CHAPITRE XIV
< Mes robots pourraient faire ça bien plus vite.
— Je sais, Mégère. » Alicia avait pris l’habitude de s’adresser le plus souvent à haute voix à sa moitié électronique – comme d’ailleurs à Tisiphone. Non pas qu’elle y était contrainte, mais parce que, dans ce silence, tout son, fût-ce celui de sa propre voix, lui semblait le bienvenu. Elle ne se sentait pas précisément solitaire avec deux êtres à qui « parler », pourtant ce silence permanent lui inspirait une horrible impression de vide qu’elle ressentait jusque dans ses tripes. « Mais je préfère m’en charger moi-même si je dois les porter.
— Évidemment, intervint Tisiphone. Je n’ai pas connu un seul guerrier qui se serait réellement fié à un tiers pour entretenir ses armes.
— Ça, je le sais, se rebiffa l’IA. Mais ce sont aussi les miennes, en un sens. Et, si elle doit s’en servir un jour, je veux avoir la certitude qu’elles seront parfaitement en état.
— Raison pour laquelle tu m’épies comme un vautour, chérie », ironisa Alicia, souriant de cet échange tout en se concentrant sur sa cuirasse de combat.
L’IA et la Furie étaient parvenues à une compréhension mutuelle bien plus grande qu’elle ne l’avait espéré au début. De fait, c’était Tisiphone qui avait suggéré le nom parfaitement adéquat (et, compte tenu des circonstances, songea-t-elle, parfaitement inévitable) dont il fallait baptiser l’IA… mais l’amertume au cœur. Mégère, qui gardait à l’esprit le contrôle que la Furie avait imposé à Alicia pendant leur fuite et la soupçonnait de projets à longue échéance, se méfiait encore de Tisiphone et celle-ci le savait. Elle en avait conscience et était assez avisée pour l’accepter, même si elle s’en offusquait légèrement. Fort heureusement, la promiscuité prolongée avec une personnalité humaine avait en quelque sorte éveillé un authentique sens de l’humour chez l’irascible Furie. Elle n’était pas imperméable à l’ironie de la situation et Alicia les suspectait toutes les deux de prendre un certain plaisir à leurs prises de bec… Elle savait aussi que chacune d’elles était jalouse des relations qu’Alicia entretenait avec l’autre.
< Et je ne t’épie pas sans raison, Alley. Tu as trop chargé ce réservoir. Tu vas bloquer l’éjection si tu y fourres trop de balles.
— Je faisais déjà ça quand tu n’étais encore qu’une lueur dans les yeux de ton programmeur, Mégère. Regarde. »
Ses longs doigts manipulèrent la ceinture de balles non chemisées de vingt millimètres avec une familiarité nonchalante et l’enfoncèrent dans le réservoir de munitions, sous le pauldron de droite de sa cuirasse de combat. L’avertissement de Mégère ne l’avait nullement étonnée… elle l’avait entendu de la bouche de chaque recrue qu’elle avait instruite pendant l’entraînement sur le terrain. Tout comme l’IA, ils sortaient à peine d’une totale immersion dans le manuel et n’avaient pas encore appris les ficelles que seule l’expérience peut vous enseigner. Elle doubla bien proprement la ceinture linéaire et, d’une adroite torsion du poignet assortie d’un étrange petit mouvement dirigé vers le haut, qui les inséra dans le vide préalablement créé à l’aide d’une torche à découper, mit en place en trichant les derniers centimètres.
— Tu vois ? Cette attache supérieure est structurellement superflue : en l’ôtant, on gagne la place de quarante autres balles… comme on ne cesse d’ailleurs de le répéter depuis des années à ses concepteurs.
— Oh ! Joli truc, Alley. Pourquoi n’est-il pas dans le manuel ?
— Parce que les vieux de la vieille que nous sommes préfèrent s’en réserver quelques-uns pour impressionner les bleus. Ça fait partie de la mystique qui les incite à nous écouter sur le terrain.
— Et c’est en écoutant qu’un jeune guerrier devient un vétéran. Ça au moins, ça n’a pas changé, je constate.
— Pas plus, hélas, que le fait que certains ne vivent pas assez longtemps pour le piger. » Alicia referma en soupirant le réservoir de munitions.
