The Project Gutenberg EBook of A quoi tient l'amour?, by Emile Blémont

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Title: A quoi tient l'amour?

Author: Emile Blémont

Release Date: June 2, 2004 [EBook #12487]

Language: French

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK A QUOI TIENT L'AMOUR? ***

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EMILE BLÉMONT

A quoi tient l'Amour

Contes de France et d'Amérique

DCCCCIII

_L'auteur du présent volume s'est décidé, sur les demandes réitérées qui lui ont été faites, à rassembler les petits romans et les esquisses de moeurs qu'il avait éparpillés dans les journaux et les revues au cours de sa vie littéraire.

Plusieurs de ces pages remontent à un temps presque oublié déjà; s'il en a daté quelques-unes, c'est tout simplement pour ne point tomber sous le reproche d'y avoir imité les confrères qui, au contraire, en ont pu profiter._

I

A QUOI TIENT L'AMOUR

Lucile Fraisier

I

Vers le commencement de juillet 1870, après une journée de soleil sans nuages, la petite ville picarde de Verval-sur-Orle, si calme et si riante, s'ouvrait à l'air tiède du crépuscule, où déjà flottait une caressante fraîcheur. Et, tandis que les flammes du couchant s'éteignaient en lentes dégradations de lumière, en vastes nappes orangées, en glacis d'un vert tendre et limpide, en fines ombres violettes, la lune montait à l'orient dans l'éther pur, baignant d'une sereine blancheur les coteaux boisés, les champs de blé et de seigle, les prairies, les jardins, les maisons à demi cachées dans le feuillage. Des souffles apportaient de la foret prochaine l'odeur des troènes fleuris, et, sur l'eau vive miroitant parmi les branches, faisaient bruire les saules nains et les hauts peupliers, jusqu'aux rampes du pont de pierre qui, là-bas, s'arquait, massif et brun, entre les deux rives, un peu en aval du confluent de l'Orle et de la Sorelle.

Tout, dans cette bourgade champêtre, respirait la paix, l'harmonie, la confiance, la fécondité. Le ciel se mêlait à la terre dans une intimité mystérieuse; et l'âme épanouie de ce pays généreux palpitait avec douceur sous l'immense et léger dôme d'azur.

Mais la sérénité de cet admirable soir ne semblait pas avoir la moindre influence sur François Rouillon, qui, seul, préoccupé, insensible à l'arôme des lys, indifférent au charme de l'obscurité transparente et de la lumière lactée, allait et venait silencieusement, entre les plates-bandes et sous les tilleuls de son jardin, sans pouvoir apaiser la fièvre qui le brûlait. C'était un homme de moyenne taille, qui devait avoir de trente-cinq à quarante ans, bien bâti, robuste, la poitrine ample, les épaules carrées, le cou gros et court, la tête ronde comme un boulet, les traits énergiques, l'air intelligent mais dur, le front large mais bas, avec des yeux de braise ardente sous un fouillis de sourcils épais et de cheveux d'un brun roux qui bouclaient naturellement.

Il avait dîné à la hâte, s'était rasé soigneusement, avait changé de vêtements en prêtant une attention inaccoutumée à sa toilette; puis, au moment de sortir, avait hésité, était descendu au jardin, et là, depuis un quart d'heure, marchait au hasard. Soit commencement de lassitude, soit redoublement d'anxiété, il s'arrêta près des vitrages de la petite serre, sous la verdure délicate des jasmins étoilés. Un moment il resta immobile. Il leva machinalement les yeux vers la lune, d'où tombait cette splendeur pâle qui éclairait le paysage comme une aube, ramena ses regards vers la terre, aperçut près de là un banc de bois, s'y assit et s'absorba dans ses pensées.

Mais voici que, tout d'un coup, derrière les espaliers et les haies, du côté de l'église, monta gaîment vers le ciel, en fusées claires, parmi les cris de joie et les éclats de rire, un choeur de fraîches voix enfantines chantant la vieille ronde du Moulin:

          Meunier, tu dors!
  Ton moulin, ton moulin, va trop vite.
          Meunier, tu dors!
  Ton moulin, ton moulin va trop fort.

«Parbleu! fit notre homme en relevant la tête, ces enfants ont l'air de s'adresser à moi, bien que je ne sois meunier que par aventure. Ils ont raison. Je dors, je rêve, quand je devrais agir. Assez réfléchi! Je ne vis plus. Me voilà le jouet d'une femme. Et le diable sait ce qu'il y a de terrible dans le bon petit coeur de la plus ingénue! Le doute me devient intolérable. Dès ce soir, il me faut une réponse décisive. Quoi qu'il arrive, au moins serai-je fixé! Si c'est non, j'en prendrai mon parti, et j'arracherai vite cette mauvaise herbe qui m'envahit tout entier. Mais, bah! j'aurai Lucile. Je les tiens tous. Allons.»

II

Il regagna rapidement la maison, sortit, descendit la Grand'Rue vers la place de la Mairie, et, d'un pas sûr, entra dans la boutique située à gauche, au coin de la rue et de la place.

Au-dessus de la devanture, par le clair de lune, on pouvait lire cette enseigne ambitieuse:

MAGASIN DE NOUVEAUTÉS

et plus bas, ce nom:

CONSTANT FRAISIER

Pas de lumière dans la boutique ni dans l'arrière-boutique. Tout au fond, brûlait simplement une petite lampe de cuisine, et l'on distinguait à peine, derrière les mannequins à confections, les pièces d'étoffes rangées dans les casiers ou empilées sur le bout des comptoirs.

«Eh! la patronne! appela le visiteur d'une voix sonore et familière. La maison est-elle abandonnée?»

Une femme parut dans la pénombre.

«Ah! c'est vous, monsieur Rouillon. Entrez donc par ici. Nous prenons le frais en plein air. Il fait si beau!

—Bonsoir, madame Fraisier, dit Rouillon, la suivant. On dévaliserait votre magasin sans danger.»

Il pénétra, avec elle, dans une cour formant terrasse, d'où l'on dominait la campagne et d'où l'on pouvait descendre, par un escalier de quelques marches, au jardinet allongé jusqu'à la rivière.

Entre les vieux murs tapissés de lierre, de vigne vierge et de chèvrefeuille, sous les dernières lueurs du jour, une jeune fille jouait au volant avec une fillette. En apercevant le nouveau venu, elles s'arrêtèrent.

«Continuez, je vous prie, mademoiselle Lucile! dit-il à la plus grande.
Ce jeu est charmant.»

Et, soulevant la plus petite pour l'embrasser au front, il ajouta:

«Tu n'as pas peur de moi, n'est-ce pas, Linette? Combien aviez-vous de points? demanda-t-il en s'avançant vers Lucile, qui, instinctivement, évitait son regard. Je vous ai interrompues. C'est moi qui ai fait tomber le volant. Reprenez où vous en étiez, sans décompter!

—Y pensez-vous, monsieur Rouillon, fit leur mère. Linette a déjà joué plus d'une heure. Elle est lasse, elle devient maladroite. D'ailleurs, au clair de lune, on n'y voit pas comme en plein jour; et il est grand temps de se retirer.

—Fraisier est au café?

—Il doit y être.

—J'ai à lui parler.

—Linette, va chercher ton père. Monsieur Rouillon, asseyez-vous; il sera ici dans deux minutes.»

Linette sortit en courant.

III

«Je les tiens!» disait Rouillon tout à l'heure.

Hélas! oui, il tenait la famille Fraisier. C'était un fort habile homme que maître François Rouillon. A vingt-quatre ans, ayant perdu en quelques mois sa mère et son père, il était resté seul à la tête de la maison, une tannerie qui, bon an, mal an, rapportait simplement de quoi vivre. Il s'était mis à la besogne sans fainéantise et avait rapidement amélioré la situation. Sur quoi, attiré par une jolie figure et une jolie dot, il avait demandé en mariage la fille d'un commerçant parisien qui, chaque année, passait une partie de l'été à Verval, d'où la famille était originaire.

La demande ne fut pas agréée. Rouillon en eut un dépit furieux. Il jura qu'on ne l'y prendrait plus; il se promit de rester célibataire jusqu'à sa dernière heure. Il raconta, du reste, que c'était lui qui n'avait pas voulu de la demoiselle; et il répandit les plus méchants bruits contre cette dédaigneuse héritière, à laquelle il finit par rendre le séjour de Verval absolument impossible.

Alors, on le vit courir les fêtes de campagne, buvant sec, jouant gros jeu, cueillant les amours faciles chez les filles mal gardées. A ce train-là, il négligea sa maison, fit des dettes.

A deux doigts de la ruine, il s'arrêta, trop égoïste et trop matois pour compromettre irréparablement son avenir. Et puis, cette existence de Lovelace campagnard commençait à l'ennuyer. Il se rangea, étonna les gens par son acharnement au travail, par son âpreté au gain, par ses progrès méthodiques et incessants. Il étendit considérablement ses relations, voyagea, vint à Paris, observa les manoeuvres des adroits spéculateurs, suivit leur exemple, avec une extrême prudence d'abord, et bientôt avec une hardiesse avisée. Pas une bonne opération ne s'offrait dans le pays, qu'il ne la fît ou ne tentât de la faire. Pour presque rien, il acheta une brasserie toute neuve, superbement montée par un homme intelligent mais sans ordre, qui s'était trouvé vite au bout de son rouleau. Le moulin de la Sorelle tomba de semblable façon entre ses mains. Pour le moulin et la brasserie, comme pour la tannerie héréditaire, il sut dresser d'excellents contre-maîtres; et tout prospérait sous sa haute direction, sans lui donner grand souci.

N'ayant plus guère de plaisir à courir la pretantaine, il prit le parti de domestiquer l'amour. Despotique et sensuel, en guise de maîtresses il eut des servantes, une blonde cette année-ci, une brune cette année-là, congédiant sans tarder celle qui se montrait farouche, et ne gardant celle qui s'apprivoisait que juste le temps de satisfaire sa fantaisie pour elle.

Un tel manège ne pouvait durer sans quelques inconvénients. Il y eut d'assez scabreuses histoires; il y eut même un véritable scandale.

Une grande et belle fille aux sourcils noirs, Madeleine Cibre, devint enceinte à son service. Elle se crut des droits, prit des airs de femme légitime. Il la renvoya brutalement. Déshonorée, reniée, chassée comme une voleuse, elle retourna à pied dans son pays, un village des environs.

Elle ne put aller jusque-là. Brisée de fatigue et de douleur, elle tomba sur le chemin, où elle faillit être écrasée par la voiture du percepteur, M. Dufriche, qui revenait chez lui, à la Villa des Roses, un peu au-dessus de Verval.

Le percepteur était un brave homme. Il la releva, la ramena, la recueillit par pitié dans sa maison.

Madeleine y accoucha d'un enfant mort, et pensa mourir elle-même.

Les gens de Verval n'ont pas la moindre sentimentalité. Pourtant, son malheur la rendit sympathique à tous. Elle était bonne ouvrière, très courageuse, très probe. Mme Dufriche finit par lui donner chez elle un emploi régulier, et Rouillon fut quelque temps regardé comme un monstre. Il ne broncha pas. Aux gens assez hardis pour lui marquer leur désapprobation, il répondit:

«Avait-elle un certificat de chasteté quand je l'ai engagée? L'enfant est-il nécessairement de moi? Si elle a été avec l'un, elle a pu aller avec l'autre. Je ne me mêle pas de vos affaires; et je vous conseille, dans votre intérêt, de ne pas vous mêler des miennes.»

IV

Il avait eu d'autres raisons, qu'il ne disait pas, pour agir avec cette âpreté féroce.

Madeleine était devenue un obstacle à des projets nouvellement formés. Sans le vouloir ni le savoir, Lucile Fraisier avait fait le miracle de remuer jusqu'au fond du coeur cet intraitable égoïste.

En passant, en voisinant, par une pente insensible, il s'était laissé aller au charme pur et pénétrant de la délicate jeune fille, hier encore une enfant sans conséquence. Et maintenant, il l'aimait comme un fou, cette petite blonde de dix-neuf ans, si simple et si gracieuse, et qu'un rien parait admirablement, et que, chaque jour, à toute heure, il voyait là, gaie, sereine, familière, vaillante, répandant avec douceur autour d'elle un rayonnement d'espérance, un parfum de paradis.

Il ne se lassait pas de la regarder, assise près du comptoir, les paupières baissées sur son ouvrage. Relevait-elle les yeux, il pouvait à peine soutenir la clarté de ce regard jeune, qui le déconcertait, qui l'éblouissait, comme l'aurore éblouit une bête nocturne.

Dès qu'elle n'était plus là, il retrouvait, d'ailleurs, toute sa lucidité.

A loisir, avec science et amour, il avait préparé le filet où il devait prendre cette précieuse demoiselle.

Une profonde habileté n'était pas nécessaire. Constant Fraisier, beau parleur, joueur passionné, tempérament flâneur et frivole, menait ses affaires d'une façon déplorable. Sa femme et sa fille faisaient merveille; mais lui, ce panier percé, il avait toujours besoin d'argent.

Rouillon vint à son aide, par hasard, en bon garçon, pour l'obliger, entre deux petits verres et deux carambolages.

Il lui prêta d'abord quelques billets de cent francs; puis, sans trop se faire prier, mais en prenant les meilleures garanties, quelques billets de mille francs.

Bref, il avait actuellement entre ses mains les destinées de la famille.

Il pouvait, en un clin d'oeil, poursuivre, exécuter, ruiner son débiteur. Et sous le sentiment sérieux qui le rendait parfois si timide et si gauche, il éprouvait, à se sentir maître de la situation, un plaisir cruel de chat jouant avec la souris.

V

Le café n'était pas loin. Au bout de quelques minutes, Linette ramena son père.

«Vous avez à me parler, Rouillon?» dit Fraisier, visiblement inquiet.

«Rassurez-vous, mon ami! fit rondement le visiteur. Je viens avec les meilleures intentions du monde.»

Lucile se retirait, emmenant sa petite soeur par la main.

«Je vais coucher Linette,» dit-elle à sa mère. Elle salua Rouillon. Il eut le plus vif désir de la retenir. Ne valait-il pas mieux parler immédiatement devant elle, dissiper d'un seul coup toute incertitude, emporter l'affaire d'assaut?

Mais, sous son regard limpide, il sentit un trouble étrange le paralyser; il bégaya: «Mademoiselle… Mademoiselle!…», ne put ajouter une syllabe et la laissa partir.

Il eut vite repris son aplomb; et, pour sa revanche, sans préambule, sans ambages, d'une voix brève, avec autorité, en homme sûr de n'avoir à craindre aucune contradiction, il demanda à Fraisier la main de Lucile.

Malgré son air d'indifférence et sa disparition hâtive, Lucile ne s'était pas trompée sur le but de cette visite mystérieuse. En pareil cas, la fille la plus innocente devient très perspicace. Aussitôt sa soeur déshabillée et couchée, elle descendit l'escalier à tâtons, s'avança sur la pointe des pieds dans l'ombre, et, prête à fuir dès la moindre alerte, écouta.

«Je suis très honoré de votre demande, répondait son père à Rouillon, très honoré et très heureux, mon ami! Si tout dépendait de moi, ce serait déjà conclu, vous n'en doutez pas. Mais je ne puis engager Lucile sans son aveu; je la préviendrai, je la consulterai. Il faut observer les formes. Les femmes y sont très sensibles.

—Eh bien! consultez-la tout de suite.

—Quel amoureux vous faites! Vous menez ça comme une charge de cavalerie.

—Je ne plaisante pas.

—Je l'espère bien. Mais voyons! puis-je l'interroger là, devant vous, ce soir même, brusquement, crûment, sans répit ni pudeur?

—Pourquoi différer? Le temps n'est pas seulement de l'argent; c'est aussi du bonheur. La vie est-elle si longue, qu'on doive en perdre la meilleure part à se morfondre dans l'attente?

—Rouillon, ami Rouillon, un peu de mansuétude, un peu de patience! N'allez pas plus vite que les violons. Ecoutez, je connais Lucile. Il ne faut pas l'effaroucher. Ce que j'en dis, c'est pour votre bien.

—Soit! fit Rouillon, réfléchissant que Fraisier avait grand intérêt au mariage, y aiderait de tout son pouvoir et serait pour lui un excellent avocat. Je me résigne. Quand reviendrai-je?

—Dimanche, après déjeuner, si vous êtes libre.

—C'est convenu.»

Rouillon se leva. Mais il semblait ne pouvoir s'en aller. Il parla d'une nouvelle entreprise qu'il avait en vue. Il se plaignit des bruits de guerre, si désastreux pour le commerce! Il n'en finissait plus, faisant un pas pour s'en aller, s'arrêtant et renouant la conversation.

VI

Lucile était remontée, toute tremblante, près de Linette, qui déjà dormait dans sa couchette blanche. Elle passa dans la chambre voisine et s'accouda, soucieuse, à la fenêtre ouverte sur la rue.

Bientôt elle tressaillit. Un pas ferme et sonore ébranlait le pavé. Dans la partie du chemin éclairée par la lune, un jeune homme s'avançait rapidement, le visage levé vers Lucile. Il l'avait aperçue de loin; et elle reconnut vite cette allure franche, cette figure énergique et cordiale, cette fine moustache brune. Un nom lui vint sur les lèvres: André! En même temps, une inspiration lui traversa l'esprit.

«Chut!» fit-elle, un doigt devant les lèvres, au moment où il arrivait sous la fenêtre et se disposait à lui adresser la parole.

Elle ajouta tout bas, penchée sur la barre d'appui:

«Attendez un peu, là, dans l'ombre!»

Elle s'assura que son père et Rouillon causaient encore dans la cour, chercha sur l'étagère, y trouva un bout de papier, un crayon, et hâtivement écrivit ces mots:

«Dans une heure, sans qu'on vous voie, venez au jardin; et attendez-nous près de la rivière, sous les charmilles. Ma mère et moi, nous vous y rejoindrons. C'est très grave.»

Elle plia le papier, souffla la lumière, revint à la fenêtre, puis, personne ne les observant, laissa tomber le petit billet dans la rue et fit signe au jeune homme, dès qu'il l'eut ramassé, de s'éloigner sans retard.

Il était temps. A peine avait-il disparu, qu'elle entendit le bruit des pas et des voix au rez-de-chaussée. Rouillon se décidait à prendre congé.

Elle le regarda s'éloigner à son tour. Quand elle l'eut vu, de loin, rentrer chez lui, elle ralluma son bougeoir et redescendit l'escalier.

VII

«Ah! te voilà maintenant, fit son père; je gage que tu sais pourquoi l'ami Rouillon est venu.

—C'est vrai. Je m'en doutais. J'ai écouté, j'ai entendu.

—Cela simplifie tout. Hein! quel brave garçon! Comme il t'aime! Sa voix tremblait. Il n'est pas commode avec tout le monde, ce gaillard-là; mais toi, tu feras de lui ce que tu voudras. Sais-tu qu'il a plus de deux cent mille francs, tandis que nous n'avons que des dettes? Heureusement notre plus gros créancier, c'est lui. Quand Linette m'a annoncé tout à l'heure qu'il avait à me parler, j'ai eu froid dans le dos. D'un trait de plume, il peut nous mettre sur le pavé.

—Vous me conseillez donc de l'épouser, et vous pensez que je n'y aurai aucune répugnance?

—Dame! c'est un parti superbe, inespéré; et que pourrais-tu lui reprocher, Lucile? répondit Fraisier avec volubilité, comme s'il éprouvait inconsciemment le besoin de pallier à ses propres yeux ce qu'il y avait d'égoïste et d'un peu vil dans sa pensée et dans sa conduite.

—Ce que je lui reproche, père, je vais vous le dire. C'est qu'il vous a prêté de l'argent pour vous tenir en son pouvoir, pour vous ôter la faculté de lui refuser ma main, pour me contraindre d'être à lui. Prétendrez-vous qu'il n'ait pas fait ce calcul? Je sens, je suis sûre qu'il l'a fait. Eh bien! c'est lâche. Je ne puis aimer un tel homme. Fût-il vingt fois plus riche, il ne me serait pas moins odieux.

