CHAPITRE QUATRE
« … ce matin, donc, je pense que nous maîtrisons la situation, milady.
— Je vois. » Michelle, assise derrière le bureau, observa le commodore Arlo Turner en dissimulant un sourire de satisfaction et d’exaspération mêlées.
Turner, blond, trapu, âgé de cinquante à soixante ans, était comme elle originaire de la planète Manticore. Qui plus était, il venait de la ville d’Arrivée, la capitale du Royaume stellaire, et elle le soupçonnait d’avoir toujours été de ceux qui consultent les journaux expressément pour suivre les faits et gestes des gens riches et célèbres. Tentée de le classer dans la catégorie des imbéciles aux ambitions de parvenu quand elle s’en était rendu compte, elle avait vite compris que ç’aurait été là lui faire injure. Sans doute était-il fasciné par les potins mondains et chérissait-il l’espoir un peu triste d’obtenir un jour au moins le titre de chevalier, mais il était tout sauf stupide. En fait, c’était l’un des administrateurs les plus efficaces avec lesquels elle eût jamais travaillé, et elle ne doutait pas qu’il fût aussi bon tacticien, bien qu’il résidât pour l’heure dans un des camps de prisonniers de guerre de la République de Havre. Après tout, elle se considérait comme une tacticienne raisonnablement compétente, et où avait-elle fini par échouer ?
Ses lèvres frémirent quand cette pensée la traversa, manquant de concrétiser son sourire intérieur, mais ce n’était pas cela qui éveillait son exaspération. Malgré son efficacité et les allusions peu subtiles qu’elle avait pu lui faire, Turner s’avérait incapable d’oublier qu’elle était comtesse du Pic-d’Or et cousine germaine de la reine Élisabeth. Il eût été terriblement injuste de l’accuser, de près ou de loin, de fayoter, mais il insistait pour l’appeler « amiral du Pic-d’Or » et pour lui donner du techniquement correct « milady » au lieu des simples et pratiques « madame » ou « amiral », courants dans la Flotte, qu’elle aurait préférés.
Si c’est la seule chose dont j’aie à m’inquiéter en ce qui le concerne, je n’ai sans doute pas réellement à me plaindre, se dit-elle avant de jeter un coup d’œil de côté au lieutenant-colonel Ivan McGregor.
McGregor, né et élevé sur Gryphon, à moins de cinq cents kilomètres de ce qui était devenu depuis le duché de Harrington, était presque en tous les domaines l’antithèse de Turner. L’un avait les cheveux blonds et les yeux bleus, l’autre les cheveux noirs, les yeux marron foncé et le teint mat. L’un était massif – costaud, pas gros – et ne mesurait qu’un mètre soixante-deux, l’autre était bâti en coureur et mesurait un mètre quatre-vingt-dix. Et, si Turner était accro aux potins, McGregor gardait la méfiance des Gryphoniens de souche envers l’aristocratie du Royaume stellaire, si bien que ses yeux reflétaient un écho de l’exaspération de Michelle devant le choix de termes de son collègue.
En dépit de quoi, les deux hommes étaient fort bons amis et travaillaient ensemble sans heurt.
Jusqu’à l’arrivée de l’amiral Henke, Turner commandait le camp Charlie-Sept. McGregor, étant le fantassin présent le plus gradé, lui servait d’adjudant-major tout en dirigeant le service de Police interne du camp. Il occupait toujours ces deux postes, tandis que Turner était devenu le second de Michelle.
Cette dernière, en toute franchise, devait bien admettre que sa tâche principale consistait à rester tranquille et à regarder les deux hommes poursuivre le partenariat bien huilé qu’ils avaient mis au point durant leurs treize mois de captivité. Tous les deux avaient été faits prisonniers au tout début de l’opération Coup de tonnerre et elle était impressionnée par leur refus commun de laisser cette capture si précoce, sans faute de leur part, les emplir d’amertume.
C’est une leçon que je ferais bien d’apprendre, compte tenu de la manière dont cette guerre semble tourner. Sa tentation de sourire disparut derrière cette pensée.
« Donc vous êtes satisfait, Arlo ?
— Oui, milady. » Le commodore hocha la tête. « Ce n’était qu’un malentendu. Les employés des cuisines ont déconné avec leurs registres – il semble s’agir d’une simple erreur d’entrée de données. D’après eux, nous avions encore une bonne réserve de légumes frais. Je crois que le capitaine Bouvier est un peu vexé de n’avoir pas réalisé que les rapports étaient forcément faux, compte tenu du planning des livraisons, et il m’assure que nous pouvons en attendre une d’ici quelques heures.
— Bien », acquiesça Michelle.
Le capitaine Adelbert Bouvier était l’officier de liaison de la Flotte havrienne avec les camps de prisonniers de guerre situés sur le monde capitale de la République. Franchement, l’amiral jugeait l’arrangement un peu… particulier. Bouvier aurait sans doute dû être considéré comme le commandant du camp Charlie-Sept, bien qu’il n’en portât pas le titre. C’était en tout cas l’officier havrien qui détenait l’autorité sur les prisonniers, mais ses supérieurs et lui semblaient disposés à accorder au camp une sorte de semi-autonomie, ce qui avait abasourdi Michelle lorsqu’elle s’en était rendu compte.
