teverino sont deux inspirations de la plus brillante poésie.

J'aime moins Leone Leoni, malgré la vigueur extraordinaire du ton, et je goûte médiocrement quelques pages dans la Dernière Aldini. La mère ne me plaît guère quand elle veut épouser son gondolier, et la fille m'effraye quand elle se jette à la tête du chanteur. Mais combien d'autres pages pleines de fraîcheur et d'éclat, et quel riant coloris! que de finesse et de grâce dans la scène où Lélio se trouve pour la première fois en tête-à-tête avec la jeune Alezia! quelle lutte ingénieuse, et le charmant triomphe pour tous les deux! L'éclat des grandes oeuvres de George Sand a été trop vif; elles ont été célébrées ou discutées avec trop de feu, pour que les nouvelles n'eussent pas un peu à en souffrir. Il y a là cependant quelques-uns des plus purs joyaux de cet écrin déjà si riche. Toutes les élégances de l'esprit s'y unissent comme pour faire un cadre d'or à un sentiment délicat. Grâce émue, fantaisie souriante, originalité tour à tour piquante et attendrie, que de dons aimables, et quel malheur que George Sand ne s'en soit pas contentée! Pourquoi a-t-elle voulu faire de son talent un instrument plus sonore, mais souvent faux, de doctrines mal étudiées?

De ces nouvelles, dont le cadre et le paysage sont empruntés à l'Italie et surtout à Venise, il faut rapprocher les Lettres d'un voyageur, publiées à différentes dates et à d'assez grands intervalles, mais dont les premières, les lettres vénitiennes, offrent un intérêt étrange et passionné que les autres n'ont pas au même degré. Ces premières lettres, vrai poème en prose, chroniques de voyage dans les Alpes et vers le Tyrol, récit de conversations ou d'impressions solitaires à Venise, sont l'expression attristée, dramatique, d'un esprit souffrant, malade, déjà cruellement éprouvé par la douleur, trompé par l'amour, comme si, après quelques années à peine d'expérience, il avait dû se démontrer à lui-même que les passions les plus romanesques ne sont pas à l'abri de la souffrance, pas plus que les existences les plus bourgeoises. C'est tantôt un jugement amèrement résigné sur la vie et les hommes, tantôt une plainte aigre, un cri d'angoisse, un de ces cris qui se font entendre à travers le monde, et qui ont un long retentissement. C'est, à coup sûr, la confidence la plus sympathique et la plus curieuse que Mme Sand nous ait donnée sur elle-même par la sincérité de l'accent, avec une exquise discrétion de la douleur. Dans ces simples pages s'agitent en une seule âme tous les sentiments les plus sacrés de l'âme; ils s'agitent, ils palpitent sous le voile; ni le sexe ni l'âge de ce pauvre et poétique voyageur de la vie ne s'y révèlent un seul instant; la passion et la souffrance y gardent une admirable pudeur, et le charme en est doublé.

Toutes ces oeuvres si diverses par la conception, par la fantaisie, par le cadre, portent la trace brûlante d'un esprit jeune. Le sujet, à peu près unique à travers la variété éblouissante des aventures, c'est la peinture de l'amour noble aux prises avec les tentations et les surprises de la vie, avec les défaillances ou les trahisons, ce sont les fortunes de ce pauvre et grand coeur humain dans ses élans trompés vers l'héroïsme et dans ses chutes prodigieuses; c'est aussi la lutte des âmes aimantes contre les perfidies du sort, qui les jette en proie à la violence; c'est la révolte de la nature contre les erreurs fatales de la société; c'est une protestation contre les servitudes du code, ou de l'opinion, en un mot, contre tout ce qui gêne le libre élan des amours vrais. C'est enfin la poursuite inquiète et passionnée de l'idéal religieux, d'un idéal souvent chimérique et troublé, mais ardemment espéré, entrevu à travers les doubles ténèbres de la superstition et du scepticisme. Telle est l'inspiration qui domine dans cette première période, et tel est le motif de ces premiers chants. Chacune de ces oeuvres est un poème consacré à l'amour divin et surtout à l'amour humain, tous les deux fort étonnés d'être si intimement mêlés et confondus. La question sociale ne paraît que dans un vague lointain et incidemment. L'idée d'une réformation ne va guère d'abord au delà du mariage, critiqué moins encore dans son principe que dans sa pratique. Elle écrivait alors, comme elle le dit, sous l'empire d'une émotion, non d'un système.



II

Le système se fait jour bientôt et refoule l'émotion dans certaines limites. L'émotion et le système, l'une venue de l'âme même de l'auteur, l'autre venu du dehors, se partageront, à parts plus ou moins égales, les romans de la seconde période, ceux qui remplissent la vie littéraire de Mme Sand de 1840 à 1848 environ.

Ce fut un malheur, au point de vue de l'art, que ce partage. On ne peut pas dire précisément que le talent ait baissé dans les oeuvres de la seconde manière; mais, à coup sûr, l'intérêt est moins vif, la sympathie, à chaque instant déconcertée, se refroidit. Il y a des parties entières frappées d'une mortelle langueur. Cela devait être, et cela est. Ce qu'elle nous avait promis dans le roman, c'était la peinture plus ou moins idéalisée du coeur humain, l'analyse de l'âme jetée dans des situations fictives et se développant, dans cette combinaison d'événements imaginaires, au gré de l'auteur, observateur ou poète. Ce qui nous plaisait dans cette lecture, c'était d'y goûter l'ineffable oubli du monde réel, le repos de ce labeur tumultueux où tout ce que nous avons de sentiment et d'activité s'épuise, par l'effet nécessaire de la vie pratique, dans des luttes si âpres et toujours renaissantes, souvent pour de si misérables objets. On aimait à s'y distraire du combat, du bruit et de la poussière de chaque jour. O poète, vous m'avez présenté l'amorce d'une fiction aimable, je vous ai suivi sans défiance et d'un coeur charmé; vous avez sollicité ma curiosité, vous l'avez ravie; vous m'avez ému, je subis la douce ivresse que votre art m'a préparée. Et, tout d'un coup, voici que mon émotion s'arrête et se glace. Qu'avez-vous fait? Au milieu de l'idylle enchantée, voici une tirade traîtresse dont je reconnais l'inspirateur, voici le sermon socialiste qui commence, et le charme cesse d'agir. Vous me rejetez de vive force, et par une sorte de perfidie, dans ce milieu discordant et agité que je voulais fuir. Je reconnais ici le discours de M. Michel (de Bourges), là le pamphlet enflammé de M. de Lamennais, ailleurs le rêve philosophique et religieux de M. Pierre Leroux; courez après mon émotion, essayez de la ressaisir, elle est bien loin. J'ajoute que, par la force des choses, dans ces épisodes de prédication intermittente, le talent ni le style ne sont plus les mêmes. On sent trop bien que l'inspiration vient du dehors et que cette parole n'est qu'un écho. L'inévitable déclamation arrive, comme toujours, quand le style n'est plus le son même de l'âme, directement frappée par son émotion propre. L'éloquence se guinde, la verve forcée prend des airs d'emphase.

Que l'on éprouve cette critique sur les principaux romans de cette seconde période. C'est vers 1840, avec le Compagnon du tour de France, que le système arrive et que le socialisme entre en campagne. Certes il y a des parties charmantes dans ce roman, des types et des situations saisis avec art. Le fond de l'oeuvre est, ou du moins devrait être, le contraste de l'amour généreux et vraiment grand de Pierre Huguenin, avec la passion vaniteuse et sensuelle d'Amaury, l'un dévouant l'ardeur de sa chaste pensée à une vierge austère, grave, qui est toute intelligence et toute âme, l'autre cherchant la satisfaction d'un goût d'artiste dans la séduction d'une femme élégante et coquette, qu'il aime avec tout l'orgueil de ses sens et toute l'exaltation d'une fantaisie. Ce qui est vrai dans ce roman, ce qui est bien observé et vraiment beau, c'est l'effet de ce faux et mauvais amour sur Amaury. Ce coeur bien doué, mais faible, dupe de sa vanité, expie cruellement sa faute, non par la perte de son avenir, mais, ce qui est plus terrible, par la dégradation successive de ses belles qualités. La volupté et l'ambition l'ont touché, elles le posséderont à jamais. Ce qui est vrai aussi, et admirablement décrit, c'est l'effet d'un noble amour sur Pierre Huguenin; c'est la peinture de son élévation morale, de la délicate fierté de ses sentiments, de ce courage et de cette probité du bon sens qui se tient à l'écart et dans l'ombre où doivent se reléguer les passions impossibles. Mais, à chaque instant, hélas! ces belles analyses s'arrêtent brusquement. Cette étude profonde et charmante des effets de deux passions contraires sur deux âmes plébéiennes s'interrompt pour laisser passer le flot de la déclamation politique. Je ne connais pas de personnage plus incommode, plus bruyant, plus sottement bavard que cet Achille Lefort, qu'on est sûr de trouver à tous les détours des allées, toutes les fois que l'idylle s'y promène. Je ne sache rien de plus invraisemblable que le caractère de M. de Villepreux, ce complice d'Achille Lefort qu'il méprise, mélange indéfinissable d'un grand seigneur sceptique, d'un membre de l'opposition constitutionnelle, d'un conspirateur sans conviction, qui, à certains moments, semble monter sur le trépied de la sibylle humanitaire, et qui, l'instant d'après, en redescend avec le sourire d'un Machiavel du Palais-Bourbon. Mais surtout, je ne sache rien de plus faux, de plus déclamatoire de plus dissonant que le personnage de la noble Yseult, dans la dernière partie du roman, où l'on est tout étonné de découvrir que cette jeune fille, qui semble être la raison même, avec tant de grâce et de charme, n'est rien qu'une conspiratrice exaltée, une pédante infatuée. Voyez-la initiant Pierre Huguenin aux mystères du carbonarisme, fondant, au milieu de cette campagne splendide et de ce beau parc, la loge Jean-Jacques Rousseau; puis, à son tour, initiée par la vertu de l'ouvrier à la vraie doctrine de l'égalité, tout à coup, dans une scène étrange, lui demandant, devant Dieu qui les voit et qui les entend, s'il l'aime comme elle l'aime, et lui avouant que, depuis le jour où elle a pu raisonner sur l'avenir, elle a résolu d'épouser un homme du peuple afin d'être peuple, comme les esprits disposés au christianisme se faisaient baptiser afin de pouvoir se dire chrétiens. Charmante et douce Yseult, où êtes-vous? Je ne sais quel fantôme, échappé du club des femmes, a pris votre place. Je ne vous reconnais plus3. Ainsi s'entremêlent, à chaque instant, au grand dépit du lecteur, les deux parties du roman, l'une tout aimable et tout émue, empreinte de ce charme qui est la grâce dans l'art, l'autre surchargée de tons violents et criards qui font peur à la grâce et qui la forcent à s'envoler bien loin.

Horace serait l'analyse intéressante d'un caractère misérablement personnel et faible, si le roman n'était pas gâté par le contraste trop visiblement cherché d'Arsène, l'homme du peuple sublime, héros du socialisme naissant, type de toutes les vertus selon la morale nouvelle. Dans Jeanne on voit poindre l'idée druidique, si chère à quelques amis de Mme Sand, mêlée à je ne sais quelle vague synthèse ou quel chaos religieux. Ici encore, on voudrait choisir dans cette oeuvre si mélangée. Quelques épisodes charmants, comme la rencontre de Jeanne endormie dans les Pierres Jomâtres et comme le poisson d'avril, quelques scènes rustiques, admirablement peintes, comme l'incendie dans un hameau, les lavandières, la mort à la campagne, la fenaison, ne suffisent pas à sauver le roman de l'ennui que vous cause la préoccupation du système, incessamment ramené à la traverse du sentiment. Peu à peu le système tue le roman. Il arrive un moment où Jeanne n'est plus cette fille des champs, admirablement simple et pure, dont le charme naïf inspire de l'amitié ou de l'amour à tous ceux qui la rencontrent, et qui s'en étonne ou s'en effraye avec tant de modestie et de pudeur. Elle se transforme à vue d'oeil. Elle devient tantôt la Velléda du Mont-Barlot, tantôt la Grande Pastoure, elle grandit sans cesse, si c'est grandir, au point de vue de l'art, que de passer à l'état de mythe et d'allégorie. Elle symbolise l'âme héroïque et rêveuse du peuple des campagnes. Je le veux bien, mais je ferme le livre au moment où la jeune paysanne devient une si belle parleuse, et je passe avec empressement à Consuelo.

Ici encore, malgré les trésors d'invention et d'art qui s'y dépensent, n'éprouverai-je aucune déconvenue? Certes je ne suis pas assez sottement empressé de prouver ma critique, pour discuter l'étonnante fécondité d'invention, la curiosité, la passion répandues dans tout ce roman et même dans la première partie de la Comtesse de Rudolstadt, qui en est la suite. Mme Sand, comme elle l'avoue, sentait là un beau sujet, des types puissants, une époque et des pays semés d'accidents historiques, dont le côté intime était précieux à explorer, et à travers lesquels son imagination se promenait avec une émotion croissante, à mesure qu'elle avançait au hasard, toujours frappée et tentée par des horizons nouveaux. Des lectures récentes qui avaient vivement saisi son esprit mobile l'attiraient à cette entreprise singulière et complexe, en lui faisant pressentir tout ce que le XVIIIe siècle offre d'intérêt sous le rapport de l'art, de la philosophie et du merveilleux, trois éléments produits par ce siècle d'une façon très hétérogène en apparence, et dont le lien était cependant curieux à établir sans trop de fantaisie. Siècle de Marie-Thérèse et de Frédéric II, de Voltaire et de Cagliostro: siècle étrange qui commence par des chansons, se développe dans des conspirations bizarres, et aboutit par des idées profondes à des révolutions formidables! Je reconnais volontiers, avec Mme Sand, la grandeur du sujet, et, plus libéral qu'elle envers elle-même, je reconnais qu'elle en a tiré le plus souvent un grand parti, par l'intérêt de l'intrigue, le charme étrange de certaines situations, la vive peinture des sentiments et des caractères. Comme on aime cette Consuelo, intelligence élevée, noble coeur, admirable artiste, dans les débuts chastement aventureux de sa vie errante à Venise, dans ses premiers triomphes et ses premières tristesses, à son arrivée à ce terrible château des Géants par une nuit de tempête, dans toute cette fantasmagorie des vieilles ruines et des grands souterrains, dans son amour pour le jeune comte Albert si longtemps combattu par l'effroi, dans sa fuite, dans sa rencontre à travers champs avec Haydn presque enfant, dans ce long voyage enfin, le plus ravissant et le plus fantastique que l'imagination puisse rêver!