—Comment? tu lui sais mauvais gré de m'avoir aidé, et tu lui fais un crime de t'adorer! Lucile, c'est de la folie. Tu ne le connais pas. On t'aura dit du mal de lui. On le jalouse, à cause de sa fortune rapide. Mais François Rouillon est un honnête homme, je te l'affirme; et il n'est point du tout un homme à mépriser. Tu reviendras à de meilleurs sentiments sur son compte. Il faut être juste, au moins.

—Père, j'ai toujours respecté vos volontés. Pardonnez-moi si je résiste aujourd'hui. Il y va de toute ma vie. Quel que puisse être le caractère de M. Rouillon, j'ai pour lui une antipathie insurmontable. Il me rendrait malheureuse, et je ne le rendrais pas heureux. Ce mariage ne doit pas se faire.»

Fraisier était anéanti. Qu'allaient-ils devenir tous? Que dirait, que ferait Rouillon?

«Malheureuse! s'écria le pauvre homme, tu veux donc notre ruine!»

Mme Fraisier intervint:

«Constant, laisse Lucile s'expliquer avec moi. Tu vois bien qu'elle est énervée ce soir. Demain, nous causerons tous les trois à tête reposée.»

Fraisier se leva sans répondre et se mit à marcher de long en large, désorienté, furieux, perplexe. Puis, machinalement, il alla fermer le magasin, sortit en ruminant des projets confus; et bientôt il se retrouvait au café, où on l'attendait pour finir et régler une partie interrompue. Le démon du jeu reprit possession de ce faible cerveau.

«Sa mère lui fera entendre raison,» se dit-il.

Et il remit au lendemain les affaires sérieuses.

VIII

«Ma pauvre Lucile!» fit douloureusement Mme Fraisier, en embrassant sa fille, quand il les eut laissées seules.

Sous ses bandeaux plats de cheveux grisonnants, Mme Fraisier était restée la femme tendre et un peu romanesque, qui naguère avait passionnément aimé son mari. N'ayant pu le tenir longtemps en haute estime, délaissée, ruinée par lui, elle ne vivait plus maintenant que pour ses deux enfants.

«Sois tranquille, mère! lui répondit Lucile; je saurai me défendre.»

Et l'entraînant doucement au jardin, baigné des calmes rayons blancs, la jeune fille s'achemina avec elle vers la rivière, par l'allée du milieu, entre les poiriers en quenouille, les ifs sombres et les hautes bordures de buis.

«Il ne faut pas désespérer, reprit-elle. Quelqu'un nous attend, là, sous les charmilles, qui nous donnera, j'en suis sûre, bon conseil et bon secours.

—Qui? André?

—Oui. J'ai pu le prévenir tout à l'heure, comme il passait devant la maison.

—Tu ne crains pas?…

—Avec toi et avec lui, mère, que puis-je craindre? Nous n'avons fait et ne ferons rien de mal. Tu sais comment, André et moi, nous nous aimons. En ta présence, avec ton assentiment, nous nous sommes engagés l'un envers l'autre, loyalement, pieusement, pour toujours. Nous resterons fidèles à notre parole, quoi qu'on fasse contre nous. C'est notre droit, c'est notre devoir. Regarde, voici André!»

Le jeune homme était devant elles.

«Un malheur vous est-il arrivé? leur dit-il précipitamment.

—Il est arrivé, affirma Lucile, ce qui devait arriver tôt ou tard.
François Rouillon a demandé ma main.

—Ah!… c'est grave, en effet. Savez-vous exactement ce que M. Fraisier lui doit?

—Nous lui devons vingt mille francs, fit Mme Fraisier.

—Vingt mille francs! Je ne croyais pas la somme aussi forte. J'ai vendu mes terres un bon prix; mais, avec tout l'argent que j'ai pu réunir, je reste loin de compte. Il est vrai que la liquidation de votre magasin produirait quelque chose. Vous êtes décidés à céder le fond, n'est-ce pas?

—Il faudra bien que mon mari s'y résigne. Nous perdons de l'argent chaque année. Mais nous n'avons pas d'acquéreur, et une vente forcée serait désastreuse. Pour que la cession nous donne à peu près de quoi désintéresser M. Rouillon, il est indispensable qu'elle ait lieu dans de bonnes conditions. Nous irions vivre alors avec mes parents. Au moins, l'héritage de mon père ne serait pas compromis d'avance. Je voudrais sauver cela pour mes deux filles. Comment faire? Comment gagner du temps? M. Rouillon doit revenir dimanche; il exigera une réponse définitive. Un refus ferait immédiatement éclater l'orage.

—Mère, je suis incapable de ruser avec lui. Si je lui laissais la moindre espérance, je me croirais inexcusable.

—Lucile a raison, madame. Elle doit rester en dehors de cette affaire.

—Croyez-vous que ce soit possible?

—Si vous ne trouvez rien de mieux, dites qu'elle est trop jeune pour se marier maintenant.

—Il ne se paiera point d'une semblable défaite.

—Opposez donc la question de santé. Le docteur Farel vous est dévoué. Confiez-vous à lui. Qu'il ajourne le mariage à six mois, à un an! Que peut objecter Rouillon? D'ici là, nous aviserons.

—C'est encore le moyen le plus simple et le plus sûr, dit Mme Fraisier.

—Et jusqu'à nouvel ordre, ajouta vivement Lucile, que personne, même mon père, surtout mon père, ne se doute que je refuse M. Rouillon pour André! Mon père pourrait nous trahir sans le vouloir, sans y prendre garde. Et M. Rouillon est capable de tout. Il me fait peur.»

Un instant, ils restèrent tous les trois silencieux et pensifs. Onze heures sonnèrent dans la nuit claire et paisible, au vieux clocher dont le double pignon brun se dessinait non loin d'eux, sous la blancheur du ciel. Il fallut se séparer. André regagna le bord de la rivière, se retourna pour envoyer un dernier baiser à Lucile et disparut dans la feuillée.

«Jamais je n'accepterai M. Rouillon, j'aimerais mieux mourir!» répétait Lucile à sa mère en revenant vers la maison, tandis qu'une brise légère inclinait la pointe effilée des grands ifs.

IX

Le dimanche suivant, quand Rouillon revint, Lucile était absente. Mme Dufriche, cousine de sa mère, l'avait invitée, ainsi que Linette, à passer la journée à la Villa des Roses. Le soir, M. et Mme Fraisier devaient y dîner avec leurs deux filles, pour fêter le cinquantième anniversaire du percepteur.

Fraisier, la mort dans l'âme, reçut Rouillon avec une physionomie souriante. Afin de chasser les idées noires, il but en sa compagnie quelques gouttes d'un généreux cognac. Il semblait n'avoir à lui dire que les choses les plus agréables.

Il lui fit les plus chaleureux témoignages d'estime et d'amitié. Il parlait déjà comme un beau-père. Pas l'ombre d'une difficulté à l'horizon. C'était parfaitement entendu, convenu. Seulement, insinua-t-il, en dorant ses paroles d'un gros rire amical, seulement Rouillon était trop pressé. Il fallait patienter un peu. Lucile avait une santé si délicate! Tout l'hiver et tout le printemps, elle avait dû se soigner, prendre des toniques. Et le docteur ne voulait pas la marier avant la vingtième année. On avait beau dire, il restait inexorable, le terrible docteur!

Ainsi le pauvre Fraisier défilait, avec le plus gracieux naturel, tout son chapelet de phrases soigneusement préparées, atténuant bien vite la moindre expression dangereuse, mettant une conviction persuasive en tout ce qu'il disait, s'arrêtant parfois une seconde pour juger de l'effet produit, guettant un mot, un geste de Rouillon, puis reprenant son petit discours d'un air dégagé, mais avec une anxiété profonde. Rouillon, devenu tout d'un coup très pâle, le laissa parler jusqu'à épuisement total de son éloquence familière. Il y eut alors un silence gênant.

«Avez-vous fait part de ma demande à Mlle Lucile? dit enfin Rouillon d'une voix sèche.

—Non. Sa mère avait des scrupules et a voulu, tout d'abord, consulter le docteur. Après quoi, nous avons cru préférable de ne rien dire à Lucile pour le moment. Nous devons la ménager. Pour vous, c'est quelques mois à attendre; voilà tout. Il ne faut pas nous en vouloir.»

Rouillon baissa la tête.

«J'aurais dû, l'autre soir, parler devant elle, fit-il tout bas.

—Venez nous voir quand il vous plaira, s'écria Fraisier avec empressement; et parlez-lui à votre guise! Je m'en rapporte à vous. Mais je vous conseille de ne rien brusquer. Allez doucement. Elle vous saura gré de votre réserve et de vos attentions.

—C'est juste, répondit Rouillon; je verrai ce que je dois faire.
Adieu.»

Et tandis que Fraisier lui prodiguait les bonnes paroles, il s'en alla lentement, les yeux troubles, la tête lourde.

Au bout d'une vingtaine de pas, il se souvint qu'il avait encore dans sa poche un petit bracelet d'or, dont il devait faire cadeau à Lucile. Superstitieusement, il s'imagina que, s'il le gardait, ce serait un mauvais signe. Vite, il rebroussa chemin. Trouvant la porte du magasin fermée, il prit une ruelle latérale qui menait au jardin. Sur le point d'entrer, il s'arrêta. M. et Mme Fraisier, absorbés par une vive altercation, ne l'avaient pas entendu, ne le voyaient pas.

«C'est toi qui lui montes la tête contre Rouillon, disait Fraisier avec colère.

—Lucile l'a pris en aversion, répliquait sa femme. Je n'y puis absolument rien. Elle ne veut pas entendre parler de lui. Ce mariage ne se fera jamais. Arrangeons-nous en conséquence.»

Rouillon chancela, comme sous un coup de massue. Blême, la sueur froide au front, il s'appuya contre le mur et resta une minute anéanti. Puis, dans un obscur sentiment de honte, de douleur et de rage, à pas de loup, sans faire de bruit, il s'éloigna.

X

Arrivé chez lui, il se laissa choir sur un siège; et pendant plus d'une heure, il n'eut la force ni de bouger, ni de penser. Sur lui pesait une lassitude étrange, un abattement morne, un désespoir noir. Il avait l'instinct confus d'un écroulement dans sa destinée et l'obscur pressentiment d'un avenir sinistre.

«Elle ne m'aime pas! elle ne m'aimera jamais!» fit-il d'une voix sourde, en se dressant tout d'un coup, comme si un éclair venait de traverser l'ombre orageuse qui l'enveloppait.

Il retomba, hagard. Les pensées maintenant se pressaient, se heurtaient tumultueusement sous son crâne. Pourquoi Lucile ne l'aimait-elle pas? Pourquoi cette aversion contre lui?

Elle devait en aimer un autre. Qui?

Plusieurs figures se levèrent presque simultanément dans sa mémoire. Ses soupçons finirent par se concentrer sur trois jeunes gens. Ceux-ci revenaient toujours le hanter, semblaient effacer les autres. Et, pesant toutes leurs chances, fouillant avidement le passé, il faisait une investigation minutieuse dans ses souvenirs. Tel incident, d'abord négligé, l'obsédait à cette heure. Tel détail, jusqu'alors insignifiant, prenait une singulière importance. Rien de décisif, cependant; rien de précis, rien de sûr.

Voyons! était-ce Prosper Dufriche, le fils de ce percepteur qui naguère avait recueilli Madeleine Cibre, et chez qui, justement, Lucile passait la journée présente? Quelle élégance hardie avait ce fier et robuste gaillard, sous son brillant uniforme d'officier, avec sa moustache gauloise, ses yeux clairs, son profil aquilin! Et ce dimanche-là, ne se trouvait-il pas à Verval, pour l'anniversaire de son père? Mais sa garnison était à plus de quarante lieues; et le lieutenant ne séjournait à la Villa des Roses que fort peu de temps, à de longs intervalles.

D'autre part, que penser de Jean Savourny, l'instituteur? Veuf depuis dix-huit mois, ce mélancolique personnage, maigre, brun, barbu, dont le regard noir avait un éclat et une douceur bizarres, était toujours fourré chez les Fraisier, avec sa petite fille, une amie de Linette. Son air intelligent, sa voix musicale, ses façons étranges, pouvaient séduire un coeur naïf et romanesque.

Il y avait aussi Victor Moussemond, le fils de l'huissier, un petit monsieur fat et pédant, qui devait plus tard succéder à son père, et qu'on appelait familièrement Toto Mousse. Le monocle à l'oeil, l'allure insolente, le teint fleuri, la lèvre gourmande et toujours rasée de frais, Toto se vantait volontiers d'un tas de bonnes fortunes et posait pour le type qui ne trouve pas de cruelles. Il habitait en face du magasin de nouveautés, et n'épargnait rien pour fasciner sa petite voisine, qu'il poursuivait ostensiblement de ses galanteries triomphales.

Rouillon ne pouvait écarter ces trois figures. C'était une hallucination, une possession. Certainement, il devait sa déconvenue à l'un de ces trois hommes. Il en était convaincu. Conviction violente, passionnée, impérieuse, absolue. Il voulut les revoir réellement, les observer de ses yeux. Il ne s'y tromperait pas, il saurait vite la vérité.

Dans ce but, il sortit. Il réussit à les rencontrer tous les trois. Il eut le courage de les aborder. Il leur parla, les fit parler. Mais il rentra sans avoir acquis une certitude, et vainement se creusa la tête toute la nuit.

Il n'avait pas songé un seul instant à André Jorre, le maître bourrelier, qui, revenu de Paris depuis deux ans, était établi en haut du bourg, devant les hêtres, dans la maison aux trois marches, où il vivait tranquillement avec son père infirme, sa bonne vieille mère et son jeune frère Paul. Ce discret travailleur se montrait peu, ne faisait guère parler de lui, et s'était bien gardé de compromettre Lucile.

XI

Rouillon n'eut pas le loisir de poursuivre longtemps son enquête.

Le 15 juillet, la guerre était déclarée entre la France et la Prusse.
Les catastrophes se précipitèrent. L'Empire croula. Paris fut bloqué.
Les Allemands pénétrèrent jusqu'au coeur de la France.

Dès les premiers chocs sur la frontière, on en avait cruellement ressenti le contre-coup à Verval. Quelques jours après la bataille de Reichshoffen, M. et Mme Dufriche ramenaient chez eux leur fils Prosper, grièvement blessé dans la mêlée. Un soldat dévoué avait pu l'emporter à travers un déluge de mitraille.

Aux époques tragiques, les caractères s'accentuent naturellement avec un singulier relief, comme sous l'influence de réactifs violents. Chacun, dans la petite ville, fut surexcité par les désastres. Celui-ci levait au ciel des bras désespérés, et vingt fois par jour déclarait tout perdu; celui-là, sous une gravité triste, gardait l'espoir et la vigueur, comme un arbre toujours vert sous la neige et le vent glacé. Toto Mousse, pour qui son père avait à grand'peine trouvé un remplaçant payé au poids de l'or, ne songeait plus, oh! plus du tout, à la bagatelle; tremblant la peur, il restait nuit et jour terré chez lui, comme un lièvre au gîte.

Tous les hommes valides étaient partis. André Jorre, ancien soldat, avait été rappelé sous les drapeaux.

Un soir, par un ciel étoilé, dans les charmilles du jardin, il fit ses adieux à Lucile. Elle ne put, entre sa mère et lui, se défendre de pleurer.

«André, lui dit-elle à travers ses larmes, en lui donnant un petit nécessaire arrangé par elle et où elle avait glissé son portrait, André, faites votre devoir, tout votre devoir! Autrement, nous ne serions pas dignes d'être heureux. Mais pensez un peu à moi, qui penserai toujours à vous.»

Rouillon, âgé de trente-sept ans, n'avait pas été atteint par la loi de recrutement. Il s'était promis, d'ailleurs, puisqu'il était adjoint au maire, d'en profiter pour ne se laisser imposer d'aucune façon le service militaire.

Il n'avait pas plus renoncé aux affaires qu'à la conquête de Lucile. Sa passion pour Mlle Fraisier, si profonde qu'elle fut, avait laissé intact son instinct commercial. Ayant flairé les événements longtemps à l'avance et prévu une hausse énorme sur les cuirs, il avait fait des achats de tous les côtés avant la déclaration de guerre; maintenant il réalisait de superbes bénéfices.

Cela l'occupait, lui fournissait une diversion utile, mais n'apaisait point sa méchante humeur. La proclamation de la République le rendit furieux.

Cette guerre, qu'on voulait continuer malgré tout, lui semblait inepte et désolante. Il n'y avait plus d'armée. Comment résister aux innombrables envahisseurs? Pourrait-on les empêcher de mettre toute la France au pillage?

Bientôt ils seraient à Verval. Et alors, quel gâchis! Plus de sécurité pour les gens ni pour les biens!

Ah! comme il rabrouait les exaltés; comme il se gênait peu pour les traiter publiquement de fous!

Et comme il rabattait le caquet démocratique de Constant Fraisier, qui prêchait la lutte à outrance!

XII

L'ennemi, cependant, gagnait chaque jour du terrain. Le 2 octobre, Verval eut une première alerte. Des troupes allemandes apparurent au loin, dans la plaine, par grandes masses noires; et l'on vit les uhlans chevaucher de l'autre côté de l'eau. Mais on avait fait sauter le pont, et ce jour-là ils durent se borner à une promenade platonique.

Le surlendemain, un détachement d'infanterie occupa le hameau de Saint-Maxin, à droite de la Sorelle. Deux hommes, d'abord, traversèrent la rivière sur un arbre creux, et reconnurent l'endroit. Puis, ils firent un radeau sur lequel passèrent une quarantaine de soldats; et cette avant-garde s'établit dans une ferme, à l'angle formé par le confluent de la Sorelle et de l'Orle, afin de rétablir le pont, tant bien que mal, au plus vite.

Personne ne bougeait dans le bourg. Nul ne songeait à la défense; et les voitures où l'on avait entassé les armes de la garde nationale étaient déjà parties. Une compagnie de francs-tireurs les ramena. Le capitaine s'installa à la mairie, convoqua les autorités, déclara qu'il fallait résister, débusquer les Allemands de leur poste avancé. Il fit appel aux hommes de bonne volonté, distribua les fusils. Vainement le maire et quelques conseillers municipaux protestèrent de tout leur pouvoir; vainement se démena François Rouillon qui, sachant la méthode des Prussiens, redoutait les conséquences d'une pareille équipée.

«Les voilà bien, criait-il, ces bandits de francs-tireurs! Ils sacrifient tout, parce qu'ils n'ont rien à perdre. Ils ruineraient vingt départements pour faire parler d'eux.»

Les trembleurs eurent beau dire; ils ne purent obtenir qu'on se tînt tranquille. On attaqua au milieu de la nuit. L'ennemi, surpris, eut plusieurs hommes tués ou blessés et se retira précipitamment sur la rive droite, abandonnant ses travaux, qui furent anéantis.

L'enthousiasme causé par ce succès dura peu. On apprit la capitulation de Neuville-le-Fort. Les francs-tireurs gagnèrent les bois à la hâte, et bientôt un corps d'armée allemand, arrivant par la rive gauche de l'Orle, ouvrit sur Verval un bombardement préliminaire qui fit crouler le clocher et alluma plusieurs incendies. Puis des cavaliers verts et rouges, au casque à chenille, prirent possession de la place.

Comme Rouillon remontait de la cave où il s'était réfugié, il s'entendit appeler de la rue. Il s'avança sur le seuil et vit trois cavaliers ennemis, arrêtés devant sa maison.

«Me reconnaissez-vous? lui dit l'un d'eux en riant. Eh! eh! j'ai travaillé ici pour le roi de Prusse.»

En effet, sous l'uniforme des chevau-légers bavarois, Rouillon reconnut un ancien employé du chemin de fer, Karl Stein, qui avait passé plusieurs années dans le pays.

«Marche! lui cria cet homme, changeant subitement de façons. Tu seras notre otage. C'est la guerre.»

