CHAPITRE II
Le capitaine Okanami pénétra dans son petit bureau, frissonnant en dépit de la chaleur accueillante. Le vent gémissait autour du préfabriqué, mais le frisson d’Okanami n’avait pas grand-chose à voir avec le froid ; il ôta son parka de la Flotte et se frotta le visage des mains. Tous les survivants connus des quarante et un mille habitants du monde de Mathison se trouvaient dans cet édifice. Trois cent six en tout et pour tout.
Il se posa dans son fauteuil puis contempla ses mains qu’il venait de récurer. Il n’avait aucune idée du nombre des autopsies qu’il avait effectuées dans sa carrière, mais peu l’avaient autant horrifié que celles qu’il venait d’achever dans ce qui était naguère l’hôpital principal. Ce n’était pas d’ailleurs un hôpital répondant aux critères du Noyau, même avant que les pirates ne l’eussent démoli – raison précisément pour laquelle ses patients se trouvaient ici au lieu d’être là-bas –, mais les morts s’en fichaient, se persuada-t-il.
Il se lava de nouveau le visage à sec, en frémissant à la vue de l’obscène carnage qui gisait sur ses tables d’autopsie. Pourquoi ? Pourquoi, au nom de Dieu, quelqu’un avait-il éprouvé le besoin de faire ça ?
Ces fumiers avaient dû abandonner une bonne part du butin, mais ils avaient réussi à en embarquer le plus gros. Ils auraient peut-être pu tout emporter s’ils n’avaient pas pris le temps de s’amuser, mais sans doute n’avaient-ils pas prévu l’arrivée brutale du Gryphon. Ils avaient fui sur ces entrefaites, mais les soixante membres d’équipage du Gryphon avaient été bien trop occupés à secourir les rescapés qu’ils pouvaient encore retrouver pour songer à les pourchasser. Ils s’étaient d’ailleurs montrés désespérément dépassés face à un tel désastre. Sa minuscule équipe médicale s’était épuisée jusqu’à friser l’effondrement… et les victimes blessées ou mutilées qu’elle avait récupérées étaient mortes en bien trop grand nombre. Ralph Okanami était lui-même un médecin, un thérapeute, et, quand il songeait aux monstres coupables de ces atrocités, la seule conscience de son désir effréné d’être ailleurs le terrifiait.
Il écouta mugir le vent, légèrement audible même à l’intérieur, et frissonna de nouveau. La température du seul continent colonisé de Mathison n’avait pas dépassé les - 10° au cours de la semaine précédente, et la première cible des pirates avait été le réseau énergétique de la planète. Ils avaient fait irruption sans rencontrer aucune opposition – point tant d’ailleurs que les pitoyables défenses de Mathison eussent pu faire la moindre différence – et avaient frappé chaque petit hameau, chaque ferme de la planète afin de mettre hors service tous les générateurs auxiliaires qu’ils pouvaient rencontrer. Sur la poignée de gens qui avaient échappé au massacre initial, la plupart, privés de chaleur et d’énergie, étaient morts de l’exposition aux intempéries avant même que la Flotte n’arrive avec suffisamment de troupes pour entreprendre des recherches à grande échelle.
Pire qu’à Mawli. Pire même qu’à Brigadoon. Moins de monde massacrer, et ils avaient donc pu s’accorder plus de temps pour s’occuper de chacun.
Okanami faisait partie de la large minorité d’êtres humains incapable de s’adapter aux récepteurs neuraux et ses doigts s’activèrent sur les touches lorsqu’il se tourna vers sa console pour afficher son rapport inachevé. La com interstellaire de rechange était arrivée et le personnel de l’amiral Gomez voulait l’intégralité des chiffres pour son rapport. L’intégralité des chiffres, ressassait le capitaine avec écœurement tout en fixant les interminables colonnes de noms. Et il ne s’agissait que des morts qu’on avait identifiés jusque-là. Les équipes de la SdR exploraient encore les exploitations les plus éloignés dans l’espoir de retrouver d’autres survivants, mais toutes les chances étaient contre eux. Les survols n’avaient détecté aucune source énergétique fonctionnelle, aucune signature thermique qui aurait pu suggérer la présence de survivants.