Et plus tard, quand, aux prises avec des événements terribles, triste fiancée de la mort, sous le coup d'un effrayant mystère dont parfois sa raison se trouble, nous voyons reparaître Consuelo, vierge et veuve, comtesse de Rudolstadt, toujours grande et noble artiste, à la cour de Frédéric et dans la dangereuse intimité de la princesse Amélie, que de scènes pleines d'attrait et de terreur! Sa prison, son enlèvement, cette fuite nouvelle sous la conduite des Invisibles, ces émotions douloureuses d'une passion énigmatique qui l'attire comme un amour permis et qui l'effraye comme une sorte d'adultère envers un mort, tout cela est raconté avec un intérêt, un entrain incomparables. Mais, pour Dieu! que le comte Albert ne soit donc pas si fatal, si prolixe et si nuageux! S'il aime Consuelo, qu'il lui parle de son amour et qu'il ne lui commente pas sans fin, dans une histoire de fantaisie, les sanglantes légendes de Jean Ziska et des Hussites! Si sa démence n'était pas si prétentieuse, il pourrait nous intéresser; s'il ne repassait pas à chaque instant dans le roman, avec son front pâle, son oeil fixe et son manteau noir semé de larmes d'argent comme un drap mortuaire, il pourrait nous sembler aimable. Mais c'est bien mal à lui de déraisonner si souvent pour effrayer Consuelo et pour impatienter le lecteur! Et quand le moment de l'initiation arrive, quand l'oracle parle enfin au fond du souterrain, est-ce que je me trompe? Est-ce le noble comte qui parle? il me semble reconnaître de vieilles phrases qui ont fait un long et vaillant service dans la Démocratie pacifique de ce temps et ailleurs: «Une secte mystérieuse et singulière rêva, entre beaucoup d'autres, de réhabiliter la vie de la chair, et de réunir dans un seul principe divin ces deux principes arbitrairement divisés. Elle voulut sanctionner l'amour, l'égalité, la communauté de tous, les éléments de bonheur. Elle chercha à relever de son abjection le prétendu principe du mal et à le rendre, au contraire, serviteur et agent du bien» ... etc., etc.... Le noble comte peut continuer longtemps ainsi, il y a longtemps que je rêve, et je soupçonne Consuelo de n'avoir tant de patience à l'entendre que parce qu'elle fait comme moi. Mais tout cela n'est rien en regard du second volume de la Comtesse de Rudolstadt. C'est ici qu'un grand courage pourrait se donner le spectacle de la marée montante du système et de la déclamation. L'ennui atteint tout à coup des hauteurs démesurées. Qui pourrait suivre Consuelo dans ce Panthéon bizarre que lui ouvrent les prêtres et les prêtresses de la vérité, qui est décoré, entre chaque colonne, des statues des plus grands amis de l'humanité, et où l'on voit figurer Jésus-Christ entre Pythagore et Platon, Apollonius de Tyane à côté de saint Jean, Abailard auprès de saint Bernard, Jean Huss et Jérôme de Prague à côté de sainte Catherine et de Jeanne d'Arc? De grâce, arrêtons-nous sur le seuil du temple avant que Spartacus n'arrive pour clore l'histoire, et que toutes les figures plus ou moins touchantes du roman ne disparaissent dans les brumes d'un symbolisme universel. Encore un roman qui finit par ce qu'il y a de plus froid au monde, l'allégorie, uni à ce qu'il y a de plus pompeusement vide, la théosophie humanitaire.

Ce serait vraiment abuser de l'évidence que d'insister davantage et de répéter longuement la même et triste épreuve sur le Meunier d'Angibault, où l'on voit, au commencement, un artisan héroïque, le grand Lémor, refuser la main d'une veuve patricienne qu'il adore, parce que la richesse est contraire à ses principes, et la riche veuve, à la fin du roman, se réjouir de l'incendie qui dévore son château, parce qu'elle voit tomber, avec le dernier pan de mur qui lui appartient, le dernier obstacle qui la séparait du socialisme et de son amant. Parlerons-nous du Péché de M. Antoine, dont le plus gros péché n'est pas, à mes yeux, d'avoir une aussi jolie fille que Gilberte, mais bien d'avoir rendu M. de Boisguilbault le plus insupportable des hommes en lui enlevant sa femme. Tout le monde est plus ou moins communiste ici, dans le singulier monde où s'agitent les personnages du roman: M. Antoine, gentilhomme déchu; Jean, le paysan philosophe; Janille, la servante; Émile, Cardonnet, le jeune sage; M. de Boisguilbault, le vieux fou. Il n'y a que M. Cardonnet le père qui ne trempe pas dans l'idée nouvelle; mais aussi on a bien soin, comme si cela ne s'entendait pas de soi-même, d'en faire le type de l'industriel sans coeur, dont la froide brutalité fait mourir sa femme, et qui broie les idées comme les hommes sous la meule de son usine. Tout ce monde-là (toujours M. Cardonnet excepté) a les deux caractères obligés des personnages: l'héroïsme du coeur et l'argumentation intarissable. C'est à qui fera les plus belles actions et parlera le plus longtemps. La palme reste à M. de Boisguilbault.



III

Déjà pourtant, à la même époque où le rêve humanitaire obsédait si cruellement cette belle imagination, il s'était fait en elle plus d'une révolte sourde contre la tyrannie des amitiés et des idées systématiques. Plus d'une fois elle avait osé, pour respirer le grand air des libres espaces, soulever un instant le joug de plomb qui l'écrase. Entre le Meunier d'Angibault et le Péché de M. Antoine, ces deux grosses machines socialistes, elle avait donné au monde attentif et ravi une délicieuse idylle, la Mare au Diable, et préludé ainsi, par un petit chef-d'oeuvre d'exquise chasteté et de poésie champêtre, à la nouvelle manière qui devait marquer pour elle une autre période, une période de renaissance. Bonheur inattendu! Dans ces pages privilégiées, pas un mot de politique ni d'utopie. Rien qui divise, rien que de pudique et d'attendri, rien que de noble sans effort, de beau sans emphase, de touchant sans phrase! Un petit voyage de trois lieues, qui dure une nuit parce que l'on s'égare; une conversation plusieurs fois interrompue, reprise, quittée, entre le fin laboureur Germain, qui va chercher femme à Fourche, et la petite Marie, qui s'en va bergère aux Ormeaux; deux personnages épisodiques, mais non étrangers à l'action, Petit-Pierre, qui voudrait bien avoir Marie pour seconde mère, et la Grise, une bonne et belle jument qu'on aime comme si elle était une personne; le bivouac improvisé sous les grands chênes et où la nuit se passe tout gentiment, pour Marie, à jaser et à dormir, pour Germain, à causer et à rêver; une émotion bien vite réprimée par le brave paysan devant tant d'innocence et de candeur, et, ce qui vaut mieux, un bon projet de mariage qui germe dans sa tête et qu'il remportera demain à la ferme, voilà tout; ce n'est rien, et ce rien restera dans notre littérature d'imagination parmi les oeuvres accomplies, nées sous un rayon propice, et consacrées. La poésie est le talisman de Mme Sand; dès qu'elle y touche, la sympathie renaît et les mauvais rêves avec l'ennui s'enfuient.

Cette veine d'innocence et de poésie renouvelées devait porter bonheur à Mme Sand. Après s'être efforcée d'oublier M. de Boisguilbault et son communisme dans les brillantes aventures de son Piccinino, elle revint avec amour à la veine d'or où elle avait déjà recueilli un trésor de grâce et de sentiment: elle y puisa François le Champi. On eut peur en ouvrant le livre. On avait aperçu, parmi les premières lignes, quelques mots de funeste augure, je ne sais quelle théorie de la connaissance, de la sensation et de leur rapport qui est le sentiment, et l'on tremblait que M.P. Leroux n'eût répandu les lumières troublées de sa psychologie sur cette oeuvre nouvelle. On se rassura bien vite. On respira en s'apercevant que cette page était absolument un hors-d'oeuvre, une dernière concession à l'amitié. On respira, mais l'alerte avait été chaude. Il restait un roman berrichon de la tête aux pieds. Mme Sand avait plié son beau style à cette fantaisie du langage rustique, imité dans ses dernières finesses et saisi dans tout son naturel, pour raconter l'histoire de ce brave Champi, de la bonne Madelon, de leur bucolique amitié à l'ombre du moulin, amitié de mère de la part de Madelon, amitié de fils de la part de Champi, mais qui se change avec les événements et les années en une tendresse bien vive et qui les mène, l'un donnant le bras à l'autre, jusqu'à l'église du village, avec le petit Jeannie derrière eux, souriant de son plus fin sourire: ne faut-il pas bien souvent un Ascagne enfant dans les romans de village comme dans les poèmes épiques, pour servir de prétexte aux premières effusions de l'amour naissant? Mais pendant que se déroulait cette épopée tranquille dans le feuilleton du Journal des Débats, au moment même où le roman arrivait à son dénouement, un autre dénouement, qui fit beaucoup de tort au premier, nous dit Mme Sand, trouvait sa place dans le premier Paris dudit journal. C'était la révolution de 1848.

La crise fut vive pour Mme Sand. L'émotion de la première heure faillit arrêter la renaissance de son talent, et couper brusquement la veine nouvelle. Des amitiés exigeantes arrivées au pouvoir faillirent compromettre cette plume exquise dans les violences de la polémique; des Lettres au peuple et des Bulletins du ministère de l'intérieur, voilà ce qui remplaça, pendant quelques mois, les fables charmantes dont elle s'enchantait la veille et dont elle nous enchantait tous. Il fallut l'insurrection terrible de Juin pour rompre le charme et affranchir l'imagination devenue captive. «C'est à la suite de ces néfastes journées, dit-elle, que, troublée et navrée jusqu'au fond de l'âme par les orages extérieurs, je m'efforçai de retrouver dans la solitude, sinon le calme, au moins la foi.... Dans ces moments-là un génie orageux et puissant comme celui de Dante écrit, avec ses larmes, avec sa bile, avec ses nerfs, un poème terrible, un drame tout plein de tortures et de gémissements. De nos jours, plus faible et plus sensible, l'artiste, qui n'est que le reflet et l'écho d'une génération assez semblable à lui, éprouve le besoin impérieux de détourner la vue et de distraire l'imagination, en se reportant vers un idéal de calme, d'innocence et de rêverie. Dans les temps où le mal vient de ce que les hommes se méconnaissent et se détestent, la mission de l'artiste est de célébrer la douceur, la confiance, l'amitié, et de rappeler ainsi aux hommes endurcis ou découragés que les moeurs pures, les sentiments tendres et l'équité primitive sont ou peuvent être encore de ce monde. Les allusions directes aux malheurs présents, l'appel aux passions qui fermentent, ce n'est point là le chemin du salut; mieux vaut une douce chanson, un son de pipeau rustique, un conte pour endormir les petits enfants sans frayeur et sans souffrance, que le spectacle des maux réels, renforcés et rembrunis encore par les couleurs de la fiction.» Ces lignes sont écrites au devant de la Petite Fadette, comme un adieu à la politique orageuse et un engagement, pris à demi-voix, de s'en tenir désormais à des rêves plus doux. La Petite Fadette fut le premier gage de la réconciliation de Mme Sand avec son génie. Dans ces années inquiètes, dans ces heures incertaines dont chacune apportait un péril ou une menace, une discorde nouvelle entre les chefs des partis et un frémissement des masses, avec quelle joie on échappait aux anxiétés de cette vie précaire en suivant Mme Sand dans les traînes fleuries, vers la rivière qui s'endort là-bas, sous les branchages! Que de larmes mêlées de sourires, un peu par contraste avec les événements, firent couler l'amitié des deux bessons de la Bessonnière, la jalousie de Sylvinet, la tendresse étonnée d'abord, bientôt émue et vive, du beau Landry pour la Fadette, la gentillesse croissante de la Fanchon, transformée par le charme magique d'un amour vrai! Ce fut un succès de grâce renaissante. Les plus beaux jours du talent étaient revenus, l'émotion publique les reconnaissait et les saluait. C'est à la même source d'inspiration champêtre qu'il faut rapporter quelques oeuvres, plus voisines de nous par le temps, comme les Maîtres sonneurs, un récit bien original, et les Visions de la nuit dans les campagnes, piquante fantaisie d'une imagination qui aime à traduire les naïves terreurs, les superstitions et les légendes, non sans s'émouvoir elle-même de ces jeux de la peur, qui sont la poésie de minuit et le drame nocturne des champs.

Vers cette époque, la passion du théâtre, qui avait été très vive chez Mme Sand, se réveilla avec une force nouvelle. L'effort infructueux de Cosima avait irrité cette passion plus encore qu'elle ne l'avait découragée. Gabrielle, les Sept Cordes de la Lyre, les Mississipiens avaient été comme un spectacle idéal que Mme Sand avait donné à son imagination. Dans sa studieuse retraite de Nohant, sa récréation la plus chère, avec ses enfants et ses amis, était, nous le verrons plus tard, un théâtre de fantaisie, où chacun, sur un scénario préparé d'avance, apportait la verve improvisée de son esprit ou la malice piquante de sa raison, sa mélancolie ou sa gaieté.—En 1849 elle fit jouer sa comédie pastorale de François le Champi. Nous ne la suivrons pas longuement dans cette voie nouvelle, dans laquelle l'auteur ne rencontrera jamais un succès égal à son mérite, à son effort, à son visible désir de bien faire. Le tour particulier de son talent, amoureux de l'analyse et de la poésie, ne lui profitait pas ici autant qu'ailleurs. Ce qu'il faut, au théâtre, c'est la science du relief, l'instinct de la perspective, l'habileté des combinaisons et surtout l'action, encore l'action et toujours l'action; c'est la gaieté naturelle qui enlève le rire, ou le secret des émotions fortes et l'imprévu qui saisissent l'esprit. L'action vive et rapide n'était pas le fait de Mme Sand. Ni l'esprit dramatique ni la vis comica ne se rencontrent chez elle. Son théâtre manque de relief; les formes trop simples et trop nues de son art, son habitude des analyses délicates et des sentiments fins, le style même, d'une prodigieuse facilité, mais un peu prolixe et parfois un peu déclamatoire, qui tantôt ne brille que par une simplicité savante et tantôt s'illumine de l'éclair lyrique, mieux à sa place dans un roman, voilà autant d'obstacles à sa popularité sur la scène. Quoi qu'il en soit, pendant de longues années, dans la dernière période de sa vie, depuis François le Champi et le Mariage de Victorine (1851) jusqu'au Marquis de Villemer (1864), Mme Sand fut, avec un succès inégal, passionnément occupée de son théâtre.