Elle passa à la ligne suivante de sa liste de contrôle pour s’occuper du servomécanisme qui armait ou désarmait son « fusil ». Elle avait repéré une sorte de latence, d’adhérence, la première fois qu’elle avait déballé la cuirasse, et isoler la défaillance avait été lent, laborieux et foutrement exaspérant. Elle le regarda exécuter son travail sans aucun à-coup, avec la fulgurante précision d’un serpent, et rayonna.
Cette aptitude à voir dans toutes les directions en même temps lui avait aussi été d’une aide inestimable. S’habituer à l’étrange vision en double perspective qui était devenue la norme à bord de son nouveau vaisseau avait exigé des jours, mais, cela fait, elle avait pris conscience avec étonnement de l’utilité de la chose. Le lien perpétuel, infrangible, qui la reliait à l’ordinateur lui permettait de voir par ses yeux, mais aussi par les senseurs internes du vaisseau. C’était encore mieux que la vision à trois cent soixante degrés ; cela lui montrait tous les aspects de ce qui l’entourait, et elle ne vivait plus, désormais, derrière ses seuls yeux. Elle se voyait aussi elle-même, à présent, sous la forme d’une silhouette parmi tant d’autres – une silhouette qu’elle manœuvrait, pilotait et faisait louvoyer entre les obstacles alentour dans une sorte d’exercice de coordination sans doute complexe, mais rassurant.
Apprendre à naviguer avec cette vision à perspectives multiples avait été une expérience passablement décourageante au début, mais, maintenant qu’elle avait maîtrisé cette discipline, elle adorait. Pour la toute première fois, elle pouvait s’observer elle-même à l’entraînement, entrevoir ses lacunes et les corriger sans recourir à une critique extérieure ; et cette faculté qui lui permettait de voir opérer en même temps les servomécanismes de face, de profil et de dos avait été d’une aide précieuse. Elle pouvait les examiner non seulement sous toutes les coutures, mais encore, grâce à Mégère, analyser leurs mouvements de visu, en trois dimensions, avec toute la précision du dispositif d’essai basique d’un dépôt. Performance remarquable quand elle prenait la peine d’y réfléchir, ce qui ne lui arrivait plus que très rarement.
En fait, en songeant à ses premières paniques, elle se surprenait souvent à sourire. Dire qu’elle avait eu peur de ce que le synth alpha risquait de lui faire : la transformer, la réduire au rang d’appendice de l’ordinateur ; pourtant, il ne s’était rien passé de tel. Elle n’en avait pas été amoindrie mais y avait bien au contraire beaucoup gagné : confidente, sœur, fille, protectrice et mentor à la fois. Mégère était tout cela, mais Alicia avait apporté bien davantage à l’IA : la vie même et les qualités humaines qu’aucune IA cybersynth ne connaîtrait jamais. De toutes les façons les plus essentielles, elle était la mère de Mégère et Mégère et elle formaient un tout, de loin plus vaste que la somme de ses parties.
En raison de tout cela, elle soupçonnait sa connexion synth alpha de n’être pas ce que les cybernéticiens et les psys s’étaient imaginé, et Mégère abondait d’ailleurs dans son sens. Il aurait difficilement pu en être… autrement, supputait-elle, compte tenu de la présence de Tisiphone. Mégère n’avait jamais été activée auparavant et Alicia ne pouvait pas lui transmettre les informations d’un candidat entraîné au synth alpha, de sorte qu’elles ne pouvaient en acquérir la certitude, mais tout, dans les bases de données, suggérait que la fusion avec Mégère aurait pu être encore plus intime ; qu’elles n’auraient dû faire qu’une seule personnalité au lieu de deux entités distinctes dotées de la même personnalité, si soudées fussent-elles.
L’un dans l’autre, Alicia se persuadait que toutes deux préféraient ce dont elles avaient hérité à une connexion « correcte ». Cette riche existence bipolaire laissait plus de place au développement et à l’expansion. Déjà son rejeton électronique et elle développaient des facultés légèrement différentes, des traits de caractère subtilement divergents, et c’était une bonne chose. Ça ne retirait rien à leur aptitude à réfléchir comme une seule personne, mais ça permettait une synthèse. Telle qu’elle comprenait la nature de cette connexion « correcte », humaine et IA auraient dû partager une seule et même conclusion à partir de données communes, ce qui était souvent le cas pour Mégère et elle. Mais pas toujours, et elle s’était rendu compte qu’aboutir à deux « bonnes » réponses distinctes présentait certains avantages, car, en les collationnant, on réussissait à trouver une solution définitive bien supérieure, la plupart du temps, à celle que chacune avait concoctée dans son coin.