Comme ça, sans réfléchir, elle ne voyait aucun autre exemple d’une nation stellaire dédaignant de poster du personnel sur place pour, au minimum, tenir à l’œil un camp de prisonniers de guerre, dont on pouvait présumer qu’ils étaient tous des militaires bien entraînés et très désireux de se trouver ailleurs. Cela dit, il fallait admettre que Charlie-Sept n’avait pas besoin d’énormément de gardes.
Ça me rappelle un peu ce que disait Honor de Cerbère, se dit-elle en regardant par la fenêtre de son bureau, au sein du principal bâtiment administratif. Non que ça ait quoi que ce soit de commun avec la manière dont ces enfants de putain de SerSec traitaient leurs prisonniers, Dieu merci ! Mais les Havriens ont l’air d’avoir un faible pour les îles.
Charlie-Sept occupait la totalité d’une île assez petite et un peu froide, au milieu de la mer de Vaillancourt, sur la planète Havre. Elle se situait à huit cents kilomètres du continent le plus proche, dans n’importe quelle direction, ce qui constituait, Michelle l’admettait, une douve raisonnablement large. En outre, s’il n’y avait pas de gardes sur son sol, tous ses occupants savaient l’île placée sous la surveillance permanente de satellites dédiés et de capteurs passifs terrestres. Même en supposant l’un d’eux capable de bricoler un bateau ayant une chance de rejoindre le continent, ces appareils de surveillance en détecteraient rapidement le départ, et les fusiliers républicains pouvaient arriver en un quart d’heure en cas d’absolue nécessité.
Disposant d’un tel degré de sécurité, le ministre de la Guerre Theisman avait choisi d’autoriser les prisonniers à gérer leurs propres affaires, sous la supervision à distance d’officiers tels que le capitaine Bouvier, tant qu’ils s’acquittaient de cette tâche avec un relatif bonheur. Cette technique inédite paraissait efficace et se situait aux antipodes des histoires d’horreur que Michelle Henke avait entendu raconter par les infortunés Manticonens tombés aux mains des Havriens lors de la guerre précédente.
Et c’est sans aucun doute pour cela qu’il l’a fait. Elle secoua mentalement la tête. Voilà un homme qui estime avoir beaucoup à se faire pardonner. Et pas des fautes personnelles, en plus. Honor avait raison : c’est un type bien.
En fait, elle considérait la plupart des Havriens qu’elle avait rencontrés comme des gens bien. D’une certaine manière, elle le regrettait. Il était toujours plus facile de voir en l’ennemi le fumier de la Galaxie. Se dire que les gens qui vous balançaient des missiles – et auxquels vous en balanciez aussi – étaient tout aussi sympathiques que vos compatriotes pouvait se révéler… inconfortable.
Elle songea au dîner organisé par Theisman. Comme promis, l’amiral Redmont était présent et, sous l’œil vigilant du ministre, il s’était même détendu au point de raconter quelques modestes blagues pendant qu’on buvait le digestif. Michelle se savait toujours mal placée dans la liste de ses amis – ce qui n’avait rien de surprenant : l’Ajax avait tué quelque six mille de ses subordonnés – et il ne deviendrait sans doute pas non plus son correspondant pour la vie, compte tenu de ce qu’il avait fait à son vaisseau amiral, mais à tous le moins avaient-ils acquis un respect mutuel. Elle était même surprise du peu d’amertume qu’abritaient ses sentiments pour Redmont.
Elle n’avait pas entretenu les mêmes craintes à l’égard des autres convives. L’amiral Lester Tourville lui avait causé une certaine surprise. Selon tous les rapports qu’elle avait lus, il s’agissait d’une espèce de tête brûlée – un de ces individus hauts en couleur qui seraient toujours mieux à leur place sur la passerelle d’un croiseur de combat, à affronter en solo un autre vaisseau (en supposant qu’ils ne parviennent pas à trouver le bandeau sur l’œil, le coutelas et les pistolets à silex dont ils avaient vraiment envie), qu’à commander une force d’intervention ou une flotte. Elle aurait dû comprendre que ces rapports ne pouvaient être exacts, compte tenu de sa longue suite de succès aux commandes de forces d’intervention et de flottes, justement. En fait, l’unique adversaire à lui avoir jamais donné du fil à retordre était Honor et, autant que Michelle le sût, ils avaient plus ou moins fait match nul – ce qu’elle avait admis bien plus aisément lorsqu’elle avait enfin eu l’occasion de le regarder dans les yeux et de deviner le tacticien rusé, froid et calculateur tapi derrière ce qu’elle commençait à considérer comme une façade cultivée avec soin. Mieux, elle s’était aperçue qu’il lui plaisait plutôt, et c’était là une vraie surprise.
L’un dans l’autre, elle était assez heureuse de n’avoir pas – encore – été mise au courant du coup de maître réalisé par Tourville lorsqu’il avait dévasté le système de Zanzibar et ses défenses.