Elle sentait très vivement chez les autres, elle appréciait ce don du théâtre qu'elle fit tant d'efforts pour acquérir et pour imposer au public. Quoi qu'on en ait dit plus tard, elle n'y réussit jamais complètement. Nous avons cependant assisté à des reprises récentes de quelques-unes de ses pièces, un peu trop vite abandonnées autrefois, et qui ont été très bien accueillies par un public nouveau; nous venons d'applaudir4 à cette jolie comédie romanesque les Beaux Messieurs de Bois-Doré et à ce drame sentimental Claudie, qui a réussi malgré le ton de prédication suranné du père Remy. Je suis assuré qu'on pourrait faire la même et heureuse épreuve sur d'autres pastorales, mises au théâtre, comme François le Champi, ou des drames voués à l'étude des âmes d'artistes, comme Maître Favilla. Il faut tenir compte d'un mouvement de réaction très marqué qui s'opère dans les esprits en faveur du théâtre idéaliste, pour comprendre ce genre de succès qui fait honneur au public lettré. Malgré cela et quelques autres raisons tirées du charme sentimental de l'écrivain tardivement retrouvé, on peut dire que Mme Sand ne réussit que deux fois, d'une manière durable, au théâtre: dans le Mariage de Victorine et dans le Marquis de Villemer. Encore est-il juste de dire que, ces deux fois, elle avait eu deux précieux collaborateurs: pour la première pièce, Sedaine; pour la seconde, Alexandre Dumas fils.

Pendant cette période, disputée au roman et en partie usurpée par des tentatives dramatiques, Mme Sand n'abandonnait pas la voie que lui montrait sa vraie vocation.



IV


Elle donnait successivement: des romans du genre historique, comme les Beaux Messieurs de Bois-Doré, dont était sortie presque aussitôt la pièce du même nom, cette étrange hallucination, ce rêve rétrospectif sur les amours et la religion antédiluviennes, qu'elle a intitulé Évenor et Leucippe; quelques romans agréables, comme la Filleule, Adriani, Mont-Revêche, qui nous semblent particulièrement significatifs par la peinture très vive et très soignée des caractères, par la gracieuse variété des situations, par le mouvement de l'intrigue et surtout par le désintéressement très marqué de toute théorie sociale, le parti pris de revenir à sa conception primitive du roman, pur de toute préoccupation étrangère5.

Les bucoliques ne peuvent durer toujours. Elles avaient valu à Mme Sand un regain de succès et une popularité qui avait monté pendant quelque temps jusqu'au ton de l'enthousiasme; on avait pu craindre un instant qu'elle ne se s'attardât dans ces paysanneries qui l'avaient si heureusement affranchie de la haineuse politique. Aussi ce fut avec un grand plaisir qu'on la vit revenir à la véritable patrie du roman, la société tout entière, dans sa complexité infinie, aujourd'hui, mais pas pour longtemps, parmi les ouvriers de la Ville-Noire, hier dans le salon bourgeois et puritain des Obernay, avant-hier dans l'aristocratique boudoir de la vieille marquise de Villemer ou sur les montagnes de l'Auvergne.

Dans la longue série des oeuvres qui couronnent d'une flamme vive encore, bien que par instants pâlissante, les derniers travaux de Mme Sand, deux surtout méritent de fixer l'attention de la postérité, Jean de la Roche et le Marquis de Villemer. Je viens de relire ces deux romans et je suis retombé sous le charme d'autrefois. Je l'ai senti presque aussi vif et pénétrant. Combien y en a-t-il, parmi les oeuvres de pure imagination, qui résistent à l'épreuve d'une seconde journée quand elles ont perdu pour nous l'attrait de l'inconnu et cette première fleur de la nouveauté, souvent si fragile et si artificielle?

Ces deux oeuvres sont de la meilleure manière de George Sand, avec le progrès que l'expérience la plus délicate de la vie a pu apporter dans les conceptions primitives de son art, sans que l'âge ait refroidi l'inspiration. Le sujet de Jean de la Roche est peut-être le plus original et le plus simple. Il n'échappe pas à la poétique du genre qui condamne tout roman à n'être, plus ou moins, que l'histoire d'un amour malheureux. Ce sera donc encore l'éternelle lutte de l'amour contre les obstacles qui l'entourent à chaque pas et le détournent de son but. Mais la nouveauté est ici dans la nature de l'obstacle. Jean de la Roche est d'une naissance au moins égale à celle de miss Love; sa fortune est convenable, et M. Butler, grâce à Dieu, n'a rien de commun avec les pères barbares qui remplissent les romans et les drames des éclats de leur colère. Quand tout semble conspirer au bonheur de cet amour partagé et béni, d'où vient donc l'obstacle? D'où jaillira la source des larmes? Miss Love a pour frère un enfant, un terrible enfant, qui, voyant que sa soeur va se marier, tombe dans une sorte de désespoir. Il est jaloux à sa manière, chastement, mais maladivement jaloux. Sa langueur silencieuse et obstinée, une fièvre nerveuse, des rechutes terribles, voilà tout le noeud du roman. L'enfant est jaloux jusqu'à en mourir, et, comme elle l'adore, comme elle est le sacrifice même, le sacrifice qui garde le sourire aux lèvres, sans hésiter elle immole ses plus chères espérances. L'analyse de cette passion étrange d'un enfant fait l'originalité de ce roman. Ce n'est plus de vive lutte que l'on peut enlever un obstacle de cette nature; il faut des soins et des ménagements infinis pour traiter cette maladie de l'âme qui menace à chaque instant d'emporter une vie fragile; il faut surtout une résignation gaie et le plus difficile courage, celui qui ne craint pas de se mesurer avec le temps et d'attendre, presque sans espérance, un changement invraisemblable. À travers quels incidents variés un art ingénieux conduit l'intérêt, le soutient en le graduant et le variant sans cesse, comment tout se démêle enfin sous la main délicate de l'auteur, comment l'épreuve de ces deux âmes vaillantes se termine et se consacre par un bonheur qui n'est que le résultat naturel et comme l'oeuvre de leurs généreuses qualités, voilà où se marque le talent renouvelé de l'auteur. La dernière partie du roman, la rencontre de Jean de la Roche, déguisé et méconnaissable, avec la famille Butler, une excursion très pittoresque au Mont-Dore, qui lui fournit l'occasion de s'assurer si on l'aime encore après cinq longues années d'absence et de malentendu, le repentir tardif de Hope Butler, l'expiation qu'il offre pour le mal déjà fait, mais qui, dans l'enfant devenu jeune homme, garde encore son caractère étrange et maladif, ces dernières scènes, si naturelles et si bien préparées en même temps, achèvent l'émotion du lecteur.

Nous ne raconterons pas le Marquis de Villemer, popularisé par le théâtre aussi bien que par le roman. Bien des fois déjà on avait vu le drame ou le roman aux prises avec des données analogues. Ni dans la littérature anglaise, ni dans la nôtre, l'histoire de l'institutrice ou de la demoiselle de compagnie n'est nouvelle. Mais ce qui est nouveau ici, c'est l'analyse des personnages, tracés avec autant de netteté que d'élégance; c'est surtout l'abondance et la variété des plus charmants détails d'intérieur. Quels piquants entretiens que ceux de Caroline de Saint-Geneix avec la vieille marquise, une personne compliquée, faussée par l'abus des relations sociales, incapable de vivre seule, incapable même de penser quand elle est seule, mais esprit charmant dès qu'elle est en communication avec l'esprit d'autrui, et dont la jouissance unique en ce monde est la conversation, qui lui rend le service d'activer ses idées, de les rendre gaies par le mouvement, de la tirer hors d'elle-même! Ce qui frappe le lecteur, c'est le grand air qui règne d'un bout à l'autre de ce charmant récit, c'est l'attitude et le ton de la vie aristocratique, si naturellement pris et si naturellement gardé dans tout ce roman. On n'a pas assez remarqué ce caractère de l'esprit de Mme Sand dans ses anciennes oeuvres. La démocratie des idées a fait illusion et donné le change sur l'habitude et l'allure de ce style, qui n'est jamais mieux à sa place que dans les peintures de la haute vie, où il excelle sans effort, où il se meut avec une aisance merveilleuse. Qu'on la compare, sur ce point, avec Balzac! quelle supériorité aisée chez George Sand!

C'est le caractère des esprits vraiment supérieurs de se continuer sans se répéter et de savoir se renouveler. Toutes les oeuvres de la dernière période ne méritent pas cependant le même éloge. L'auteur y laisse sentir quelques traces de fatigue, dont la plus marquée est une prolixité que ne peuvent aviver quelques traits d'analyse morale et quelques pages de description saisissante. Il n'en reste pas moins vrai que c'est un prodige de fécondité que cette vie littéraire de Mme Sand, vue dans son ensemble, enchantant de ses fictions ou troublant de ses rêves quatre ou cinq générations, à travers tant de catastrophes publiques ou privées, presque toujours égale à elle-même, mais n'ayant jamais dit le dernier mot de son art, déconcertant à chaque instant la critique, qui croit l'avoir enfin saisi, lui réservant toujours de nouvelles surprises, tandis qu'autour d'elle, et sur la route qu'elle a parcourue, se sont amoncelés tant de ruines intellectuelles, tant de débris, de talents incomplets, frappés ou d'impuissance ou de ridicule et, dans leur infatuation, ne s'apercevant même pas qu'ils ont cessé d'exister.

Dans l'intervalle des romans, qui étaient l'oeuvre principale de sa vie, elle trouvait le temps de se mêler activement, même sous forme littéraire, de la vie des autres, soit qu'elle racontât toute sorte d'histoires à ses petits-enfants, le Château de Pictordu, la Tour de Percemont, le Chêne parlant, les Dames Vertes, le Diable au Champ, toutes les variétés des Contes d'une grand'mère, où se montre une imagination intarissable; soit qu'elle écrivît d'une plume négligente sur le bord de la table de famille ses impressions un peu vagues sur la littérature du jour; soit enfin que plus tard, sous le coup des émotions les plus vives, à la date de l'année terrible, elle retraçât dans le Journal d'un Voyageur pendant la guerre les angoisses publiques, les douleurs et les inquiétudes privées dans un style attristé, mais viril, tout vibrant de patriotisme. Le reste de cette vie prodigieusement active, s'il pouvait y avoir encore un excédent de minutes libres dans des journées si occupées, était la partie réservée à une Correspondance infatigable, qui était comme le complément tenu au jour le jour de cette biographie commencée d'après un vaste plan, l'Histoire de ma vie, remontant beaucoup trop haut dans la généalogie de sa famille, arrêtée trop tôt, où abondent les pages les plus curieuses, d'autres tout simplement exquises, comme le récit du séjour au couvent des Anglaises.

Et dans cette nomenclature rapide, que d'oeuvres nous omettons, que de petits chefs-d'oeuvre nous laissons dans l'ombre!

Nous avons essayé de faire l'histoire des oeuvres de Mme Sand. C'est quelque chose comme la biographie de son talent, réparti en quatre périodes: la première (1831-1840), qui est celle du lyrisme personnel, où les émotions contenues pendant une jeunesse solitaire et rêveuse éclatent dans des fictions brillantes et passionnées; la seconde (1840-1848), où l'inspiration est moins personnelle et où l'auteur s'abandonne à l'influence des doctrines étrangères, c'est la période du roman systématique; la troisième (1848-1860 environ), qui se marque par une lassitude visible des théories, par une tendance à un genre simple, naïf et vrai, par le triomphe de l'idylle et par la poursuite d'une forme nouvelle du succès, le succès au théâtre; la dernière, qui embrasse toute la fin de cette vie si féconde (1860-1876), et que signale un retour au roman de la première manière, mais où la flamme est tempérée par l'expérience, parfois même amortie par l'âge, quelque peu languissante en dépit de chefs-d'oeuvre qui subsistent et semblent protester contre cette impression par la vigueur toujours jeune et la pureté de l'inspiration.

NOTES:

2

Citons les dates des principaux romans: En 1832, Indiana, Valentine; en 1833, Lélia; en 1834, les Lettres d'un voyageur et Jacques; en 1835, André et Leone Leoni; de 1833 à 1838, le Secrétaire intime, Lavinia, Metella, Mattea, la Dernière Aldini; Mauprat fut écrit à Nohant en 1836, au moment où Mme Sand venait de plaider en séparation. Ces rapprochements éclairent la pensée de l'auteur.

3

Le roman russe nous a montré souvent, dans ces derniers temps, ce type d'une Yseult nihiliste. En France ce type est resté une fiction.

4

Mai 1887.

5

Citons encore, mais sans nous arrêter: la Daniella, un roman très romanesque; Narcisse, les Dames Vertes, l'Homme de neige, Constance Verrier, la Famille de Germandre, Valvèdre, la Ville-Noire, Tamaris (1862); Mademoiselle de La Quintinie (1863), la Confession d'une jeune fille (1865), Monsieur Sylvestre, le Dernier amour, Cadio (1868), Mademoiselle Merquem, Pierre qui roule, le Château de Pictordu, Flamarande, etc., etc.; puis les Légendes rustiques, Impressions et souvenirs, Autour de la table, les Contes d'une grand'mère, etc., etc.


CHAPITRE III



LES SOURCES DE L'INSPIRATION DE GEORGE SAND

LES IDÉES ET LES SENTIMENTS

Peut-on démêler exactement et réduire à quelques-unes les sources principales de l'inspiration de Mme Sand dans sa longue vie littéraire? Quelle était sa doctrine sur les grands sujets de la méditation humaine dont elle se montre passionnément occupée: les lois sociales, l'amour, la nature, les idées, le sentiment du divin dans le monde et dans la vie? Comment gouverne-t-elle et mélange-t-elle ces diverses inspirations? N'ont-elles pas produit quelquefois, par leur conflit, quelque effet discordant, quelque confusion dans son oeuvre?