Elle désarma le fusil et débrancha les servomécanismes puis se tourna pour sortir le harnais de test, mais Mégère avait anticipé son geste. Une silencieuse unité d’entretien planait déjà à côté d’elle, supportée par son antigrav, et lui tendait des câbles, qu’elle prit avec un sourire avant de les connecter aux ports.
— Lance un diagnostic par senseur, tu veux bien ?
— C’est déjà fait >, répondit Mégère non sans une certaine complaisance, dont Alicia savait qu’elle s’adressait surtout à Tisiphone.
< Achille lui-même permettait à ses serviteurs de lui passer sa pierre à affûter >, rétorqua si platement la Furie qu’Alicia gloussa tandis que Mégère optait pour un silence hautain.
Alicia établit le dernier branchement puis recula pour surveiller le test, non de ses yeux mais par sa connexion avec Mégère. Autre surprise agréable, car, normalement, cette connexion n’aurait jamais dû s’établir et son absence eût été désastreuse. On ne lui avait pas posé le récepteur synth alpha approprié : il manquait à son matériel, autrement dit, le minuscule petit câble de connexion qui aurait dû la relier de façon permanente à son IA.
Le casque du poste de pilotage était conçu pour la brancher à tous les systèmes du vaisseau et fournir à son cerveau des voies directes d’information sans obliger l’ordinateur à traiter toutes les données avant de les lui transmettre. C’était certes un outil d’exploitation des systèmes conçu pour ventiler le flot des données, mais un pilote de synth alpha n’en devait pas moins rester relié en permanence à sa moitié cybernétique. Toute séparation, si brève fût-elle, pouvait provoquer une grande désorientation, tandis qu’une perte de contact prolongée signifiait la démence pour les deux parties ; raison, précisément, de la connexion dont Alicia n’avait pas été dotée. Et, aussi, ainsi qu’elle le savait désormais, du suicide inéluctable des IA synth alpha en cas de décès de leur moitié humaine. Dans la mesure où cette connexion ne lui avait pas été incorporée, elle n’aurait pas dû pouvoir se connecter à Mégère sans le casque, ce qui l’aurait alors contrainte à rester constamment confinée sur la passerelle. Dans l’incapacité de regagner ses quartiers et encore moins la salle des machines sans un encombrant attirail de fortune pour le remplacer. Et, bien sûr, aucun pilote de synth alpha ne pouvait s’éloigner de son IA au point de n’être plus connecté avec elle par com.
Mais Alicia possédait bien mieux. Tisiphone ne pouvait toujours pas accéder au centre de la personnalité de Mégère sans la permission de l’IA (et Mégère l’épiait comme un faucon dès qu’elle en avait l’autorisation, ainsi qu’Alicia le savait), mais elle servait en quelque sorte de canal entre Alicia et elle. Quelque chose d’assez voisin de la télépathie, se doutait-elle, et d’autant plus précieux qu’elle n’était pas contrainte de prier Tisiphone d’assurer et de maintenir ce lien : un peu comme si cette connexion immatérielle avait existé de façon autonome une fois établie, et faisait à présent autant partie d’elle-même que ses mains. Elle voulait croire que ce lien perdurerait même si elle « perdait » la Furie et se demandait si son association avec Tisiphone n’aurait pas engendré chez elle, par contagion, une sorte de faculté psi.
Quoi qu’il en fût, les sciences humaines n’étaient pas encore en mesure de l’expliquer, car les tests de Mégère avaient amplement démontré que cette connexion se faisait à la vitesse de la lumière. En fait, si les conclusions de l’IA étaient exactes, il n’y avait aucun délai de transmission. Elles n’avaient encore aucune idée de sa portée réelle, mais Mégère et elle semblaient pouvoir communiquer instantanément sur n’importe quelle distance.