Les deux autres invités de Theisman – le vice-amiral Linda Trenis et le contre-amiral Victor Lewis – étaient aussi d’agréables convives, bien que Michelle eût su gré à Theisman d’avoir promis que les boissons seraient dépourvues de sérum de vérité. Elle était raisonnablement persuadée que les protocoles anti-drogue de la Flotte auraient opéré mais, malgré cela, Trenis et Lewis – surtout ce dernier – auraient fait de formidables enquêteurs si Theisman ne leur avait pas gentiment rappelé qu’il s’agissait d’une réception. Trenis commandait la direction des Plans de la Flotte républicaine, ce qui faisait d’elle l’équivalent du Deuxième Lord de la Spatiale Patricia Givens, à la tête de la Direction générale de la surveillance navale manticorienne. Lewis, pour sa part, commandait la Recherche opérationnelle, la principale agence d’analyse de la direction des Plans. Leur talent pour assembler même de petits fragments n’aurait donc sans doute pas dû la surprendre, mais il restait impressionnant. Finalement, aussi agréable que se fût révélée la soirée, Michelle en avait conclu que les hautes sphères militaires de la République de Havre possédaient un niveau de compétence général déplorablement élevé.
La plupart du temps, elle avait peine à croire que ce dîner avait eu lieu six semaines plus tôt. Elle parvenait à s’occuper sur l’île – avec une population de presque neuf mille prisonniers, il y avait toujours quelque chose pour réclamer son attention, malgré l’efficacité de Turner –, ce qui lui évitait de s’ennuyer. En outre, le camp Charlie-Sept se situait assez au nord pour fournir une intéressante tempête occasionnelle, à présent que l’automne était assez avancé. Certains prisonniers, elle le savait, estimaient ces tempêtes peu rassurantes. Elle n’en faisait pas partie. Les bâtiments, solides, à l’épreuve des ouragans, soutenaient l’assaut des vents hurlants sans difficulté particulière, et les vagues qui se brisaient sur la côte méridionale rocheuse étaient tout à fait spectaculaires. En vérité, l’amiral jugeait ces phénomènes locaux revigorants, quoique McGregor affirmât qu’il s’agissait de simples zéphyrs, comparés à une véritable tempête de Gryphon.
Il y avait toutefois des jours où sa captivité, aussi éloignée qu’elle fut de la brutalité de SerSec lors de la guerre précédente, lui pesait lourdement. Par la fenêtre de son bureau, elle ne voyait ni la mer ni le ciel mais une planète ennemie où elle était retenue prisonnière, impuissante, incapable de protéger le Royaume stellaire qu’elle aimait. Et ce sentiment, elle le savait, ne ferait qu’empirer durant les jours, les semaines et les mois suivants.
D’ici peu, je vais sans doute accueillir avec reconnaissance la distraction que représente un peu de pagaille dans les livraisons de légumes, se dit-elle. Bon sang ! C’est le genre de truc qu’on attend avec impatience, non ?
« Excusez-moi, madame. »
Michelle sortit de sa rêverie en sursaut et releva les yeux alors qu’une tête passait par la porte de son bureau. Celle de l’un des rares hommes qu’elle eût jamais rencontrés à se trouver dans le service depuis aussi longtemps – et, elle le soupçonnait, à avoir reçu dans sa jeunesse autant de blâmes – que le major Sir Horace Harkness.
« Oui, Chris ? » Le ton de Michelle était aimable, bien qu’elle éprouvât un coup au cœur chaque fois qu’elle regardait le maître intendant Chris Billingsley.
Clarissa Arbuckle, son intendante depuis des années, n’avait pu quitter l’Ajax. Billingsley lui avait été affecté pour la remplacer quand Michelle était arrivée à Charlie-Sept. À tout le moins, physiquement, il rappelait aussi peu que possible Clarissa. À peu près de l’âge de James MacGuiness, il avait comme lui bénéficié d’un prolong de première génération. En outre, il n’était pas seulement mâle mais aussi solidement bâti, compact et paré de la barbe assez luxuriante qu’il avait laissée pousser depuis sa capture. Voilà qui aurait largement suffi à le distinguer de Clarissa dans l’esprit de Michelle sans… certaines autres différences. Bien évidemment, son dossier personnel ne l’avait pas suivi à Charlie-Sept, ce qui n’était sans doute pas une mauvaise chose car c’était sans conteste ce que le Service avait toujours décrit comme « un personnage ».
Au demeurant, le Service disposait de bien d’autres termes pratiques – et probablement plus justes – pour décrire un individu tel que le maître intendant Billingsley. Lequel était toutefois beaucoup trop sympathique pour que Michelle eût le cœur de les lui appliquer. Et, en toute justice, il semblait avoir renoncé à la plupart de ses habitudes discutables. Certes, elle le soupçonnait d’avoir parfois fourni à ses camarades prisonniers de guerre quelques articles de luxe mineurs mais très recherchés, grâce à des transactions pas tout à fait légales avec les Havriens. D’autre part, s’il se pratiquait un jeu de hasard – particulièrement avec des dés – à une demi-année-lumière à la ronde, le maître intendant Billingsley savait où, avec qui, et sa place y était réservée. On pouvait aussi citer le petit détail de la distillerie dont il s’était occupé dans le seul but altruiste d’aider à fournir en alcool médicinal le personnel soignant du camp.
En dépit de ces diverses activités et de ce qu’un romancier amoureux des clichés aurait sans nul doute appelé un « passé tumultueux », c’était un de ces individus toujours appréciés des officiers sous les ordres desquels ils servaient ainsi que de leurs camarades. Presque malgré elle, Michelle s’était surprise à tomber sous son charme, quoique sa simple présence lui rappelât l’absence de Clarissa, à l’instar d’une blessure refusant de se refermer tout à fait. Ce n’était toutefois en aucune façon la faute de Billingsley, qui, elle en était presque sûre, devinait ce qu’elle ressentait et pourquoi, car il était étonnamment perspicace.