Certes ce serait un insupportable pédantisme que d'évoquer les ombres charmantes et légères de ses divers romans, de demander à chacune d'elles ce qu'elle représente dans le monde et de réduire en syllogismes ces fantaisies d'un esprit si libre et si varié. Dans le sens rigoureux du mot, il n'y a pas de doctrine chez Mme Sand: c'est une imagination puissante qui s'épanche en liberté, ce n'est pas une théorie qui se développe. D'ailleurs la passion est bien plus forte et bien plus vivante chez elle que l'idée, et, quand c'est un principe, vrai ou faux, qui l'inspire, il a fallu d'abord que ce principe cessât d'être une abstraction et devînt un sentiment. On dit que Mme Sand a eu plusieurs maîtres de philosophie. Je veux bien le croire, puisqu'elle-même nous le laisse supposer. Mais son premier maître de philosophie a été son coeur, un maître plein d'illusions et de chimères, et ce n'est que par l'intermédiaire de celui-ci que les autres ont pu agir et se faire écouter.

Il n'y a donc pas lieu de chercher bien rigoureusement la doctrine de Mme Sand, mais seulement d'analyser ses idées à travers ses sentiments.

Trois sources d'inspiration semblent intarissables chez Mme Sand: l'amour, la passion de l'humanité, le sentiment de la nature. Plusieurs autres peuvent être distinguées à côté de celles-là, mais elles s'absorbent insensiblement et finissent par disparaître.

Il semble, à l'en croire, que l'amour est l'unique affaire de la vie, que la vie elle-même, c'est-à-dire l'action, sous ses formes les plus variées, n'ait pas d'autre objet ni d'autre emploi. Avant d'avoir aimé, on ne vivait pas; quand on n'aime plus ou qu'on n'est plus aimé, à peine a-t-on le droit de vivre encore. Cela seul, aimer, être aimé donne du prix à l'existence. Je vois bien apparaître un autre mobile, vaguement déjà dans les romans de la première manière, très nettement dans les romans de la seconde période, le sentiment humanitaire; mais ce mobile lui-même se subordonne au premier. Dans des romans comme le Compagnon du tour de France, la Comtesse de Rudolstadt, le Meunier d'Angibault, c'est l'amour qui est l'initiateur suprême à la doctrine égalitaire. On se dévoue au grand oeuvre, comme le comte Albert, soit, mais Consuelo est la récompense espérée et prévue de ce dévouement. Tout ce qu'il y a d'activité virile ou d'héroïsme dans le monde a pour but l'amour à mériter ou à conquérir. Si l'opinion sociale ou les hasards de la vie ont creusé un abîme entre eux et l'objet aimé, les héros de Mme Sand déploient une force incalculable pour le franchir. Il y a même là une idée touchante, que l'auteur a employée plusieurs fois avec un singulier bonheur. Que d'énergie montre ce paysan demi-lettré, Simon, dans le rude assaut de sa destinée! Pour s'élever jusqu'à Fiamma, il aura la force de conquérir la fortune, le talent même. Mauprat, le coeur pris par l'image d'Edmée, deviendra, avec une résolution et des peines incroyables, de bandit et de sauvage, honnête homme, héros. Quand il n'y a pas d'abîme à franchir, on se croise les bras et on aime; on ne sait bien faire que cela dans le petit monde que gouverne l'amoureuse fantaisie de Mme Sand. Voyez Octave, dans Jacques, il ne lui vient pas à l'idée qu'il puisse y avoir d'autre occupation ou d'autre devoir ici-bas. Il a aimé Sylvia; quand il ne l'aime plus, c'est Fernande qu'il aime. Son inutilité dans la société n'est pour lui ni un souci ni un remords; d'ailleurs il n'y pense pas, et s'il y pense, il n'y croit pas. Sa fonction sociale est d'aimer; Dieu sait s'il s'en acquitte en conscience. Bénédict, dans Valentine, ne s'imagine pas non plus que son intelligence ou ses bras puissent servir à autre chose. Du jour où il a rencontré Valentine, sa vie extérieure s'arrête. Il abdique toute son activité, tout son avenir; il ne songe pas que l'existence a ses exigences et ses devoirs. Il vit avec son amour et de son amour, dans l'immobilité d'une extase orientale, que troublent seulement ses fureurs et ses désespoirs.—La raison de vivre, c'est l'amour; le droit de vivre cesse avec lui. Ceux qui persistent à traîner sur la terre l'inutile fardeau d'une existence sans amour sont des âmes faibles qui n'ont pas su trouver en elles l'énergie d'une résolution suprême. Mais croyez bien que ces volontés inertes, qui n'ont pas l'énergie de la mort, n'ont pas eu celle du véritable amour. André, après la mort de Geneviève, se promène malade au bras de Joseph Marteau, le long des traînes, lentement, les yeux baissés, comme s'il craignait encore de rencontrer le regard de son père. L'infortuné, nous dit Mme Sand, n'avait pas eu la force de mourir. C'est qu'aussi André n'a porté dans la passion que les agitations et les terreurs de la faiblesse. Voyez les vrais héros de l'amour, ils sauront quitter la vie quand l'amour les quittera. Valentine mourra de la mort de Bénédict. Indiana ne veut pas survivre à son coeur. Jacques, trahi, va chercher une mort inconnue dans les glaciers. À qui n'a plus l'amour il ne reste plus rien à faire en ce monde. Ainsi le veut l'esthétique du roman. Quel contraste avec les idées de Carlyle, le philosophe anglais, sur le même sujet! «Ce qu'il exécrait le plus violemment dans les romans de Thackeray, c'est que l'amour y est représenté (à la façon française) comme s'étendant sur toute notre existence et en formant le grand intérêt; tandis que l'amour, au contraire (la chose qu'on appelle l'amour), est confiné à un très petit nombre d'années de la vie de l'homme, et que, même dans cette fraction insignifiante du temps, il n'est qu'un des objets dont l'homme a à s'occuper, parmi une foule d'autres objets infiniment plus importants.... À vrai dire, toute l'affaire de l'amour est une si misérable futilité qu'à une époque héroïque personne ne se donnerait la peine d'y penser, encore bien moins d'en ouvrir la bouche6?» Qui a raison?

Si l'on s'étonne que l'amour soit, non pas le plus grand, mais presque l'unique devoir de la vie, Mme Sand vous l'expliquera en disant qu'il vient de Dieu. On sait qu'il était fort à la mode, en ce temps, de mêler ce nom aux plus vifs emportements de la passion. Nos poètes mettaient alors une sorte de mysticisme dans les aventures les plus risquées du coeur. Mais aucun poète, aucun romancier n'a plus ouvertement que Mme Sand, je dirai plus candidement, abusé de Dieu dans l'amour. Certes il y a de nobles passions qui grandissent l'âme, et, comme la raison humaine cherche l'idéal divin dans tout ce qui est grand et beau, on peut croire parfois, en sentant l'homme meilleur, à une secrète intervention de Dieu dans ces sentiments privilégiés. Mais quel enthousiasme indiscret et périlleux d'appliquer à tous les amours, quels qu'ils soient, cette complaisante faveur de la Providence! De quelles coupables lâchetés de coeur, de quelles perfidies, de quelles défaillances morales on la rend ainsi involontairement complice! Écoutez Mme Sand nous retracer à sa façon les hautes origines de l'amour: «Ce qui fait l'immense supériorité de ce sentiment sur tous les autres, ce qui prouve son essence divine, c'est qu'il ne naît point de l'homme même, c'est que l'homme n'en peut disposer; c'est qu'il ne l'accorde pas plus qu'il ne l'ôte par un acte de sa volonté; c'est que le coeur humain le reçoit d'en haut sans doute pour le reporter sur la créature choisie entre toutes dans les desseins du ciel; et quand une âme énergique l'a reçu, c'est en vain que toutes les considérations humaines élèveraient la voix pour le détruire; il subsiste seul et par sa propre puissance. Tous ces auxiliaires qu'on lui donne, ou plutôt qu'il attire à soi, l'amitié, la confiance, la sympathie, l'estime même, ne sont que des alliés subalternes; il les a créés, il les domine, il leur survit.» Et, quelques lignes plus loin, elle ajoute: «La suprême Providence, qui est partout en dépit des hommes, n'avait-elle pas présidé à ce rapprochement? L'un était nécessaire à l'autre: Bénédict à Valentine, pour lui faire connaître ces émotions sans lesquelles la vie est incomplète; Valentine à Bénédict, pour apporter le repos et la consolation dans une vie orageuse et tourmentée. Mais la société se trouvait là entre eux, qui rendait ce choix absurde, coupable, impie! La Providence a fait l'ordre admirable de la nature, les hommes l'ont détruit; à qui la faute?» Qu'il y ait une prédestination divine entre Bénédict et Valentine, j'ai peine à le croire, mais que Dieu intervienne exprès pour autoriser jusqu'aux inconstances du coeur, voilà ce que je ne peux, en conscience, accorder à Jacques. «Je n'ai jamais travaillé mon imagination, dit-il, pour allumer ou ranimer en moi le sentiment qui n'y était pas encore ou celui qui n'y était plus; je ne me suis jamais imposé la constance comme un rôle. Quand j'ai senti l'amour s'éteindre, je l'ai dit sans honte et sans remords, et j'ai obéi à la Providence qui m'attirait ailleurs.» La singulière fonction pour la Providence, d'appeler Jacques à de nouvelles amours! Du reste, Jacques fait des prosélytes à sa doctrine, sa femme la première. Car, plus tard, lorsque sa femme le trahit, c'est religieusement, si je puis dire. On n'avait jamais poussé la piété si avant dans l'adultère. Imaginez, pour consacrer son bonheur, le projet que forme l'aimable Fernande. «O mon cher Octave! écrit-elle à son amant, nous ne passerons jamais une nuit ensemble sans nous agenouiller et sans prier pour Jacques.» Voilà un mari bien consolé.

On ne doit pas s'étonner, d'après cela, si les héros de Mme Sand croient rendre à Dieu une sorte de culte en cédant à l'amour. Les amants prennent tout à coup, dans leurs extases, des airs d'inspirés. Quand ils racontent leurs joies, c'est avec une sorte d'exaltation pieuse. Ils semblent voir là quelque chose comme des rites sacrés, où ils apportent un orgueil attendri. Ce ne sont plus des amants, ce sont des grands prêtres.

De quel ton religieux Valreg raconte l'invraisemblable bonheur qui lui est arrivé, le mensonge bizarre et l'héroïsme cynique par lequel la Daniella s'est livrée à lui! Je n'insisterai pas, je veux seulement indiquer la note qui domine dans cette étrange action de grâces. Les métaphores les plus mystiques se pressent sous sa plume délirante. «Une vierge sage calomniant sa pureté, éteignant sa lampe comme une vierge folle, pour rassurer la mauvaise et lâche conscience de celui qu'elle aime et qui la méconnaît! Mais c'est un rêve que je fais!... Je suis dans un état surnaturel.... Je me trouve tel que Dieu m'a fait. L'amour primordial, le principal effluve de la divinité s'est répandu dans l'air que je respire; ma poitrine s'en est remplie.... C'est comme un fluide nouveau qui le pénètre et qui le vivifie.... Je vis enfin par ce sens intellectuel qui voit, entend et comprend, un ordre de choses immuable, qui coopère sciemment à l'oeuvre sans fin et sans limites de la vie supérieure, de la vie en Dieu», etc., etc. Ce n'est plus seulement un apôtre de l'amour, c'est un illuminé.

Venant de Dieu, l'amour est sacré. Y céder, c'est faire acte pie; y résister serait un sacrilège; le blâmer dans les autres, une impiété. Le voeu de la nature, n'est-ce pas l'appel même de Dieu à ces élus d'une nouvelle espèce? Est-il besoin d'ajouter que l'amour se légitime par lui-même? Il est irresponsable, puisqu'il est divin. Les égarements qu'il amène rencontrent dans l'auteur et dans ses principaux personnages la plus large indulgence, la sympathie la plus illimitée: «Marthe, dit Eugénie (dans le roman d'Horace), pourquoi donc cette douleur? Est-ce du regret pour le passé, est-ce la crainte de l'avenir? Tu as disposé de toi, tu étais libre, personne n'a le droit de t'humilier.» Ceux mêmes qui auraient quelque droit de se plaindre, comme les maris abandonnés, sont les premiers, quand ils ont de grandes âmes, à répandre leur bénédiction héroïque sur le couple adultère: «Ne maudis pas ces deux amants, écrit Jacques à Sylvia. Ils ne sont pas coupables, ils s'aiment. Il n'y a pas de crime là où il y a de l'amour sincère». Et ailleurs: «Fernande cède aujourd'hui à une passion qu'un an de combats et de résistance a enracinée dans son coeur; je suis forcé de l'admirer, car je pourrais l'aimer encore, y eût-elle cédé au bout d'un mois. Nulle créature humaine ne peut commander à l'amour, et nul n'est coupable pour le ressentir et pour le perdre.» Mais où donc s'arrêtera cette indulgence pour les égarements de l'amour? J'ai peur qu'elle ne s'étende bien loin, jusqu'aux dernières limites où peut s'étendre la vie libre. Je me rappelle involontairement une apologie très vive (pro domo suâ) d'Isidora la courtisane, démontrant à Laurent que toutes ces femmes de plaisir et d'ivresse qu'un stoïcisme puéril méprise, ce sont les types les plus rares et les plus puissants qui soient sortis des mains de la nature. Mme Sand peut dire qu'Isidora parle ainsi par circonstance ou par situation, et que d'ailleurs il ne faut pas discuter si sévèrement les folles pensées qui s'échangent au bal masqué. Soit; mais plus loin, dans le même livre, Laurent développe un thème analogue, et conclut hardiment, devant la noble Alice, que la société n'a pas donné d'autre issue aux facultés de la femme, belle et intelligente, mais née dans la misère, que la corruption. Et la pudique Alice répond avec une expansion douloureuse: «Vous avez raison, Laurent». Le mot est d'une bouche bien grave, cette fois!

