CHAPITRE XXII
En dépit des 45 °C qui régnaient sur le tarmac, Malko eut l’impression d’être plongé brutalement dans une chambre froide. Ainsi, il s’était fait berner par un chef de guerre somalien, comme un débutant ! Une fois de plus, il avait risqué sa vie pour rien…
— Vous m’entendez ? cria Richard Spicer dans l’écouteur. Où êtes-vous ?
— À Djibouti, je viens de m’y poser. Vous êtes certain de cette information ?
— Absolument, confirma le chef de station de Londres. On me communique toutes les interceptions de l’océan Indien et de la mer Rouge. Le cas de ce navire m’a interpellé parce qu’il arrivait de la Corne de l’Afrique où se trouve Mogadiscio. C’était le seul.
— Où est-il maintenant ?
— Il doit être arrivé à son port de destination, à côté de Karachi. Un chantier naval.
— Il faut vérifier, insista Malko. Ce chef de guerre n’avait pas intérêt à me raconter des histoires.
Il eut soudain une idée :
— Vous avez le téléphone de votre correspondant de l’ISI, à Islamabad ?
— Oui, bien sûr, c’est le colonel Hussein Hakim.
— Donnez-le-moi et prévenez la station d’ici. Je vais utiliser son téléphone protégé. Grâce à Aisha Mokhtar qui parle urdu, cela sera plus facile de s’expliquer.
— D’accord. Filez à l’ambassade au lieu du Sheraton. Je préviens le chef de station qu’on vous apporte toute l’aide nécessaire. J’espère que nous allons avancer. Je suis submergé de messages de Langley. Ils comptaient beaucoup sur votre déplacement à Mogadiscio.
— Moi aussi, reconnut Malko, partagé entre la déception et l’incompréhension.
Musa Sude n’avait pas inventé le nom de l’Anodad Naree. Donc, le piège était ailleurs.
Le 4 × 4 blanc fonçait vers le centre-ville. L’ancienne colonie française n’avait guère changé depuis son indépendance : une ville plate, laide, où s’affrontaient deux ethnies, les Afars et les Issas. Des troupes françaises y stationnaient encore, mais la CIA y avait une énorme base opérationnelle. Malko se retourna vers Aisha Mokhtar.
— Je suis sûr que ce Somalien m’a dit la vérité, dit-il. La coïncidence est impossible… Si l’Anodad Naree est reparti d’El-Ma’an, l’engin nucléaire à son bord, ce n’était pas pour aller au Pakistan.
— Il a peut-être rencontré un autre navire pour lui remettre cette bombe, avança la jeune femme.
Malko secoua la tête avec incrédulité.
— En cette saison, l’océan Indien est très agité. C’est la mousson d’été. Le transbordement en pleine mer serait impossible. Non, il y a autre chose que je ne comprends pas.
*
* *
Aisha Mokhtar reposa le téléphone sécurisé de la salle du chiffre. Depuis vingt minutes, elle discutait avec animation avec le colonel Hussein Hakim. Ce dernier, prévenu par le chef de station de la CIA de Londres, s’était montré extrêmement coopératif. Il avait pourtant fallu insister lourdement pour qu’il accepte d’envoyer une équipe de l’ISI, à partir de Karachi, inspecter au chantier de Gaddani l’Anodad Naree, en cours de démolition. À ses yeux, c’était une démarche inutile.
— Il envoie des agents de l’ISI de Karachi, en hélicoptère, annonça-elle. Nous aurons des éléments de réponse dans deux à trois heures, mais il ne comprend pas ce que nous cherchons.
— Je n’en sais rien moi-même ! avoua Malko. Je veux être certain que ce navire est bien celui signalé par Musa Sude. Si c’est le cas, nous sommes au point mort. Mais on aura tout essayé…
Il régnait une fraîcheur délicieuse dans le bureau du chef de station de Djibouti, parti peu après leur arrivée superviser un lancement de drones « offensifs » en direction du Yémen, de l’autre côté de la mer Rouge. Il ne restait que sa secrétaire dans le bureau voisin. Elle surgit et demanda :
— Voulez-vous qu’une voiture vous emmène au Sheraton ?
— Je pense que nous allons rester ici, dit Malko. Nous devons rappeler dans peu de temps le Pakistan.
— Voulez-vous manger quelque chose ?
Ils n’avaient pas déjeuné, mais Malko était incapable d’avaler un petit pois.
— Je voudrais du café, demanda Aisha Mokhtar.
Ils s’effondrèrent tous les deux dans les profonds fauteuils de cuir du chef de station. Terrassé par la chaleur, la tension nerveuse, la fatigue, Malko s’assoupit. C’est la voix d’Aisha qui le réveilla en sursaut.
— Le téléphone sonne !
Il bondit sur l’appareil et reconnut immédiatement la voix du colonel Hussein Hakim.
— Parlez-lui ! demanda-t-il à Aisha.
La conversation s’engagea en urdu. La jeune Pakistanaise se mit à noter des indications. Par-dessus son épaule, Malko remarqua deux mots en lettres capitales : SALINTHIP NAREE ! Elle raccrocha enfin et résuma sa conversation.