Il lui mit le pistolet sur la tempe; et les deux autres cavaliers, l'empoignant chacun par un bras, l'entraînèrent au trot de leurs montures.

XIII

L'infanterie allemande s'était cantonnée hors du bourg. Le chef avait établi son quartier général chez les Dufriche, à la Villa des Roses.

C'est là que fût mené Rouillon. On le poussa, les mains liées, dans la salle à manger, où plusieurs officiers étaient attablés autour d'un déjeuner copieux. Une femme les servait, Madeleine Cibre.

«Elle m'aura dénoncé!» pensa-t-il, en fixant sur elle un regard haineux.

Le plus âgé des officiers, celui qui paraissait le chef, se retourna à demi pour considérer le prisonnier.

«Qui êtes-vous? lui dit-il.

—François Rouillon.

—Vous êtes adjoint au maire, vous êtes un des plus riches contribuables. Votre devoir était de prévenir les actes de rébellion et de brigandage commis contre nous, l'autre nuit, dans votre commune. Vous en serez personnellement responsable, si les coupables ne nous sont pas livrés.

—Les coupables! mais ce sont les francs-tireurs. Ils ont quitté Verval.
Je ne puis vous en livrer un seul, moi!

—Vous dites tous la même chose ici; vous vous êtes entendus pour nous tromper. Vous mentez, comme le maire et les deux notables que je viens de faire enfermer dans le pavillon du jardin. Vos francs-tireurs, nous ne les avons pas vus. Ce sont les habitants qui ont tiré sur nous. D'ailleurs, quels que fussent les rebelles, il fallait les empêcher d'agir.

—Ah! j'ai bien fait tout ce que j'ai pu pour cela, je vous le jure!

—Toujours le même système! Mais je ne veux pas qu'on se moque de nous. Il importe que paysans et bourgeois perdent tout espoir de nous résister impunément. Nous avons eu trois hommes hors de combat. Si vous persistez tous dans votre silence, trois d'entre vous seront exécutés. Trois autres iront en prison au delà du Rhin. Vingt maisons seront brûlées. Je vous accorde un quart d'heure pour réfléchir. Allez.»

On emmenait déjà Rouillon. Mais il avait beaucoup réfléchi en quelques minutes.

«Mon commandant, dit-il à voix basse après s'être assuré d'un coup d'oeil que Madeleine n'était plus là, ne pourrais-je vous parler un moment en particulier.

—Pourquoi?

—Pour ne pas être entendu par tout le monde.

—Soit! Passez dans la pièce voisine; je vous y rejoindrai tout à l'heure.»

Le chef fit un signe aux soldats, leur adressa quelques mots en allemand, et Rouillon fut conduit dans un salon attenant à la salle à manger.

On l'y laissa seul, en attendant la fin du repas. Il put y poursuivre tranquillement ses réflexions.

Il n'entendait pas le moins du monde payer de sa vie, ou simplement de sa fortune et de sa liberté, l'absurde agression des enragés qui avaient agi malgré ses remontrances. N'était-il pas innocent? A tout prix, il fallait se tirer de cette mésaventure. Mais comment? Eh bien! en détournant l'orage sur d'autres que lui. Chacun pour soi? On se défend comme on peut.

Alors, qui sacrifier? Bah, n'importe qui! Pourtant il fallait faire un choix, donner des noms, et cela méritait quelque attention. Il baissa la tête et songea.

Quand il releva le front, une ironie sinistre luisait dans ses yeux. Ce qu'il cherchait, il l'avait trouvé.

XIV

Le commandant parut, suivi d'un jeune officier. La porte refermée, il se jeta sur le canapé, le cigare aux dents, et fit signe au prisonnier qu'il l'écoutait.

«Je n'ai pas menti, commença Rouillon d'une voix ferme. Les francs-tireurs ont fait le coup. Toutefois, la commune n'est pas complètement innocente. En cela, vous avez raison.

—Expliquez-vous.

—Le maire et les gens sensés se sont hautement opposés à tout fait de guerre. J'ai dit, moi-même, au capitaine des francs-tireurs, que c'était une lâcheté de compromettre pour rien une ville ouverte. Mais il ne cherchait sans doute qu'une occasion de se mettre en évidence; et les forcenés l'acclamaient. Que pouvions-nous faire? Protester et partir. Nous sommes donc rentrés chez nous, et nous n'avons pas vu ceux des habitants qui ont fait partie de l'expédition. Mais je puis, à coup sûr, vous en désigner trois, parce que ces trois-là se sont vantés de leurs exploits.

—Nommez-les.

—Victor Moussemond, le fils de l'huissier; Jean Savourny, l'instituteur, et Prosper Dufriche….

—Comment! le maître de cette maison où nous sommes!

—Non, son fils.

—Son fils! mais n'avait-il pas été blessé au commencement de la guerre, à Woerth? Il garde encore la chambre, nous a-t-on dit; et c'est à peine s'il peut marcher.

—Il n'est pas aussi faible qu'on le prétend. Il s'est fait conduire jusqu'au bord de la rivière. C'est lui qui, avec le capitaine, a tout dirigé.

—Vous en êtes certain?

—Je vous l'affirme.

—Bien! On s'assurera de lui. Vous guiderez mes hommes pour qu'ils arrêtent les deux autres.

—Je vous supplie de m'épargner cette démarche, qui me compromettrait sans nécessité.

—Désignez donc d'une façon précise les personnes et les domiciles.
Wilhelm, déliez-lui les mains et donnez-lui de quoi écrire.»

Le jeune officier arracha une feuille de son carnet, la posa sur le guéridon avec un gros crayon rouge, et délia Rouillon.

«Écrivez!» dit à ce dernier le commandant.

Rouillon hésitait.

«Soyez tranquille, ricana Wilhelm. Nous ne laissons pas tramer les pièces compromettantes. Cela vous engagera envers nous. Voilà tout.

—Aimez-vous mieux quelques balles dans la tête?» ajouta le chef.

Rouillon vit qu'il fallait se résigner. Il prit le crayon rouge et écrivit.

«Moussemond et Savourny demeurent-ils tous les deux du même côté? lui demanda le commandant lorsqu'il eut fini d'écrire.

—Non, ils habitent aux deux extrémités de la ville.

—Wilhelm, afin d'aller plus vite, vous commanderez une escouade pour chacun d'eux. Transcrivez en allemand chaque indication sur une feuille séparée. Vous garderez l'original comme justification.»

Puis, se tournant vers Rouillon:

«Vous êtes libre. Partez!»

Et comme Rouillon s'en allait:

«Mais j'y pense, Wilhelm, donnez-lui un sauf-conduit. Il se peut qu'il ait besoin de nous, comme il se peut que nous ayons besoin de lui.»

XV

Il n'y avait point dix minutes que Rouillon était parti, et les deux escouades venaient à peine de s'éloigner avec les indications transcrites, quand, à trois cents pas environ de la Villa des Roses, une vive fusillade éclata dans la campagne. Le chef allemand se dressa au bruit, jeta son cigare, ouvrit précipitamment la fenêtre. Wilhelm courut aux nouvelles.

La note écrite par Rouillon était restée sur le guéridon. Un courant d'air l'enleva, et, par la porte béante, l'emporta dans la salle à manger, où Madeleine, demeurée seule, desservait. Elle ramassa instinctivement ce bout de papier, y jeta les yeux, fut stupéfaite d'y reconnaître une écriture qui lui avait été familière, entendit les pas des officiers qui rentraient, cacha la feuille dans son corsage et regagna vite la cuisine.

XVI

La fusillade s'éteignait au loin. L'alerte avait été brève, mais sérieuse. Les francs-tireurs avaient eu l'audace de revenir par le fourré jusqu'à la lisière du bois. De là, à leur aise, ils avaient abattu d'un seul coup une vingtaine d'hommes sous leurs balles. Maintenant, ils se dérobaient sans qu'on pût les poursuivre utilement. On dut se contenter d'envoyer au hasard quelques volées de mitraille dans la forêt.

Ce retour offensif déchaîna la fureur des Allemands.

Le premier moment d'alarme passé, ils commencèrent le pillage et l'incendie avec une décision impitoyable, avec une sauvagerie savante.

Tous les habitants ne se laissèrent pas dévaliser sans résistance. Il y eut des protestations, des rixes, qui redoublèrent l'acharnement des pillards. Quiconque résistait était lié et cruellement battu.

Un perruquier de soixante ans, vieux soldat d'Afrique, renversa sur le pavé un sous-officier qui avait vidé sa caisse et voulait lui arracher sa montre. On fit le siège de la boutique. Le vieux se défendit avec une énergie désespérée. Il assomma deux des assaillants. A la fin, il succomba. Criblé de coups, lardé par les baïonnettes, il fut pris, traîné, foulé aux pieds dans le ruisseau sanglant. Avec ses rasoirs, on lui coupa le nez, les oreilles, les poignets. Puis on lui creva les yeux, et on le jeta, mort ou moribond, dans les ruines de sa pauvre bicoque, au milieu des flammes.

XVII

Victor Moussemond et l'instituteur avaient été conduits à la Villa des
Roses.

M. Dufriche les vit arriver et demanda au commandant ce qu'on leur reprochait.

«Faites descendre votre fils! lui dit celui-ci pour toute réponse.

—Mon fils! Vous savez bien qu'il ne peut pas bouger. Il se soutient à peine sur ses béquilles.

—Qu'il vienne immédiatement, ou on ira le chercher.»

Prosper descendit, aidé par son père.

«L'autre nuit, vous avez soulevé contre nous les gens de Verval. Vous avez dirigé l'attaque du pont.

—Moi! Est-ce possible? Vous voyez dans quel état je suis. Je n'ai pas quitté la maison une minute.

—Vous ne pouvez guère marcher, c'est vrai; mais on vous a conduit.

—Qui vous a dit cela?

—Je n'ai pas de comptes à vous rendre. Mes renseignements sont sûrs.

—Je vous jure qu'on vous a trompé.

—Prenez vos dernières dispositions; vous serez fusillé avec ces deux hommes, qui sont coupables comme vous.

—Fusillés! s'écrièrent avec stupeur Savourny et Moussemond.

—Silence!

—Pitié! fit Mme Dufriche, se jetant, tout en pleurs, aux pieds du commandant. Mon fils n'a rien fait. Ne le tuez pas!»

Il l'écarta avec impatience.

«La loi militaire est dure; je le regrette pour vous, madame. Mais il faut des exemples. La France nous a déclaré la guerre et ne veut pas accepter la paix. Que les Français en subissent toutes les conséquences!

—Monsieur, monsieur! je n'ai pas touché un fusil de ma vie, dit alors Toto Mousse affolé de terreur, avec des gestes de petit enfant qui supplie. J'ai toujours été pacifique, très pacifique, moi. Tout le monde le sait. Informez-vous. Je me suis fait remplacer pour ne pas me battre. J'aime les Allemands, mon général. Ce n'est pas moi qu'on doit punir. C'est injuste. Qu'on me laisse libre! Papa vous donnera tout ce que vous voudrez.

—Je ne veux rien de vous.

—Qu'on nous juge, au moins!» fit Savourny.

Il n'en put dire davantage. Les soldats poussèrent les trois condamnés vers la porte.

Mme Dufriche s'attachait aux vêtements de son fils, qui, interdit, stupéfait, s'avançait péniblement.

«Arrêtez! cria Madeleine qui venait d'entrer.

—Qu'on enferme les femmes!» dit le chef.

Mme Dufriche perdit connaissance. Madeleine résista, fut entraînée et enfermée dans le cellier.

XVIII

L'exécution eut lieu en haut de la côte, parmi les acacias nains d'une sablonnière abandonnée.

Victor Moussemond qui, pendant tout le trajet, n'avait cessé de parler, d'expliquer, d'implorer, eut un accès de colère folle quand il se vit perdu sans recours.

«Imbécile que je suis! hurlait le pauvre Toto. Dire que j'ai payé un homme pour partir à ma place! Et dire que cet homme n'attrapera peut-être pas une égratignure, tandis qu'on va me tuer comme un chien!»

Il se débattit violemment, voulut s'échapper. Il mordit les soldats, qui le frappèrent alors à coups de crosse, à coups de sabre, lui crachèrent à la figure et l'attachèrent contre un arbre en vociférant: Capout! capout!

L'un d'eux, parodiant la Marseillaise, se mit à chanter devant lui:

Qu'un sang impur abreuve vos sillons, Tas de cochons!…

«Ma pauvre mère!» murmurait Prosper Dufriche.

Et Savourny: «Ma pauvre enfant!»

Pénétrés du même sentiment, ils ajoutèrent presque ensemble: «Pauvre
France!»

Ils durent creuser eux-mêmes leur fosse.

Pendant ce temps, l'officier qui commandait le peloton lisait tout haut, en latin, dans un bréviaire qu'il avait tiré de sa poche, les prières des agonisants.

«Croyez-vous en Dieu? dit Prosper à l'instituteur.

—Espérons! fit celui-ci, les yeux levés vers le ciel. Il est impossible que la fin suprême ne soit pas justice et amour.»

Après l'exécution, les soldats tirèrent au sort les vêtements des morts.

Ils avaient amené là quelques bourgeois prisonniers, qu'ils voulaient terrifier par le spectacle de cette tuerie. Ils les forcèrent à enterrer les cadavres et à piétiner par-dessus pour niveler le sol.

XIX

Le lendemain, les Allemands quittèrent le pays. Ils emmenaient le maire et deux notables, la corde au cou, avec menace de les fusiller net, si la colonne était inquiétée en traversant les bois.

Plus de trente habitations avaient été incendiées. Onze personnes avaient succombé, entre autres le vieux Moussemond, l'huissier, le père de Victor; on le retrouva à moitié carbonisé près de son coffre-fort. En partant, l'ennemi tenta de brûler la maison Jorre, d'abord épargnée parce qu'une ambulance y avait été installée; mais le feu fut éteint, sans dégâts considérables.

La maison Fraisier avait été sauvée par un singulier hasard. Un chirurgien allemand, le brassard sur la manche, un flacon de pétrole dans la main gauche, un long pinceau dans la main droite, badigeonnait déjà les rayons du magasin, lorsque Constant Fraisier reconnut ce pétroleur pour un camarade de la vingtième année, qui, étudiant en médecine, avait logé à Paris, pendant quelques mois, sur le même palier que lui. En souvenir de l'ancien temps, l'homme au pinceau daigna protéger la famille et les biens de son ci-devant voisin.

Mais Lucile, brisée déjà par le départ d'André, fut, dans cette affreuse journée, assaillie de telles angoisses, qu'elle en tomba gravement malade.

Rouillon venait chaque matin prendre de ses nouvelles. Cette maladie le troublait, l'inquiétait au suprême degré. Il avait peu de remords d'ailleurs, n'ayant tué personne de sa main, et se croyant à l'abri de tout soupçon. Et puis, n'avait-il pas fallu sacrifier trois hommes? Autant ceux-là que d'autres! C'était un cas de légitime défense.

Il montrait, en outre, une activité étourdissante. Il faisait fonction de maire; et ce n'était pas une sinécure alors, Verval ayant sans cesse à héberger les détachements ennemis qui s'y succédaient régulièrement.

Les chefs descendaient chez Rouillon. Il s'appliquait à les satisfaire. Il admirait leur correction, leur politesse, et même, disait-il, leur sensibilité. Il s'extasiait sur la discipline de leurs soldats. Ah! ils ne ressemblaient guère à ces chenapans de francs-tireurs!

Il réussit à préserver la commune des réquisitions les plus onéreuses. Par son entremise, à dix lieues à la ronde, les fermiers vendaient leur bétail aux Allemands, et le vendaient un bon prix. Lui, il rachetait pour presque rien les peaux des bestiaux abattus.

Il gagna ainsi de fort jolies sommes et devint très populaire. N'avait-il pas eu cent fois raison de protester contre cette folle attaque du pont, si funeste à la petite ville? N'était-il pas devenu la providence du pays? Tout le monde en profitait. L'ennemi, quand on le laissait tranquille, était bon enfant.

On passait devant les ruines des maisons brûlées, sans plus y faire attention; et personne n'avait le loisir de songer aux morts.

XX

A l'inquiétude que lui causait la maladie de Lucile, Rouillon sentait parfois se mêler une obscure et farouche satisfaction. Si la jeune fille avait été profondément affectée, c'est que l'homme aimé par elle avait été atteint. Le rival heureux n'existait plus.

A certains moments, Rouillon en avait des accès de joie féroce et comme un redoublement de vitalité. Il ne faisait plus mystère de son amour; bien au contraire, il l'affichait sans réserve, prenant soin de compromettre Lucile par ses assiduités.

Cependant, l'état de la malade empirait. Allait-elle donc succomber? Mais alors ce serait lui, Rouillon, qui, par la mort du bien-aimé, l'aurait tuée, elle!

Cette idée maintenant le persécutait. Il en perdit l'appétit et le sommeil. Il fit venir de Neuville un médecin renommé. La jeune fille, que sa mère soignait admirablement, eut enfin une crise salutaire. Elle se trouva hors de danger.

La convalescence fut longue; et Lucile était encore bien frêle, bien pâle, pendant ce splendide mois de mai, dont le radieux soleil illumina de si tristes choses.

Son rétablissement ne fut complet que le jour où l'on eut des nouvelles d'André. Il écrivait du fond de l'Allemagne. Il était là prisonnier; là, il avait été, presque en même temps que Lucile, entre la vie et la mort. Une fièvre typhoïde avait failli l'emporter. Il se sentait assez bien maintenant, et il annonçait son prochain retour.

Au commencement de juillet, un an juste après la première démarche, Rouillon reparla du mariage à Constant Fraisier. Celui-ci répondit évasivement. Ses affaires allaient mal. Il était fort embarrassé, entre ce créancier tout-puissant et Lucile, qui, soutenue par sa mère, faisait la sourde oreille aux représentations les plus sages, aux supplications les plus pathétiques. Il louvoya tant qu'il put. Enfin, la situation n'étant plus tenable, il provoqua une explication directe avec Rouillon.

Celui-ci ne manqua ni d'aplomb ni d'adresse. Lucile, qui ne voulait pas rompre avant le retour d'André, d'abord éluda la question, se plaignit d'être encore faible et souffrante. Il insista, affirmant avec autorité qu'elle était plus forte et plus belle que jamais. Froissée par ces compliments agressifs, offensée par cette insistance impérieuse, elle fut prise d'une irritation fébrile, ne put se contenir plus longtemps, déclara que présentement elle n'avait aucun goût pour le mariage, salua et sortit.

Rouillon revînt chez lui exaspéré. Il résolut d'employer les grands moyens. Il déchaîna les hommes de loi, démasqua toutes ses batteries. Fraisier perdit espoir.

Lucile restait, de son côté, aussi intraitable que Rouillon du sien; elle attendait André avec impatience.

XXI

Un matin, Fraisier voulut faire une dernière tentative auprès de
Rouillon.

«Je n'ai pas pu lui parler! dit-il en rentrant au magasin. Il ira jusqu'au bout; il ne nous fera grâce de rien.

—Dois-je me vendre à cet homme? répliqua Lucile avec énergie. Si nous en sommes là, est-ce ma faute?»

Mais subitement, elle se dressa, transfigurée, radieuse:

«André! André!» s'écria-t-elle.

Et, emportée par un irrésistible élan, elle se jeta dans les bras du jeune homme, qui venait d'apparaître sur le seuil.

«Oui, père, reprit-elle après la première effusion, oui, c'est lui que j'aime. Il nous défendra, il nous sauvera, j'en suis sûre. Je ne crains plus rien maintenant. Mais regardez donc! Il a la croix! Il a l'uniforme d'officier! Oh! que je suis heureuse! Il ne nous en avait rien dit dans sa lettre, l'égoïste! Il voulait voir notre surprise. Vite, il faut nous mettre au courant.»

André dut raconter tout au long, puis répéter et répéter encore, la suite accidentée de ses aventures militaires. Après Sedan, après les tortures subies au funèbre campement de la presqu'île d'Ige, il avait pu s'échapper, gagner la Belgique. Revenu en France, incorporé à l'armée du Nord, il avait pris part aux batailles de Villers-Bretonneux et de Pont-Noyelles, au combat d'Achier-le-Grand. Il avait été décoré et promu sous-lieutenant le 3 janvier, après la victoire de Bapaume.