Une cloche tinta et il détourna les yeux de son rapport avec un soulagement coupable, tandis que l’écran de sa com s’allumait pour afficher le visage d’un lieutenant qu’il ne connaissait pas. Le cockpit d’une navette encadrait la figure de la jeune femme et ses yeux brillaient. Néanmoins, son excitation semblait déplacée, comme tempérée par un zeste de doute. Voire de peur. Il chassa cette pensée et s’efforça de sourire.
« Que puis-je pour vous, lieutenant… ?
— Sikorsky, capitaine. Médecin militaire détaché du Représailles pour l’opération de sauvetage. » Okanami se raidit puis haussa les sourcils, et elle hocha la tête. « Nous en avons trouvé un autre, capitaine, mais si étrange que je me suis dit que je ferais mieux de faire directement appel à vous.
— Étrange ? Comment ça ? » Ses sourcils arqués s’abaissèrent, pour se croiser au-dessus d’yeux brusquement attentifs à l’imperceptible hésitation de Sikorsky.
« C’est une femme, capitaine, et… euh… elle devrait être morte. » Okanami lui fit signe de poursuivre d’un index plié et elle prit une profonde inspiration. « Elle a été touchée cinq fois, capitaine. Dont un fémur en miettes, deux balles dans le foie, une troisième qui lui a perforé le poumon gauche et une quatrième la rate et l’intestin grêle. » Okanami tiqua à l’énoncé de ce catalogue de traumas. « Jusque-là, nous lui avons perfusé un litre de sang, et ses signes vitaux sont toujours si faibles que nous pouvons à peine faire un relevé. Tous se sont massivement effondrés et elle est restée allongée dehors depuis le raid, capitaine… Nous avons trouvé un corps gelé, dur comme de la pierre, à côté d’elle, mais sa température à elle est de trente-deux degrés !
— Lieutenant… (la voix d’Okanami était sèche) si c’est là votre conception de l’humour…
— Négatif, capitaine. » Sikorsky donnait quasiment l’impression de supplier. « C’est la stricte vérité. Et ce n’est pas tout. Elle a été augmentée et elle est dotée du récepteur le plus inhabituel que j’aie jamais vu. C’est un dispositif militaire, mais je n’ai jamais rien rencontré de tel, et la quincaillerie d’appoint est proprement incroyable. »
Okanami se frotta la lèvre supérieure tout en dévisageant ce visage aussi sérieux qu’inquiet. Endurer pendant plus d’une semaine des températures inférieures à zéro et ne voir la sienne tomber que de cinq degrés ? Impossible ! Et pourtant…
« Ramenez-la ici au plus vite, lieutenant, et annoncez aux Effectifs que je veux qu’on la transfère directement à OR 12. Je vous y attendrai, récuré. »
Okanami et son équipe sélectionnée à la va-vite se massaient en cercle dans le champ stérile et fixaient le corps allongé sous leurs yeux. Bon Dieu, elle n’aurait pas dû être en vie après de pareilles lésions ! C’était pourtant le cas. Les robots médicaux œuvraient héroïquement, réséquant un intestin perforé en onze endroits différents, procédant à l’ablation de la rate, rafistolant les pénétrations massives de son foie et de son poumon, luttant de leur mieux pour sauver une jambe déjà sévèrement endommagée par la balle qui l’avait brisée et brutalement malmenée par la suite. On continuait de la perfuser… et elle était vivante. À peine, peut-être – de fait, ses signes vitaux s’étaient encore affaiblis quand l’équipement de survie l’avait prise en charge –, mais vivante.
