51.
Il était assis dans l’obscurité. La dernière fois, il avait cru qu’ils auraient peut-être changé la serrure, mais non. D’ailleurs ça n’aurait pas fait de différence.
Les gens allaient et venaient. Les bruits résonnaient d’une manière particulière là-dedans. Le bruit arrivait dans le réduit comme dans un tunnel, les pas qui sonnaient dans l’escalier, l’ascenseur qui montait et descendait, la porte de l’immeuble qui claquait. Largement de quoi se boucher les oreilles.
Peut-être était-ce son pas à lui qu’il entendait maintenant. Un pas lourd. Qui avait le contrôle à présent ? Que celui qui a le contrôle de la situation lève la main.
Il leva la main droite. D’après ce qu’il pouvait en voir, il était le seul.
Contrôle. Quiconque, en le voyant venir, savait qu’il avait le contrôle. Quiconque qui n’était pas aveugle pouvait le voir.
Il pleurait.
Elle lui manquait. Son visage ce jour-là, quand elle s’était retournée sur le vélo en riant.
Il répétait le nom du prophète comme un mantra. Il tenait l’autre dieu à distance. Tenait les visages à distance. S’il continuait ainsi, ils finiraient par disparaître.
Il pleurait.
Où étaient-ils ? Il était assis ici.
Peut-être était-ce son pas à lui, dehors. Ou son pas à elle.
Devant le magasin, il avait vu une voiture qui pouvait être la sienne. Il était rentré chez lui en courant. Le cœur au bord des lèvres.
Il se leva, dans l’obscurité. Il n’avait rien apporté à boire cette fois.
Dehors, il sentit la brûlure du soleil.
Quelqu’un le regarda comme s’il avait encore… comme s’il décidait. Là, ça ne se voyait pas à ses vêtements, mais ça se voyait quand même. Maintenant.
Il gravit la pente à pied et redescendit, de l’autre côté, jusqu’à l’hôpital. Il attendit, dehors. Enfin il l’aperçut. C’était bien elle. Il savait. Il n’y avait aucun doute dans son esprit.
Il était dix-sept heures. Les six couples venaient de se présenter les uns aux autres. L’homme assis à la droite de Winter éprouvait un vif besoin de parler de son travail.
Le groupe était hétérogène. Certains avaient déjà des enfants. Winter reconnut la sage-femme, qu’il avait déjà rencontrée avec Angela. Elise Bergdorff. Elle leur donna dix minutes pour noter par écrit ce qu’ils désiraient savoir, ce qu’ils attendaient de ces réunions. Il y en aurait cinq. Jusqu’à la fin du mois de mars. Presque jusqu’à la fin, autrement dit.
— Demande-lui, pour la péridurale, chuchota Winter.
— Demande-lui toi-même, lança Angela en rigolant.
— Les vêtements, dit Winter. Ce qu’on doit acheter. Jusqu’à quel point on doit préparer l’arrivée.
— On a déjà décidé qu’on n’allait rien préparer.
— On peut quand même poser la question.
Il nota quelque chose sur le papier.
— Qu’est-ce que tu écris ? demanda Angela.
Elle avait l’air contente. Tout le monde avait l’air content, sauf le type qui avait parlé de son travail comme s’il n’avait qu’une envie, y retourner.
Je n’ai jamais eu la nostalgie de mon travail, pensa Winter. Pas de cette manière-là. Ceci est plus important.
— Comment on sait si l’enfant a faim ou s’il est repu.
— Bien, Erik.
— Le besoin de sommeil.
— De qui ?
— Le mien, bien sûr.
Il réfléchit, nota encore quelque chose.
— Qu’est-ce que tu écris maintenant ?
Il leva la tête. Il avait changé d’expression.
— Fais voir, dit Angela.
Elle retourna le carnet, lut, leva les yeux.
— Comparer adresses en interne et réponses porno. C’est une question qu’on va poser ici ?
— Je venais juste de penser à un truc.
— Erik…
— Le service périnatal, dit-il très vite. Tu te demandais ce qu’il en serait du service périnatal après la restructuration.
— Note-le.
Il resta immobile.
— Je parle sérieusement, insista-t-elle.