Dans toutes les fautes qui peuvent entraîner une femme, dans celles mêmes qui l'avilissent aux yeux du monde, il n'y a de coupable que la société, qui entrave les libres élans de Dieu dans les âmes. On va bien loin avec cette théorie. J'ai peur que les âmes qui, par malheur, la prendraient au sérieux, ne s'énervent dans une sorte de fatalisme oriental. C'est la foi dans la liberté qui nous fait libres. Croyez-y vigoureusement, vous la sentirez vivre et agir en vous. Cessez d'y croire, et vous tomberez au rang de ces âmes serviles que la passion agite sous son joug de fer. On est libre dans la mesure où l'on croit l'être, car c'est précisément cette affirmation de notre force qui nous affranchit. Ceci est un dogme de la plus pure philosophie; c'est un dogme religieux aussi, car la religion nous dit que la grâce ne se refuse pas à qui la mérite par l'effort. Je ne prétends pas que l'homme soit impeccable, ni que l'opinion doive s'armer d'une ridicule sévérité pour châtier ses défaillances. Ce que je veux uniquement, c'est rétablir la responsabilité là où elle doit être, et empêcher qu'on n'aggrave encore des faiblesses trop réelles par ces complaisances de doctrines empressées à les absoudre. Il y a une certaine grandeur morale, même dans une faute, à s'en reconnaître le libre auteur, plutôt que d'en chercher la lâche excuse dans une fatalité que nous faisons nous-mêmes en y croyant.

L'idéalité sensuelle, voilà le vice secret de presque tous les amours dans Mme Sand. Ses héros s'élèvent aux plus hautes cimes du platonisme. Mais regardez de plus près dans le coeur, vous y apercevrez un sensualisme délicat ou violent qui gâte les plus nobles aspirations. Un exemple suffira. Lélia est moins une femme qu'un symbole. Parmi tous les grands sentiments qu'elle symbolise, il faut placer incontestablement l'amour pur. Mme Sand a voulu en faire la plus brillante expression de l'idéalisme dans la passion. Certes elle parle un magnifique langage quand elle s'écrie: «L'amour, Sténio, n'est pas ce que vous croyez; ce n'est pas cette violente aspiration de toutes les facultés vers un être créé, c'est l'aspiration sainte de la partie la plus éthérée de notre âme vers l'inconnu. Êtres bornés, nous cherchons sans cesse à donner le change à ces insatiables désirs qui nous consument; nous cherchons un but autour de nous, et, pauvres prodigues que nous sommes, nous parons nos périssables idoles de toutes les beautés immatérielles aperçues dans nos rêves. Les émotions des sens ne nous suffisent pas. La nature n'a rien d'assez recherché dans le trésor de ses joies naïves pour apaiser la soif de bonheur qui est en nous; il nous faut le ciel, et nous ne l'avons pas!» Et le discours, lancé ainsi par une pensée impétueuse et sublime vers l'infini, ne s'arrête plus. L'âme, entraînée à sa suite, gravit les cîmes les plus élevées du sentiment. Mais tournez le feuillet: l'âme redescend la montagne. Quelle scène! et comme le grand coeur de Lélia est près de faiblir! Se rappelle-t-on les pages brûlantes qui commencent ainsi: «Lélia passa ses doigts dans les cheveux parfumés de Sténio, et, attirant sa tête sur son sein, elle la couvrit de baisers....» Il y a dans ces pages un si indéfinissable mélange de platonisme et de volupté, l'un reprenant sans cesse ce que l'autre a ravi, et la volupté vaincue revenant à chaque instant se jouer du platonisme tour à tour indigné et attendri, il y a dans cette lutte dangereuse et trop longtemps décrite quelque chose de si irritant pour l'imagination, que je n'hésite pas à juger Pulchérie, la prêtresse du plaisir, moins impudique dans ses ivresses, que cette sublime Lélia dans les hallucinations de sa cynique chasteté. Les nobles idées elles-mêmes qui se présentent au milieu de ce délire ne font qu'en aggraver l'étrange abandon. «Comme ton coeur bat rude et violent dans ta poitrine, jeune homme! C'est bien, mon enfant; mais ce coeur renferme-t-il le germe de quelque mâle vertu? Traversera-t-il la vie sans se corrompre ou sans se sécher?... Tu souris, mon gracieux poète, endors-toi ainsi.» Je ne peux souffrir cette sollicitude pour la vertu future de Sténio en un pareil moment. Lélia proteste en vain contre nos soupçons. En vain elle déclare qu'elle se complaît dans la beauté de Sténio avec une candeur, une puérilité maternelle. Je me défie malgré moi de ces candeurs et de ces maternités factices.

Une des conséquences de la théorie sur l'origine providentielle de la passion est cet axiome romanesque, que l'amour égalise les rangs. C'est la société seule qui fait les castes. Dieu n'est pour rien dans nos puériles combinaisons. D'où il faut conclure que, dans ce travail providentiel qui prédestine les âmes les unes aux autres, il n'est tenu aucun compte des degrés de la hiérarchie sociale où le hasard et le préjugé distribueront ces âmes à leur entrée dans la vie. Il y a égalité devant Dieu, il y aura égalité dans l'amour, qui est son oeuvre. Et l'on verra toutes ces nobles héroïnes, Valentine de Raimbault, Marcelle de Blanchemont, Yseult de Villepreux et tant d'autres, aller chercher leur idéal sous la blouse du paysan ou la veste de l'ouvrier, jalouses de relever leurs frères abaissés et de remettre chacun d'eux à sa vraie place. Ainsi se font les mariages d'âmes, d'une extrémité à l'autre de l'échelle sociale, dans le monde des romans de Mme Sand. Elle se plaît, dans les jeux de son imagination, à rapprocher les conditions et à préparer (elle le croit du moins) la fusion des castes par l'amour.

Qu'y a-t-il de vrai dans cette idée? L'amour égalise-t-il les rangs dans la vie comme dans le roman? C'est une de ces questions délicates qui n'admettent pas de réponse absolue, et que d'autres juges que les hommes pourraient seuls éclairer avec leurs instincts et leurs fines inductions. Si j'en crois quelques témoignages, cette idée de Mme Sand séduirait beaucoup l'imagination des femmes. Il y a, en effet, dans le coeur de chacune d'elles, une tendance au dévouement dans l'amour, une sorte d'instinct chevaleresque qui s'exalte dans l'idée d'une lutte généreuse avec les disgrâces imméritées de la société ou de la fortune. Quelle âme féminine résisterait, en imagination au moins, au plaisir de relever une grande intelligence refoulée dans l'ombre, un coeur vaillant égaré, par les hasards d'un sort contraire, dans les rangs obscurs de la vie? Mais cet héroïsme va-t-il au delà du rêve? Une femme née dans un rang élevé, entourée de ce luxe et de cet éclat qui sont comme le cadre naturel des hautes existences sociales, pourra-t-elle, de cette région où elle vit, distinguer dans la foule humaine ce noble déclassé qu'elle doit remettre à son vrai niveau? Et si par un hasard miraculeux elle le découvre, les circonstances se feront-elles assez les complices de son désir pour rapprocher ces deux coeurs entre lesquels le monde met des intervalles plus infranchissables que l'Océan avec ses abîmes, que le désert avec ses immensités? Je suppose ces obstacles vaincus et les deux âmes mises en contact l'une avec l'autre par une destinée propice, tout sera-t-il dit pour cela, et ne verra-t-on pas s'élever tout à coup, par le seul effet d'une connaissance plus longue, des obstacles imprévus et cette fois invincibles? L'amour survivra-t-il à cette délicate épreuve de l'intimité familière? Songez que, de ces deux âmes, l'une apporte cette indélébile habitude de manières, de langage et de ton, qui est devenue pour elle une seconde nature plus nécessaire que la première. Songez que l'autre vient d'ailleurs et que toute la distinction du coeur ne rachète pas ces inexpériences de la vie sociale, ces ignorances qui ne sont sublimes que dans les livres. Il faut au moins que la culture intellectuelle et des instincts particulièrement délicats viennent combler ces abîmes où l'amour, cruellement désappointé, risquerait fort de s'engloutir. Sans doute, l'amour ne consulte pas les règles de la hiérarchie sociale; mais il sera difficile d'admettre que ces règles soient absolument interverties. Et, pour préciser ma pensée, j'accorde à Mme Sand qu'Edmée puisse aimer Mauprat: il est de sa famille et, après quelques années de soins, ce sera un fort galant homme; ou que la dernière Aldini laisse son imagination d'abord, son coeur ensuite, s'éprendre de Lélio: c'est un artiste célèbre, un esprit charmant, un noble coeur; que Valentine enfin pardonne à Bénédict quelques rudesses de manières: c'est une sorte de génie, inculte seulement à la surface, plein d'éloquence naturelle et d'idées fortes. Mais je doute que les grandes dames et les nobles demoiselles de Mme Sand puissent aimer, ailleurs que dans les romans, les unes un gondolier ignare, les autres un ouvrier illettré; surtout que, si elles ont eu le vertige de ces amours disproportionnés, elles poussent l'imprudence au delà, et qu'elles rêvent des unions plus impossibles que leur amour. En tout ceci je ne fais qu'exprimer des doutes et marquer des nuances. Je pose des questions, je me garderai bien de les résoudre. Qui oserait, sans folie, affirmer qu'il y a quelque chose que l'amour ne puisse pas faire? Mais alors c'est à titre d'exception.

Nous avons indiqué la théorie de l'amour dans Mme Sand, si pourtant ce n'est pas forcer le sens des mots que de voir une théorie dans ces inspirations ardentes d'une sensibilité sans règle. Et malgré tout, en dépit des plus justes critiques, il est difficile de ne pas subir le charme. Il faut tenir sa raison bien en garde pour l'empêcher d'être entraînée. Jamais on n'a porté une candeur plus éloquente dans le paradoxe, ni une loyauté plus enthousiaste dans l'erreur. Et puis, quelle injustice ce serait de ne voir dans Mme Sand que le peintre séduisant des égarements ou des sophismes de la passion! Comme il y a de grandes et nobles parties dans sa conception de l'amour! Quelle générosité, quelle délicate fierté, quel dévouement chevaleresque dans ses types les plus aimés! Il y a sur quelques-uns d'entre eux l'impérissable rayon de la grâce idéale. Geneviève, créature plus fraîche et plus pure que les fleurs au milieu desquelles s'écoulait ta vie, jusqu'au jour fatal où l'on te ravit ton bonheur en troublant ta pureté; Consuelo, ravissante et fière image de la conscience dans l'art et de l'honneur dans l'amour, chaste fille religieusement fidèle à un souvenir à travers les aventures de votre vie errante; Edmée, type envié des femmes, une des plus touchantes créations du roman moderne, douce héroïne qui avez si souvent visité les rêves des jeunes âmes enthousiastes, dans ce fantastique costume de chasse sous lequel vous vit pour la première fois votre sauvage amant, avec cet air de calme souriant, de franchise courageuse et d'inviolable honneur; et vous aussi, vous Marie, l'héroïne de la Mare au Diable, qui n'aviez pour inspirer un grand amour que votre ingénuité et qui avez vaincu avec cette arme l'âme rude d'un paysan, qui avez fait par votre désintéressement l'éducation de cette générosité ignorée d'elle-même, qui avez fait éclore par votre honte sans art la justice et le dévouement, là où le calcul régnait en maître; vous enfin, Caroline de Saint-Geneix, qui avez vaincu un ennemi plus fort que la rudesse du paysan, l'implacable orgueil d'un préjugé, et qui, à force de réserve, de pudeur, de grandeur d'âme, d'héroïsme simple et modeste, avez soumis toutes les résistances, amélioré toutes les âmes, transformé autour de vous toutes les fatalités d'éducation et de race; vous toutes, vous avez su noblement et délicatement aimer, vous avez fait connaître un jour, une heure, la vraie grandeur dans l'amour vrai. Vous avez ému l'âme de plusieurs générations. Vous vivrez maintenant au milieu de ce peuple idéal que le génie crée et qui vit du souffle immortel de l'art.

La conception que Mme Sand s'est faite de l'amour n'a pas été indifférente; elle a eu des conséquences d'une certaine portée. C'est par l'idée de la passion irresponsable que la lutte de Mme Sand a commencé contre l'opinion, contre les lois sociales, et que cette lutte s'est tout d'abord introduite dans les romans, où plus tard elle s'est fait une si large place.

Là s'est révélée une lacune qu'il serait inutile de ne pas signaler dans la nature morale de Mme Sand, tant elle s'y trahit manifestement d'elle-même. Ce qui manque à cette âme si puissante et si riche d'enthousiasme, c'est une humble qualité morale qu'elle dédaigne et qu'elle calomnie même, quand elle vient à en parler, la résignation, qui n'est pas, comme elle semble le croire, l'inerte vertu des âmes basses, pliées d'avance à tous les jougs dans une superstitieuse servilité devant la force. C'est là une fausse et dégradante résignation; la véritable procède de la conception de l'ordre universel, au prix duquel les souffrances individuelles, sans cesser d'être une occasion de mérite, cessent d'être un droit à la révolte. Que deviendrait la société si chacun, armant sa passion de la force, la jetait en guerre à travers les intérêts légitimes ou les droits contraires? Ce serait la société élémentaire selon Hobbes, la lutte de l'homme devenu un loup pour l'homme. La résignation, entendue dans son vrai sens, philosophique et chrétien, est une acceptation virile des lois morales et aussi des lois nécessaires au bon ordre des sociétés, elle est une adhésion libre à l'ordre, un sacrifice consenti par la raison d'une partie de son bien particulier et de sa liberté personnelle, non à la force ou à la tyrannie d'un caprice humain, mais aux exigences du bien général, qui ne subsiste que par l'accord des libertés individuelles et des passions réglées. Cette conception manque tout à fait à Mme Sand. Elle ne sait pas se résigner, et l'orgueil de la passion frémit dans toutes ses oeuvres, superbe et révolté.