Et Sikorsky avait parfaitement raison quant à son augmentation. Okanami bénéficiait de quelques décennies d’expérience de plus que le lieutenant et, pourtant, jamais il n’aurait imaginé une chose pareille. C’avait sans doute commencé sous la forme d’un équipement standard du Corps impérial des fusiliers spatiaux, et certains éléments étaient encore immédiatement identifiables, mais… le reste…
On distinguait trois récepteurs neuraux différents – non pas montés en parallèle, mais alimentant des sous-systèmes totalement distincts – outre le plus sophistiqué des jeux d’amplificateurs sensoriels qu’il eût jamais vus, et une espèce de réseau neurotech recouvrait toutes ses parties vitales. Il n’avait pas encore eu le temps de l’examiner, mais il ressemblait étonnamment à un champ disruptif incroyablement miniaturisé, ce qui était grotesque quand on y réfléchissait. Nul n’était en mesure de fabriquer un bouclier aussi petit, et les unités bien plus volumineuses encastrées dans les cuirasses de combat valaient chacune un quart de million de crédits. Et, tant qu’à se pencher sur l’invraisemblable, il y avait aussi sa pharmacopée. Elle contenait tous les analgésiques, coagulants et stimulants (dont la plupart sortaient tout droit de la liste des substances contrôlées) requis pour faire marcher un mort, sans compter un générateur d’endorphine ultrasophistiqué et au moins trois autres drogues dont Okanami n’avait jamais entendu parler. Néanmoins, une vérification rapide de ses relevés laissait entendre que ce n’était pas cette pharmacopée qui l’avait maintenue en vie. Eût-elle été capable d’un tel exploit, ses réservoirs étaient encore presque pleins.
Il inspira avec reconnaissance quand les équipes chargées de l’exploration thoracique et abdominale la refermèrent, avant de reculer pour laisser les techniciens de l’ostéoplastie s’occuper de sa jambe. Ses signes vitaux s’étaient relevés d’un poil et sa tension artérielle remontait, mais l’électroencéphalogramme était curieux. Rien d’étonnant si le cerveau avait été endommagé après ce qu’elle avait traversé ; mais il pouvait aussi s’agir de ces foutus récepteurs.
Il fit signe au commandant Ford et la neurologue remit ses moniteurs en place. Le récepteur 2 était manifestement l’unité principale et Okanami se déplaça pour observer les écrans de Ford par-dessus son épaule pendant qu’elle réglait avec soin son équipement et lançait un protocole de diagnostic standard.
L’espace d’une seconde, il ne se passa rigoureusement rien et Okanami fronça les sourcils. Il aurait dû se passer quelque chose… un code de série implanté, à tout le moins. Mais rien. Et puis, brusquement, ça se déclencha et les vibreurs se mirent à hurler.
Un atroce code d’avertissement cramoisi scintilla, et les yeux de la jeune femme inconsciente s’ouvrirent brusquement. Ils étaient vitreux, pareils aux carreaux vert jade d’une maison inhabitée, mais l’EEG montrait des pics vertigineux. L’incision de la cuisse était encore ouverte et les robots médicaux se verrouillèrent pour immobiliser sa jambe lorsqu’elle tenta de se relever. Un chirurgien se précipita, bien décidé à maîtriser ce corps maltraité, et le talon de la main de la fille le cueillit comme un marteau, manquant de peu son plexus solaire.
Il poussa un glapissement en s’écrasant au sol, mais son cri se perdit dans le ululement d’une nouvelle alarme et Okanami blêmit en voyant s’affoler les moniteurs chargés de l’analyse chimique du sang. Un agent neurotoxique binaire avait fait grimper les relevés toxicologiques comme des fusées, et deux autres codes de sécurité avaient rejoint le premier sur l’écran de Ford. Leur tentative d’accès avait déclenché une sorte de directive de suicide.
« Reculez ! » hurla-t-il. Mais Ford tapait déjà frénétiquement sur des boutons. Les alarmes hurlèrent encore un instant, puis le moniteur implanté s’éteignit. L’alerte toxicologique mourut dans tin gazouillis d’agonie, tandis qu’une antitoxine encore plus puissante s’attaquait à la toxine qui venait de se former, que la femme aux cheveux ambrés retombait sur le billard, de nouveau inerte et tranquille, que le chirurgien blessé sanglotait de douleur et que ses camarades se regardaient, sidérés.