La sage-femme leur offrit un café parce que c’était la première fois. Par la suite, ils pourraient à tour de rôle apporter quelque chose à manger, s’ils en avaient le désir.
Je pourrais faire des brownies, pensa-t-il.
La sage-femme parlait des relations de couple ; de la manière dont ces relations se transformaient pendant la grossesse et après l’accouchement. Les hommes et les femmes échangeaient des regards.
— La femme est plus concentrée sur l’enfant, expliqua le type qui se sentait appelé par son travail. On peut avoir le sentiment qu’elle se consacre entièrement à lui.
— L’homme aussi est concentré sur l’enfant, remarqua Winter.
Il se tut. C’est vraiment moi qui ai dit ça ?
Il s’agit d’entretenir l’amour après l’arrivée de l’enfant, pensa Angela. Le but de ces réunions, c’est de rencontrer d’autre gens qui sont dans la même situation que nous. Ça peut servir.
Une petite discussion s’ensuivit. Peut-être s’agissait-il de renforcer leurs rôles respectifs, pensa Winter. En tant que parents. Devenir père et mère. Des rôles. Pouvait-on appeler ça ainsi ? Certains n’endossaient jamais un rôle. Jamais.
Ils rentrèrent à pied, en flânant. Le parfum de l’hiver s’estompait, comme s’était estompée l’odeur âcre des fusées et des feux de Bengale des festivités du nouvel an. L’expression avait surgi en lui à l’improviste : feux de Bengale. Elle était belle.
— Que penses-tu du groupe ? demanda Angela.
— Bof…
— On se reverra pour une dernière réunion quand tout le monde aura accouché.
— Tu crois que le publicitaire sera là ?
— Et toi ?
— On ne doit pas répondre aux questions par d’autres questions.
Ils attendaient le feu vert dans l’Allée.
— Il sera là, déclara-t-elle. J’ai entendu dire que les groupes se retrouvaient souvent par la suite. Pour fêter les anniversaires. Un an, deux ans. Ils deviennent copains.
Tout d’abord, pensa-t-il, il s’agit de sortir de tout ça indemne.
— Ça paraît sympa, reconnut-il.
— Tu le penses vraiment ?
— Je crois.
Ils se tenaient devant leur immeuble. La soirée était limpide, comme tant d’autres de cet hiver-là. Il avait souvent pensé que le kiosque à journaux devant l’ancien bâtiment universitaire recréait l’atmosphère d’une petite place de province. Il ne savait pas grand-chose des petites places de province, mais il reconnaissait la sensation. Lorsqu’il était rentré seul, tard le soir, il l’avait éprouvée, en voyant le kiosque. Peut-être comme une nostalgie sans but.
Angela inspira profondément.
— Ça sent bon, dit-elle. Pour une grande ville.
— C’est une petite ville, répliqua Winter.
Des gens achetaient des journaux. Une musique s’échappait du restaurant au coin de la rue. Les tramways filaient dans tous les sens. Quelques jeunes passèrent, dispersant des fragments de paroles dans le vent doux, et entrèrent à La Java.
— Viens, lança Winter. On va prendre un café con leche à La Java.
Ils n’avaient trouvé aucune plainte pour vol au nom de Manhattan Livs, alias Krokens Livs.
— Il a pu user de son droit de ne pas faire de rapport, suggéra Ringmar.
— Il y a quelque chose qui ne colle pas.
— Du calme, Erik.
— J’en aurais eu besoin, de ce P.V.
— Tu as autre chose à lire.
Les textes des petites annonces étaient étalés devant lui. Il avait vu mieux, comme lecture. « Couple normal, à la limite de l’âge mûr, région de Göteborg, curiosité et appétit sexuel intacts, cherche un homme afin que la femme soit au centre. Discrétion assurée. Nous sommes des adeptes de l’eau et du savon. En bonne santé bien sûr. Si affinités, nous sommes certains de passer un moment délicieux ensemble. »
— Un moment délicieux, souligna Ringmar, voyant qu’il avait fini.
— Adeptes de l’eau et du savon.
— C’est pervers. Avec un savon…
Winter sourit, retrouva son sérieux.
— Je commence à douter, Bertil. Rien ne prouve que celui que nous cherchons a répondu à cette annonce.