De là ces déclamations célèbres sur les droits de l'être humain à secouer le joug des lois sociales, des lois sans pitié et sans intelligence, qui meurtrissent le coeur et violentent la liberté. De là tant de prophéties irritées et cette utopie du mariage idéal: «Je ne doute pas, s'écrie Jacques, que le mariage ne soit aboli, si l'espèce humaine fait quelque progrès vers la justice et la raison; un lien plus humain et non moins sacré remplacera celui-là, et saura assurer l'existence des enfants qui naîtront d'un homme et d'une femme, sans enchaîner jamais la liberté de l'un et de l'autre. Mais les hommes sont trop grossiers et les femmes trop lâches, pour demander une loi plus noble que la loi de fer qui les régit; à des êtres sans conscience et sans vertu il faut de lourdes chaînes.» Demander une loi, c'est bientôt dit, une loi qui affranchisse la liberté des époux sans détruire la famille que fonde le pacte de ces deux libertés. Qu'on essaye donc de la concevoir, cette loi, dans la contradiction de ses termes! À moins de conclure tout simplement à l'union libre, je défie les législateurs de l'avenir de sortir de ce dilemme: il faut que l'homme et la femme aliènent leur liberté ou que la famille périsse. Encore s'il n'y avait que l'homme et la femme, le problème serait bientôt résolu. Ils se quitteraient dès qu'ils ne s'aimeraient plus, à supposer pourtant qu'ils puissent vivre l'un sans l'autre. C'est une panacée commode à l'usage des deux époux, quand ils ont tous deux des rentes ou même quand ils n'ont rien. Mais que deviendront les enfants, sous la loi de ces mariages éphémères? Mme Sand ne s'en occupe pas. Pas davantage la Sibylle, quand elle prépare dans le temple des Invisibles les décrets de l'avenir: «Oui, dit-elle, l'abandon de deux volontés qui se confondent en une seule est un miracle, car toute âme est libre en vertu d'un droit divin. Arrière donc les serments sacrilèges et les lois grossières! Laissez-leur l'idéal, et ne les attachez pas à la réalité par les chaînes de la loi. Laissez à Dieu le soin de continuer le miracle.» À merveille; mais enfin, si Dieu ne continue pas le miracle? Si l'enthousiasme qui a entraîné cet homme et cette femme à se donner l'un à l'autre par le pacte toujours révocable de l'amour; si cette ferveur qui les fait s'écrier à la première heure de l'amour: «Non pas seulement dans cette vie, mais dans l'éternité»; si la passion, enfin, se refroidit et disparaît, le mariage idéal cessera-t-il par là même? L'enthousiasme est une base bien fragile pour supporter la famille. Le roman de Jacques nous montre une femme qui s'est mariée dans la plénitude de sa liberté, qui a connu et pratiqué cette ferveur exigée dans le mariage idéal et qui disait, elle aussi: «Pour l'éternité». Et pourtant, après quelques années, que deviennent Fernande et la famille qu'elle a fondée? Mme Sand élude la difficulté; elle envoie aux enfants une maladie, qui les enlève, elle conseille à Jacques d'aller se tuer dans quelque gouffre ignoré, pour laisser sa femme libre d'aimer ailleurs. Fort bien, mais la réalité ne se laisse pas gouverner comme le roman. Et si les enfants s'obstinent à vivre? Et si Jacques ne veut pas mourir? Il serait trop cruel, en vérité, de recommander l'exemple de Jacques à tous les maris que leurs femmes cessent d'aimer. Quelle hécatombe!

George Sand avait-elle été coupable, dès ses premiers romans, de pareilles intentions? Elle s'en était défendue dans une réponse bien curieuse, courtoise mais vive, à M. Nisard, qui a dû être écrite vers 1836 et qui a été annexée, sous forme de post-scriptum, aux Lettres d'un Voyageur. C'est comme une apologie personnelle des romans de sa première manière et de leurs tendances: «S'il ne s'agissait pour moi que de vanité satisfaite, disait-elle au critique sévère et délicat qui s'était occupé de la partie sociale de ses oeuvres, je n'aurais que des remerciements à vous offrir, car vous accordez à la partie imaginative de mes contes beaucoup plus d'éloges qu'elle n'en mérite. Mais plus je suis touché de votre suffrage, plus il m'est impossible d'accepter votre blâme à certains égards.... Vous dites, monsieur, que la haine du mariage est le but de tous mes livres. Permettez-moi d'en excepter quatre ou cinq, entre autres Lélia, que vous mettez au nombre de mes plaidoyers contre l'institution sociale, et où je ne sache pas qu'il en soit dit un mot.... Indiana ne m'a pas semblé, non plus, lorsque je l'écrivais, pouvoir être une apologie de l'adultère. Je crois que dans ce roman (où il n'y a pas d'adultère commis, s'il m'en souvient bien) l'amant (ce roi de mes livres, comme vous l'appelez spirituellement) a un pire rôle que le mari—André n'est ni contre le mariage, ni pour l'amour adultère.—Enfin dans Valentine, dont le dénouement n'est ni neuf ni habile, j'en conviens, la vieille fatalité intervient pour empêcher la femme adultère de jouir, par un second mariage, d'un bonheur qu'elle n'a pas su attendre—Reste Jacques, le seul qui ait été assez heureux, je crois, pour obtenir de vous quelque attention.»

Et l'apologie, très habile, commence par l'aveu que l'artiste a pu pécher, que sa main sans expérience et sans mesure a pu tromper sa pensée, que son histoire ressemble un peu à celle de Benvenuto Cellini, qui s'arrêtait trop au détail en négligeant la forme et les proportions de l'ensemble. C'est quelque chose de semblable qui a dû lui arriver à elle-même en écrivant ce roman, et sans doute aussi tous ses autres romans se ressentent de cette hâte d'ouvrier ardent et malhabile, qui se complaît à la fantaisie du moment, et qui manque le but à force de s'amuser aux moyens. Cette première excuse une fois admise, on voudra bien considérer qu'il y a en elle plus de la nature du poète que de celle du législateur, qu'elle ne se sent pas la force d'être un réformateur; qu'il lui est arrivé souvent d'écrire lois sociales à la place des vrais mots, qui eussent été les abus, les ridicules, les préjugés et les vices du temps, lesquels lui semblent appartenir de plein droit à la juridiction du roman, tout aussi bien qu'à celle de la comédie. À ceux qui lui ont demandé ce qu'elle mettrait à la place des maris, elle a répondu naïvement que c'était le mariage, de même qu'à la place des prêtres, qui ont compromis la religion, elle croit que c'est la religion qu'il faut mettre. Elle a fait peut-être une autre grande faute contre le langage, lorsque, en parlant des abus et des vices de la société, elle a dit la société; elle jure qu'elle n'a jamais songé à refaire la Charte constitutionnelle; elle n'a pas eu, d'ailleurs, l'intention qu'on lui prête de donner au monde son malheur personnel en preuve de sa thèse, faisant ainsi d'un cas privé une question sociale. Elle s'est bornée à développer des aphorismes aussi péremptoires que ceux-ci: «Le désordre des femmes est très souvent provoqué par la férocité ou l'infamie des hommes».—«Un mari qui méprise ses devoirs de gaieté de coeur, en jurant, riant et buvant, est quelquefois moins excusable que la femme qui trahit les siens en pleurant, en souffrant et en expiant.» Mais enfin quelle est sa conclusion? Évidemment cet amour qu'elle édifie et qu'elle couronne sur les ruines de l'infâme est son utopie; cet amour est grand, noble, beau, volontaire, éternel; mais cet amour, «c'est le mariage tel que l'a fait Jésus, tel que l'a expliqué saint Paul, tel encore, si vous voulez, que le chapitre VI du titre V du Code civil en exprime les devoirs réciproques». C'est, en un mot, le mariage vrai, idéal, humanitaire et chrétien à la fois, qui doit faire succéder la fidélité conjugale, le véritable repos et la véritable sainteté de la famille à l'espèce de contrat honteux et de despotisme stupide qu'a engendrés la décrépitude du monde.

Malgré tout, l'objection de fond subsiste toujours. Comment tirer un pacte irrévocable d'éléments aussi changeants, aussi fugaces que l'amour? Comment le sacrement social du mariage pourra-t-il avoir une chance quelconque de stabilité, s'il n'est que la constatation de la passion? Ne faut-il pas toujours y faire intervenir un élément plus solide, plus substantiel, ou l'honneur ou un serment social, ou un engagement religieux qui lui donne une règle et un appui? Et que deviendront, dans le péril de ces unions mobiles si facilement rompues, la faiblesse de la femme abandonnée ou celle de l'enfant trahi?

On dirait que Mme Sand elle-même a reconnu tardivement la force de l'objection. Elle s'est fort amendée dans les derniers romans. Comme exemple, voyez Valvèdre, la contre-partie de Jacques dont la conclusion logique était que le mariage tombe de soi avec l'amour. Rien n'est plus curieux que de voir le même sujet traité deux fois par un auteur sincère, à vingt-sept ans de distance, chaque fois avec les préoccupations différentes qu'apporte la vie et qui imposent aux héros du roman des destinées si différentes, au roman lui-même deux dénouements contraires. Le sujet est le même: la lutte du mari et de l'amant; mais comme cette lutte se termine différemment! Par malheur, Valvèdre ne vaut pas Jacques. La verve et le charme se sont en partie éclipsés. Alida, c'est encore Fernande, mais dépouillée de sa poésie, passionnée à froid et dans le faux. L'amant n'a guère changé. Qu'il s'appelle Octave ou Francis, c'est toujours le même personnage qui prodigue l'héroïsme dans les mots et qui débute dans la vie par immoler une femme à son amour-propre. Mais le mari n'est plus cet insensé sublime qui se tue pour n'être pas un obstacle dans la vie de celle qu'il aime follement et pour faire que le bonheur de sa femme ne soit pas un crime. Jacques s'appelle maintenant Valvèdre; il a réfléchi, il a cherché des consolations dans l'étude. Il a tué en lui la folie du désespoir; il n'abdique pas son rôle et son devoir de mari; il ne cède plus volontairement sa femme à Octave, et quand sa femme l'a quitté, quand elle meurt de la situation fausse où l'a jetée le dépit plus que l'amour, il apparaît près du lit funèbre; il reprend à l'amant faible et inutile le coeur de cette femme qui va mourir. Il écrase Francis de sa générosité, tout en lui enlevant la joie de la dernière pensée d'Alida. Le dénouement est, on le voit, tout l'opposé de l'ancien roman. La réflexion a fait son oeuvre, la vie aussi.

Il est certain que c'est l'attaque vive contre les lois à propos du mariage qui introduisit plus tard la question sociale tout entière dans les romans de George Sand. Elle s'enhardit en dehors des limites qu'elle avait tout d'abord tracées autour de sa pensée. Elle ne s'arrêta pas, comme en 1836, à la crainte de se poser en réformateur de la société; elle entreprit de porter remède, sur les principaux points, à l'infâme décrépitude du monde.

Exaltation dans le sentiment, faiblesse et incohérence dans la conception, voilà ce qui caractérise les théories sociales de Mme Sand. Nous n'insisterons pas sur ce côté si connu et si souvent discuté de ses oeuvres, où d'ailleurs il y aurait bien des questions de propriété ou de voisinage à résoudre entre elle et ceux qu'elle se plut à nommer ses maîtres dans l'oeuvre de destruction et de reconstruction qu'elle préparait. D'ailleurs, il faut bien se le dire, depuis ces âges lointains des politiciens et des philosophes dont la pensée agitait les réformes futures, cette partie des romans de Mme Sand a étrangement vieilli. Il semble, lorsqu'on les relit à près de cinquante ans de distance, que l'on assiste à une exhumation de doctrines antédiluviennes. Étrange et magnifique supériorité de la poésie, qui est la fiction dans l'art, sur l'utopie, qui est la fiction violente dans la réalité sociale! Tout ce qui reste de l'art pur, de l'art désintéressé, dans les récits de cette période, conserve à travers les années la sérénité d'une incorruptible et radieuse jeunesse. Les figures aimées, qu'on y rencontre avec tant de plaisir, dans les intervalles de la thèse qui déclame, peuplent encore notre imagination et sont comme le charme immortel de notre souvenir. Au contraire, tout ce qui relève du système, toutes ces doctrines si trompeuses, si vagues, si pleines de spécieuses promesses et de formules sibyllines, tout ce qui rappelle ces grandes épopées de la philosophie de l'avenir, tout cela porte les traces d'une effroyable caducité, tout cela est mort, irrémissiblement mort. Qui aurait le courage, aujourd'hui, de relire ou de discuter des pages, écrites pourtant avec une conviction ardente, sous la dictée des grands prophètes, comme celles qui remplissent le second volume de la Comtesse de Rudolstadt, les trois quarts du Péché de M. Antoine, et cet Évenor, dont je ne peux évoquer le souvenir sans un indicible effroi? Est-il besoin de rappeler même les traits fondamentaux de la doctrine, le mélange d'un mysticisme historique élaboré par Pierre Leroux, et d'un radicalisme révolutionnaire naïvement imité de Michel (de Bourges)? Mme Sand a toujours eu un goût très vif, une passion véritable pour les idées, mais elle les interprète en les mêlant et les confondant toutes. Sa métaphysique est fort incertaine et vague. George Sand est idéaliste, sans doute, et c'est par là qu'elle se distingue profondément de l'école des romanciers qui l'ont suivie. Mais qui pourrait définir clairement sa pensée dans les oeuvres diverses où elle a essayé de l'exprimer? Elle a l'élan vigoureux, elle a le coup d'aile vers les régions mystérieuses. Mais quelle doctrine précise rapporte-t-elle de ces explorations sublimes? Que l'on essaye seulement de comprendre quel sens prend sous sa plume, en certaines circonstances solennelles, ce grand mot Dieu, dont elle use avec une sorte de prodigalité? Que devient-il, ce nom, au bout des transformations que sa pensée a subies dans ses diverses phases, à travers les maîtres qu'elle a écoutés avec une curiosité docile et passionnée? Que devient-il dans cet immense laboratoire humanitaire, ce Dieu de l'amour pur, que Lélia appelait dans sa prière désespérée, dans l'église des Camaldules, ce Dieu de vérité que Spiridion invoquait, d'un coeur enflammé, à travers les persécutions des moines, dans les sombres visions du cloître? Sous l'influence de Pierre Leroux, il semble bien qu'il soit devenu le commencement et le terme du circulus universel. Plus tard, affranchie de la secte, Mme Sand rendra au nom de Dieu une partie de sa signification compromise et de ses attributs perdus. Mais ce serait toute une histoire que de raconter l'odyssée de ce Dieu successivement transformé, anéanti et finalement retrouvé. C'est tout un avatar dont le sens reste souvent une énigme.