« Vous pouvez vous estimer heureux que votre gars soit encore en vie, docteur. »
Le capitaine Okanami fusilla du regard le colonel raide comme un piquet, en uniforme spatial noir et vert des marines, qui se tenait à ses côtés et contemplait la jeune femme alitée. Des moniteurs médicaux la surveillaient avec la même attention – très prudemment, de peur de déclencher une réaction imprévisible de la part d’une patiente théoriquement réduite à l’impuissance.
« Je suis certain que le capitaine Thompson sera enchanté de l’apprendre, colonel Mcllheny, répondit vertement le chirurgien. Nous n’avons jamais mis qu’une heure et demie à lui remettre en place son diaphragme.
— Toujours mieux que ce qu’elle tentait de lui faire. Si elle avait été consciente, il n’aurait jamais su ce qui l’avait frappé… Vous pouvez le graver dans la pierre.
— Qui diable est-elle ? s’enquit Okanami. Ce n’était pas elle, mais ses foutus processeurs d’augmentation qui la contrôlaient sur le billard !
— Exactement, convint Mcllheny. Son processeur principal héberge une sous-routine de fuite, d’évasion, ainsi qu’une autre interdisant les interrogatoires. » Il se tourna pour jauger le chirurgien du regard. « Vous autres de la Spatiale, vous n’êtes pas censés avoir affaire à des gens comme elle.
— C’est donc une des vôtres ? » Les yeux d’Okanami s’étaient soudain étrécis.
« Pas loin, mais pas tout à fait. Les nôtres appuient certes fréquemment les interventions de son unité, mais elle appartient – appartenait – au Cadre impérial.
— Dieu du ciel ! murmura Okanami. Un commando de choc ?
— Un commando de choc. » Mcllheny secoua la tête. « Désolé que ça ait pris si longtemps, mais le Cadre ne laisse pas précisément traîner ses infos. Les pirates se sont emparés de la base de données de Mathison quand ils ont investi le terrain du gouverneur, et j’ai donc questionné le Corps. Ils ne disposent pas sur elle de beaucoup d’informations détaillées. J’ai téléchargé les spécifications de son équipement disponibles et transmis à vos médecins, mais c’est assez limité et les données bio sont encore plus minces : elles se réduisent pratiquement à ses empreintes rétiniennes et génétique. La seule chose que je peux avancer avec certitude… (son menton désigna la jeune femme alitée) c’est qu’il s’agit du capitaine Alicia DeVries.
— DeVries ? La DeVries de Shallingsport ?
— Elle-même.
— Elle n’est pas assez âgée, protesta Okanami. Elle ne peut avoir plus de vingt-cinq, trente ans !
— Vingt-neuf. Elle avait dix-neuf ans le jour de l’intervention… le plus jeune sergent de l’histoire du Cadre. Ils sont entrés à quatre-vingt-quinze. Sept seulement en sont ressortis, mais avec les otages. »
Okanami scruta le pâle visage posé sur l’oreiller – ovale, joli sans être beau et presque doux au repos.
« Comment, Dieu du ciel, s’est-elle retrouvée ici, au beau milieu de nulle part ?
— Je pense qu’elle aspirait à un peu de paix, répondit tristement Mcllheny. Elle avait un commandement, la bannière de Terra, et bénéficiait d’un bonus de vingt ans pour l’affaire de Shallingsport… et elle en avait gagné chaque millicrédit. Elle a renvoyé ses documents voilà cinq ans et accepté l’équivalent en crédits d’une retraite de trente ans en parcelles colonisables. La plupart d’entre eux le font. Les mondes du Noyau ne leur permettent pas de garder leur quincaillerie.
— On peut difficilement le leur reprocher. » fit remarquer Okanami en se remémorant les blessures du capitaine Thompson ; Mcllheny se raidit.
« Ce sont des soldats, docteur. » Sa voix était glaciale. « Pas des déments ni des machines à tuer… des soldats. » Il soutint le regard d’Okanami, en proie à une rage froide, et ce fut le capitaine qui détourna les yeux.