« Pardonnez-moi de vous déranger, madame, dit-il, mais il y a un aérodyne qui arrive, HPA vingt minutes, et nous venons de recevoir un message des bureaux du capitaine Bouvier. Pour vous, madame.
— Quel genre de message ? demanda Michelle, dont les yeux s’étrécirent de curiosité.
— Le capitaine Bouvier vous présente les compliments de monsieur Theisman et demande à ce que vous vous rendiez disponible pour ce dernier à votre convenance. »
Les yeux qui s’étaient plissés s’écarquillèrent et cherchèrent vivement ceux de Turner et McGregor – lesquels paraissaient tout aussi surpris.
« L’imminente arrivée de cet aérodyne serait-elle destinée à me faire comprendre que ma convenance doit être rapide ? demanda l’amiral en se retournant vers Billingsley.
— Je dirais que c’est une conclusion assez logique, madame, répondit-il gravement. D’autant que le message du capitaine Bouvier me demandait spécifiquement de boucler une valise pour vous et une pour moi.
— Je vois. » Michelle le fixa encore quelques instants puis soupira. « Très bien, Chris. Si vous voulez bien vous occuper de ça, le commodore Turner, le colonel McGregor et moi avons encore quelques sujets à débattre avant que je ne parte me promener je ne sais où.
— Bien, madame. »
L’aérodyne arriva à l’heure prévue et, compte tenu des circonstances, Michelle se jugea, ainsi que Billingsley, fort efficaces, car ils firent attendre leur chauffeur moins de dix minutes. Elle ignorait si le pilote de l’appareil était au courant du peu de temps dont elle avait disposé pour se préparer à son arrivée, mais lui et un capitaine de frégate à l’uniforme impeccable – ainsi que les deux fusiliers bien armés censés aider les prisonniers de guerre à repousser la tentation de s’emparer du véhicule – l’attendaient respectueusement. Comme elle boitillait jusqu’à l’appareil (sa jambe blessée était encore loin d’être tout à fait remise), le capitaine se mit au garde-à-vous.
« Monsieur Theisman m’a demandé de l’excuser auprès de vous de n’avoir pu vous prévenir plus tôt, amiral Henke », dit-il en lui ouvrant courtoisement l’écoutille. Michelle le remercia d’un signe de tête et prit possession de son siège tandis que Billingsley rangeait leurs bagages dans la soute. L’intendant, sur un geste du capitaine, annexa le siège du fond. L’officier monta alors à son tour, referma l’écoutille et s’installa face à l’amiral, tandis que l’aérodyne bondissait à nouveau dans les airs.
« Monsieur le ministre m’a aussi demandé de vous dire que, selon lui, vous comprendrez les raisons de cette hâte quand il aura pu s’entretenir avec vous, madame, ajouta-t-il.
— Dois-je en conclure que nous sommes en route pour aller le retrouver, capitaine ? demanda Michelle avec un petit sourire, la tête inclinée sur le côté.
— Oui, madame, je pense que vous pourrez en conclure cela sans grande chance de vous tromper.
— Et le vol devrait nous prendre combien de temps ?
— Madame… (le capitaine consulta son chrono puis la regarda à nouveau) notre HPA est dans environ quarante-trois minutes.
— Je vois. » Elle hocha la tête. Quarante-trois minutes ne suffiraient pas à gagner La Nouvelle-Paris, ce qui posait plusieurs questions intéressantes. Cela dit, il était peu probable que ce jeune officier bien poli en connût les réponses. Ou, en tout cas, qu’il fût prêt à l’admettre s’il les connaissait.
« Merci, capitaine », dit-elle avant de se laisser aller au fond du fauteuil confortable et de regarder défiler en contrebas, par le hublot de plastoblinde, les eaux bleu et blanc agitées de la mer de Vaillancourt.
Malgré la courtoisie avec laquelle on l’avait traitée depuis sa capture, Michelle sentit ses nerfs se tendre quand l’aérodyne se posa dans une immense propriété perchée sur un promontoire rocheux. Les vagues en fouettaient les falaises à pic, soulevant des geysers blancs, tandis que des oiseaux de mer filaient et tournoyaient dans la brise puissante. Ce n’étaient toutefois ni les vagues ni les oiseaux qui éprouvaient les nerfs de l’amiral Henke. C’étaient les avions de chasse garés d’un côté et les véhicules blindés légers postés pour couver d’un œil vigilant les abords terrestres de la propriété.
Comme l’aérodyne touchait le sol avec une précision délicate, Michelle leva les yeux et se rendit compte qu’en plus des deux chasseurs sur la piste il y en avait au moins un autre en vol, au-dessus de la propriété, lévitant par antigrav. Ce degré de sécurité ostentatoire aurait rendu nerveux n’importe qui, songea-t-elle, y compris quelqu’un qui n’aurait pas été prisonnier de guerre.
« Si vous voulez bien me suivre, amiral, fit le capitaine quand s’ouvrit l’écoutille de l’aérodyne et se déploya la passerelle.
— Et le maître intendant Billingsley ? demanda-t-elle, satisfaite de constater que sa nervosité ne transparaissait pas dans sa voix.
— Si j’ai bien compris, madame, vous passerez au moins la soirée ici, si bien que le maître intendant Billingsley sera escorté à vos quartiers provisoires pour s’assurer que tout y est bien prêt à vous recevoir. Si cela vous convient, bien sûr ? »
Il parvint à poser cette question comme si elle avait réellement le choix, remarqua Michelle avec un petit sourire.