Le dispositif de test annonça la fin du cycle avec une espèce de gazouillis mental, et Alicia hocha la tête de satisfaction. C’était la première fois que sa cuirasse passait tous les tests haut la main, et il avait fallu moins de cinq jours pour parvenir à ce résultat. Tisiphone avait trouvé ce délai trop long et elle en avait conçu un certain désarroi, dans la mesure où elle avait ordonné qu’on préparât la cuirasse avant de la charger à bord du Bengale, mais Alicia, elle, était enchantée. Celui qui avait procédé à son activation initiale avait fait de l’excellent boulot, même s’il n’aurait jamais pu réellement l’apprêter pour le combat sans la faire essayer à Alicia. Une cuirasse de combat devait être soigneusement adaptée à celui ou celle qui la porterait, modifiée et façonnée pour prendre en compte chaque petite singularité physique, son logiciel reprogrammé en fonction de toute idiosyncrasie mentale, et ce n’est pas sans résignation qu’Alicia s’était préparée à cette corvée. Cinq ans s’étaient écoulés depuis la dernière fois qu’elle avait endossé une cuirasse, et plus encore depuis celle où elle s’était attelée à son entretien ; vu sous ce jour, elle s’était particulièrement bien débrouillée en menant si prestement la tâche à bien.
« Bien, mesdames, c’est terminé, déclara-t-elle en rassemblant ses outils avant de replier le harnais de test. Range tout ça dans la réserve, Mégère. »
Un grappin souleva la cuirasse vide de la table puis regagna le magasin, et Alicia l’y suivit pour surveiller de visu pendant que les télécommandes de Mégère se branchaient sur les câbles des écrans de surveillance. Le jour où elle aurait besoin de sa cuirasse, elle n’aurait probablement pas le temps de réparer les dysfonctionnements intervenus depuis le dernier contrôle d’entretien. Dans la mesure où elle n’en avait pas de rechange, celle-là devrait toujours être au top, et les écrans permettraient à Mégère de s’en assurer.
< Je suis fort aise que ce soit terminé, fit remarquer Tisiphone d’une voix un peu acide quand la chambre forte se referma. Pourrions-nous passer à autre chose ?
— Oh, quelle casse-pieds ! râla Mégère. Tu sais pertinemment que…
— Ah, non ! Pas de ça ! les tança Alicia en montant dans le petit ascenseur. Tisiphone a marqué un point, Mégère. Il serait largement temps de s’y mettre.
— Tu as encore besoin d’un délai pour t’acclimater, objecta l’IA. Tu te débrouilles bien, mais tu n’es pas encore ce que j’appellerais “prête”.
— Nous n’avons pas assez de loisir pour que je m’“acclimate” aussi consciencieusement que tu le souhaiterais. Regardons la réalité en face… en tant que pilote interstellaire, je suis une parfaite nullité.
— C’est faux. Tu as de bons instincts… je suis bien placée pour le savoir, j’ai les mêmes. Il suffit de les exercer.
— Peut-être que oui et peut-être que non, Mégère. Et Alicia a raison : le temps nous presse. Nous sommes restées trop longtemps isolées et je suis certaine qu’il a dû se passer beaucoup de choses depuis que nous avons fui Soissons. Quant à l’exercice qu’exigent ses instincts, tu es parfaitement capable de les faire passer à l’acte, pas vrai ?
— Ce n’est pas la même chose. Alley aurait dû recevoir une formation complète avant que nous ne fusionnions. C’est le capitaine. Autrement dit, c’est à elle de prendre les décisions, et elle sera d’autant plus efficace qu’elle connaîtra mes capacités sur le bout des doigts. Elle ne doit pas avoir besoin de réfléchir ni de se poser de questions, et elle nous ralentit quand ça arrive.
— Personne ne dit que je dois arrêter l’entraînement, même si je m’y prends à rebours. Mais rien ne nous empêche de le faire là où nous serons, après que nous aurons commencé. Et Tisiphone a raison : la piste se refroidit tous les jours.
— Vous vous liguez de nouveau contre moi.
— Ce qui devrait peut-être te convaincre qu’en l’occurrence tu fais erreur. Je suis d’accord avec Alicia quand elle affirme que son entraînement doit se poursuivre, mais, même moi, je ne peux empêcher d’autres événements de se dérouler entre-temps.
— Humph ! Où comptais-tu que nous allions, exactement ?
— MaGuire, je crois. Qu’en penses-tu, Tisiphone ?
— MaGuire ? J’aurais pensé que Dewent ou Wyvern seraient des terrains plus fructueux, petite.