Loin de nous toute pensée d'ironie! Ces choses sont graves, et il faudrait être misérablement gai pour en rire; d'ailleurs ces idées philosophiques et sociales ont vécu dans une âme sincère, c'est assez pour que l'on n'en plaisante pas. J'accorde de grand coeur mon respect, non aux théories elles-mêmes, mais au loyal enthousiasme qui les a embrassées. Au reste, il faut bien le dire, ces doctrines sont mortes, et bien mortes; elles ont succombé sous leur impuissance en face des faits, et le socialisme doctrinal de 1848 a été trouvé incapable de résoudre pratiquement le plus mince problème. Mais ce qui n'est pas mort, ce sont les problèmes eux-mêmes; ce qui n'est pas mort, c'est la nécessité économique et morale de les poser, et d'en chercher au moins la solution partielle. Ce qui n'est pas mort, enfin, c'est la misère et l'imprescriptible obligation, pour quiconque a une conscience et du coeur, de dévouer une part de sa pensée et de sa vie à ces souffrances de nos frères inconnus. Les théories de ce temps-là sont bien finies, je le crois, mais la cause qui les a fait naître leur survit, et ce n'est pas trop dire que de déclarer que cette cause est celle même du christianisme, que ces deux causes n'en font qu'une, et que nul n'est vraiment ni chrétien ni philosophe qui n'est pas résolu à opposer aux tristes conquêtes de la misère l'effort croissant de la sympathie et du dévouement. Ne nous inquiétons pas trop de savoir si le progrès est indéfini et continu. Nous savons, en tout cas, qu'il n'est pas fatal et qu'il dépend de nous. Travailler au progrès partiel, sur un atome de l'étendue, sur un point du temps, c'est peut-être tout ce que nous pouvons faire, faisons-le. Occupons-nous moins d'aimer l'humanité de l'avenir que les hommes qui sont près de nous, à la portée de notre main et de notre coeur. Tout cela n'est pas chose nouvelle, c'est le socialisme de la charité, et c'est le bon.

Qui de nous ou de Mme Sand se trouve le plus rapproché de M. de Lamennais, la seule intelligence vraiment philosophique qu'elle ait connue? Avait-elle lu ces admirables lignes dans les Oeuvres posthumes: «On ne saurait tromper plus dangereusement les hommes qu'en leur montrant le bonheur comme le but de la vie terrestre. Le bonheur n'est point de la terre, et se figurer qu'on l'y trouvera est le plus sûr moyen de perdre la jouissance des biens que Dieu y a mis à notre portée. Nous avons à remplir une fonction grande et sainte, mais qui nous oblige à un rude et perpétuel combat. On nourrit le peuple d'envie et de haine, c'est-à-dire de souffrances, en opposant la prétendue félicité des riches à ses angoisses et à sa misère.» Et, avec un admirable geste d'âme, l'illustre penseur s'écrie: «Je les ai vus de près, ces riches si heureux! Leurs plaisirs sans saveur aboutissent à un irrémédiable ennui qui m'a donné l'idée des tortures infernales. Sans doute, il y a des riches qui échappent plus ou moins à cette destinée, mais par des moyens qui ne sont pas de ceux que la richesse procure. La paix du coeur est le fond du bonheur véritable, et cette paix est le fruit du devoir parfaitement accompli, de la modération des désirs, des saintes espérances, des pures affections. Rien d'élevé, rien de beau, rien de bon ne se fait sur la terre qu'au prix de la souffrance et de l'abnégation de soi, et le sacrifice seul est fécond.» Pour cette simple page d'un vrai penseur qui tempère par des traits d'une raison si forte ses indignations et ses colères, je donnerais de grand coeur tous les discours de Pierre Leroux et surtout la fameuse conversation du pont des Saints-Pères, un soir que les Tuileries ruisselaient de l'éclat d'une fête, où M. Michel (de Bourges) tenta d'initier à des doctrines farouches l'intelligence vraiment naïve de Mme Sand, où elle eut l'étonnement et presque le scandale de cette éloquence furibonde, débridée à cette heure jusqu'à une sorte de férocité apocalyptique. La naïveté dans le génie, peut-on la nier, puisque, malgré l'horreur avouée de cette conversation, tout entière en sanglants dithyrambes, Mme Sand continua quelque temps encore à croire à l'esprit politique de son prolixe et bruyant ami?

Pour moi, je ne pardonnerai jamais à cet ami et à beaucoup d'autres d'avoir exalté dans le faux cette sensibilité d'artiste, si facile à recevoir les impressions fortes, et jeté cette vive imagination dans les chimériques violences de leurs doctrines. Au fond, ils trouvaient d'avance un complice dans son coeur, qui longtemps ne vit pas la transition trop facile entre les idées de réforme et les utopies sanglantes; elle-même l'avoua plus tard. Son coeur fut la première dupe.

Tout enfant, dans les campagnes du Berry, plus tard au couvent, ce qui avait éclaté dans les premiers traits de sa nature, c'était une immense bonté, une compassion infinie, une tendresse profonde pour la misère humaine. Il était impossible de s'approcher d'elle, même avec les préventions les plus contraires, sans être désarmé par cette grâce rayonnante du sentiment. Rarement elle se fâchait, soit contre les hommes, soit contre les choses, même quand elle en souffrait le plus cruellement. Elle se retirait avec tristesse, mais sans colère, des contacts ou des situations les plus injurieux pour sa dignité. Et quand elle regardait autour d'elle, c'était avec un regard de tendre et profonde sympathie. Après bien des essais différents de morale applicable à sa vie, elle avait fini par se faire à elle-même une morale qui tenait dans cette règle unique: Être bon. Chacun se fait une morale selon son coeur. Le jour où elle s'était élevée à cette conception claire du but et de l'emploi de la vie, les grandes émotions qui avaient soulevé la sienne jusque dans son fond s'étaient pacifiées. Une lumière supérieure avait pénétré à travers le trouble et le tumulte de son coeur qui, jusqu'alors, n'avait eu que des instincts facilement égarés. Cette idée, qui résume en effet la morale sociale, avait pris chez elle une importance et une sorte de royauté intellectuelle: le devoir de sortir de soi. Elle avait fini par comprendre, à force de douloureuses expériences, ce qu'il y a d'égoïsme implacable dans la passion. Elle avait fini par concevoir que la vraie vie, c'est de penser non toujours à soi et pour soi, mais aux autres et pour les autres, et aussi à tout ce qui est grand, noble et beau, à tout ce qui peut nous distraire de ce moi, toujours prêt à se prendre pour l'objet de sa monotone analyse et de sa lugubre idolâtrie.

C'est par ce grand côté de sa nature, la sensibilité toute prête et la bonté absolue, qu'elle avait été si facilement prise par les thèses sociales émergées du cerveau de chaque réformateur en disponibilité. Ces thèses elles-mêmes, qu'était-ce, sinon des formes variées de l'utopie qui l'avait séduite dès son enfance et dont le premier mobile avait été le sentiment profond du mal humain, du mal social; utopie qui pouvait se croire innocente et sainte tant qu'elle n'avait pas essayé de régner en dehors des imaginations et des coeurs, et qu'elle n'avait pas encore tenté la force comme dernier moyen d'apostolat?

«Il n'y a en moi, disait-elle un jour, rien de fort que le besoin d'aimer.» C'est par ce besoin d'aimer qu'elle parvint à maintenir en elle, au-dessus des tentations du doute et même un peu contre l'opinion de son siècle «qui n'allait pas de ce côté-là pour le moment», une doctrine toute d'idéal et de sentiment qui ressemblait assez à une sorte de platonisme chrétien. Leibniz d'abord, et puis Lamennais, Lessing, puis Herder expliqué par Quinet, Pierre Leroux, Jean Reynaud enfin, voilà les principaux maîtres qui l'empêchèrent, par des secours successifs, de trop flotter dans sa route à travers les diverses tentatives de la philosophie moderne. «Chaque secours de la sagesse des maîtres vient à point en ce monde, où il n'est pas de conclusion absolue et définitive. Quand, avec la jeunesse de mon temps, je secouais la voûte de plomb des mystères, Lamennais vint à propos étayer les parties sacrées du temple. Quand, indignés après les lois de septembre, nous étions prêts encore à renverser le sanctuaire réservé, Leroux vint, éloquent, ingénieux, sublime, nous promettre le règne du ciel sur cette même terre que nous maudissions. Et, de nos jours, comme nous désespérions encore, Reynaud, déjà grand, s'est levé plus grand encore, pour nous ouvrir, au nom de la science et de la foi, au nom de Leibniz et de Jésus, l'infini des mondes comme une patrie qui nous réclame.» Que de noms divers et contradictoires successivement invoqués!

Elle n'avait pas eu trop de ces secours pour rester fidèle à quelques-unes des idées qui, sous des formules plus ou moins variées, donnent du prix à la vie et un sens à l'espérance. Après la période de dévotion et d'extase qu'elle avait traversée au couvent des Anglaises et les années qui suivirent, avec des oscillations diverses terminées un jour par une rupture avec la foi ancienne, elle avait eu de grandes perplexités et de grands abattements. Elle avait connu le doute et avait révélé l'état de son âme dans plusieurs de ses livres.

«Tu me demandes, dit-elle à un de ces amis réels ou imaginaires qui sont les confidents commodes du Voyageur, si c'est une comédie que ce livre (Lélia), que tu as lu si sérieusement.—Je te répondrai que oui et que non, selon les jours. Il y eut des nuits de recueillement, de douleur austère, de résignation enthousiaste, où j'écrivis de belles phrases de bonne foi. Il y eut des matinées de fatigue, d'insomnie, de colère, où je me moquais de la veille et où je pensai tous les blasphèmes que j'écrivis. Il y eut des après-midi d'humeur ironique et facétieuse, où je me plus à faire Trenmor (le forçat philosophe) plus creux qu'une gourde.» Tous les types avaient représenté, à un certain moment, des états de son esprit en lutte. Ce ne sont des personnages ni complètement réels, ni complètement allégoriques. Pulchérie, c'était l'épicurisme héritier de la partie mondaine et frivole du dernier siècle; Sténio, l'enthousiasme et la faiblesse d'un temps sans point de repère et sans appui; Magnus, le débris d'un clergé corrompu et abruti; Lélia, l'aspiration sublime, qui est l'essence même des intelligences élevées. Tel était son plan; jusqu'à quel point elle l'a exécuté, dans quelle mesure elle l'a fait sortir d'une demi-réalité, où sont plongés tous les personnages, pour lui confier parfois une réalité choquante, c'est là la part et c'est aussi l'oeuvre de l'artiste, la responsabilité de l'artiste. Quant à l'idée philosophique qui préside au livre, elle ressort de chaque page; c'est l'idée conçue sous le coup d'un abattement profond devant l'énigme de la vie, qui jamais n'avait pesé plus lourdement et plus cruellement sur elle. Elle s'étonna des fureurs qui accueillirent ce livre, ne comprenant pas que l'on haïsse un auteur à travers son oeuvre. C'était un livre de bonne foi, c'est-à-dire de doute sincère, d'un doute qui remue à de grandes profondeurs les idées et les âmes. Ceux qui ne comprirent pas ou qui n'entendirent pas ce cri de conscience, cette plainte entrecoupée, mêlée de fièvre et de sanglots, se scandalisèrent.

Ce qui dura toute sa vie, ce qui la consola infailliblement et toujours dans ses heures de détresse, ce fut l'amour de la nature, un des rares amours qui ne trompent pas. Cet amour fut le plus sûr de son inspiration et la moitié au moins de son génie. Personne, comme elle, avec des mots, de simples mots choisis et combinés entre eux, de ces mots qui servent à chacun de nous et qui expriment les sensations communes avec une désespérante froideur, personne n'a réussi à traduire, dans la réalité vivante d'un paysage, ces lumières et ces ombres, ces harmonies et ces contrastes, cette magie des sons, ces symphonies de la couleur, ces profondeurs et ces lointains des bois, cet infini mouvant de la mer, cet infini étoilé du ciel. Personne surtout n'a su comme elle saisir, exprimer cette âme intérieure, cette âme secrète des choses qui répand sur la face mystérieuse de la nature le charme de la vie.

À quoi tient cette supériorité de peintre de la nature, qui frappe au premier aspect chez Mme Sand? La première raison qui s'offre est si naïve que j'ose à peine l'exprimer. Mme Sand voit la nature, elle la regarde, elle ne l'invente pas. La preuve en est dans la netteté des détails et de l'ensemble, qui fait voir exactement ce qu'elle voit elle-même. La pensée du lecteur reconstruit avec facilité les grandes scènes qu'a décrites son ample et souple pinceau. J'ai trouvé l'explication de cet effet si simple, et pourtant si rare, dans ces lignes jetées au bas d'une page perdue: «Il est certain, dit Mme Sand, que ce qu'on voit ne vaut pas toujours ce qu'on rêve. Mais cela n'est vrai qu'en fait d'art et d'oeuvre humaine. Quant à moi, soit que j'aie l'imagination paresseuse à l'ordinaire, soit que Dieu ait plus de talent que moi (ce qui ne serait pas impossible), j'ai le plus souvent trouvé la nature infiniment plus belle que je ne l'avais prévu, et je ne me souviens pas de l'avoir trouvée maussade, si ce n'est à des heures où je l'étais moi-même.» Le trait propre de Mme Sand, c'est précisément d'avoir une imagination qui ne précède pas son regard, qui ne déflore pas son plaisir, qui n'interpose pas les jeux d'un prisme personnel entre elle et la nature. Elle voit la nature telle qu'elle est, longuement, profondément. Elle garde gravé en traits indélébiles le tableau qui a passé sous ses yeux, elle le conserve inaltéré. On pourrait dire qu'elle apporte plus de mémoire imaginative que d'imagination dans ses souvenirs et ses visions de la réalité. C'est même cette absence d'un brillant défaut qui donne aux traits de son paysage une si lumineuse précision. Un des grands peintres de son temps, M. de Lamartine, avait trop de splendeurs dans son âme pour bien voir au dehors. Je parierais qu'il trouvait toujours la nature moins belle qu'il ne l'avait prévu. L'éclat de son rêve éclipsait la réalité tant qu'elle était sous ses yeux, et, plus tard, quand il voulait revoir dans son souvenir le paysage entrevu, quand il voulait le peindre, c'était encore son imagination qui travaillait autant que sa mémoire. Sa peinture était splendide, mais confuse; elle avait la mobilité scintillante d'un rayonnement; le regard ébloui ne pouvait ni s'y fixer ni en rien saisir avec tranquillité.