« Ça me conviendra très bien, capitaine, merci, dit-elle.
— De rien, amiral. Par ici, je vous prie. »
Le jeune officier désigna d’un geste gracieux le bâtiment principal de la propriété, et son interlocutrice hocha la tête.
« Je vous suis, capitaine. »
Il la guida le long d’une pelouse méticuleusement entretenue jusqu’à une antique porte à deux battants, sans moteur – mais surveillée par un garde en civil visiblement compétent –, faite d’un bois exotique ciré à la main dont Michelle ne doutait pas qu’il fut d’une essence indigène. Il y frappa doucement.
« Oui ? lança une voix de l’autre côté de l’huis.
— L’amiral Henke est là, dit le capitaine.
— En ce cas, faites entrer. »
Ce n’était pas la voix de Thomas Theisman. Elle était féminine et, quoique étouffée par la porte, paraissait vaguement familière. Les battants s’ouvrirent, Michelle les franchit et se retrouva face à face avec la présidente Pritchart.
La surprise la fit hésiter un instant mais elle se secoua et s’avança. Elle remarqua un autre garde du corps en civil, une femme celui-là. La présence de Pritchart donnait soudain un sens à toutes les précautions mises en œuvre dans la propriété, songea Michelle, tandis que son hôtesse lui tendait la main et que Thomas Theisman, assis derrière elle, se levait.
« Madame la présidente, murmura l’amiral, en laissant un sourcil se hausser quand elle serra la main offerte.
— Je vous demande pardon de ces petites cachotteries, amiral, fit Pritchart avec un charmant sourire. Elles n’étaient pas tant dirigées contre vous que contre quiconque pourrait se demander où vous êtes et avec qui vous discutez. Ce n’était sans doute pas nécessaire mais, compte tenu des circonstances, j’ai préféré pécher par excès de prudence.
— J’espère que vous m’excuserez, madame la présidente, de remarquer que tout cela me paraît bien mystérieux.
— Je n’en doute pas. » La Havrienne sourit à nouveau et lâcha la main de Michelle pour lui désigner deux fauteuils confortables face à celui que venait de quitter Theisman. « Asseyez-vous, je vous en prie : je vais essayer de dissiper un peu le mystère. »
La visiteuse obéit à cet ordre poli. Le siège était tout aussi moelleux qu’il en avait l’air et elle s’y laissa aller, tandis que son regard se posait tour à tour sur Theisman et Pritchart. La seconde lui rendit ce regard quelques instants puis tourna la tête vers le garde du corps debout derrière elle.
« Éteignez les enregistreurs, Sheila, dit-elle.
— Madame la présidente, les enregistreurs sont déjà… commença l’intéressée, mais Pritchart secoua la tête en souriant.
— Sheila, dit-elle sur un ton de reproche, je sais fort bien que votre enregistreur personnel est encore branché. » Comme son employée la regardait, elle agita un doigt vers elle en guise de réprimande. « Je ne crois pas un instant que vous soyez une espionne, Sheila, reprit-elle sèchement, mais je sais que la procédure standard est d’enregistrer tout ce qui se passe en ma présence afin qu’il reste une trace si je devais être tuée par un micrométéorite égaré ou si une mouette folle furieuse parvenait à franchir le rempart de mes intrépides gardiens pour se jeter férocement sur moi. Dans le cas présent, toutefois, nous allons nous en dispenser.
— Bien, madame », acquiesça la dénommée Sheila au bout d’un moment, avec une mauvaise grâce évidente. Elle toucha un point précis de son revers puis croisa les mains derrière le dos et adopta une position que des militaires auraient appelée « repos de parade ».
« Merci, dit Pritchart avant de se retourner vers Michelle.
— Si vous aviez pour but de retenir à coup sûr toute mon attention, c’est réussi, madame, déclara cette dernière.
— Ce n’était pas mon seul objectif mais je ne me plaindrai pas s’il est atteint, répondit la présidente.
— Alors puis-je vous demander de quoi il retourne ?
— Certainement, mais je crains que cela ne soit un tout petit peu compliqué.
— Je ne sais pas pourquoi, madame, ça ne me surprend pas.
— J’imagine que non. » Pritchart se cala au fond de son propre fauteuil, ses yeux topaze attentifs tandis qu’elle fixait Michelle durant quelques secondes, comme pour organiser ses pensées. Enfin, elle se décida. « J’espère que vous vous rappelez notre conversation dans votre chambre d’hôpital, amiral. Si vous vous souvenez bien, je vous ai dit que j’aimais à croire que nous pourrions mettre un terme aux combats sans qu’il soit besoin à un camp de massacrer tous ceux de l’autre. »
Elle marqua une pause. Michelle acquiesça.
« Eh bien, je pense que nous pouvons y arriver. Ou, du moins, qu’il y a au moins une chance pour que ce soit le cas, acheva doucement Pritchart.
— Je vous demande pardon ? » Michelle s’avança sur son fauteuil, les yeux soudain très étrécis.
« Amiral Henke, nous avons récemment reçu des rapports concernant des événements survenus dans l’amas de Talbot. » L’expression de l’amiral révéla sa surprise devant cet apparent coq-à-l’âne. Pritchart secoua la tête. « Continuez de m’écouter. Je vous assure que ce n’est pas sans rapport.