Blessé au front et à l'épaule droite devant Saint-Quentin, il était retombé entre les mains de l'ennemi, et il avait été interné dans la Prusse orientale.

A son tour, il voulut savoir tout ce qui s'était passé à Verval en son absence.

«Tranquillisez-vous! dit-il à Fraisier, en apprenant les dernières manoeuvres de Rouillon, Lucile a raison de ne plus rien craindre. D'après ce que m'a montré ma mère, nous avons une fortune à présent; et je pourrai bientôt désintéresser cet homme.

—Oui, c'est la vérité, ajouta Mme Jorre, qui avait accompagné son fils. Le notaire est venu en personne, hier soir, à la maison, pour m'annoncer que, toutes informations prises, nous héritons des Moussemond. Ce malheureux Victor a été fusillé sur la côte, tandis que son père succombait dans l'incendie. Nous sommes les plus proches, et, je crois, les seuls parents qui leur survivent.

—Ne perdons pas une minute! reprit André. Monsieur Fraisier, accompagnez-moi chez Rouillon. Nous ne reviendrons pas sans l'avoir vu. Je lui donnerai ma parole, et au besoin ma signature. Il faut que ses poursuites cessent immédiatement.

XXII

Ils rencontrèrent Rouillon devant sa porte. Il rentrait chez lui. Il ne put décliner leur visite et les introduisit dans son bureau. André lui soumit l'état de la situation dressé pour Mme Jorre par le notaire et s'offrit comme caution de Fraisier.

«Mais Fraisier ne pourra jamais vous rembourser! fit Rouillon, étonné au point d'en oublier ses intérêts pécuniaires. Il est insolvable. Pourquoi le garantissez-vous?

—J'espère être bientôt de sa famille.

—Vous! Comment?

—Depuis longtemps, Mlle Lucile et moi, nous nous aimons.»

Rouillon devint livide. Un moment, il resta étourdi du coup.

«Ce n'est pas possible! dit-il enfin d'une voix rauque, les yeux braqués sur le jeune homme avec une expression farouche de stupeur et de haine. Fraisier, est-ce vrai?»

Fraisier hochait la tête sans répondre, et, le regard oblique, tournait son chapeau de paille entre ses mains.

«Vous m'avez indignement trompé!» s'écria Rouillon.

Il s'était levé, le visage menaçant. Fraisier recula.

André allait s'interposer, quand la porte s'ouvrit; un brigadier de gendarmerie parut.

«Monsieur Rouillon, dit le brigadier, j'ai le regret de vous déclarer que je vous arrête au nom de la loi. Voici le mandat; veuillez me suivre.»

Rouillon semblait ne pas comprendre. Avait-il bien entendu? Arrêté, lui!
Pourquoi?

Le brigadier tendait le papier. Il lut. C'était bien contre lui,
François Rouillon, qu'était décerné le mandat.

«Que signifie cela? demanda-t-il au gendarme.

—Vous êtes prévenu, paraît-il, d'avoir eu des intelligences avec l'ennemi et d'avoir fait fusiller trois personnes.»

Rouillon chancela, hagard, accablé. Il avait revu tout d'un coup, avec une effroyable intensité, la scène de la Villa des Roses. Là, devant lui, sur le guéridon du salon, elle luisait comme du feu, la liste des trois noms, la liste rouge; et il croyait tenir encore ce crayon qui lui brûlait les doigts. Il entendait les voix, les cris, les pas, Mme Dufriche suppliante, Madeleine entraînée brutalement, puis, sur la route, Victor Moussemond répétant aux soldats: «Je n'ai pas touché un fusil! J'aime les Allemands, c'est injuste!…»

Ainsi, cette abominable dénonciation, ce triple meurtre, aboutissait à quoi? Au mariage de Lucile avec André Jorre qu'elle aimait, avec André enrichi par son crime, à lui Rouillon, par ce crime qui maintenant, comme un monstre mal dompté, se retournait contre le criminel pour le mordre au coeur!

Il se sentait défaillir. Par un violent effort, il reprit possession de ses facultés. Était-il donc perdu sans rémission? Avait-on des preuves? C'était invraisemblable. Pourquoi les Prussiens auraient-ils témoigné contre lui? Ces réflexions rapides lui rendirent un peu de calme.

«Dès que je serai libre, dit-il à Fraisier, nous reparlerons de votre affaire. Excusez-moi; il faut que j'aille voir ce qu'on me veut. Je n'y comprends rien.»

Puis, s'adressant au brigadier:

«Je vous suis, mon brave. Il doit y avoir méprise; tout sera vite éclairci.»

XXIII

Les preuves que Rouillon croyait impossibles à produire, étaient acquises contre lui.

Tant que l'ennemi avait occupé Verval, tant que la tranquillité n'avait pas été complètement rétablie, Madeleine Cibre avait gardé son secret. Elle ne se décida pas sans trouble et sans déchirement à perdre le misérable qu'un moment elle avait aimé! Mais chaque jour, à toute heure, elle voyait la navrante douleur des braves gens qui l'avaient recueillie, sauvée, et dont le fils unique avait été victime d'une si odieuse lâcheté. Un jour elle ne put se contenir, et dit tout à M. Dufriche. Elle lui remit la pièce décisive. La justice fut saisie.

Devant le Conseil de guerre, François Rouillon eut d'abord une attitude hautaine. Il comptait sur les nombreuses personnes à qui, pendant l'invasion, il avait procuré des affaires si lucratives. Est-ce que tout le monde, sauf les enragés, ne professait pas la plus grande estime pour lui à Verval? Certes, les témoins à décharge ne lui manqueraient point.

Néant que tout cela! De la fosse où il la croyait à jamais ensevelie, la vérité se dressa, irrésistible! Madeleine, lorsqu'il lui eut reproché de le calomnier par vengeance personnelle, l'accabla sans pitié. M. et Mme Dufriche firent sur les juges une impression profonde. Maintes circonstances vinrent corroborer l'accusation. Enfin, un incident décisif dissipa les derniers doutes. Une enfant de dix ans, la fille du jardinier de la Villa des Roses, surprise par l'arrivée des Allemands, s'était réfugiée dans le salon, où, blottie derrière un rideau, elle avait assisté à toute la scène de dénonciation, qu'elle évoqua avec une ingénuité terrible.

Quand elle eut terminé, Rouillon se leva de son banc. La rumeur qui remplissait la salle, s'apaisa. Il se fit un silence solennel.

«C'est vrai, dit-il, je suis un misérable. Condamnez-moi, et qu'on en finisse au plus tôt! J'aimais une femme qui ne m'aimait pas. J'étais jaloux; je n'ai pu résister à la tentation de perdre ceux que ma jalousie soupçonnait. Crime absurde et inutile! Mon rival heureux a survécu; bientôt il épousera celle pour qui je vais mourir. Voilà mon châtiment, le vrai, le seul! Il est juste. Mais je ne suis pas un traître. Je n'ai rien tramé contre la patrie. Je voudrais n'avoir jamais vécu.»

XXIV

Condamné à mort, il refusa de se pourvoir en grâce.

Quand, aux premières pâleurs de l'aube, on lui annonça que l'heure suprême était venue, il prononça ce seul mot: Enfin!

«Je me repens, dit-il à l'aumônier; et mon repentir est profond, absolu, résigné. Je ne saurais offrir autre chose au bon Dieu, s'il y a un bon Dieu, ce qui me paraît invraisemblable. N'insistez pas! Mais vous pouvez me rendre un service. Voudrez-vous remettre, vous-même, ce billet à Mlle Fraisier? Il est ouvert, je vous prie de le lire. Vous verrez que rien n'y est compromettant pour vous ni pour elle.»

La lettre était ainsi conçue:

«J'aurais voulu vous revoir, mademoiselle Lucile, et vous supplier, non de me pardonner, mais d'avoir quelque pitié pour moi.

«Ce qui me désespère, c'est l'exécrable souvenir que je vous laisse.

«Certes, je suis châtié justement. Et pourtant, aimé par vous, j'aurais été un honnête homme. Tout le mal vient de ce que vous n'avez pu m'aimer. Ce n'était pas votre faute, je le sais. Ce n'étais pas non plus la mienne.

«Je vous pardonne ce que j'ai souffert, ce que je souffre encore à cause de vous. Jamais vous ne serez aussi heureuse que je suis malheureux.

«Je n'ai que des parents éloignés. Entre eux et moi aucun lien, aucune affection. Je vous lègue toute ma fortune. Acceptez-la pour secourir ceux auxquels j'ai nui, pour réparer autant que possible le mal que j'ai fait. C'est un devoir pour vous.

«Tâchez de m'oublier. Adieu.»

XXV

Il faisait déjà grand jour.

Rouillon monta avec l'aumônier dans une voiture du train des équipages militaires.

Il en descendit sans faiblesse; et, d'un pas ferme, il alla se placer devant le poteau, préparé au pied d'une des buttes du polygone.

Il ne voulut pas qu'on lui bandât les yeux. Pendant que l'officier d'administration, greffier du Conseil de guerre, lui lisait son jugement, il ôta tranquillement sa jaquette et son gilet. La lecture finie, il embrassa l'aumônier et resta seul devant le peloton d'exécution.

Alors, par cet instinct, si profondément humain, qui entraîne les moribonds à ressaisir et à résumer leur existence entière dans une manifestation suprême, il chercha une idée, un mot, un cri, où exhaler tout son être. Mille souvenirs s'éveillèrent en lui avec une promptitude et une acuité magiques. Il se rappela, pour les avoir entendu citer, pour les avoir lues çà et là, dans les journaux, dans les romans, ou même dans ses petits livres d'écolier, les dernières paroles des condamnés célèbres. Pouvait-il crier comme eux: «Vive le Roi!» ou: «Vive la France! Vive la République! Vive l'Humanité!» Non. Il voulait pourtant crier quelque chose; il le voulait obstinément, passionnément. Dans son entêtement enfantin et tragique, il mettait à le vouloir tout ce qui lui restait de libre volonté. Il n'avait plus qu'une seconde. Il ne trouvait rien. Il vit l'officier donner le signal; et machinalement alors, avec une précipitation fébrile, il cria d'une voix folle, d'une voix tonnante: «Vive la Mort!»

XXVI

Vive-la-Mort, tel est le sobriquet funèbre sous lequel se perpétue, à
Verval, la mémoire de François Rouillon.

Le petit voiturier, qui récemment me contait cette histoire, m'avait dit en guise de préambule:

«Voulez-vous que je vous fasse connaître l'aventure de Vive-la-Mort?»

En guise de conclusion, il ajouta:

«Mieux vaut crier: Vive la Vie! n'est-ce pas, monsieur?»

Ce brave garçon n'avait pas subi la pire des invasions rudesques, celle de Schopenhauer, de Nietzsche et de Hartmann.

La Revue du Nord. 1891-1892.

Le Mariage d'Octave

I

Ma cousine Édith me dédaignait profondément et j'admirais profondément ma cousine Édith. Et, certes, nous méritions bien, elle, cette profonde admiration, moi, ce profond dédain.

Portrait de ma cousine: mignonne à ressusciter Ronsard; pas plus grande que Cendrillon, mais princesse jusqu'au bout des doigts; avec des yeux d'un brun doré et un tout petit front de déesse, autour duquel ondulaient, flottaient, volaient de légers cheveux blonds, plus aériens que les spirales de fumée d'une cigarette orientale.

Ma cousine savait merveilleusement s'habiller. Sa mise lui était aussi personnelle que l'éclat de son regard et le rayonnement de son sourire. Et sous ses toilettes, les plus simples ou les plus splendides, elle s'épanouissait aussi naturellement qu'une noble fleur parmi sa frondaison capricieuse.

II

Telle était ma belle cousine, qui me dédaignait, non sans raison. Moi? figurez-vous un grand diable très ébouriffé, ni laid ni joli, habillé par le tailleur paternel, à peine sorti de l'âge bête, moitié étudiant, moitié homme, Parisien de la rive gauche, avide de toute science, de tout plaisir, dévergondé au cabaret, et n'osant pas parler à une jeune fille dans un salon. J'idolâtrais follement, frénétiquement, sottement, les femmes en général et en particulier ma cousine Édith; et comme tous ceux qui idolâtrent follement, frénétiquement, sottement, les femmes en général et leur cousine en particulier, j'étais aussi malheureux que maladroit en amour.

Les femmes n'aiment guère que les hommes qui commencent par s'aimer eux-mêmes. Il faut leur donner l'exemple. Pour ma part, je manquais totalement de cette confiance imperturbable qui fascine les faibles et les ignorants. Puis je ne savais ni bostonner, ni chanter au piano, ni inventer une charade, ni organiser de petits jeux innocents. Une fois, dans un bal, en voulant prendre avec les dents, à cloche-pied (une figure de cotillon me l'imposait, hélas!) un sac de bonbons posé sur un tabouret, il m'était arrivé de glisser et de tomber lourdement, de tout mon long, aux pieds de ma cousine.

Jadis mon oncle avait vaguement parlé d'un mariage possible entre elle et moi; ma tante avait souri, mais Édith avait fait la moue.

III

Je ne lui inspirais décidément que de la pitié. Je ne l'ignorais pas. J'en vins à me dire: «Mon bon ami, ta belle cousine n'est point faite pour toi.» Et je me mis à travailler, à m'amuser, comme travaillent et s'amusent les écoliers parisiens. Je n'étais malheureux que de loin en loin, et j'avais pour me consoler d'assez nombreux camarades des deux sexes. Je finis réellement, j'en demande pardon aux personnes sentimentales, par ne plus trop penser à ma cousine. «Ça n'est ni coeur, ni chair, ces petites créatures-là, m'écriais-je; c'est tout taffetas!»

Les jours, les mois passèrent. J'obtins mon dernier diplôme. Je pris des vacances, je voyageai. Je revins me faire inscrire comme avocat stagiaire au Palais de Justice. Ma cousine Édith devenait de plus en plus adorable et de plus en plus hautaine. Mais je ne pensais plus, oh! plus au tout à elle. Cela ne m'empêchait pas d'aller régulièrement, en bon neveu, voir mon oncle et dîner chez ma tante. Mon oncle me battait au billard, ma tante m'humiliait au whist; et j'étais bien vu dans la maison, sauf par la princesse Tout-Taffetas, par cette inaccessible Édith.

IV

En voyage, à Genève, dans une pension bourgeoise du quai des Eaux-Vives, fréquentée par les touristes de toutes les nations, j'avais fait la connaissance d'un jeune Athénien, répondant au nom sonore de Philippe Sébastopoulos et passant pour archimillionnaire. Ce grand gaillard brun, à la barbe touffue, à la taille athlétique, à la physionomie calme et forte, aux yeux très noirs, très doux et paresseusement passionnés, à la voix singulièrement pénétrante, m'avait pris en affection à table d'hôte, après plusieurs conversations où nous nous étions trouvés du même sentiment et du même avis. Pendant trois semaines, il m'avait entraîné à travers les monts et les lacs, citant des vers d'Homère, et célébrant la beauté des jeunes Anglaises voyageuses. Nous nous étions quittés excellents amis, et nous étions retournés, lui à Londres, chez un grand négociant de la Cité, son compatriote, et moi à Paris, après avoir échangé nos photographies et juré par le Styx de nous écrire toutes les semaines. Je n'avais jamais reçu depuis lors une ligne de lui, il n'avait jamais reçu un mot de moi.

Mais un matin, comme j'ouvrais ma porte pour aller déjeuner, je tombai soudain dans les bras de Sébastopoulos. Nous criâmes sept fois: Hourra! Et je lui dis gravement:

«Salut, Philippe aux pieds légers. Par Hercule, sois le bienvenu sous mon toit. Quelles nouvelles m'apportes-tu des charmeresses britanniques?

—Octave, elles ne me charment plus, ces grandes filles d'Albion à la poitrine plate et aux pieds kilométriques. Elles sont belles et bêtes comme des dahlias. Vive la France! j'aime à Paris.

—A Paris!

—Oui, je suis ici depuis quinze jours, et depuis quatorze j'idolâtre une créature aussi adorable que peu farouche.

—Qui s'appelle?

—Noëmi de Riol.

—Oh! la fine fleur du panier parisien; une reine du monde où l'on aime vite!

—Il y a treize jours au moins que j'aurais dû me présenter ici. Mais elle m'a fait perdre la tête. Il a fallu pour me rendre la mémoire, que sa petite amie, Céline Orange, vînt tout à l'heure s'inviter à passer la journée avec nous, ayant à se distraire de je ne sais quel chagrin d'amour. «Va chercher un ami, m'a dit Noëmi aussitôt; je n'aime pas avoir un cavalier pour deux.» Alors j'ai songé à toi, et me voilà. Viens-tu déjeuner sans façons?»

V

Ce jour-là, justement, j'avais toutes sortes d'affaires très sérieuses; je n'en trouvai que plus de charme à accepter cette invitation dépouillée d'artifice.

On déjeuna chez Noëmi. On se grisa légèrement. Au dessert, Céline s'épancha dans mon sein. Noëmi me reprocha de ne pas être assez consolant. Je devins affectueux. «Trop affectueux!» objecta alors Noëmi. Elle fit atteler; et fouette, cocher! Oh! le beau cocher à fourrures! A la place de Sébastopoulos, j'aurais été jaloux.

Les roues tournaient, ma tête aussi; l'église de la Madeleine vint majestueusement à notre rencontre; de chaque côté les maisons défilaient, les passants fourmillaient. Puis les arbres des Champs-Elysées s'ébranlèrent; puis l'Arc-de-Triomphe, tel qu'un gigantesque éléphant de pierre, se dressa sur ses hautes jambes massives; puis les buissons du Bois s'agitèrent devant nos chevaux. Les deux dames bavardaient comme des perruches; et de temps en temps, à propos de rien, tous les quatre à la fois, nous éclations de rire. Je fumai un londrès exquis. Mais tout à coup j'eus un soubresaut, et la jeune Céline s'écria: «Qu'a-t-il donc? Est-il malade? Le voilà pâle comme la vertu.»

J'alléguai un éblouissement. J'avais été brusquement dégrisé. Notre voiture venait de croiser celle de mon oncle! Ma tante, en chapeau de velours grenat, m'avait jeté un coup d'oeil terrible; et ma cousine, en rubans bleus, avait promené sur nous un regard de stupéfaction. J'en restai longtemps rêveur.

A dîner, cette vision rapide s'effaça peu à peu de mon esprit. Céline était irrésistible, la petite sainte nitouche, avec ses airs de perversité ingénue. Je me sentis de nouveau grisé. Tout ce que j'avais de drôleries dans la cervelle partit comme un feu d'artifice. On me permit un baiser sur une joue, un baiser sur l'autre joue, un troisième baiser sur les lèvres. Je redevenais tendre. Noëmi proposa d'aller au théâtre. Personne ne voulait. Elle tint bon. Était-elle éprise d'un ténor? On jouait Faust à l'Opéra. Il fallut y aller. La voiture roula dans la nuit sur le pavé des rues; puis, subitement, nous nous trouvâmes en pleine lumière, dans une loge de face, au milieu d'une assistance silencieuse, qui écoutait avec recueillement le premier duo de Faust et de Méphisto.

VI

«Ayons de la tenue!» me souffla ce bon Sébastopoulos. Nous nous efforçâmes d'être calmes. Mais en vain. On nous chuta du parterre. Un monsieur faillit me provoquer en duel. L'ouvreuse vint mielleusement nous conseiller d'échanger nos observations un peu moins haut. A l'entr'acte j'allai chercher des bonbons, et nous nous apaisâmes à les croquer. Céline les trouva si doux, qu'elle n'eut pas honte de me donner un baiser sonore au fond de la loge. On se retourna vers nous; je m'avançai pour payer d'aplomb et je me mis par contenance à lorgner vaguement.