L'art fatigue à la longue l'esprit. La nature le repose et le récrée sans cesse. Quand Mme Sand voyageait en Italie, son compagnon de voyage, Alfred de Musset, n'était avide que de marbres taillés. «Quel est donc, disait-on de lui, ce jeune homme qui s'inquiète tant de la blancheur des marbres?» Au bout de peu de jours il fut rassasié de statues, de fresques, d'églises et de galeries. Son plus doux souvenir fut celui d'une eau limpide et froide où il lava son front chaud et fatigué dans un jardin de Gênes. «C'est que les créations de l'art parlent à l'esprit seul, et que le spectacle de la nature parle à toutes les facultés. Il nous pénètre par tous les pores comme par toutes les idées. Au sentiment tout intellectuel de l'admiration l'aspect des campagnes ajoute le plaisir sensuel. La fraîcheur des eaux, les parfums des plantes, les harmonies du vent circulent dans le sang et les nerfs, en même temps que l'éclat des couleurs et la beauté des formes s'insinuent dans l'imagination.»

La nature tout entière passe dans l'homme; elle lui parle le langage le plus varié. Il y a quelques pages, à la fin du premier volume de la Daniella, qui sont une tentative étonnante pour exprimer l'effet d'orchestre que réalisent pour des oreilles intelligentes ces jeux sonores et combinés de la campagne. Jean Valreg est monté, le soir, sur la petite terrasse du château de Mondragon, et là il recueille tous les bruits des collines et des vallées qui montent jusqu'à lui, il étudie cette musique produite par la rencontre des sons épars qui constitue en ce pays la musique naturelle, locale. «Il y a, dit-il, des endroits comme cela qui chantent toujours», et celui-ci est le plus mélodieux où il se soit jamais trouvé. Et il énumère, dans une langue bien curieuse, tous ces bruits divers: la chanson des grandes girouettes, si régulièrement phrasée à son début qu'il a pu écrire six mesures parfaitement musicales, lesquelles reviennent invariablement à chaque souffle du vent d'est. Ces girouettes pleurardes et radoteuses, avec leurs notes d'une ténuité impossible, sont comme les ténors aigus qui dominent l'ensemble. «Je ne sais quel esprit de l'air les met d'accord avec le son des cloches des Camaldules.... D'autres chants se mêlent à ces bruits: ce sont les refrains des paysans épars dans la campagne.... Les basses continues sont dans le bruissement lourd des pins démesurés et d'une cascade qui recueille les eaux perdues des ruines. Puis il y a les cris des oiseaux, des vautours, et des aigles surtout.» En écoutant tout cela, Valreg poursuit une idée qui l'a bien souvent frappé dans ces harmonies naturelles que produit le hasard; par cela même qu'elles échappent aux règles tracées, elles atteignent à des effets d'une puissance et d'une signification extraordinaires; elles remplissent l'air d'une symphonie fantastique qui ressemble à la langue mystérieuse de l'infini.

À la réalité découverte ou devinée du paysage se joint, chez Mme Sand, un charme de sensibilité et un attrait tout particuliers. On ne s'intéresse pas seulement à sa peinture, on en est ému, on l'aime. Ce nouvel effet tient à l'art délicat ou plutôt à l'heureux instinct de ne jamais décrire uniquement pour décrire, et d'associer toujours à la nature quelque chose de l'âme humaine, une pensée ou un sentiment. Le paysage ne va jamais seul, chez elle; il est choisi en harmonie ou en contraste avec l'état de l'âme qui s'y répand. Mais ce contraste lui-même est une sorte particulière d'harmonie plus intime. Au moment où il semble que, dans l'imposante solitude des montagnes, tout le reste va être oublié, il surgira de l'ombre du rocher une petite pastoure espagnole, et nous voilà qui mettons dans un coin du paysage son piquant profil, son joli sourire, sa chevelure flottante, mêlée au vent comme la queue d'une jeune cavale. Et ainsi l'âme, en retrouvant la figure humaine, se détend de la grandeur trop austère que lui imposent les cimes et les torrents. Si nos regards se perdent dans les horizons de la mer, on nous y montre une voile, et sous cette voile nous devinons un rude travailleur qui peine et qui souffre. S'ils se portent vers les profondeurs sans limites du ciel, on nous y fait supposer des peuples d'âmes inconnues, animant de leurs joies ou de leurs souffrances la bleue immensité. Toujours un sentiment joue autour du paysage et ajoute à l'infini de la nature l'infini plus mystérieux de l'âme. Une fleur, une herbe, tout s'harmonise avec nos pensées. Des traits charmants éclatent à chaque instant à travers les dialogues ou les rêveries, comme celui-ci: «En portant mes mains à mon visage, je respirai l'odeur d'une sauge dont j'avais touché les feuilles quelques heures auparavant. Cette petite plante fleurissait maintenant sur la montagne, à plusieurs lieues de moi. Je l'avais respectée; je n'avais emporté d'elle que son exquise senteur. D'où vient qu'elle l'avait laissée? Quelle chose précieuse est donc le parfum, qui, sans rien faire perdre à la plante dont il émane, s'attache aux mains d'un ami, et le suit en voyage pour le charmer et lui rappeler longtemps la beauté de la fleur qu'il aime? Le parfum de l'âme, c'est le souvenir....» Cette page m'a toujours frappé comme un exemple de l'heureuse facilité avec laquelle Mme Sand mêle l'âme aux choses et l'homme à la nature.

On n'oublie plus ces paysages. Ils se marient si bien à la situation du roman ou au caractère des personnages, que les deux souvenirs restent inséparablement liés et n'en font bientôt plus qu'un. Est-il possible de penser à Valentine sans se reporter à cette scène enchanteresse où son âme, vaguement impatiente d'amour, en pressent le mystérieux appel dans la campagne déserte, qu'elle traverse seule, le soir de la fête, au pas négligent de son cheval, quand tout à coup, aux murmures de l'eau voisine et de la brise qui s'élève, vient se joindre une voix pure, un chant jeune et vibrant? C'est Bénédict qui s'approche, c'est la rencontre, c'est l'amour; la destinée fait son oeuvre. Et André, qui de nous ne saurait le retrouver, s'il l'avait perdu?

Il est là, bien sûr, dans cette gorge inhabitée, où de rivière coule silencieusement entre deux marges la verdure, promenant les rêves de son adolescence romanesque et troublée. Il est là, je l'ai vu, évoquant ses héroïnes, Alice et Diana Vernon, derrière ce massif de trembles où il a cru voir un jour passer une ombre, une fée, qui sera Geneviève.—Il y a des attitudes qui restent gravées dans l'esprit. «Il m'enveloppa dans mon couvre-pied de satin rose et me porta auprès de la fenêtre. Je jetai un cri de joie et d'admiration à la vue du sublime aspect déployé sous mes yeux. Ce site sauvage et romantique me plaît à la folie.... Ah! ne changeons rien aux lieux que tu aimes, Jacques! Comment aurais-je d'autres goûts que les tiens? Crois-tu donc que j'aie des yeux à moi?» Ainsi écrivait, ainsi parlait Fernande, et plus tard, quand Octave aura passé dans sa vie et que Jacques sera trahi, nous la reverrons involontairement à cette fenêtre d'où elle aperçut ses riches domaines, et nous saisirons là, dans cette attitude et dans ce moment, les faciles extases d'une âme faible.—Mauprat! son nom seul évoque l'ombre sinistre de son château effondré, la herse brisée, les traces du feu encore fraîches sur les murs et le souterrain à demi comblé où Edmée sentit défaillir son courage. Sténio, enfin, le charmant poète, allez le contempler pour la dernière fois dans le premier de ses sommeils que ne vint pas troubler l'orgueilleuse et orageuse image de Lélia. Le voilà, baigné du flot bleu, les pieds ensevelis dans le sable de la rive, sa tête reposant sur un tapis de lotus, son regard attaché au ciel.

Ainsi tous ces souvenirs nous reviennent dans le cadre heureux qui les reçut la première fois et les fixa pour toujours. Chacun des romans de George Sand se résume dans une situation et dans un paysage dont rien ne peut rompre ni déconcerter la poétique union. L'homme associé à la nature, la nature associée à l'homme, c'est une grande loi de l'art. Nul peintre ne l'a pratiquée avec un instinct plus délicat et plus sûr.

C'est qu'en effet la nature nous écrase de son silence et de sa grandeur quand la voix de l'homme ne vient pas l'émouvoir, quand ses muettes harmonies n'expriment pas une âme imaginaire que la nôtre conçoit et interprète. L'homme, dit quelque part Mme Sand, n'est pas fait pour vivre toujours avec des arbres, avec des pierres, ni même avec l'eau qui court à travers les fleurs ou les montagnes, mais bien avec les hommes ses semblables. Dans les jours orageux de la jeunesse on rêve de vivre au désert, on s'imagine que la solitude est le grand refuge contre les atteintes, le grand remède aux blessures que l'on recevra dans le combat de la vie; c'est une grave erreur: l'expérience nous aura bientôt détrompés et nous apprendra que, là où l'on ne vit pas avec des semblables, il n'est point d'admiration poétique ni de jouissance d'art capables de combler l'abîme. C'est la pensée, c'est la souffrance, c'est le don humain de sentir ou d'aimer qui répand la vie au dehors et crée le paysage avec l'âme particulière qui le contemple. Mais, pour aider à ce travail d'idéalisation, la nature prête ses formes, ses harmonies, ses couleurs, et le tout, ainsi combiné, devient la matière immortelle de l'art.

La passion et la nature, Mme Sand est là tout entière. Tout ce qui est en dehors de cette double inspiration lui est comme étranger, comme venu d'une âme pour ainsi dire extérieure, et si les formes de son talent se plient encore, avec leur admirable souplesse, à quelque nouvelle sorte d'inspiration qui ne viendrait pas du fond même, on sent bientôt l'effort et le parti pris. Elle n'est elle-même, dans la plénitude de ses forces et la liberté de son art, qu'alors qu'elle raconte les troubles délicats de l'amour naissant, les violentes émotions des coeurs éprouvés par la vie ou qu'elle esquisse à grands traits les paysages alpestres, comme dans le voyage aux Pyrénées7, la vie et l'aspect de Venise, comme dans les Lettres d'un voyageur, ou les scènes tranquilles de la campagne du Berry, dont l'image la poursuivait à travers les enchantements de l'Italie. Elle arrive au comble de son art quand elle unit ces deux inspirations l'une à l'autre, et que, mêlant l'âme de l'homme à la nature, elle attendrit le paysage et ajoute à la grandeur la sympathie.

Cet amour de la nature, elle ne l'avait pas pris seulement à l'école de Jean-Jacques Rousseau, elle l'avait pris en elle-même. Elle avait senti la grandeur religieuse de la terre, la nourrice féconde; son âme virgilienne avait vécu, pendant une grande partie de son enfance et de sa jeunesse, dans l'intimité des champs et des bois; elle était vraiment la fille de ce sol natal qui l'avait bercée dans ses sillons, nourrie avec les petits pastours, façonnée à son image, formée de ses influences familières, consolée dans bien des chagrins sans cause, charmée de ses vagues terreurs. Par cette communauté de sensations, elle s'était faite elle-même la soeur des petits paysans qui avaient été pendant de longs mois sa compagnie vagabonde et qui, depuis, avaient grandi. De là lui vint tout naturellement au coeur le goût de la bucolique et de l'idylle qui apparaissent dans presque toutes ses oeuvres et qui deviendront même, à un moment de sa vie, un refuge contre les émotions violentes de la politique et comme un genre privilégié. C'est alors que, en face des injustices sociales dont elle était blessée, elle évoquera l'image de la vie champêtre et le tableau des intérieurs rustiques; elle transportera de la scène du monde, qu'elle a jugée artificielle, sur une scène aussi humaine et plus naturelle à son gré, le conflit des passions et les drames du coeur, qu'elle poursuit toujours. Mais elle y transportera aussi quelques-unes des illusions de son imagination; elle n'y verra bien souvent que des types embellis ou rectifiés de paysan poète, prêtre de la nature, officiant, bénissant les travaux de la campagne, ou de paysanne vertueuse, sentimentale, chevaleresque, héroïque même (comme Jeanne, la grande pastoure). C'est de la poésie, assurément, et si sincère qu'elle paraît naturelle. Balzac et les romanciers modernes concevront autrement les paysans et les peindront avec une âpreté dure, même féroce, de pinceau; ne sera-ce pas une exagération dans un autre sens? Ce que je reprocherais plus volontiers à George Sand, ce n'est pas sa peinture du bon paysan, qui, après tout, a sa réalité, pourvu qu'on l'aide un peu à se dégager d'une enveloppe de sensations et d'impressions vulgaires, c'est sa conception chimérique du paysan philosophe, lettré, comme Patience, qui serait plutôt un transfuge de la société, un renégat des villes, un Jean-Jacques Rousseau réfugié dans les forêts, et qui n'a plus rien de l'âme élémentaire des champs.

Quant au paysan, légèrement idéalisé par George Sand, il n'est pas aussi faux qu'on l'a dit; cet ensemble de bons sentiments et ces germes de poésie champêtre peuvent se trouver en lui, dans certaines circonstances et par d'heureuses rencontres. L'auteur n'a fait que les dégager de leur rudesse native et les éclaircir par le langage. Il ne les a pas créés, il les a exprimés. Tous ses personnages de la campagne sont à la rigueur possibles; il ne faut à chacun d'eux, pour devenir ce qu'ils sont dans ses récits, qu'une occasion favorable, une excitation venue du dehors, une combinaison d'événements qui les élève au-dessus de leur manière ordinaire de sentir et de parler, et les révèle à eux-mêmes. C'est là l'oeuvre de l'artiste, qui n'invente pas, à proprement parler, mais qui ajoute à la réalité humaine la conscience, par laquelle elle s'aperçoit, et la voix, par laquelle elle se rend compte d'elle-même en se traduisant aux autres. C'est l'oeuvre propre de George Sand dans ses adorables paysanneries. Elle est interprète plutôt que créatrice, si l'on excepte quelques personnages faux et artificiels qui n'ont rien du paysan que l'apparence et le nom, et qui se sont introduits, par une sorte de fraude, dans ses bergeries.

NOTES:

6