— Je n’en disconviens pas, mais je crois que nous devrions malgré tout commencer par MaGuire. » L’ascenseur s’arrêta devant les quartiers d’Alicia et elle en sortit puis se vautra sur la couchette confortable. « Nous devons nous forger une sorte de couverture avant de fondre réellement sur eux, et MaGuire conviendrait parfaitement pour un début.
— Une « couverture » ? > La Furie avait l’air légèrement surprise.
< Que comptais-tu lui faire faire ? Enfoncer des portes en cuirasse de combat et poser des questions aux gens en les menaçant d’un pistolet à plasma ? Jamais entendu parler de la subtilité ?
— Eh, laisse-la respirer, Mégère ! Elle ne s’est jamais heurtée à ce genre de limitations.
— Je ne suis pas vexée >, laissa tomber Tisiphone et, à la grande surprise d’Alicia, elle le pensait sincèrement. La Furie perçut sa réaction et ricana. < Comme tu l’as dit, je ne suis pas habituée aux limites des mortels, mais ça ne signifie pas que je n’en suis pas consciente. Quel genre de couverture avais-tu en tête, petite ?
— J’ai réfléchi à toutes les informations secrètes auxquelles tu as pu accéder et j’ai cherché une méthode que nous pourrions appliquer sans reproduire à l’identique les tentatives extérieures. Il me semble que, s’agissant de recueillir ouvertement des renseignements, les gens du colonel Mcllheny font un bien meilleur boulot que nous ne le pourrons jamais. Il dispose de mille fois plus de personnel et de moyens de communication bien meilleurs que les nôtres et, contrairement à nous, il opère officiellement. Il n’a pas besoin de se cacher des uns ni des autres. D’accord ? »
Alicia s’interrompit puis haussa les épaules en sentant les deux autres en convenir mutuellement.
« Dans ces conditions, laissons-lui cet aspect de l’enquête et concentrons-nous sur des domaines où nos talents particuliers pourront s’exercer plus efficacement.
— Lesquels, petite ?
— Les dossiers verrouillés de Ben Belkacem m’intéressent plus spécialement, parce qu’il me semble avoir mis le doigt sur une piste. Il a entièrement raison, à mon sens, en disant qu’un indicateur, probablement haut placé, doit fournir aux pirates des informations de l’intérieur et, dans cette mesure, pourrait fort bien les prévenir des mesures prises par la Flotte et des recherches qu’elle entreprend. Si c’est le cas, ils savent quand et comment se faire discrets, ce qui laisse entendre que Ben Belkacem a aussi découvert le meilleur moyen de les retrouver.
— En remontant la piste du butin ? > Mégère semblait dubitative. < C’est un vaste programme, Alley, et nous ne sommes pas douées d’ubiquité. Ne devrions-nous pas lui laisser cet aspect de l’enquête ? Le service des Opérations dispose de toutes sortes de sources de renseignement dont nous sommes privées.
— Peut-être, mais, tout renseignement qui tomberait entre nos… pardon, mes mains, nous permettrait de faire bien davantage que lui. Ben Belkacem a peut-être de la ressource, mais il ne peut pas entrer dans la tête des gens et je doute fort que son soutien informatique puisse rivaliser avec tes talents. Mieux, nous nous invitons au buffet en parfaites pique-assiettes et, si âprement qu’on cherche, on ne trouvera aucune relation entre nous et la Justice ou la Flotte. Ajoutons à cela tout ce dont est capable Tisiphone et nous obtenons la taupe idéale.
— Et comment utiliseras-tu ces aptitudes ? s’enquit la Furie.
— Je crois que je vais devenir une libre négociante », répondit Alicia. Elle sentit aussitôt s’éveiller l’intérêt des deux autres. « Nous ne disposons que d’une faible capacité de stockage, mais la moitié au moins de ces “libres négociants” ne sont en réalité que des contrebandiers et nous pouvons sans doute embarquer autant de fret que n’importe laquelle des coques très rapides de ce secteur. En outre, nous spécialiser dans la livraison rapide de petites cargaisons pourrait nous fournir un superbe paravent.
— Jamais je n’aurais cru voir le jour où je deviendrais un cargo >, se lamenta Mégère. Mais ses pensées pétillaient d’amusement.