Fatalité! Au bout de ma lorgnette, dans une loge peu éloignée de la nôtre, que vois-je? Est-ce une hallucination? Je suis gris, ce n'est pas possible. Mais si! c'est bien eux. Hélas! oui. Eux! vous devinez qui. Mon oncle, ma tante, ma fière cousine Édith! Mon oncle me regarde du coin de l'oeil. Ma tante est rouge comme une botte de pivoines; ma belle cousine semble toute pensive. Vainement j'écarte l'impitoyable lorgnette. Ils sont là, ils y restent.

Décontenancé, je me rejetai vivement dans l'ombre. Céline, curieuse comme la police et maligne comme la fièvre, devina vite. «Octave a des parents dans la salle; on a reconnu Octave, nous compromettons Octave. Jeune homme, où siège ta tribu?»

Et, des yeux, elle fouilla toutes les loges avec la plus scrupuleuse impertinence. Je ne savais comment la modérer. Heureusement la toile se relevait. Siebel chanta ses couplets timides et passionnés:

Dites-lui que je l'aime!…

J'avais envie de pleurer. Cette musique m'énervait. Il me semblait, chose étonnante! que mon coeur chantait avec Siebel, non pour Céline, mais pour Édith. Je n'osai la regarder, mais son image me hantait.

Tout l'acte me parut divin, de fraîcheur, d'harmonie, de passion.

L'entr'acte suivant fut terrible! On me taquina, on me questionna à outrance. Je voulus filer. Impossible! Je dus prendre les dames par la douceur et leur faire de fausses révélations.

Vers la fin, une angoisse me saisit: «Si nous allions nous rencontrer dans l'escalier!»

Je fis tout pour éviter ce qui me semblait le comble de l'opprobre, hâtant d'abord le départ, puis le retardant, et, après la lorgnette, cherchant les gants que préalablement j'avais fait disparaître dans mes poches. Tout fut inutile. Céline prit mon bras, m'entraîna vers le grand escalier, et je me trouvai nez à nez avec ma belle cousine. J'hésitai une seconde. Puis, par une hardiesse qui, à moi-même, me parut étrange, je passai mon chemin, n'ayant de regards que pour ma compagne et affectant des prévenances infinies. Enfin, nous sortîmes du théâtre. Ouf! je respirai.

Sébastopoulos voulut souper. Je me grisai cette fois si effroyablement qu'on fut obligé de me faire reconduire chez moi.

VII

Je ne me décidai que quinze jours plus tard à retourner chez mon oncle.
Ma tante eut une manière de me recevoir qui m'enrhuma du cerveau
instantanément. Mais ma cousine eut l'air de ne pas me garder rancune.
Je restai à dîner. Ma cousine fut avec moi d'une amabilité singulière.
Elle parla joyeusement du bal où elle devait aller le soir même.

Mon oncle était taciturne. Après le repas, il me prit à part et me dit: «Tu mériterais!… Tiens! tu aurais mieux fait de ne pas revenir… On ne se montre pas comme ça en public. Ma femme est furieuse.»

J'allais me retirer, l'oreille basse, quand Édith vint à moi, riante, coquette, pimpante, et roucoula d'un ton infiniment câlin:

«Est-ce que M. Octave daignera danser avec nous ce soir?

—Oh! fit sa mère.

—M. Octave est peut-être engagé ailleurs,» reprit la douce créature.

Ma tante était stupéfaite; mon oncle réfléchit, puis il me dit:

«Viens!»

Et je les suivis, ayant, moi aussi, une invitation pour ce bal.

Ma cousine semblait ne vouloir valser qu'aux bras de son cousin. Ma tante était de plus en plus ahurie.

Huit jours plus tard, après dîner, Édith ouvrit le piano. Nous étions en famille, nous quatre seulement. Je lui demandai si elle ne chanterait pas. Elle fit une moue gracieuse. J'avais beaucoup étudié la musique depuis quelque temps. Je me mis sur le petit tabouret, devant le clavier blanc et noir. Faust me vint par hasard sous les doigts. Édith chanta l'air de Siebel, et je l'accompagnai jusqu'au bout, sans faute, mais non sans émotion:

«Dites-lui que je l'aime!…»

Mon oncle réfléchissait de nouveau, ma tante n'en revenait pas.

A Noël, je conduisis le cotillon avec Édith.

Au jour de l'an, je me réconciliai avec mon oncle; au carnaval, avec ma tante.

A la mi-carême, je demandai à ma cousine si elle me détestait toujours comme autrefois. Elle me répondit: «Oh! bien plus!» et rougit en riant.

A Pâques, mon oncle me dit: «Farceur! tu ne mérites pas ton bonheur!» Et ma tante: «Au moins, vous êtes bien sûr d'aimer Édith? Vous avez fait de telles folies, Octave!» Je jurai que j'étais devenu sage.

Au mois de mai, mois des roses, j'épousai ma belle cousine.

Sébastopoulos est secrétaire d'ambassade à Rome.

Noëmi joue la comédie sur je ne sais plus quelle scène subventionnée.

Céline Orange est duchesse de la main gauche.

Et la musique de Gounod sera toujours pour moi la plus belle musique du monde.

La Renaissance artistique et littéraire. 26 avril 1873.

La Demoiselle du moulin

I

Quand les Allemands investirent Paris, en 1870, ils occupèrent le bourg de Marfleury, sur la petite rivière l'Yvrine, à sept ou huit lieues de la capitale. La garnison s'y renouvela fréquemment pendant les premiers jours du siège. Au bout de quelque temps, on y laissa à demeure un corps d'occupation peu nombreux, sous les ordres d'un résident civil et d'un lieutenant.

Les soldats essayèrent de se familiariser avec les habitants et les habitantes. D'abord, ils apprivoisèrent les petits enfants par leurs caresses et leur apparente bonhomie; mais ils virent bientôt les enfants même s'écarter d'eux, et, sauf quelques rares exceptions, ils ne rencontrèrent partout qu'un accueil parfaitement glacial. On les voyait errer au bord de l'eau ou sous les grands arbres de la promenade, les pieds symétriquement lourds, le corps roide, la tête droite et carrée sous la casquette de petite tenue, une branche cassée à la main, un cigare noir à la bouche, et dans les yeux une sorte de lente et machinale rêverie.

Le lieutenant, jeune homme de famille noble, était sérieux, bien fait, suffisamment instruit, avait des manières distinguées et parlait sans accent notre langue. Il s'ennuyait de cette interminable guerre, écrivait le plus de lettres qu'il pouvait, et trouvait encore de nombreux loisirs. Souvent il prenait un bateau et descendait le cours de l'Yvrine en compagnie d'un sous-officier favori, avec lequel il partageait les cigares qu'il se faisait adresser.

Sur l'Yvrine, il y a un moulin. Le meunier était un gros courtaud, tête dans les épaules, cheveux ras et grisonnants, large face, large bouche, teint sanguin sous le hâle, menton empâté, oeil à fleur de tête. La famille du meunier se composait simplement de sa femme et de sa fille. Madame la meunière, personne d'une quarantaine d'années, longue et maigre, avait le visage mat, l'oeil clair et sec, les lèvres minces, le front étroit, l'air âpre et envieux. Pour la demoiselle du moulin (c'est ainsi qu'on disait dans le pays), elle ne ressemblait guère à ses parents. Amédine était fraîche comme le mois de mai, belle comme la première rose du printemps et douce comme une petite fauvette. Sous ses fins cheveux blonds, elle avait la grâce et le charme. Sa mère, fort ambitieuse, l'avait mise, à douze ans, dans un couvent de premier ordre; elle y était restée trois années sans apprendre ni oublier beaucoup de choses, et était revenue, aussi franche, aussi naïve, aussi simplement belle, mais un peu plus songeuse, régner, comme une petite fée, sur l'écume argentée qui sortait de la roue du moulin.

II

Le lieutenant Karl descendit un jour la rivière jusqu'à la prairie du meunier et vit la jeune fille. Il revint souvent, la revit plusieurs fois et se sentit bientôt tout à fait épris d'elle.

D'abord il ne voulut pas se l'avouer. Quand il ne lui fut plus possible de se cacher son amour, il s'efforça de le vaincre. Tout conquérant qu'il fût, il n'y réussit pas. Les petites boulottes, qui avaient jusque-là brillé dans sa mémoire, pâlirent, s'évanouirent devant les yeux bleus de l'étrangère. C'en était fait: il était amoureux, profondément amoureux.

Il en fut humilié, il en fut irrité. Il songea à enlever Amédine de vive force; cela lui parut vite absurde. Il tâcha d'oublier, puis il voulut demander un changement de résidence. Mais l'image d'Amédine lui restait au coeur, et il entendait en rêve le son de sa voix fraîche et pure.

Quand la passion eut complètement envahi l'envahisseur, quand elle eut exterminé les souvenirs gênants, les scrupules et les hésitations, il ne pensa plus qu'à une chose, il n'eut plus qu'un but: se faire aimer. Pour s'introduire dans la maison, il déploya une diplomatie digne du premier ministre de son roi. Il fit espionner, espionna lui-même, apprit les habitudes de la famille, sut le caractère du père, celui de la mère, leurs côtés faibles, se concilia les deux paysans qui travaillaient au moulin, caressa les animaux, échelonna ses progrès et finalement parvint à entrer dans la place.

Le meunier avait une passion, celle de l'argent. La meunière n'était pas moins intéressée que son mari. Elle caressait un idéal: faire de sa fille une dame, une riche et belle dame, qui pût mépriser père et mère.

Les temps qu'on traversait étaient durs, en vérité.

On était singulièrement gêné au moulin; une mauvaise spéculation avait emporté la plupart des économies de la maison. Les avarices et les ambitions aigries fermentaient au coeur de ces petites gens. Amédine fleurissait sans souci de telles choses, mais parfois, la nuit, elle pleurait, en entendant les coups redoublés des canons du siège.

Karl gagna vite les bonnes grâces du père et de la mère. Il les flatta, leur força la main pour leur faire gagner de l'argent, se montra désolé de la guerre, dit du mal des rois et des empereurs, du bien de la France et de l'Allemagne, et soupira longuement après une paix loyale et prochaine.

Il devint l'hôte coutumier du moulin. Amédine sentit tout de suite qu'elle était aimée de lui, que c'était pour elle seule qu'il venait. Elle perdit sa gaîté, n'eut pas l'air de comprendre, et ne cessa de se montrer froidement réservée, dédaigneusement distraite.

Elle eut beau faire; Karl, oisif et déconcerté, s'enfonçait de plus en plus dans son amour. Il avait d'abord songé à un enlèvement, puis à une séduction; il était absorbé maintenant par une sérieuse et mélancolique rêverie. Amédine restait indifférente.

III

Cependant Paris affamé capitula; la paix fut signée. Les Allemands durent évacuer Marfleury. Avant de partir, car il fallait absolument partir, Karl ne put résister à la tentation d'ouvrir son coeur à la jeune fille. Il s'était toujours montré si respectueux envers elle, qu'on ne faisait plus scrupule de les laisser ensemble.

Ils étaient donc seuls dans le pré, sur le bord de l'eau. Karl dit:

«Mademoiselle, nous allons bientôt vous quitter.

—Ah! fit-elle simplement, avec une intonation qui signifiait: «Plût à
Dieu que vous ne fussiez jamais venus!»

—J'en suis désespéré, reprit-il, après un silence.

—Désespéré d'être victorieux?

—Comme vous dites cela! on croirait que c'est moi qui ai déchaîné cette guerre.»

Elle ne répliqua rien.

«Oh! vous ne nous aimez pas!»

Nouveau silence.

«Si l'un de nous vous aimait cependant… de tout son coeur… de toute son âme!… Est-ce que vous ne voudriez même pas l'écouter?

—Si l'un de vous avait ce mauvais goût, il ferait mieux de se taire.

—Pourtant, il faut que je vous parle. Oh! ne vous éloignez point; que craignez-vous de moi? N'entendez-vous pas que ma voix tremble? C'est que je vous aime; oui, le mot est dit, je vous aime.»

Elle fit un mouvement d'incrédulité.

«Vous ne le croyez pas, vous ne voulez pas le croire. Hélas! je quitte demain votre pays. Quand le temps aura commencé à faire oublier les misères de cette lutte funeste, je reviendrai. Je n'aurai plus cet uniforme, qui maintenant vous irrite encore. Je vous reverrai, si vous le permettez. J'aurai l'assentiment de ma famille, et peut-être obtiendrai-je l'assentiment de la vôtre, pour vous aimer. Adieu; pensez à tout cela. Je ne saurais être heureux que par vous, et pour vous je sacrifierai tout ce qu'un honnête homme peut sacrifier à une femme.»

Amédine le regardait fixement. Elle ne répondit pas un seul mot.

Une rougeur monta au front du jeune homme; il baissa les yeux, avança un instant sa main comme pour prendre celle d'Amédine et la porter à ses lèvres. Mais il n'osa pas, salua gauchement et partit.

IV

Un an après, il revint; il vit le meunier et la meunière, il les invita à visiter sa mère qu'il avait amenée à Paris.

Sa mère, devenue veuve à trente ans, était une bonne petite femme, ronde et sentimentale; elle l'adorait et s'était laissé endoctriner par lui. Karl exposa sa situation de famille et de fortune aux gens du moulin; cela fait, il leur demanda nettement la main de leur fille, ou du moins l'autorisation de la lui demander, à elle-même. Les bonnes gens furent ébahis. Il y avait devant eux un titre et des millions. Un peu revenus de leur ébahissement, ils finassèrent; ils voulurent se consulter, consulter leur fille, et promirent une réponse dans un court délai.

De retour au moulin, grande conférence entre eux, entre eux deux seuls, bien entendu. Ils réussirent à se convaincre mutuellement qu'il n'y avait aucun mal à prendre pour gendre un honnête Prussien, noble, millionnaire, et résolurent de se faire allouer une petite rente pour pouvoir vivre à Paris sans faire honte à leur fille.

Un reste d'inquiétude les agitait. Que penserait-on dans le pays? Ils allèrent voir le notaire, un vieux renard toujours rasé de frais et pantalonné de noir. Le notaire entra en extase et demanda à rédiger le contrat. Ils allèrent ensuite chez le maire, épicier en gros et usurier en détail. Le maire s'écria, l'histoire entendue: «Parbleu, vous avez une sacrée chance; ce n'est pas mon imbécile d'Oscar qui, pendant sa captivité en Silésie, aurait songé à séduire une marquise. En avant les violons!» Le soir, les deux époux bavardèrent fort tard, et la meunière but même un petit coup de cognac dans le verre du meunier.

Le lendemain, elle prit Amédine à part: «Le lieutenant Karl est revenu. Tu ne sais pas, fillette? il est baron et très riche. Sa mère est avec lui à Paris.

—Vous l'avez vu?

—Oui; il nous a parlé.

—Ah!

—Tu ne devines pas ce qu'il nous a dit?

—Peut-être!

—Eh bien, voyons, que devines-tu?

—Il vous a parlé de moi?

—Justement!

—Veut-il toujours m'épouser?

—Plus que jamais. Il demande ta main.

—Je ne l'épouserai pas, ma mère.

—Comment? Que dis-tu là?

—Jamais je n'épouserai un Allemand.

—Et pourquoi donc?

—Parce que je ne puis; cela me semble défendu.»

Insistance de la mère, dénégations absolues de la fille.

Le père s'en mêla et ne fut pas plus heureux. Karl demanda à voir
Amédine.

«Qu'avez-vous contre moi?

—Rien!

—Croyez-vous que je ne vous aime pas?

—Je crois que vous m'aimez.

—Croyez-vous ne pouvoir être heureuse avec moi, qui ne pourrai être heureux sans vous?

—Je ne puis vous épouser.

—A cause de la guerre?

—Oui.»

Et elle le quitta.

Il courut après elle: «Vous ne pourrez donc jamais me pardonner?»

Elle tremblait.

«Il m'a semblé, fit-il, que vous étiez bonne et franche; ayez pitié de moi!»

Il lui prit la main. Elle leva les yeux; des larmes roulaient sous ses paupières.

«Je ne vous ai jamais dit, murmura-t-elle, que je ne vous aimerais jamais; seulement je ne puis être à vous, je me mépriserais moi-même. Adieu!»

V

Ce fut tout. Le jeune homme ne put obtenir la moindre promesse, la plus faible espérance.

Amédine resta songeuse, triste. Ses parents dès lors ne cessèrent de lui reprocher amèrement ce qu'ils appelaient ses sottises. Elle avait, disaient-ils, ruiné la famille. Elle fut plusieurs fois demandée en mariage et repoussa toutes les demandes.

Elle dépérissait chaque jour. Elle s'alita. On désespéra de la sauver.
Elle mourut.

Le meunier et la meunière n'en restèrent pas moins furieux contre elle. Ils répétaient, quand on voulait les consoler: «Comprend-on une enfant comme celle-là! Nous lui avions tout donné, éducation, bien-être, bonnes manières, et elle nous a fait manquer notre fortune. Oh! les enfants sont ingrats. Elle nous a ruinés, ruinés!»

Le lieutenant Karl essaya d'oublier. Il se battit en duel pour une danseuse. Il fut tué net.

Par une Nuit de Neige

I

Ah! c'était fini, c'était fini. Je lui avais écrit que c'était fini. Je l'avais vue là-bas, devant la grille du parc, dans cette rue large, sous ce ciel d'hiver et ces arbres noirs, s'appuyant, avec les câlineries que prennent les femmes pour ceux qu'elles aiment, au bras de ce jeune homme qui se penchait vers elle, lui parlait, lui souriait.

Et je la détestais. J'aurais voulu qu'elle vît combien je la méprisais. Je lui adressai des paroles méchantes, comme si elle eût été devant moi. Puis vinrent les reproches, et après les reproches les souvenirs d'amour. Ma colère tourna peu à peu en douleur, mes reproches en regrets, mes invectives en sanglots. Mes yeux secs et brûlants se remplirent de larmes. J'étais las comme si l'on m'eût battu. J'avais le coeur brisé, la tête vide. Je restai seul, muet, dans le funèbre silence de ma chambre froide, sous une invincible torpeur…

Qu'est-ce que j'entends? On monte, on vient. C'est un frôlement, caressant comme le prélude d'une symphonie; c'est un bruissement, léger comme un frisson avant l'essor. C'est elle, n'est-ce pas? C'est elle. On frappe. Oh! c'est bien elle. Une voix m'appelle doucement. C'est sa voix, sa voix pure et profonde, sa voix divine. Elle entre; tout mon coeur bondit au-devant de sa beauté. C'est elle, c'est elle; c'est toi!

C'est la bien-aimée! Je suis à ses genoux, je couvre ses mains de baisers. Que m'importe le reste du monde? Elle est là, mon adorée, mon ciel, ma lumière, la fleur chantante de ma vie, l'épanouissement parfumé de mon printemps, le rayon qui fait le jour dans mon âme. La voilà, je l'ai dans mes bras. Je l'aime, je l'aime, je l'enveloppe de mon frémissant amour.

«Pardonne-moi!» me dit-elle tout bas; et le murmure de sa voix fraîche tinte entre ses lèvres, comme une source qui chante en glissant sous les églantiers.

«Te pardonner! N'es-tu pas mon amour, ma vie, ma beauté? C'est moi qu'il faut excuser de t'avoir soupçonnée un instant. Tu n'as aimé, tu n'aimes, tu n'aimeras que moi, moi seul. J'ai mal vu; c'était une autre que toi, qui souriait là-bas, je ne sais où, dans un autre monde, à un étranger, à quelqu'un qui n'est pas de notre race, qui habite un pays inconnu, ne parle pas notre langage, et ne saura jamais où ta douceur me transporte, me berce, me console. Viens, nul ne t'idolâtrera comme moi. Tu ne pourras plus vouloir un autre amour. Tu me fuirais en vain. Tu es mon espoir suprême, et vers toi m'entraîne une éternelle adoration. Ah! restons ainsi, les yeux dans les yeux, les coeurs confondus, dans le silence de l'extase infinie.»