« Mais ce n’est pas la seule raison qui l’a conduite ici, reprit le colonel au bout d’un moment. Elle a exigé quatre parcelles de premier ordre au titre de son lotissement et sa famille s’y est établie. »
Okanami inspira une goulée d’air et Mcllheny hocha la tête. Lorsqu’il reprit la parole, ce fut d’une voix plate :
« Elle n’était pas sur place quand ces salauds ont atterri. Le temps de revenir sur site, ils avaient massacré toute sa famille. Père, mère, frère cadet, petite sœur, grand-père, oncle, tante et trois cousins. Tous sans exception. »
Il tendit la main et effleura l’épaule de la femme endormie, d’un geste doux et étrangement délicat pour un grand type aux muscles durs, puis déposa en travers de la table de chevet le long et lourd fusil qu’il portait. Okanami le fixa en songeant à la douzaine environ de règlements qu’enfreignait la présence de l’arme en ces lieux, mais le colonel poursuivit avant qu’il n’eût trouvé le temps d’ouvrir la bouche.
« Je suis allé visiter leur ferme. » Sa voix s’était radoucie. « Elle devait poursuivre un félin ou un loup des neiges… cette arme est un Vorlund express de quatorze millimètres doté d’amortisseurs de recul… et elle s’en est prise à des hommes cuirassés, armés de grenades et de fusils d’assaut. » Il caressa le fusil et chercha les yeux du médecin. « Elle les a tous tués. »
Okanami reporta les yeux sur la femme puis secoua la tête.
« Ça n’explique toujours pas tout. Selon tous les critères médicaux de ma connaissance, elle aurait dû mourir là-bas sur le moment, à moins qu’une information de ce que vous avez téléchargé n’affirme le contraire, et je n’arrive même pas à imaginer de quoi il pourrait bien s’agir.
— Ne perdez pas votre temps à chercher, parce que vous ne trouverez strictement rien. Nos médecins sont entièrement de cet avis. Le capitaine de vaisseau DeVries… (Mcllheny effleura de nouveau l’épaule inerte) ne devrait pas être en vie.
— Mais elle l’est, répondit doucement Okanami.
— J’en conviens. » Mcllheny lâcha le fusil et tourna les talons, puis fit courtoisement signe au médecin de le précéder. Le chirurgien n’était nullement ravi de laisser cette arme derrière lui, même sans chargeur, mais les décorations – et l’expression – du colonel étouffèrent ses protestations. « C’est bien pourquoi le rapport de l’amiral Gomez invite à dépêcher ici, au plus vite, une équipe entière de spécialistes. »
Okanami prit la tête pour les conduire dans le foyer chichement meublé, désert à cette heure tardive, et tira deux tasses de café. Les deux hommes s’assirent à une table et les yeux du colonel surveillèrent la porte ouverte pendant qu’Okanami pianotait sur un petit lecteur manuel pour accéder au téléchargement de données médicales. Sa tasse fumait sur la table, ignorée de lui, et sa bouche se crispa quand il prit conscience de la maigreur des données. Chaque entrée s’achevait sur les mots ACCÈS AUX DONNÉES SUIVANTES RÉSERVÉ, assortis d’un niveau d’accréditation carrément astronomique. Mcllheny attendit patiemment qu’Okanami eût reposé son lecteur en soupirant.
« Bizarre, marmonna-t-il en secouant la tête avant de tendre la main vers sa tasse, tandis que le colonel ricanait sans aucune trace d’humour.
— Encore plus que vous ne le croyez. Pour votre seule information – je le tiens directement de l’amiral Gomez vous êtes chargé de cette affaire jusqu’à l’arrivée de l’équipe médicale du Cadre, mais je suis censé vous mettre au courant. Autant, à tout le moins, que le reste d’entre nous. Est-ce clair ? »
Okanami opina et, en dépit du café, sa bouche lui parut étrangement sèche.