< Mais le peux-tu ? objecta Tisiphone. La Flotte a probablement fait passer le mot depuis que nous avons quitté Soissons. À ce que j’ai pu voir de sir Arthur, il a certainement tenu à prévenir au moins les mondes dissidents, que ça le mette ou non dans l’embarras, puisqu’il croit Alicia folle. Ne seront-ils pas à l’affût ?
— Bien sûr que si, mais je crois que tu n’as pas pris la pleine mesure des talents de Mégère. Tu peux te montrer un authentique petit transformiste, pas vrai, rayon de miel ?
— Traite-moi encore une fois de “rayon de miel” et tu te paieras une migraine dont tu te souviendras, Alley ! Beuuurk ! Mais, oui, effectivement, je peux leur faire un vrai numéro de transformisme.
— je suis bien consciente que tu peux travestir ta signature électronique, mais tu ne peux pas dissimuler ta propulsion Fasset. Et, même si tu le pouvais, l’observation visuelle ne révélerait-elle pas ce que tu es réellement ?
— Les réponses respectives sont “Aucune importance” et “Non”. Les deux tiers des négociants du secteur se servent de propulsions conçues par la Flotte. Je peux maquiller la mienne afin de la faire passer, en coupant certains nodes, pour moins puissante qu’elle ne l’est, et je peux aussi leur jouer un ou deux tours en modulant les fréquences. Je ne peux sans doute pas donner l’impression d’avoir été fabriquée par Rishatha ou Jung, mais, à tout le moins, émettre la courbe d’énergie d’un vaisseau civil.
> Quant au problème de l’observation visuelle, c’est un de mes tours les plus convaincants, si je puis m’en flatter moi-même. Le Service naval en a doté les synth alpha de la seconde génération et je suis l’une des toutes premières à le posséder.
— Et peut-on savoir, pendant que tu fais ainsi étalage de toutes tes vertus, à quoi correspond ce “le” ?
— La bave du crapaud n’atteint pas la blanche colombe >, chantonna Mégère ; Alicia éclata de rire. Tisiphone elle-même gloussa, mais elle attendait manifestement une explication et s’y résolut obligeamment.
< Je possède un générateur d’hologrammes incorporé dans le quadrant arrière du caisson de mon propulseur Fasset. Je peux donc m’en servir pour générer toute apparence extérieure que je désire.
— Vraiment ? Impressionnante faculté, mais combien de temps soutiendrait-elle un examen attentif si l’on braquait dessus un senseur plus puissant que l’œil nu ?
— Je peux doser mes émissions de radiations et ma masse pour renvoyer à la plupart de leurs senseurs les plus sensibles l’image d’une “surface solide” en alliage léger, répliqua promptement Mégère. Le radar à l’ancienne pose un problème plus épineux, mais, si nous décidons d’une apparence que nous souhaitons garder indéfiniment, je peux fabriquer des réflecteurs qui leur renverront l’image voulue. L’hologramme lui-même résistera aux examens les plus rigoureux, sauf peut-être au spectrographe. Il ne “verra” pas l’hologramme.
— Oui, mais un spectrographe ne leur apprendra rien sur la masse ni sur la taille, hasarda Alicia. Supposons qu’on conçoive notre hologramme pour qu’il incorpore quelques blocs de bonne taille de ta coque réelle et qu’on les leur laisse percevoir.
— Ils obtiendraient des relevés, oui, mais pas ceux d’un navire marchand. Je suis faite d’un blindage d’acier Kurita-Hawkins, Alley.
— Mais tu disposes de grandes quantités d’alliages moins nobles dans tes magasins. Ne pourrions-nous pas recouvrir ces parties exposées d’une fine plaque susceptible de rassurer leurs senseurs ?
— J’imagine… Mes “peintures” sont fondues dans la matrice du blindage de guerre et mes robots sont conçus pour réparer les plus grosses avaries sur le champ de bataille. Je pourrais me servir d’un vaporisateur de pigment pour barbouiller le blindage d’une couche épaisse de bon vieux titane. Ce sera une horreur quand je couperai l’hologramme et j’aurais honte de me montrer sous cet aspect dans un chantier naval de la Flotte, mais ça devrait marcher.