Elle s'incline vers moi. Je sens ses cheveux dénoués effleurer mon front de leur caresse. La folie me vient; je veux me lever, l'emporter dans mes bras…

Mais une douleur vague me pénètre. Où suis-je? Où a-t-elle fui? Une clarté pâle me baigne. J'ai la sensation douloureuse d'un noyé, sur la tête duquel roule l'eau glauque et sourde. Non, elle n'est plus ici. Je regarde, je fais un effort, je porte les mains à mon front, à mes yeux. Hélas! j'ai rêvé. Songes que tout cela! chimères! Accablé, je m'étais assoupi; voilà tout. J'avais oublié; puis je m'étais souvenu, j'avais regretté, désiré, songé, et j'avais fini par rouler sur le parquet, en voulant saisir une ombre. Je fondis en larmes.

«Ah! malheureuse, pensais-je alors, non, tu n'es pas ma beauté, mon âme. Tu n'es qu'une femme, faible, fausse, coquette et sensuelle. Je t'avais transformée en déesse, et j'avais fait de mon coeur un temple pour t'adorer. Arrière, idole! Ce que j'aimais en toi, c'est ce que je mettais de mon âme en ta forme vide et menteuse. Tu as voulu descendre de ton piédestal. C'est bien, adieu. D'autres sont belles, d'autres me laisseront les aimer, les diviniser; d'autres seront heureuses de rester pour moi les fées du printemps; et peut-être ne briseront-elles pas si tôt mon rêve et mon bonheur.»

II

Je pleurai, pleurai lâchement. Le jour vint. On frappa à ma porte. Je ne rêvais plus cette fois. La bonne vieille concierge entra, apportant une lettre:

«Mon pauvre ami, ne me reproche rien. Je ne pouvais réellement pas rester avec toi.

«Je me suis privée de tout pendant six mois. Je maigrissais, j'enlaidissais. Je le voyais bien, tu le voyais bien aussi. Nous étions trop pauvres. Tu ne m'aurais plus aimée longtemps.

«Puis, il faut te l'avouer, j'ai un enfant, un petit enfant de deux ans, et je n'avais plus d'argent à donner à ma mère pour l'élever. Ma mère m'a menacée de me le renvoyer à Paris, où il mourrait. Il est si faible, si délicat, le pauvre petit! Tu ne l'as pas vu, tu ne le connais pas. Pardon.

«Oh! je ne t'ai pas fait d'infidélité. C'est mon ancien amant que je reprends. C'est lui le père, comprends-tu?

«Il m'épousera peut-être. Que veux-tu que je fasse? Il est riche; et depuis qu'il m'a quittée, il m'aime davantage.

«Sa famille comptait le marier à une fille laide. C'était arrangé. Il a bien voulu, puis il n'a plus voulu. Il m'a écrit. Je ne lui ai pas répondu d'abord. Il est allé chez Albertine, un jour qu'il savait devoir m'y trouver. Il m'a priée, suppliée; il m'a parlé de l'enfant. J'ai pleuré tout un jour et toute une nuit. Te rappelles-tu? Tu me demandais ce que j'avais!

«Je l'ai revu; il m'a fait parvenir des bijoux, des fleurs, des billets de mille francs; il a envoyé de l'argent à ma mère. Il m'a tout promis. Hélas! c'est plus fort que nous.

«Si je t'écris toutes ces choses, entends-tu? c'est que j'ai confiance en toi, c'est que je sais que tu m'aimes bien. Mais je ne suis plus, je ne puis plus être à toi. N'essaie pas de me revoir. Tu me ferais de la peine; et tu t'en ferais pour rien. Tiens, je t'embrasse encore une fois comme je t'aime toujours. Je serai souvent triste en pensant à toi. Adieu, adieu, adieu.

«Ton amie,

«Hélène.»

III

Au moment où j'achevais de lire, Jeanne et André pénétrèrent dans ma chambre, gais comme le matin, fous comme un premier baiser, amoureux, radieux.

«Je vous supplie de me laisser seul, leur dis-je; je suis souffrant, très souffrant.»

Ils partirent, avec un étonnement mêlé de pitié. Et je m'enfermai, pour être malheureux à mon aise, pour me griser de ma misère, tout seul, le plus longtemps possible.

La douleur, voyez-vous, c'est encore ce qu'il y a de meilleur au monde. C'est vers elle que nous allons tous; et l'on se repose au fond du désespoir, ainsi que dans la nuit, dans la tombe, dans le néant.

N'est-ce pas, ô lune qui luisais, pâle et froide comme le souvenir? N'est-ce pas, ô source de blancheur, dont les calmes rayons mouraient sur cette neige, éphémère comme l'innocence?

La Strettina

I

Ce printemps-là (bien des printemps ont fleuri depuis lors), Luca de Rosis, le plus séduisant cavalier de la très séduisante ville de Naples, venait de renoncer solennellement à l'amour illégitime. Devant le bienheureux saint Janvier, il avait abjuré les superstitions du plus doux des libertinages, du libertinage qui se chauffe, comme le lacryma-christi, au soleil du Vésuve, et se berce, comme les fleurs de citronnier, aux brises du Pausilippe. Il avait reçu, à la vérité, un délicieux dédommagement en la personne de sa jeune épouse, la noble Francesca, adorable créature dont les galants, les abbés, les musiciens et les rimeurs célébraient sur tous les tons les grands yeux bleus et les beaux cheveux noirs.

A la fin, mais non sans peine, son oncle, le marquis Michel, lui avait fait accepter ce mariage. Luca avait répudié difficilement la dernière maîtresse dont il s'était épris, la Strettina, une Vénitienne aux splendides torsades de cheveux dorés, au teint pâle et mat, aux yeux bruns comme un rêve d'été. Il avait fallu qu'on lui représentât, et qu'il se représentât cent fois à lui-même, mille et une considérations capitales: le gaspillage presque complet qu'il avait réussi à faire de la fortune de ses défunts père et mère, les scandaleux tapages qui jadis avaient rendu la Strettina célèbre, enfin la fuite des années et l'âge sérieux de trente ans par lequel il venait d'être atteint.

Pour lui faire entendre raison, le bon marquis avait été obligé de revêtir par deux fois son costume le plus sévère. Encore avait-il par deux fois échoué, car ses jambes courtes, son corps obèse et sa grosse tête, ornée d'une bouche fortement lippue et de deux larges yeux gourmands, n'étaient pas précisément faits pour convertir son neveu. La marquise avait dû s'en mêler.

La marquise demeurait fort belle, et, sous ses cheveux argentés, ses traits, un peu las, étaient encore nobles et gracieux. Elle confessa maternellement Luca, l'enjôla par une exquise indulgence, lui montra la fiancée qu'on lui destinait, et le rendit amoureux de la jeune fille.

La veille du mariage, il voulut pourtant revoir une dernière fois sa maîtresse. La marquise le rencontra, devina où il allait et le dissuada de continuer son chemin. Mais elle dut promettre qu'elle ferait parvenir à cette pauvre Strettina plusieurs milliers d'écus d'or et une lettre d'adieu.

Les noces célébrées et les nouveaux époux partis pour leur villa suburbaine, la marquise, avec sa bonne foi accoutumée, songea à s'acquitter de la mission dont Luca l'avait chargée pour la Vénitienne. Elle ne pouvait évidemment ni aller chez la courtisane, ni faire venir cette fille dans sa maison. D'autre part, elle répugnait à envoyer simplement de l'argent par un valet. Elle songea au marquis, lui expliqua la chose et le pria de faire pour le mieux.

II

Le marquis Michel était un galant homme. Jadis, dans l'effervescence de ses jeunes années, il avait eu, ou avait cru avoir, ou avait fait croire qu'il avait, d'assez fréquentes aventures. Il était resté quelque peu mondain, soignait sa mise, se poudrait minutieusement, portait des nuances presque claires, offrait des bonbons aux dames dans une boîte d'or, et, malgré la gravité officielle que lui conférait son titre de surintendant de l'impôt foncier des Deux-Siciles, ne dédaignait pas de faire, en secouant son jabot et en se dandinant sur la pointe des pieds, des plaisanteries anodines, dans lesquelles il mettait juste autant de sel que les petits enfants sur la queue des oiseaux qu'ils veulent attraper.

Le marquis, ayant charge de consoler la belle fille, se gratta la perruque, et délibéra. Sa première idée, la plus simple et la meilleure, celle à laquelle il ne se tint naturellement point, fut d'envoyer le cadeau d'adieu par Gerolamo, son majordome. Il fit quatre pas, se regarda complaisamment dans un miroir, se trouva bien, introduisit entre les poils noirs qui encombraient ses larges narines quelques grains de tabac parfumé, tapota sur sa tabatière avec ses doigts gras et blancs, et délibéra derechef.

La Strettina était une fille piquante, disait-on. Elle avait fait jaser, elle avait fait sourire, elle avait fait crier. On s'était ruiné, tué pour elle. Elle avait rendu des gens fous. Il devait être intéressant de voir comment cette créature était faite. Eh! eh! il y avait longtemps que le marquis n'avait été chez les filles. Comment vivait ce monde-là à présent? Ce monde-là vit toujours autrement que l'autre; il est toujours drôle à étudier.

Après mûre délibération, le marquis crut ne devoir point perdre une si belle occasion de faire des observations curieuses. N'était-il pas au-dessus de la médisance? Au crépuscule, il se parfuma, s'habilla de frais, s'éplucha longuement devant le miroir, prit sa canne et, suivi du petit page Enrico, se dirigea dans l'ombre vers le logis de la Strettina.

III

Il se fit mystérieusement annoncer. La courtisane était visible. Il traversa plusieurs salles riches et gracieuses, et fut introduit dans un petit salon, discret, coquet, mignon, où tout fleurait la galanterie.

Resté seul, il examina non sans intérêt les tentures et les tableaux. Les tableaux et les tentures représentaient des badinages d'amour. Le marquis Michel se sentit tout ragaillardi dans ce milieu gaillard. Il prit des poses plastiques, se balança le torse, frappa sur sa cuisse du revers de sa main droite, et mit sa main gauche devant ses lèvres pour tousser légèrement.

Une petite porte dissimulée dans la boiserie s'ouvrit, et la Strettina parut. Elle semblait sortir d'une fête de Véronèse. Elle était belle, somptueuse et nonchalamment provocante, comme une sultane d'Orient. Tout respirait en elle l'orgueil de la beauté et l'habitude des plaisirs voluptueux. Le marquis regarda, fut ébloui, baissa les yeux, baissa la tête, salua profondément, resalua plus profondément encore, puis chercha sans succès une formule de compliment.

Elle lui indiqua un siège et s'étendit languissamment sur des coussins de soie rose. Le marquis, un peu encouragé, la contempla, voulut parler, mais resta muet.

«A quelle heureuse fortune dois-je l'honneur d'être visitée ce soir par monsieur le marquis?» soupira-t-elle.

Le bon gentilhomme toussa et s'agita sur son siège; enfin une voix rauque, quasi étranglée, réussit à sortir de son gosier:

«Mon neveu…» bégaya-t-il, et il ne put continuer.

«Ah! j'entends, reprit-elle. Le méchant nous quitte, nous délaisse; il va conquérir la Toison d'Or, comme un autre Jason, et envoie son bon oncle pour consoler l'inconsolable Ariane.»

Un éclair brilla dans les yeux du visiteur, et, sa vieille galanterie lui revenant au coeur et sur les lèvres, il répondit en minaudant de tout son être: «Oh! belle dame, le véritable trésor fabuleux est votre chevelure, et quiconque a un souffle de vie devrait le consacrer à tenter cette conquête. Heureux celui qui vous consolera!»

La Strettina sourit. Le marquis plaisanta plus galamment, plus familièrement, et rapprocha petit à petit son siège et sa personne de l'attrayante créature. L'esprit de ce gros Céladon musqué se mit à voltiger autour d'elle, comme un lourd papillon de nuit autour de la flamme qui le fascine.

Un quart d'heure après, il avait dit à la Strettina que Luca était un débauché, un ingrat, un vaurien, tandis que lui, marquis Michel, était un marquis fou d'amour, un marquis trop gros et trop gras pour être un muguet de ruelle, mais fort bien en point pour être un ami sûr, constant, éternellement dévoué. Il lui offrit des monceaux de perles, des rivières de diamants, des pyramides d'or, un palais d'été, un palais d'hiver, puis se laissa tomber pesamment aux petits pieds de la courtisane, qui ne cessait de rire.

Elle le renvoya sans lui permettre ni lui ôter l'espoir, et alla s'accouder à son balcon, dans la nuit bleue. Là elle s'abandonna aux souvenirs. Elle pensa aux folles parties de plaisir, aux nuits d'ivresse où Luca avait été son joyeux compagnon; elle pensa aux douces rêveries qui succédaient à leurs ardents baisers, comme le clair des étoiles aux incendies du soleil; elle revit ce cavalier fringant, svelte, brave, irascible, insouciant, beau joueur, plein de sève et de jeunesse. Puis l'oncle grotesque lui traversa la mémoire, avec son costume ridicule, ses manières surannées, ses joues tombantes, et ses yeux de crapaud-volant. Une amertume, un dégoût suprême lui vint, à elle qui si rarement était songeuse; sa paupière se mouilla, elle versa presque une larme.

IV

C'est dans ces dispositions que la trouva le page Enrico, qui lui apportait une missive du marquis. Aussitôt rentré chez lui, le vieillard avait voulu, dans sa folie sénile, renouveler par lettre ses offres et ses demandes. Elle lut du bout des cils les lignes tremblées du galant Michel, laissa tomber son front dans ses mains et réfléchit.

«La marquise est une belle et noble dame? dit-elle au page qui attendait.

—Oh! elle est la plus noble et la meilleure des maîtresses, répondit-il, les yeux baissés.

—Et toi, le plus gracieux et le plus fin des pages!» ajouta la courtisane en considérant la jolie figure du jeune garçon.

Puis elle écrivit ces mots:

«Madame la marquise,

«L'oncle de l'ingrat qui m'a quittée, vient de m'offrir son coeur et son coffre. J'en rougis pour lui et pour moi; je voudrais pour vous que cette scène ne se fût jamais jouée. Je suis quelque peu triste et méchante aujourd'hui. Je vous envoie sous ce pli la lettre du marquis, pour que vous puissiez apprécier le style qu'il prend en semblable occasion. Punissez-le comme bon vous semblera; de mon côté, je le châtierai d'importance, si vous pouvez faire en sorte qu'il se trouve dans trois jours à la représentation de San-Carlino.

«Je suis très humblement

«Votre indigne servante.

«STRETTINA.»

Elle donna le pli cacheté à Enrico.

«Page, dit-elle, jure-moi que tu remettras ce pli à la marquise elle-même? Embrasse-moi, et si tu veux revenir, je te prends à mon service. Tu me plais.»

Le page rougit. La Strettina l'embrassa sur les lèvres. Il s'enfuit, et revint bientôt dire qu'il s'était fidèlement acquitté de sa mission.

V

San-Carlino est un petit théâtre de Naples, où jouait alors Pulcinella avec sa troupe. Les comédiens dell'arte brodaient là tous les soirs, pour la joie des spectateurs épris de ces marionnettes vivantes et parlantes, des incidents nouveaux sur les vieux canevas. Les intarissables cascatelles de leur esprit bouffon rafraîchissaient l'antique imbroglio où figurent Diamantine et Cassandre.

La Strettina connaissait fort bien le seigneur Polichinelle, ayant eu pour lui une fantaisie, disait-on. Elle lui livra le marquis Michel. Il le suivit pendant deux jours entiers comme son ombre, et lui déroba complètement sa personnalité.

La marquise prit soin que l'aristocratie napolitaine emplît le théâtre de San-Carlino au jour dit. Elle s'y fit elle-même conduire par son mélancolique époux, qui attendait toujours une réponse de la courtisane.

Le rideau se leva. Pulcinella parut, marcha, gesticula, parla. Un long éclat de rire courut dans l'assemblée. Pulcinella et le marquis Michel semblaient n'être plus qu'un. On eût dit que le premier de ces personnages avait avalé et digéré le second. Ce composé éminemment burlesque faisait pâmer de gaîté les assistants. Le marquis, assis dans le fond de sa loge à côté de la marquise en loup de satin noir, n'y comprenait rien. Hélas! il comprit bientôt, quand il vit se dérouler sur les planches sa petite histoire. Pour comble de douleur, la Strettina avait voulu jouer Colombine sous le masque, ce jour-là. Elle sut dire très délicatement son fait au marquis Polichinelle, lui donna, non pas l'espérance, mais une dégelée de coups de bâton, et finalement partit pour Cythère avec le petit page Enrico, à qui elle avait fait apprendre ad hoc un bout de rôle.

Le marquis fut malade toute une semaine. Il se releva guéri pour toujours des amours séniles. Naples s'amusa un mois à ses dépens. Mais il confessa ses torts de si bonne grâce et s'accusa avec tant de bonhomie, qu'on ne lui en voulut pas longtemps et qu'on oublia bientôt l'aventure.

La marquise fit remettre à la Strettina une merveilleuse parure de diamants, avec ces quelques mots:

«Je suis votre obligée; permettez-moi de vous envoyer ce souvenir. Je vous souhaite d'être toujours belle.»

La Vieille au Chien noir

I

Nous étions venus à vingt ans de Marseille à Paris, Jean, Marius et moi, tous les trois possédés de grands appétits, de grands espoirs et d'immenses résolutions. Nous voulions tout apprendre, jouir de tout et gouverner le monde, d'abord les femmes, ensuite les hommes.

Pendant les premières années de notre puberté, nous avions vécu, dans les livres ou en imagination, une vie plus longue que celle du docteur Faust; et nous nous élancions vers la capitale des plaisirs et des études avec plus de désirs que le héros de Goethe. Car il était las de l'étude quand vint Méphistophélès; et nous, nous étions aussi avides de science que d'amour et de gloire. Nous voulions tout, ne connaissant rien encore.

Nous nous installâmes ensemble dans un coin tranquille du quartier
Saint-Germain. La différence de nos caractères nous sépara bientôt.
Pourtant, nous étions toujours fraternellement unis; et nous demeurions
à cinq minutes l'un de l'autre.

Jean était poète. Marius s'adonnait aux sciences chimiques et chimériques, naturelles et surnaturelles. Pour moi, je m'étais voué éperdument aux mathématiques et à l'astronomie. Oui, à l'astronomie! Ces choses me paraissaient si peu avancées, si enfantines encore, et avaient un horizon si vaste, qu'elles m'attiraient avec une sorte de vertige. Je travaillais ferme; j'étais très timide, surtout à l'égard des femmes, et je vivais comme un reclus, plongé dans la mysticité astrale. Mes deux amis travaillaient beaucoup moins et s'amusaient beaucoup plus. Je finis par les voir seulement de loin en loin. Je savais que Jean, par le charme de la voix, de l'oeil et de la poésie, avait fait la conquête d'une ravissante couturière, et que Marius jouissait d'une véritable célébrité dans les bals publics.

II

Un dimanche que je flânais, pensant à Mars et à la Lune, j'aperçus devant moi, en levant les yeux par une échappée de rêverie, Marius, Jean et la jeune couturière, qui, dans un rayon de soleil, s'en allaient, légers, avec des éclats de rire, je ne sais où.

Je marchais lentement, ils n'allaient pas vite non plus: ils suivaient d'assez près une vieille femme, vêtue d'étranges haillons, qui portait sur le doigt un perroquet de cent ans, et traînait au bout d'une ficelle un horrible petit chien noir.

Je sus bientôt la cause de la grande hilarité de mes amis. Jean donnait le bras à sa Jeanne; et Marius, la canne à la main, voltigeait de l'autre côté de la jolie grisette, car, disons-le, c'était une vraie grisette.

Il y a encore des grisettes; Béranger et Paul de Kock ne les ont pas emportées toutes dans leur tombeau.