— Si vous le dites, madame la présidente, répondit Michelle, un peu dubitative.
— Or donc, nous avons été mis au courant d’événements survenus dans l’amas de Talbot. J’ai peur que ce ne soit pas exactement une bonne nouvelle de votre point de vue, amiral. Je suis sure qu’avant votre capture vous étiez bien plus au fait que nous des soi-disant « mouvements de résistance » nés sur deux ou trois mondes de l’amas. Nous avons fait de notre mieux pour nous tenir au courant de cette situation, puisque tout ce qui distrait l’attention et les ressources de votre Royaume stellaire ne peut que nous avantager, mais cela n’avait pas la même priorité que d’autres opérations de renseignement, aussi ne disposons-nous pas d’informations complètes, loin de là. Toutefois, nos priorités se sont déplacées radicalement au cours des derniers jours.
— Et cela s’est produit parce que… ? demanda Michelle, obligeante, quand la présidente s’interrompit.
— Cela s’est produit, amiral, parce que, d’après les sources d’information que nous cultivons, l’un de vos commandants de bord a découvert des éléments prouvant qu’une puissance étrangère à l’amas manipule et finance ces mouvements de résistance. Il semble tenir l’Union de Monica pour directement impliquée dans cette manipulation et il a lancé une opération préventive non autorisée contre Monica afin de la faire cesser. »
Michelle fixait la Havrienne, incapable de dissimuler son abasourdissement.
« Quoique nos informations soient très incomplètes, continua Pritchart, quelques faits restent clairs à nos yeux. Le premier, bien sûr, est que Monica sert depuis beau temps de façade à la Direction de la sécurité aux frontières, ce qui suggère donc que la DSF est impliquée dans ce qui se passe, quoi que ce soit. En supposant, bien sûr, que les soupçons de votre capitaine se révèlent fondés. Et le deuxième, j’en ai peur, c’est que, s’il lance réellement une frappe préventive contre Monica, votre Royaume stellaire se retrouvera face à la perspective d’une échauffourée avec la Flotte de la Ligue solarienne. »
La présidente croisa les jambes et s’adossa, laissant à son interlocutrice le temps de dépasser le choc initial et d’absorber les implications de ce qu’elle venait de dire. Michelle se força à ne pas déglutir tandis que ces implications la traversaient. Elle n’imaginait pas quelle chaîne de preuves aurait pu pousser un commandant de la Flotte royale manticorienne sain d’esprit vers ce qui pouvait aisément se changer en une confrontation directe avec la spatiale la plus puissante de toute l’histoire de l’humanité.
Bon, la plus nombreuse, en tout cas, fit une petite voix dans un coin de sa tête. Les rapports de la DGSN affirment tous que la FLS ne possède pas encore les nouveaux compensateurs ni de coms supra-luminiques, ni de capsules lance-missiles correctes ni de porte-capsules ni – surtout – de MPM. Mais ce qu’elle a, c’est environ deux mille cent super cuirassés en activité, au moins deux ou trois fois plus en réserve, la plus grande base industrielle et technologique de la Galaxie… et quelque chose comme deux mille systèmes stellaires pleinement développés. Plus, bien sûr, les Marges tout entières à exploiter à volonté.
Michelle n’ignorait pas que certains des penseurs tactiques manticoriens les plus… enthousiastes affirmaient depuis des années que les avancées en matière de technologie militaire nées de la course aux armements, en raison de la guerre ouverte entre le Royaume stellaire et Havre, avaient rendu obsolète toute la Flotte de la Ligue. À titre personnel, elle était moins sûre que les avantages évidents de Manticore en de nombreux domaines fussent synonymes d’avantages dans tous les domaines. Elle était certes persuadée qu’une force d’intervention manticorienne pouvait aisément démolir une force solarienne comparable, et sûrement même sans transpirer. Au contraire des enthousiastes, toutefois, elle doutait (doux euphémisme) que tous les avantages tactiques manticoriens réunis pussent compenser un énorme désavantage stratégique : la différence entre les populations manticorienne et solarienne, ainsi qu’entre leurs bases de ressources et d’industries.
Et la base technique générale des Solariens n’a rien de minable non plus. On a sans doute une certaine avance générale, parce que la guerre pressure tous les services de recherche depuis cinquante ans, mais, si c’est le cas, elle n’est pas plus épaisse qu’un ongle. Et, une fois que leur flotte se réveillera et sentira l’odeur du café, ils auront énormément de gens à mettre au travail pour réduire l’écart. Sans parler de leur potentiel de construction s’ils s’organisent. D’ailleurs, les forces de défense locales de certains systèmes membres de la Ligue sont bien plus innovatrices que les corps des officiers généraux de la FLS depuis des temps immémoriaux. Il est impossible de savoir ce qu’elles ont pu réaliser ni la vitesse avec laquelle l’emploi d’une petite surprise concoctée pour nous par l’une d’elles pourrait se généraliser une fois qu’on aurait fait saigner du nez la Ligue à une ou deux reprises. Et certaines des FDL sont presque aussi importantes – voire plus – à elles seules que ne l’était toute notre flotte avant que l’oncle Roger ne commence à entasser.
Elle sentit son équilibre lui revenir tandis que s’apaisait le choc produit par les informations de Pritchart. Toutefois, quelle espèce de malade mental… ?