— Donc, dans la mesure où nous pourrons convenablement passer pour un vaisseau de contrebande décrépit, la prochaine étape devrait être de nous forger une identité acceptable. C’est justement pour cette raison que j’entends démarrer à MaGuire pour gagner ensuite Dewent. Mégère peut sûrement nous maquiller un journal de bord jusqu’à cette première planète. Tisiphone, toi, tu pourras t’introduire dans les bases de données du port dès qu’on le contactera. Le temps qu’on arrive à quai et qu’ils demandent à vérifier nos papiers, ça aura pour eux une apparence tout à fait “officielle”.
— Ce ne serait pas une mauvaise idée d’en faire notre première incursion dans le secteur franconien, suggéra Mégère. Et si nous débarquions précipitamment du secteur de Melville ? C’est assez proche pour qu’on en vienne et assez éloigné à la fois pour qu’on ne s’y étonne pas de voir des visages inconnus ; en outre, d’après mes données, la Justice vient précisément d’y démonter une filière de contrebande interstellaire.
— Parfait ! s’exclama Alicia. Nous pourrions nous assurer, toi et moi, que les dernières entrées soient suffisamment vagues…un détail qu’un vrai contrebandier avancerait pour dissimuler à des autorités portuaires une situation embarrassante. Ce qui nous fournirait le profil criminel voulu en même temps qu’une couverture idéale pour toute unité de la Flotte à notre recherche.
— Exactement ce que j’avais à l’esprit. Très bien, je m’y attelle immédiatement… > Alicia sentit qu’une fraction des aptitudes de Mégère joignait le geste à la parole tandis que l’IA poursuivait : < … Et que ferons-nous à notre arrivée ?
— Je vais d’abord me pomponner pour changer autant que toi d’apparence et, ensuite, je me mettrai en quête d’une cargaison. Avec Tisiphone qui explore les ordinateurs et lit dans les esprits, nous ne devrions pas avoir trop de mal à dénicher un chargement illégal pour la destination approximative souhaitée. Une fois qu’il aura été livré, nous aurons donné la preuve de notre authentique condition de contrebandiers et nous pourrons commencer à creuser plus profond. J’aimerais gagner directement Wyvern depuis MaGuire… S’il y a dans ce secteur une planète où ces fumiers pourraient se débarrasser de leur butin, c’est bien Wyvern… Cela dit, il nous faudra étoffer davantage notre couverture avant de frapper à la bonne porte. Mais, quand nous nous y présenterons, je suis prête à parier que nous découvrirons au moins un indice sur l’existence de leur pipeline et, cela fait, que nous dénicherons certainement un individu dont les pensées nous apprendront où les trouver eux-mêmes.
— Ça risque de prendre du temps, petite.
— Incontournable, à moins que tu n’aies une autre idée.
— Non. Je ne vois pas de meilleure stratégie. J’aurais bien aimé, mais, à la lumière de nos capacités respectives, le raisonnement me paraît solide.
— J’avais bien dit qu’elle avait de l’instinct, non ? Il me plaît bien à moi aussi, Alley.
— Ouais. La seule chose qui m’ennuie un peu, c’est de perdre le Bengale, soupira Alicia. Une fois débarrassée des insignes de la Flotte et son transpondeur modifié, la navette de chargement ne posera plus de problèmes, mais je ne vois aucun moyen de faire passer le Bengale pour autre chose qu’une vedette d’assaut.
— Et quand bien même ? Garde-le. Je le maquillerai un peu et je procéderai à quelques réparations factices de la coque pour lui donner un aspect moins flambant. Il est trop utile pour qu’on s’en prive.
— Il ne correspond pas précisément à l’équipement de libres négociants, fit remarquer Alicia, non sans percevoir l’ombre de la tentation dans sa propre voix.
— Encore une fois… et alors ? Que je sache, il n’existe aucune liste officielle de leur équipement. Bon sang, il devrait même t’attirer davantage de considération ! Songes-y ! On se demandera comment tu t’es débrouillée pour t’en emparer.
— Je crois qu’elle a raison, petite, gloussa Tisiphone. La possession d’un tel bâtiment devrait considérablement renforcer ta réputation dans l’esprit de ces criminels.
— Ouais, vous marquez sûrement un point. » À cette idée, ses lèvres se retroussèrent et ses yeux pétillèrent. Et, dut-elle admettre, c’était également un grand soulagement. « En ce cas, tâchons de mettre au point une tarasconnade assez invraisemblable pour l’expliquer. Si tu as une idée, accouche.
— Justement, petite ! Mégère et moi, nous allons faire de toi le plus formidable des libres négociants. >