Or, voici ce qui provoquait la gaîté de Jeanne. Marius, adroit comme un singe, martyrisait le pauvre chien noir sans que la vieille femme s'en aperçût; toutes les deux minutes, il faisait avec sa canne le geste de lui administrer un lavement. La pauvre bête baissait la queue et s'arrêtait. La vieille tirait la ficelle en maugréant, et Jeanne pouffait de rire, et Jean lui-même avait peine à ne pas éclater. Marius restait grave. La vieille femme se retourna une ou deux fois, elle rencontra les yeux sévères de cette apparente gravité, et, ne sachant pas ce que tout cela voulait dire, continua à traîner sa bête. Marius poursuivit son manège; les rires étouffés recommencèrent de plus belle.

Mais bientôt la sorcière le surprit en flagrant délit, lui jeta un regard courroucé, et s'enfuit de toute la vitesse de ses maigres jambes.

J'étais probablement dans une disposition mélancolique ce jour-là. Ces enfantillages me déplurent, je rebroussai chemin et je rentrai chez moi pour travailler. Je ne travaillais jamais mieux que le dimanche, quand je sentais que tout le monde autour de moi était allé s'amuser.

III

Plusieurs jours s'écoulèrent; et j'avais totalement oublié cette grotesque rencontre, quand un matin je vis arriver chez moi mon ami Jean, très pâle, les yeux battus, la figure à l'envers.

«Qu'y a-t-il? m'écriai-je, en le regardant. Voyons, parle.»

Il eut de la peine à parler. Sa gorge semblait horriblement serrée.
Enfin il me dit d'une voix tremblante:

«Écoute, je viens te demander un grand service. Je me bats avec Marius. Il m'a pris Jeanne. Je les ai vus, te dis-je.»

Et il mit sa main sur ses yeux, comme pour retenir ses larmes.

Hélas! la trahison de la petite ne me surprit pas. Les femmes se lassent vite de la poésie. Et puis Marius était si drôle, l'autre jour, avec le petit chien noir de la vieille.

Jean me demanda d'être son témoin. J'épuisai tous les moyens de persuasion pour empêcher le duel. Ce fut en vain. Mais je repoussai fermement sa demande, ne voulant pas l'assister contre un autre ami, et espérant que mon abstention empêcherait peut-être la rencontre projetée.

Il me serra la main et me dit:

«Oui, c'est vrai, je comprends; tu es notre ami à tous les deux. Reste donc en dehors de notre querelle.»

Je courus chez Marius.

«Viens! m'écriai-je. Viens au diable avec moi! Je ne veux pas que vous vous battiez.»

Marius fut de glace.

«Elle l'a aimé; maintenant c'est moi qu'elle aime. Pourquoi ne me la laisse-t-il pas? Chacun son tour. C'est lui qui veut se battre. Eh! bien, je ne puis reculer; ce serait une lâcheté.»

Le duel eut lieu. Attaqué avec furie, Marius se défendit sans trop savoir comment, car son adversaire et lui ignoraient l'escrime; et de ces deux maladroits, l'un tomba pour ne plus se relever: Jean.

IV

Je ne revis pas Marius. Je sus qu'il vivait avec Jeanne. Je lui en voulais profondément, quand je pensais au funeste duel.

Environ un an plus tard, un matin, en me promenant, je lisais le journal. Je suis peu curieux des gazettes quotidiennes; mais la crise politique était alors si aiguë, que j'avais voulu en apprendre ou en deviner le dénouement. J'allais replier la feuille, après l'avoir parcourue, quand le nom de Marius frappa mes yeux. Je pressentis un second malheur. Voilà ce que je lus:

«Marius M… étudiant en médecine, vivait avec une jeune femme, Jeanne Vady, depuis plusieurs mois. Dimanche, vers onze heures du soir, ils rentrèrent. Une discussion s'éleva entre eux. Les voisins entendirent des invectives et le piétinement d'une lutte. On était habitué à ces querelles d'amoureux. On n'y prit pas garde. Marius sortit à minuit. Pendant trois jours la chambre resta muette. Une odeur nauséabonde s'en dégageait. Marius ne revenait pas. On força la serrure. La jeune femme gisait à terre, morte. Elle avait reçu deux coups de couteau dans le coeur. On a retrouvé Marius hier matin, pendu à un arbre du bois de Boulogne. Il avait écrit ces mots sur un bout de papier: «Je me tue, je l'ai tuée. Jean, pardon!» On suppose que la dispute, qui a occasionné cette catastrophe, s'est produite au sujet de Jean R…, ancien amant de la jeune femme et ancien ami du jeune homme. Ce dernier l'avait blessé mortellement en duel, après lui avoir enlevé sa maîtresse. Le père de Marius M… est un honorable magistrat du Midi. Marius était son fils unique.»

Je fus stupéfié. Il me semblait avoir devant les yeux la scène fatale. L'évocation du mort, la dispute, le mauvais coup, la fuite du meurtrier, la course dans l'ombre, le suicide, toutes ces visions atroces se succédaient dans mon esprit. Je suivais d'un pas saccadé, comme emporté par un vertige, cette même rue où, naguère, je les avais rencontrés tous les trois, si bouffonnement allègres.

Je heurtai quelqu'un dans cette course aveugle.

Je m'arrêtai, honteux; j'ôtai mon chapeau, je demandai pardon. Mais quoi! c'était la vieille femme au perroquet et au petit chien noir. C'était elle que je venais de heurter. Elle marchait toujours du même pas, portant le même volatile sur le même doigt. Elle était toujours vêtue du même jupon fantastique et du même fichu verdâtre, frangé par le temps et la misère. Elle traînait toujours son pauvre petit quadrupède efflanqué, avec la même ficelle.

Je crus que c'était une hallucination. Je reculai d'un pas. La vieille me regarda fixement dans les yeux, avec je ne sais quelle expression diabolique, puis continua sa promenade, clopin-clopant. Je restai cloué au sol.

«Cette vieille femme est fée, m'écriai-je; elle s'est vengée, elle les a perdus.»

C'était absurde; et pourtant, vous me direz ce que vous voudrez, je suis encore convaincu que cette vieille femme est fée. Quand je l'aperçois de loin, je l'évite.

Dernièrement, son chien noir est mort; du moins, je le suppose, car elle ne le traîne plus. Il lui reste son perroquet. Je crois que cette bête est fée aussi. Mais non, non, c'est moi qui suis fou. Mon pauvre cerveau d'astronome est si facilement détraqué par les choses de la terre!

La Désespérée

I

Jacquelin avait vingt-quatre ans; il voulait être attaché d'ambassade, et il se trouvait à Londres pour apprendre l'anglais.

Sous les pluies interminables qui, là-bas, pendant les jours ternes, tombent lentement, longuement, tristement, du ciel couleur de plomb, il attendait, en lisant Shakespeare ou Dickens, en écoutant le babil des enfants roses, l'épanouissement tardif d'un pâle rayon d'après-midi.

Enthousiasmé par la franchise cordiale des jeunes filles et par les allures viriles des jeunes hommes, la brutalité native du caractère britannique l'épouvantait bien à l'occasion; mais quand, par une éclaircie, il se promenait dans les parcs verts ou sur la Tamise, regardant filtrer à travers les nuées la fraîche et prismatique lumière du soleil, il ne maudissait guère son exil et acceptait en philosophe son isolement passager. Il s'était composé, d'ailleurs, un bouquet de platoniques amours, et ces fleurs idéales le berçaient de leur léger parfum.

Mais cela ne suffit pas longtemps à un jeune homme qui a du sang gaulois dans les veines.

Vers le soir, Jacquelin parfois sortait machinalement, et marchait jusqu'au coeur de la grande ville, poussé par les instincts profonds. Les cabs, avec leur cocher barbu hissé sur le haut siège de derrière, leurs deux grandes roues ferrées et leurs deux petites lucarnes vitrées, filaient rapidement dans la sonorité des chaussées larges. Les omnibus bariolés cahotaient lourdement, tandis que les conducteurs criaient à tue-tête: «Bank! Bank!» Les voyageurs, leur éternel parapluie au poing, montaient et descendaient, comme des seaux le long d'un puits. Les passants, pressés, affairés, allaient, venaient, se croisaient, s'éloignaient à travers les lueurs rougeâtres, par la brume et les ténèbres. Jacquelin vaguait, prêtait l'oeil et l'oreille à tout sans se fixer à rien, fatiguait sa fièvre, et cherchait dans la lassitude un refuge contre les désirs malsains.

Une nuit, vers onze heures, il s'était arrêté, très las, dans une des rues qui avoisinent Trafalgar-Square. Appuyé contre une grille, il respirait, sans aucune pensée, l'air humide. Personne ne passait; entre les roulements lointains et les rumeurs confuses, un silence relatif régnait autour de lui. Il eut quelques minutes d'anéantissement. Il se redressait déjà et se préparait à rentrer au logis, quand il vit émerger de l'ombre et venir de son côté une forme féminine.

Il attendit et regarda.

C'était une jeune fille, presque une enfant. En un clin d'oeil, il sut qu'elle était simplement mais bien vêtue, souple, gracieuse et belle. Il tressaillit, son regard prit une chaude acuité. La passante le considéra, lui adressa vaguement une muette interrogation, puis laissa aller à lui un sourire tristement amical.

«Vous êtes belle comme l'Espérance», fit-il.

Elle répliqua: «Dites plutôt comme le Désir.»

En causant, il l'accompagna.

«Je ne veux rien de vous, sachez-le bien, ajouta la jeune femme; votre figure me plaît, le son de votre voix aussi; causons, si vous voulez. Je puis même vous offrir le thé chez moi; vous partirez, après une bonne poignée de main; ce sera tout!»

II

Elle demeurait dans un quartier discret et tranquille. Après avoir gravi les quatre ou cinq marches qui donnent accès aux maisons anglaises, il entra dans le petit parloir du rez-de-chaussée. Un guéridon, des meubles de bon goût, quelques tapisseries, des tableaux religieux. Une vieille servante apporta le thé.

La jeune femme regardait Jacquelin avec une curiosité bienveillante, mais sans provocation aucune. Elle lui faisait très doucement des questions sur son passé, sa famille, lui demandant avec insistance mille détails, mille puérilités même, et l'écoutant, avec une sorte de tendre et sérieux intérêt, raconter des histoires, des folies enfantines, les chansons dont sa mère l'avait bercé, les étranges visions qui avaient hanté ses premiers rêves; comment le soir son père le faisait jadis sauter sur ses genoux, le couchait dans un petit lit de fer à pommes d'or, et l'endormait au sein d'une histoire fantastique; puis comment il avait été une fois très gravement malade, et s'était réveillé entre ses parents, qui, tout en lui souriant, pleuraient d'angoisse, pendant que sa petite soeur courait et chantait dans la chambre voisine, comme si elle avait eu les ailes et l'âme d'un oiseau.

«Ainsi vous avez une famille qui vous adore et que vous aimez!» dit la jeune femme, quand il se tut après les mille bavardages sollicités par elle.

Il y eut un silence; elle semblait rêveuse et inquiète.

Elle se leva.

«Adieu! reprit-elle tranquillement; si vous aviez été malheureux, je vous aurais proposé… Mais je vais vous sembler folle. Eh bien oui! je vous aurais proposé, quelque étrange et invraisemblable que cela puisse vous paraître, d'en finir ensemble, ici, ce soir. Nous nous serions aimés là-bas, autre part, je ne sais où, très loin. Mais vous ne comprenez pas, peut-être parce que vous êtes Français. Adieu!»

Et, comme il allait partir, plein d'une stupeur mal dissimulée:

«Voulez-vous que je vous embrasse?» fit-elle.

Elle l'embrassa sur le front, simplement, avec une sérénité grave.

Puis:

«Au fait, dites-moi où vous demeurez; je vous enverrai une fleur ou un livre, un jour que je penserai à vous.»

III

Il s'en alla, songeur; et, en vrai Parisien, il crut avoir été mystifié. Il eut un doute, puis un éclat de rire, rentra accablé de fatigue, dormit sans rêver, et le lendemain pensa à autre chose.

Un mois plus tard, il reçut une belle pensée de velours sombre dans une lettre où il lut ces mots:

«Vous êtes un de ceux que j'aurais pu aimer et dont j'aurais pu être aimée, n'est-ce pas? Vous m'avez donné une heure de votre vie, et, ma folie, vous l'avez excusée. Je vous envoie cette fleur, car je me décide à m'en aller de ce monde, cette nuit, toute seule. C'est ma faute; j'ai mal choisi, je suis abandonnée. Je ne sais pourquoi je voudrais que vous pleuriez en lisant ceci. Adieu, ami! vivez heureux. Si les morts peuvent quelque chose pour les vivants, je vous promets de ne vous point oublier.»

Un quart d'heure après avoir lu ce billet, Jacquelin entrait dans le petit parloir orné de tableaux religieux. Elle était réellement morte. Il se pencha sur elle, baisa ses lèvres décolorées, et pleura.

Une vraie Française

I

Claire était charmante, mais n'était pas facile à marier. Elle ne représentait pas ce que les gens sérieux appellent «un bon parti».

Certes, on appréciait, dès le premier abord, et toujours davantage, sa grâce naturelle et sa gaîté cordiale, la douceur de ses fins cheveux cendrés, la musique légère de sa voix si fraîche, et l'expression profonde de ses yeux, tantôt gris, tantôt bleus, de ses tendres yeux «couleur du temps», comme l'oiseau des contes de fées. Mais ces choses-là ne sont pas ce qu'à Paris, de nos jours, on prise le plus particulièrement dans une fille à marier; et même elles inquiètent les esprits timorés, surtout quand rien de solide ne les fait valoir.

Claire n'avait, pour ainsi dire, pas de dot. Elle ne devait apporter en ménage qu'une modeste rente, dont le chiffre n'était pas certain; et les espérances pécuniaires brillaient par leur absence. Son père, M. Albe, le plus honnête homme du monde et le plus intelligent, n'offrait malheureusement aucune garantie positive. Il mêlait à toutes ses entreprises une telle dose de passion, de chimère et de désintéressement, que, tous comptes faits, il n'en tirait jamais de gros bénéfices. Architecte de talent, il avait eu assez vite une belle clientèle. Cela n'avait pas suffi à son vaste et ardent cerveau. Sollicité tour à tour par toutes les sciences et tous les arts, il s'était lancé éperdument à la recherche de vérités neuves et de trésors inexplorés. Il n'avait pris la peine de conserver pour clients que ses amis. Pour ceux-là, il travaillait avec acharnement, recommençant parfois tel ouvrage dont il n'était pas satisfait, et y perdant alors plus qu'il n'y gagnait.

«C'est un original, c'est un artiste, un inventeur!» disaient, avec un sourire de supériorité, les gens incapables de rien inventer, mais habiles à exploiter tout.

Être le gendre d'un tel beau-père, il n'y avait pas là de quoi tenter les jeunes messieurs à moustaches retroussées ou à barbe pointue, en quête d'une situation avantageuse.

Et cela désolait Mme Albe, petite femme brune aux traits réguliers, à l'esprit net, une Flamande de race castillane, qui mettait tout l'ordre possible dans l'aventureuse existence de son mari.

L'avenir de sa fille était sa préoccupation continuelle.

Son fils Jules, un gamin de onze ans, lui donnait peu d'inquiétude. Il tenait d'elle, et très certainement il saurait se débrouiller plus tard.

Mais Claire tenait du père; et elle venait d'entrer dans sa vingtième année.

Pour la bien marier, il ne fallait pas perdre de temps.

Ce fut donc une grande joie pour cette mère anxieuse, quand elle sut que
Philippe Saville pensait à Claire.

Mme Albe le guettait depuis longtemps, l'excellent jeune homme; et pour l'amener à se déclarer, elle avait usé d'une admirable diplomatie féminine, sans compromettre aucunement sa fille, avec qui elle avait cru devoir garder une parfaite discrétion.

II

Philippe Saville avait vingt-huit ans. D'une taille un peu au-dessus de la moyenne, le visage allongé entre de courts favoris châtains, il avait l'air grave sans affectation; et s'il ne visait ni à l'éclat ni à l'élégance, il était absolument correct. Depuis deux ans, depuis la mort de son père, Arthur Saville, un Américain de Philadelphie venu tout jeune à Paris et marié à une Française, il se trouvait à la tête d'une importante maison de commission, dont il avait su maintenir et même augmenter le chiffre d'affaires. Sa fortune était donc fort respectable déjà, sans compter ce que lui laisseraient sa mère et son grand-père maternel. Et puis, selon toute probabilité, il multiplierait rapidement ses capitaux, car il ne se plaisait qu'au travail, n'aimait de la vie que le substantiel, dédaignant les hors-d'oeuvre et les friandises du dessert.

L'hiver précédent, il avait rencontré Claire chez des amis communs, à des bals, à des soirées intimes. Elle fit alors sur lui, sans y prendre garde, une impression profonde. Après un voyage commercial au delà de l'Atlantique, il eut plusieurs occasions de la revoir. Se trouvant assez riche pour deux, il n'hésita plus. Sa mère, qui l'adorait, désirait vivement le marier, et il obtint d'elle un consentement rapide. Le grand-papa Rambour se montra moins accommodant. Il rêvait pour son petit-fils une alliance plus fortunée. Il accepta cependant de faire la demande officielle. Mais d'abord, pour ne point l'exposer à un échec, Mme Saville pressentit prudemment Mme Albe. Elle la trouva fort bien disposée; et toutes deux s'entendirent pour donner aux jeunes gens le loisir de se mieux connaître.

Claire, lorsqu'elle apprit les sentiments du jeune homme, en fut sincèrement surprise. Il s'était toujours tenu à l'écart. Assurément, il ne lui déplaisait pas. Mais pourrait-elle l'aimer? Une fille sans dot est toujours flattée d'être recherchée par un jeune homme riche. Elle éprouva donc pour lui une certaine reconnaissance, qui vraisemblablement se transformerait en affection.

III

Septembre finissait. Tout le monde était revenu de la mer, de la source ou de la montagne.

Avec l'automne, recommençait autour de Paris la vie de château. La belle Mme de Raive, que l'on appelait toujours ainsi malgré ses cheveux gris poudrés à blanc, s'était installée, comme d'habitude, dans son domaine des Cloziers, où elle restait chaque année jusqu'au milieu de décembre. Veuve d'un agent de change et remariée avec un ancien préfet visant à la députation, elle recevait beaucoup. Elle connaissait de longue date et voyait intimement Mme Albe, une amie d'enfance, et aussi Mme Saville. Elle se fit un plaisir de favoriser leurs projets. Dans ce but, elle invita les deux familles à passer en même temps quelques jours aux Cloziers.

Le grand-père Rambour fut du voyage. Il avait tenu à en être, ce vieux Normand de Paris, aux pommettes toujours roses sous ses rides en éventail, aux lèvres minces sur une mâchoire énorme, aux yeux d'eau de mer clairs comme les yeux d'un chien danois. Il ne voulait pas avoir pour belle-petite-fille une écervelée, une gâcheuse, une poupée ne sachant ni le prix du temps ni la valure de l'argent (il prononçait valure pour valeur, sa voix étant aussi aiguë que son regard).

Les voyageurs se rencontrèrent à la gare et montèrent dans le même compartiment. En apercevant le jeune homme, Claire avait eu un moment d'émotion. Elle se remit rapidement, devinant en lui une émotion plus vive encore, et la timidité, l'embarras d'un travailleur peu mondain, peu féministe, qui aimait sans être sûr de plaire. A tort ou à raison, elle se sentit tout de suite une vague supériorité sur son adorateur, si correct et si fortuné qu'il fût. Cette sensation la mit à l'aise, la rendit gaie, aimable, avec une nuance de bienveillance protectrice. En arrivant aux Cloziers, Philippe, plus amoureux que jamais, se berçait des plus riantes espérances.

Le lendemain, après déjeuner, par un temps doux, sous un ciel légèrement voilé, on partit pour la chasse, les dames en break, les hommes à pied. Rendez-vous était fixé à une demi-lieue du château, dans un coin montueux et boisé du parc. On traversa les larges pelouses de frais velours vert et la rivière sinueuse aux flots limpides, qui prenait sa source dans le domaine. Les piqueurs et les gardes attendaient avec les furets et les chiens. M. de Raive plaça ses invités sous bois, de telle façon que chacun d'eux commandât une issue des terriers. Puis on lâcha les furets, et ces petites bêtes au pelage fauve, au museau fouilleur et carnassier, aux ongles durs et crochus, pénétrèrent dans les trous, d'où l'on vit bientôt fuir les lapins effarés. M. Albe, chasseur adroit et passionné, s'en donna à coeur joie. Philippe avait accepté un fusil, pour ne pas être autrement que les autres; mais il restait avec les dames, peu soucieux d'exploits cynégétiques, et faisant discrètement sa cour à Claire.