« Excusez-moi, madame la présidente, fit-elle, mais vous disiez qu’un de nos commandants était mêlé à cette histoire. Savez-vous lequel ?
— Thomas ? » Pritchart se tourna vers Theisman, un sourcil arqué. Le ministre de la Guerre eut un sourire un peu aigre.
« D’après nos rapports, amiral, je pense que vous reconnaîtrez son nom aussi bien que moi. C’est Terekhov – Aivars Terekhov. »
Michelle sentit ses yeux s’écarquiller à nouveau. Elle n’avait jamais rencontré Aivars Aleksovitch Terekhov mais son nom lui était sans aucun doute familier. Et elle n’était pas le moins du monde surprise que Theisman le reconnût aussi, compte tenu de la performance dudit Terekhov durant la bataille de Hyacinthe et des excuses personnelles que lui avait faites le ministre pour les atrocités perpétrées par le Service de sécurité sur les survivants de son équipage après leur capture. Quelle mouche avait bien pu piquer un homme avec de tels états de service et une telle expérience pour qu’il aille déclencher des hostilités avec la Ligue solarienne ?
« Étant donné qu’il s’agit du capitaine Terekhov, nous devons supposer d’une part qu’il est persuadé de détenir des preuves irréfutables, reprit Theisman comme s’il avait pu lire dans ses pensées, et d’autre part que son étude de la situation l’a convaincu que seule une action rapide et décisive – sûrement destinée à tuer dans l’œuf ce qui se prépare, quoi que ce soit – pourra prévenir quelque chose de pire. De votre point de vue, bien sûr. »
Oh, merci beaucoup pour cette petite précision, monsieur le ministre ! songea Michelle avec rancœur.
Pritchart lança à Theisman un coup d’œil modérément sévère, comme pour lui reprocher son indélicatesse. Ou bien comme si elle voulait faire croire à son « invitée » qu’elle le réprimandait d’un commentaire en fait préparé avec soin. Ce qui ne modifiait cependant pas la justesse de sa remarque, en supposant que la présidente et lui eussent dit vrai. Or toute question concernant leurs échanges diplomatiques d’avant-guerre mise à part, elle ne voyait pas quel intérêt ils pourraient avoir à tromper un prisonnier de guerre.
« Puis-je vous demander pourquoi exactement vous me dites tout cela ? s’enquit-elle après une poignée de secondes.
— Parce que je veux que vous compreniez à quel point la position stratégique du Royaume stellaire vient de devenir grave, amiral », répondit Pritchart sur un ton égal en lui rendant son regard. Michelle se hérissa légèrement en elle-même, mais déjà l’autre femme poursuivait : « Je me doute, amiral Henke, qu’un officier de votre ancienneté, servant sous les ordres directs de la duchesse Harrington et étroitement lié à la reine a eu accès aux rapports de renseignement concernant notre supériorité numérique actuelle. Je sais pertinemment que la technologie militaire de votre Alliance manticorienne garde une avance notable sur la nôtre, et je mentirais en disant que Thomas et moi sommes sûrs que notre avantage numérique suffirait à combattre votre avance qualitatif. Nous pensons que c’est le cas, ou que ce le sera bientôt, mais nous avons tous les deux fait l’expérience personne très déplaisante de la… disons de la solidité de votre Flotte.
» Toutefois, ce nouvel élément vient donc de s’ajouter à l’équation. Ni vous ni moi n’avons la moindre idée à ce stade des conséquences – à court ou long terme – que produiront les initiatives de votre capitaine Terekhov. Vu le quotient d’arrogance de la Ligue solarienne en ce qui concerne les « néobarbares » tels que le Royaume stellaire et la République, cependant, j’estime tout à fait possible que ses administrateurs locaux et ses amiraux réagissent sans comprendre combien l’avantage qualitatif de votre Flotte pourrait se révéler dévastateur pour eux. En d’autres termes, le risque que Manticore se retrouve plongé dans une confrontation ultimement fatale avec la Ligue est, selon moi, tout à fait réel.
— Et, compte tenu de la diversion que cela implique, dit Michelle, non sans essayer d’empêcher l’amertume de marquer sa voix, je suppose que vos calculs concernant votre supériorité numérique ont révisé vos perspectives à la hausse, madame la présidente.
— Pour être tout à fait franc, amiral, intervint Theisman, la plupart de mes analystes du Nouvel Octogone ont d’abord estimé que la seule question à se poser était de savoir si nous devions passer à l’offensive immédiatement ou attendre un peu dans l’espoir qu’une situation aggravée dans le Talbot vous force à vous affaiblir encore plus sur notre front. »
Il lui rendit son regard sans ciller et elle ne lui en voulut pas. À la place de la République, elle aurait eu exactement les mêmes idées, après tout.
« Ç’a été la première idée des analystes, acquiesça Pritchart, et la mienne aussi, j’en ai peur. J’ai été trop longtemps commissaire du peuple pour la Flotte populaire, sous l’ancien régime, pour ne pas d’abord réfléchir en ces termes. Mais ensuite une autre pensée m’est venue… milady du Pic-d’Or. »
L’abrupt changement de ton de la présidente prit Michelle à contre-pied. Tout en se blottissant au plus profond de l’étreinte réconfortante de son fauteuil, elle se demanda ce que cela annonçait.
« Et cette pensée était, madame la présidente ? demanda-t-elle au bout d’un moment, méfiante.