— En effet.
— Les Valker ont dû jeter leurs réponses. Pourquoi ?
— C’est peut-être le meurtrier qui l’a fait.
— Oui.
— Notre homme – si c’est le même – a cherché quelque chose chez les Martell.
— Oui.
— Que dis-tu des réponses ?
Les copies des réponses faites aux Martell se trouvaient à côté des deux annonces. Le texte des Martell était formulé à peu près comme celui des Valker, avec un peu plus de prudence peut-être. Une lecture hâtive pouvait donner l’impression qu’ils cherchaient juste quelqu’un avec qui prendre le café.
— Je dis qu’il y en a beaucoup.
— J’ai eu peur qu’on ne tombe sur une connaissance, avoua Ringmar.
— Le grand patron.
— Le préfet.
— Le rédacteur en chef de GT.
— Je ne reconnais aucun nom.
— Moi non plus.
— Bon, il faut qu’on s’y mette. Mais on n’en a pas encore fini avec les figurants.
— Si, presque.
Winter contempla la pile de documents. Tous les rapports d’audition. Bientôt quarante.
— Ça va être délicat.
— C’est un travail délicat que nous faisons.
Halders était impatient.
— Tu as parlé à Molina ?
— On ne peut pas les arrêter, Fredrik.
— Je sais. Mais qu’est-ce qu’il veut ? Concrètement ?
— Des éléments concrets, déclara Winter. On doit trouver quelque chose.
Concret rime avec secret, pensa Halders.
— On les fait revenir, dit Winter.
— Parfait.
*
Åke Killdén décrocha à la troisième sonnerie. À en juger par le bruit de fond, il se trouvait sur une plage balayée par le vent.
— Attendez que je ferme la porte de la véranda… Ils sont en train de tailler la haie, expliqua-t-il en revenant.
Winter précisa le but de son appel.
— Mais c’est atroce !
Killdén respirait vite, comme si c’était lui qui avait taillé la haie à l’instant.
— D’habitude, Göteborg est l’endroit le plus mort de l’hémisphère nord, euh… le plus calme, je veux dire. Le plus ennuyeux.
À la différence de Fuengirola, pensa Winter sans le dire. Il l’interrogea sur ses employés.
— Il n’y en avait que trois. Tous à temps partiel.
— Vous pourriez me donner leurs noms ?
— Bien sûr.
— Vous avez leurs adresses ?
— Elles doivent se trouver dans la comptabilité.
— Où est-elle ?
— Si elle existe encore, dit Killdén, vous la trouverez dans les archives de mon comptable.
Les autres employés, pensa Winter. On ne s’est pas suffisamment occupés des employés de Manhattan Livs.
— Aviez-vous des clients réguliers ?
— Ils l’étaient tous.
— Parmi ces clients réguliers, y avait-il quelqu’un que vous auriez remarqué ? Qui se serait comporté d’une manière inhabituelle ? Tout peut nous aider. N’importe quoi.
— N’importe quoi…, répéta Killdén.
— Aviez-vous un policier, parmi vos réguliers ?
— Comment ça ? En uniforme ?
— Oui. Ou sans uniforme.
— Il y a bien dû y avoir un policier de temps à autre qui venait faire ses courses à la boutique. Non, je ne pense à personne en particulier.
— Réfléchissez-y.
— Si vous voulez.
Winter raccrocha.
Les employés. Matilda. Le type qui ne savait pas compter. Ils ne l’avaient entendu qu’au téléphone. Winquist. Kurt Winquist. Les autres, dans les archives du comptable. Tout enflait, hors de toute proportion. Cette enquête menaçait de l’étouffer.
La police de Mölndal. Leur planning pour la nuit du nouvel an.
Les réponses étaient dans le rapport d’enquête. Tout était dans les papiers qu’il avait sous les yeux. Combien de fois encore devrait-il les lire pour comprendre ?
Le téléphone sonna sur la table en même temps que le portable. Il dit « un instant » dans le portable, et prit le combiné. C’était Möllerström.
— Le jeune Patrik est à l’hôpital. Son état s’est apparemment aggravé.
Winter reprit le portable, mais l’interlocuteur avait raccroché.