«C'est fort bien à vous de nous tenir compagnie, lui dit-elle. Il ne faudrait pourtant pas nous sacrifier totalement le plaisir de la chasse.

—Oh! ce n'est guère un plaisir pour moi, mademoiselle.

—Est-ce bien vrai?

—Oui. La chasse, comme on l'entend maintenant, me semble une distraction banale, un peu cruelle et un peu lâche.

—Que mon père ne vous entende pas parler ainsi! Et craignez la vengeance du grand saint Hubert, monsieur Saville!

—Pardon! je n'ai pas encore eu le temps de prendre goût à ces choses-là. Depuis deux ans, mes loisirs sont rares; et je commence seulement à respirer. Mais, en vérité, n'y a-t-il pas, dans un tel massacre, un reste de barbarie féodale, s'accordant mal avec nos idées et nos moeurs?

—Bah! interrompit la belle-soeur de Mme de Raive, la petite Mme Larnac, qui venait de s'arrêter près d'eux, le fusil à la main, en costume de moderne chasseresse: chapeau tyrolien, blouse de drap serrée à la taille, jambières montant jusqu'aux genoux.—Bah! ne sommes-nous pas dans un siècle de féodalité bourgeoise? D'ailleurs, ce sont toujours les lapins qui commencent; et aucune constitution n'a encore proclamé le droit de ces animaux nuisibles, qu'il est méritoire d'exterminer. Abattez-en un, monsieur Saville, ou vous me ferez rougir de ma férocité.»

Philippe consulta Claire du regard.

«Obéissez! dit-elle en riant. Ce ne sera plus de la barbarie, ce sera de la galanterie.»

Bon gré, mal gré, il suivit Mme Larnac, se laissa poster par elle, guetta, tira. Oh! pas trop mal pour un amateur. Le coup avait porté; mais, hélas! au lieu d'un lapin, Philippe avait tué le furet. Il ne savait comment s'excuser. Mme de Raive arrangea les choses: le furet, contrairement à tous ses devoirs, avait chassé pour son propre compte, et s'était attardé à boire le sang d'une victime étranglée, si bien qu'on avait dû le faire débusquer par les chiens. Il avait mérité son sort.

  Qu'il soit donc enseveli,
  Le furet du bois joli!

fredonna Mme Larnac, jouant toujours son rôle de chercheuse d'esprit. Elle ajouta:

«Monsieur Saville, vous avez vengé les lapins! Vous pouvez maintenant aspirer à tout: Chambre, Sénat, ministère.»

Philippe prit le parti de rire avec tout le monde, et répondit qu'il ne voulait même pas être conseiller municipal. Mais il resta inquiet; et le souvenir du malheureux furet le hantait sans trêve, tandis qu'il s'appliquait à prendre des airs dégagés. Claire l'avait-elle trouvé ridicule? Elle n'avait rien dit, rien laissé paraître, et gardait une réserve énigmatique.

IV

Pour faire diversion, on alla d'un autre côté chasser le faisan. On traversait à découvert une petite vallée herbeuse, quand on vit venir au grand trot, entre les hauts châtaigniers, deux cavaliers dont l'un portait l'uniforme d'officier d'artillerie.

«Ah! dit Mme de Raive, voici les deux Ramel, l'oncle et le neveu.

—Quels sont ces messieurs?» demanda le papa Rambour, avec l'âpre curiosité toujours en éveil dans ses yeux.

La châtelaine des Cloziers lui fit en quelques mots leur histoire. M. Gilbert Ramel, l'oncle, était l'avocat bien connu, un avocat artiste, plaidant pour les artistes, assidu aux premières représentations, et qui, avec ses longs favoris flottants, avait l'air d'un capitaine de vaisseau en congé. Ayant perdu coup sur coup sa fille unique et sa femme, il ne s'était pas remarié, quoiqu'il n'eût guère plus de quarante ans. Il vivait en garçon, et avait reporté toute son affection sur son neveu Henri, dont le père et la mère étaient morts complètement ruinés par des spéculations hasardeuses.

«Bravo! soyez les bienvenus! leur dit M. de Raive en s'avançant vers eux. Je vous avais demandé si souvent, et avec si peu de succès, de venir un beau jour nous surprendre, que je n'osais plus compter sur cette aimable surprise.

—Nous en sommes doublement charmés, ajouta Mme de Raive avec un empressement sincère.

—Alors, dit M. Gilbert Ramel, nous avons bien fait de nous inviter! Voilà: Henri est maintenant en garnison à Hautefont; ma journée était libre, le temps propice; j'ai quitté Paris dès le matin, j'ai déjeuné là-bas avec le lieutenant, et je vous l'amène. Nous avons fait nos deux lieues tout d'une traite.

—Nous manquons de grosse artillerie, reprit Mme de Raive en souriant; mais si monsieur l'officier veut bien s'accommoder aujourd'hui d'un simple lefaucheux, il nous fera plaisir.»

Les deux cavaliers mirent pied à terre. Henri prit le fusil d'un garde, et les chasseurs se distribuèrent dans les allées du bois. Les piqueurs rabattaient déjà les faisans, en criant: «Poule! poule!» quand c'était une femelle, afin qu'alors on épargnât la bête. L'oeil vif, le profil ferme et fin, l'allure souple, la physionomie pleine d'assurance et d'énergie, Henri Ramel n'était pas moins bon tireur que beau cavalier. En quelques minutes, il eut abattu ses deux faisans.

«Ne prenez-vous pas votre revanche?» dit Claire à Philippe revenu près d'elle.

Philippe comprit qu'il fallait faire oublier le fâcheux incident du furet. Mais il jouait de malheur. Dans sa hâte, il butta contre une racine saillante, et son arme, partant malgré lui, envoya plusieurs grains de plomb dans les mollets d'un garde qui se trouvait à vingt pas.

«Êtes-vous blessé? dit Mlle Albe à Philippe.

—Non! mais je mériterais une blessure grave. Cela me rendrait peut-être intéressant. Je ne suis que maladroit. Saint Hubert se venge; vous aviez raison, mademoiselle.»

Lorsqu'on n'aime pas, on est sans pitié pour qui vous aime. Claire eut subitement une envie folle de chasser, elle aussi.

Elle demanda à Mme Larnac son fusil, un vrai bijou, et la façon de s'en servir. Un faisan s'enleva devant elle. Pan! le coup parût, le coq tomba. Elle eut un cri de joyeux étonnement.

«Si c'est votre coup d'essai, mademoiselle, on ne saurait trop vous en féliciter,» dit Henri Ramel en lui apportant la bête.

Philippe, très pâle, semblait avoir été frappé au coeur par le contre-coup.

«Que, diable! ce militaire vient-il faire ici? grogna entre ses dents le papa Rambour. Cette chasse est absurde. Nous ne sommes pas des massacreurs, nous! On aurait pu se voir à l'Opéra-Comique ou à la Comédie-Française.»

Le soir, au salon, Philippe, appelant à lui tout son courage, s'approcha de Claire.

«Monsieur Saville, quel est votre grade dans la réserve? lui dit-elle à propos de rien, le regard distrait.

—Mademoiselle, je ne suis pas officier; je ne suis pas même soldat.

—Comment cela se fait-il? A quel titre êtes-vous donc dispensé?

—Mon père était citoyen américain. J'ai gardé sa nationalité, ce qui m'exempte du service militaire en France.

—Pourtant, si nous avions la guerre?…

—M'y enverriez-vous?

—Vous pourriez y aller sans cela.

—Même si j'étais marié et père de famille?

—Monsieur Saville, vous êtes très raisonnable.

—Le serais-je trop, mademoiselle?

—Non, c'est moi qui ne le suis pas assez.»

Henri Ramel, en ce moment, traversait le salon, cherchant une danseuse. Ses regards rencontrèrent ceux de Claire. Elle tressaillit. Attiré vers elle dans une inconsciente et délicieuse émotion, il vint, l'emmena. Philippe se sentit abandonné. Le coeur serré, les yeux voilés par une brume de pleurs, il souffrait cruellement.

«Quelle ravissante jeune personne!» disait à mi-voix M. Gilbert Ramel, qui, debout près de lui, suivait du regard Mlle Albe valsant avec le bel officier.

V

Quand Claire se trouva seule avec ses parents dans l'appartement qui leur avait été réservé, elle sentit s'élever en elle une étrange tristesse. Sa mère était soucieuse.

«Qu'as-tu donc eu toute la journée? dit-elle à Claire. M. Philippe doit prendre de toi une singulière idée.»

Claire, sans pouvoir répondre, tomba sur une chaise et fondit en larmes.

«Voyons! ne pleure pas ainsi,» lui dit son père en la baisant au front.

Elle sanglota plus fort. Mme Albe, n'osant la gronder, la regardait d'un air à la fois anxieux et courroucé.

«Il te plaît donc bien peu, ma pauvre Claire! reprit M. Albe. Parle!
As-tu peur? Nous ne voulons que ton bonheur, tu le sais bien.

—Père, père, pardon! je ferai ce que vous me conseillerez de faire.

—Alors, tu ne veux pas de lui? Réponds!»

Elle ne répondit pas.

«Claire, dit alors sa mère avec la plus persuasive onction, M. Saville t'aime de tout son coeur. On ne saurait s'y méprendre. S'il a été un peu gauche aujourd'hui, ne lui en fais pas un crime! Son trouble prouvait son amour. Dieu te garde, ma chère enfant, de ceux qui, en pareil cas, ont toute leur présence d'esprit!»

Claire restait muette. Elle aussi avait été troublée, mais par un autre que Philippe. Elle était de celles qui aiment, non celui qu'elles intimident, mais celui qui réussit à les intimider.

«Demain, tâche d'être plus aimable! continua Mme Albe très doucement.

—Oh! s'écria Claire, que deviendrai-je s'il faut encore passer ici une journée pareille!

—C'est entendu, fit son père. Il n'y a plus qu'à rompre au plus tôt.
Nous partirons demain, dès le matin.

—Mais c'est impossible! dit Mme Albe. Nous avons promis de rester ici plusieurs jours.

—Ma chère amie, ce qui est impossible, c'est de tenir notre promesse.

—Mme de Raive…

—Mme de Raive ne nous en voudra pas. Je vais écrire un mot et bien vite le porter moi-même à la station. Demain, nous recevrons de Paris par dépêche un prétexte pour nous en aller.

—Vous ne ferez pas cela. Claire est une enfant sans expérience. Elle n'a pas eu le temps de se rendre compte…»

M. Albe regarda sa fille. Il vit dans ses yeux une si suppliante reconnaissance, que, sans plus tarder, il écrivit, prit son chapeau et sortit.

VI

Pendant que cette scène avait lieu, Philippe et les siens tenaient conseil de leur côté. Le grand-père n'y alla pas par quatre chemins.

«Philippe, cette demoiselle n'est pas la femme qu'il te faut. Elle ne t'aime pas, elle ne t'aimera jamais. Inutile de rester un jour de plus!

—Mais si Philippe l'aime? objecta Mme Saville.

—Raison de plus pour trancher le mal au plus vite! Il en souffrira moins.

—C'est juste, grand-père! dit Philippe en s'efforçant de dominer sa douleur. Mais il faut être poli.

—Parfaitement. Assieds-toi là. Écris. Demande à Paris un télégramme qui nous permette de partir demain, dès la première heure.»

En allant porter la lettre à la gare, Philippe croisa M. Albe qui en revenait: il n'hésita plus.

Le lendemain, les Albe et les Saville prirent le même train. Ils avaient insisté pour que personne ne les reconduisît. Cette fois, ils ne montèrent pas dans le même wagon.

VII

Quand la rupture fut connue, le monde donna tort à Claire. Philippe était convoité par toutes les familles ayant une fille à marier, et Claire était trop jolie pour ne pas avoir soulevé contre elle de nombreuses jalousies. Une respectable matrone, Mme Cauvard, la femme du riche industriel, avait entendu leur courte conversation, le soir, dans le salon des Cloziers. Cette bonne âme répéta, à qui voulut l'entendre, comment Claire, aussi folle que M. Albe lui-même, avait reproché à Philippe Saville de rester fidèle à la nationalité paternelle, et de ne pas quitter tout pour se faire soldat. Ce fut contre les Albe un déchaînement général.

Dans une maison où on les exécutait avec une exquise perfidie, M. Gilbert Ramel, qui avait gardé de Claire un beau souvenir, essaya de les défendre. Alors, on lui conta par le menu tout ce que les mamans se chuchotaient à l'oreille, avec de petites mines ironiques ou de grands airs indignés:

«Étaient-ils assez ridicules, les reproches de cette petite demoiselle à celui qui lui faisait l'honneur de la rechercher! M. Saville avait cent fois raison de rester citoyen américain. N'était-il pas la seule consolation, la seule espérance de sa pauvre mère? Et puis, quelle précieuse garantie pour la famille où il entrerait! Au moins, il ne serait pas obligé, lui, d'aller se faire casser la tête de but en blanc pour le bon plaisir des empereurs ou des républiques! C'était le prétendu par excellence, le gendre idéal. Il fallait vraiment avoir la cervelle à l'envers, pour le repousser d'aussi sotte façon. La petite Albe ne trouverait plus le moindre épouseur; et ce serait pain bénit.»

M. Ramel haussa les épaules, estimant qu'on était fort injuste pour
Claire. Il le dit comme il le pensait. Et il ajouta:

«Elle n'est pas de celles qui coiffent sainte Catherine.

—Seriez-vous amoureux d'elle par aventure? riposta Mme Cauvard qui venait d'entrer, suivie de ses deux grandes filles.

—Pourquoi pas?

—Alors demandez vite sa main, si vous ne redoutez le sort de M.
Saville; on pourrait vous devancer.»

VIII

Un mot sans importance suffit parfois pour préciser une idée, déterminer un sentiment, transformer une destinée.

Huit jours plus tard, M. Gilbert Ramel demandait Claire en mariage. Il avait vingt ans de plus qu'elle, mais il se croyait capable de rendre heureuse cette belle jeune fille, qui, d'emblée, l'avait charmé par la grâce de son allure et la franchise de son caractère.

Cette fois encore, Claire, au grand désespoir de sa mère, ne voulut pas entendre parler de mariage. M. Ramel implora la faveur de s'expliquer avec elle, directement, à coeur ouvert, affirmant que, même éconduit, il resterait le fidèle ami de la famille; car une réponse négative, tout en le désespérant, lui attesterait de nouveau le désintéressement et la loyauté de la jeune fille. Celle-ci l'écouta avec un intérêt sincère, surtout quand, incidemment, il parla de son neveu; et s'il comprit vite qu'il ne gagnerait pas sa cause, elle mit à le désabuser tant de respectueuse délicatesse, tant de caressante émotion, qu'il la quitta sans amertume, conservant pour elle une pure et profonde sympathie, une gratitude mélancolique et généreuse. Elle lui avait parlé comme elle parlait à son père, avec le même accent de tendresse filiale.

Elle resta triste d'avoir dû désoler un si galant homme, mais à sa tristesse se mêlait une satisfaction singulière. Il lui semblait, malgré l'invraisemblance d'une telle imagination, que la démarche de M. Gilbert Ramel l'avait un peu rapprochée du jeune officier, dont la figure énergique et fine restait toujours présente à sa mémoire. Cette nuit-là, elle rêva qu'elle épousait un beau lieutenant d'artillerie, et que ce beau lieutenant devenait général en chef, gagnait des batailles, faisait des conquêtes, signait des traités, relevait la patrie.

Pour oublier sa déconvenue, M. Gilbert Ramel alla passer une journée à Hautefont, auprès de son neveu. Mais rien ne le déridait, il restait morne.

«Décidément, mon oncle, vous n'avez pas votre air naturel aujourd'hui, lui dit Henri après le déjeuner, en allumant un cigare. Que vous est-il arrivé? Une mésaventure, un malheur?

—J'ai simplement fait une bêtise. J'ai voulu me marier.

—Vous, mon oncle!

—Moi-même, en personne, mon neveu!

—Avec qui?

—Avec Mlle Claire Albe.

—Vous, avec elle!

—Tu en as l'air suffoqué.

—Vous avez demandé sa main?

—Oui.

—Mais vous ne l'avez pas obtenue?

—C'est ce qui me désole.

—Ah! c'était impossible.

—Quel cri du coeur! quel soupir de soulagement! Te voilà enchanté, toi! Et moi qui venais chercher ici des consolations. Mais, parbleu, à quoi pensais-je? Je comprends tout, maintenant. C'est pour toi, bandit, qu'on a refusé Philippe Saville et moi-même, hélas! Comment ne l'ai-je pas deviné plus tôt? On est toujours plus bête qu'on ne croit.

—Je vous jure, mon oncle…

—Et tu ne m'avais rien dit, hypocrite!

—Dame, je ne savais pas…

—Mauvais garnement! Quel regard féroce tu as eu tout à l'heure! Mais tu verras jusqu'où peut aller la magnanimité d'un oncle célibataire. Tâche au moins de mériter ton bonheur! Je ne te pardonne qu'à cette condition-là.»

IX

Claire donna tout droit dans le piège que lui tendit l'oncle Gilbert, dès sa première visite.

«Excepté vous et moi, lui dit-il, tout le monde se marie.»

Et il lui énuméra plusieurs mariages récemment décidés, entre autres celui de Philippe Saville avec l'aînée des demoiselles Cauvard. Claire ne sourcillait pas.

«Mon neveu, reprit-il, mon neveu lui-même renonce à sa liberté.

—Qui donc épouse-t-il? balbutia Claire éperdue.

—Vous, mademoiselle? A moins que vous ne le refusiez comme les autres!» répondit l'excellent homme parfaitement édifié par l'émotion de la jeune fille.

X

Pour sa pénitence, l'oncle dota magnifiquement le neveu.

Le même jour, à la même heure, à Saint-Sulpice et à Saint-Roch, furent célébrés les deux mariages de Claire Albe avec Henri Ramel et d'Adèle Cauvard avec Philippe Saville. Mariage d'amour et mariage de raison.

«Mon ami, avait dit le grand-papa Rambour à son petit-fils, écoute-moi bien! Quand tu auras de beaux enfants, une existence régulière et la sympathie des gens honorables, tu finiras par adorer celle à qui tu devras les plus sûrs éléments du bonheur. Alors, plus de passionnette malsaine! Ce sera l'amour, l'amour vrai, celui qui crée et qui conserve. Écarte les souvenirs irritants et stériles. C'est la sagesse. Mlle Albe voulait du panache. Elle en a. Grand bien lui fasse! Ce n'était pas ton affaire. A quelque chose malheur est bon.»

Philippe se laissa persuader. Il n'en sentait pas moins que, de son séjour aux Cloziers, une ombre lui resterait toujours dans le coeur. Le papa Rambour sentait cela, lui-même. Il en a gardé une forte rancune à Henri Ramel. Et ce vieillard, naguère si pacifique, est devenu subitement belliqueux. Il réclame la guerre, la grande guerre! A-t-il donc perdu tout sentiment humain? Non! Mais si le jeune officier tombait au champ d'honneur, le bon papa pourrait dire béatement à ses amis et connaissances:

«Pauvre petite Mme Ramel! Voilà ce que c'est que d'épouser un artilleur!»

Puisse le destin lui refuser cette satisfaction et réaliser le rêve de
Claire!

M. Albe, de son côté, ne se gêne pas pour rire avec l'oncle Gilbert du premier prétendu de sa fille.

«Les femmes sont étonnantes, disait-il encore l'autre jour. La mienne voulait absolument pour gendre M. Philippe Saville. Conçoit-on un mari qui ne sait pas même tirer son coup de fusil?»