— Milady, j’étais tout à fait franche avec vous dans votre chambre d’hôpital. Je souhaite trouver un moyen de mettre un terme à cette guerre, et j’aimerais que ce soit sans tuer plus de gens qu’absolument nécessaire – dans les deux camps. En raison de cette préférence, j’ai une proposition à vous faire.
— Quelle proposition ? interrogea Michelle en observant avec attention l’expression de son interlocutrice.
— Je vous ai déjà dit que nous envisagions de proposer un échange de prisonniers. Ce que j’ai en tête, c’est de vous relâcher et de vous renvoyer dans le Royaume stellaire, si vous nous donnez votre parole de ne prendre part à aucune opération active contre la République jusqu’à être officiellement échangée avec un de nos propres officiers capturés par Manticore.
— Pourquoi ? demanda sèchement Michelle.
— Parce que j’ai besoin d’un émissaire auquel votre reine prêtera vraiment attention. Quelqu’un qui soit assez proche d’elle pour lui porter un message qu’elle écoutera, même s’il vient de moi.
— Et le message en question serait ? »
Elle se prépara au pire. Le caractère de sa cousine Élisabeth était célèbre… voire tristement célèbre. C’était en partie une de ses forces – ce qui la rendait si efficace et lui avait valu le surnom d’Âme d’acier parmi les chats sylvestres. C’était aussi sa plus grande faiblesse, selon Michelle – qui se faisait peu d’illusions sur la manière dont réagirait Élisabeth III quand la République de Havre lui ferait remarquer que sa position venait de devenir désespérée et qu’il était temps pour elle de songer à se rendre.
« Ce message serait, milady, que je propose officiellement, en tant que chef d’État de la République, une réunion au sommet entre elle et moi. Réunion qui aurait lieu sur un terrain neutre de son choix, dans le but de discuter des possibilités de mettre un terme au conflit actuel entre nos deux nations stellaires et aussi, si elle le désire, des circonstances et du contenu de notre correspondance diplomatique d’avant-guerre. En outre, je serai prête à aborder toute autre question qu’il lui plaira de porter à l’ordre du jour. Je déclarerai un arrêt des offensives menées par les forces de la République à compter du moment où vous accepterez de porter notre message à la reine, et je ne reprendrai ces opérations sous aucun prétexte avant que sa réponse ne me soit parvenue à La Nouvelle-Paris. »
Michelle parvint à empêcher sa mâchoire de s’affaisser mais une très légère étincelle dans les beaux yeux de la présidente lui apprit qu’elle n’aurait pas intérêt à envisager une carrière de diplomate ou de joueuse professionnelle.
« Je me rends compte que ceci vous cause… une légère surprise, milady, reprit Pritchart en un colossal euphémisme. Toutefois, et pour beaucoup de raisons, je pense que vous n’avez d’autre choix que d’accepter de porter mon message à la reine Élisabeth.
— Oh, vous pouvez sans crainte considérer cela comme acquis, madame la présidente, dit Michelle sur un ton neutre.
— Je pensais bien que ce serait le cas. » La Havrienne eut un léger sourire puis jeta un coup d’œil à Theisman avant de se retourner vers son interlocutrice. « Pour résumer, Sa Majesté doit se sentir libre d’inclure tout ce qu’elle voudra dans nos réunions. J’espère que nous pourrons réduire état-major et conseillers à un nombre gérable lors des conversations directes, face à face, que j’espère tenir. Nous avons toutefois une requête spécifique en ce qui concerne les conseillers qu’elle pourrait choisir d’emmener.
— Et ce serait, madame la présidente ? demanda l’amiral Henke avec prudence.
— Nous aimerions stipuler que la duchesse Harrington soit présente. »
Michelle se retint – elle ne sut comment – d’observer la réaction de Theisman à ce que venait de dire la présidente, mais elle ne put s’empêcher de ciller. À cet instant, elle regrettait avec une intensité brûlante de ne pas être un chat sylvestre, capable de lire dans l’esprit d’Héloïse Pritchart. D’après son entretien avec Theisman, il était évident que la République de Havre – ou au moins ses services de renseignement – connaissait les comptes rendus des médias manticoriens sur les chats et leurs talents récemment confirmés. On devait savoir aussi que, même si Élisabeth voulait bien laisser Ariel à la maison, Honor n’accepterait jamais de laisser Nimitz. De fait, Theisman avait constaté de visu l’attachement qui liait la duchesse Harrington et son chat. Pritchart invitait donc délibérément quelqu’un qui disposait d’un détecteur de mensonges vivant à suivre ses conversations avec le monarque d’une nation stellaire ennemie. À moins, bien sûr, de supposer qu’une personne à l’évidence aussi compétente qu’elle, dotée de conseillers aussi compétents que Thomas Theisman, n’eût pas conscience de ce qu’elle venait de faire.
« Si la reine accepte votre proposition, madame la présidente, je ne vois pas pourquoi elle refuserait d’inclure la duchesse Harnngton dans sa délégation officielle. D’ailleurs, même s’il s’agit là seulement de mon opinion, je pense que le statut unique de Sa Grâce, à la fois dans le Royaume stellaire et sur Grayson, ferait d’elle une participante idéale à un tel sommet.
— Et croyez-vous que la reine acceptera, amiral du Pic-d’Or ?
— Ça, c’est une question sur laquelle je ne me permettrais même pas de me prononcer », répondit Michelle avec franchise.