« Très bien. J’ai conduit mes gens sur le domaine des DeVries parce que le rapport originel me semblait manifestement invraisemblable. Et d’une, trois survols du SdR n’avaient strictement rien repéré. Si véritablement le capitaine DeVries s’était trouvée sur place et vivante, elle aurait dû apparaître sur les scanneurs thermiques, d’autant qu’elle gisait à l’air libre ; j’étais donc sûr qu’il devait s’agir d’une sorte de coup fourré. »
Il but une gorgée de café et haussa les épaules.
« Ce n’était pas le cas. L’évidence saute aux yeux. Elle venait du sud quand elle leur est tombée dessus avec le vent arrière, et elle les a pris par surprise. Elle a laissé une piste sanglante assez importante pour nous permettre de comprendre ce qui s’était passé, et ça a été comme de lâcher un tigre à dents de sabre sur des hyènes, docteur. Ils ont fini par l’abattre, mais pas avant qu’elle ne les ait tous tués. Ils ont dû faire décoller cette navette par télécommande, parce qu’il ne restait assurément aucun pirate dedans pour la piloter.
» Mais c’est là que ça devient vraiment étrange. Nos médecins légistes ont établi approximativement l’heure du décès des pirates et de sa famille, et fixé à peu près au même moment celle des traces sanglantes qu’elle-même a laissées. Donc, logiquement, elle aurait dû saigner à blanc quelques minutes après avoir tué le dernier pirate. Sinon mourir de cette hémorragie, du moins geler à mort, sans doute très vite. Et, si elle était encore vivante, les scanneurs thermiques auraient dû la repérer. Rien de tel ne s’est produit… à croire qu’elle se trouvait ailleurs jusqu’à l’atterrissage de l’équipe de Sikorsky et la découverte de son corps. Et, docteur (le regard du colonel était véhément) même un commando de choc en est incapable.
— Alors qu’en concluez-vous ? Magie ?
— J’en conclus qu’elle aura effectué au moins trois choses irréalisables, sans que quiconque ait la première idée de la manière dont elle s’y est prise. Donc, jusqu’à ce qu’une explication se présente, nous tenons à la remettre entre vos mains expertes.
— Sous quelles conditions ? » La voix d’Okanami avait subitement adopté un ton glacial.
« Nous préférerions… la laisser dans cet état, articula soigneusement Mcllheny.
— Inconsciente ? Pas question, colonel.
— Mais…
— Pas question, j’ai dit ! On ne peut pas garder indéfiniment un patient sous sédatif, particulièrement quand il a traversé ce qu’elle a traversé, et surtout quand se présente un élément pharmacologique inconnu. On ne peut pas jouer avec son état de santé, et votre téléchargement… (il agita la main sous le nez du colonel) est rien moins que complet. Ce foutu machin ne veut même pas m’expliquer quel effet produisent trois des drogues de sa pharmacopée, et la sécurité de son augmentation a dû être conçue par un paranoïaque au stade terminal. Non seulement les codes de ses implants impliquent que je ne suis pas en mesure de les outrepasser de l’extérieur, mais encore que je ne peux même pas vider ses réservoirs par des moyens chirurgicaux ! Avez-vous la moindre idée des complications que tout cela impose à ses médecins ? Et ces mêmes systèmes de sécurité qui m’interdisent d’accéder à ses récepteurs signifient que je ne peux pas utiliser une unité somatique standard, de sorte que les produits chimiques seraient le seul moyen de la conserver dans ce coma.
— Je vois. » Confronté à la cuirasse hippocratique du capitaine, Mcllheny tripota un instant sa tasse de café en fronçant les sourcils. « En ce cas, disons simplement que nous aimerions que vous la gardiez indéfiniment sous surveillance médicale.
— Que son état de santé l’exige ou non, pas vrai ? Et si elle décide de se soustraire à ma garde avant l’arrivée de vos barbouzes ?
— Hors de question ! Ces “raids” sont totalement incontrôlés. C’est déjà bien assez moche et, quand vous ajoutez à cela toutes les questions sans réponse qu’elle soulève… » Mcllheny haussa les épaules. « Elle n’ira nulle part tant que nous n’aurons pas quelques réponses.
— Il y a des limites à la basse besogne que je suis disposé à abattre pour vous et vos nervis, colonel.
— Quelle basse besogne ? Sans doute ne voudra-t-elle même pas partir, mais, si le cas se présente, vous êtes le médecin traitant d’une patiente dans un établissement militaire.
— Une patiente qui se trouve être une civile », souligna Okanami. Il se rejeta en arrière et scruta le colonel avec un manque visible d’amabilité. « Vous vous rappelez encore ce qu’est un “civil” ? Vous savez, ces gens qui ne portent pas d’uniforme ? Ceux qui jouissent de ce qu’on appelle des droits civiques ? Si elle désire sortir d’ici, elle en sortira, à moins qu’une authentique raison médicale ne nous oblige à la garder. Et toutes vos “questions sans réponse” n’en font pas partie. »
Mcllheny, à son corps défendant, éprouvait un certain respect pour le médecin ; il réfléchit en tiraillant sur sa lèvre inférieure.
« Écoutez, docteur, je n’avais nullement l’intention de piétiner vos plates-bandes professionnelles et je reste persuadé que ce n’est pas non plus celle de l’amiral Gomez. Pas plus que nous ne sommes des monstres moyenâgeux prêts à faire disparaître un témoin gênant. Il s’agit là d’une des nôtres, et foutrement remarquable qui plus est. Nous tenons simplement à… la garder à l’œil.
— En ce cas, quel est le problème ? Même si je la libérais, elle n’irait nulle part où vous ne pourriez la retrouver. Pas sans un vaisseau stellaire, en tout cas.
— Ah non ? » Le sourire de Mcllheny était crispé. « Je pourrais vous faire observer qu’elle est déjà allée quelque part où nous n’avons pas pu la retrouver alors que tout portait à croire qu’elle gisait sous nos yeux, en pleine vue. Qu’est-ce qui vous fait croire qu’elle ne recommencera pas ?
— Qu’est-ce qui vous fait croire qu’elle a une raison de recommencer ? objecta Okanami, exaspéré.
— Rien. D’un autre côté, qu’est-ce qui vous fait croire qu’elle l’a fait volontairement la première fois ? » Okanami arqua les sourcils et Mcllheny se fendit d’un sourire maussade. « Vous n’y aviez pas songé, n’est-ce pas ? Parce que vous n’êtes pas assez paranoïaque pour nous autres “barbouzes” malintentionnées, docteur ; mais le hic, c’est que, tant que nous n’aurons pas une petite idée de ce qui s’est passé, nous ne saurons pas si elle a agi ou non de son propre chef. Ni même ce qui risquerait de se passer si elle recommençait.
— Vous avez raison… marmonna Okanami. Vous êtes bel et bien paranoïaque. » Il réfléchit âprement pendant quelques instants puis haussa les épaules. « Ça reste sans importance. Si une patiente mentalement apte souhaite quitter sa chambre, elle la quitte, point à la ligne, à moins que vous ne disposiez d’une commission rogatoire pour la retenir contre son gré sous quelque inculpation criminelle. Fin de l’histoire, colonel.
— Pas exactement. » Mcllheny s’adossa à son siège en souriant. « Vous semblez oublier, voyez-vous, qu’elle n’appartenait ni à la Flotte ni à la Spatiale, mais au Cadre impérial.
— Et alors ?
— Alors, il y a une chose au moins que la plupart des gens ignorent à propos du Cadre. Guère surprenant, d’ailleurs ; il n’est pas assez étendu pour que beaucoup d’éléments le concernant soient de notoriété publique. Mais, le problème, c’est qu’elle n’est pas réellement une civile ; pas du tout. » De surprise, Okanami cligna des paupières et le sourire de Mcllheny s’élargit. « On ne démissionne pas du Cadre… on passe juste dans la réserve comme agent dormant. Et, si vous refusez de garder notre “civile” pour notre compte, nous nous bornerons à la réactiver, nom de Dieu ! »