— Les agents de l’ISI ont retrouvé l’Anodad Naree. On avait déjà commencé à le découper. L’équipage – des Pakistanais et des Arabes – avait disparu. En examinant sa coque, ils ont découvert que ce navire avait été repeint récemment. Avant, il portait le nom que j’ai écrit :
Salinthip Naree. Port d’attache, Bangkok. La peinture était encore fraîche…
Malko sentait la tête lui tourner.
— Attendez ! fit-il. Ce navire qui a été contrôlé par l’US Navy, sous le nom d’Anodad Naree s’appelait avant Salinthip Naree ?
— C’est ce que m’a dit le colonel Hakim.
— Et le changement de nom est récent ?
— D’après lui, quelques jours.
Malko sautait déjà sur le téléphone. Dès qu’il eut Richard Spicer en ligne, il lui expliqua son étrange découverte.
— Appelez le registre de la Lloyd, fit-il. Il faut tout savoir sur ces deux navires.
Le chef de station de Londres nota les deux noms et Malko raccrocha, les nerfs à vif.
— Vous savez ce qui se passe ? demanda Aisha.
— Pas encore, mais nous allons le savoir.
Le téléphone sonna vingt minutes plus tard. Richard Spicer semblait tétanisé.
— Quelque chose ne colle pas. Le Salinthip Naree est un cargo qui appartient à la compagnie thaïe Precious Shipping Ltd, un armateur thaïlandais honorablement connu, qui possède une cinquantaine de navires. L’Anodad Naree appartenait à la même compagnie jusqu’en 2003. Il a été vendu à un armateur de Malte, Mediterranean Shipping, à qui il appartient toujours. Les deux navires sont des sisterships, construits par le même chantier japonais en 1982.
Malko demeura muet quelques secondes, puis eut l’impression que la foudre venait de frapper son cerveau.
— Des sisterships ! s’exclama-t-il. C’est-à-dire que les deux navires sont identiques ! Qu’on a pu les intervertir en changeant simplement le nom… Il faut appeler d’urgence Precious Shipping Ltd à Bangkok et savoir où se trouve actuellement le Salinthip Naree.
— En ce moment, il est huit heures du soir en Thaïlande, objecta Richard Spicer après une courte réflexion.
— En ce moment, répliqua Malko, un navire ayant à son bord un engin nucléaire navigue avant d’aller faire exploser sa charge quelque part… Peut-être à Londres. Que la station de Bangkok se débrouille avec leurs homologues. Qu’ils interrogent le port de Bangkok.
— Je vous rappelle, fit simplement Richard Spicer. Malko se rassit, épuisé, sentant qu’il touchait au terme de son enquête. Le sang battait à ses tempes. Aisha Mokhtar retourna s’effondrer dans son fauteuil. Cette fois, l’attente fut plus longue. Presque une heure. Le téléphone sonna enfin.
— Le Salinthip Naree a quitté Bangkok il y a trois semaines environ, avec une cargaison de 18 000 tonnes de riz, à destination d’Israël, qui doit être débarquée dans le port de Haifa, annonça le chef de station de la CIA de Londres.
*
* *
Israël ! Personne n’avait pensé à cet objectif. D’un coup, tout était clair. L’engin nucléaire était bien arrivé à Mogadiscio où il avait été chargé sur le sistership du Salinthip Naree, l’Anodad Naree, qui avait changé de propriétaire deux ans plus tôt. Ensuite, les deux navires s’étaient rejoints quelque part dans l’océan Indien et avaient échangé leurs identités, L’Anodad Naree continuant sa route vers Israël avec l’engin nucléaire dans ses cales, sous le nom de Salinthip Naree, tandis que ce dernier – le vrai – allait se faire découper au chalumeau à Gaddani.
Le crime parfait.
Évidemment, il avait fallu la complicité d’une partie de l’équipage du Salinthip Naree, mais c’était tout à fait possible. Quant à l’équipage du bateau pirate, ce devaient être des membres d’Al-Qaida ayant fait le sacrifice de leur vie, comme les pilotes du 11 septembre 2001, qui étaient quand même vingt…
La voix de Richard Spicer parvint à Malko comme dans un brouillard.
— D’après nos calculs, le faux Salinthip Naree n’a pas encore franchi le canal de Suez. Nous avons vérifié avec les Égyptiens, sans leur dire pourquoi. Il doit être quelque part en mer Rouge.
— Il faut agir sans précipitation, recommanda Malko. Nous ignorons tout de leur méthode de mise à feu. Il ne faudrait pas que, surpris, ils fassent exploser leur bombe, même en pleine mer. L’impact psychologique serait dévastateur.
— Nous serons extrêmement prudents, assura Richard Spicer. Heureusement, il y a le point de passage obligé du canal de Suez. Cela nous donne quelques heures de répit. Les autorités israéliennes vont être prévenues tout de suite. Pour le président Bush, c’est déjà fait. Je vous tiens au courant, et bravo !
Le téléphone raccroché, le silence retomba dans la pièce, troublé seulement par le chuintement du climatiseur. Malko croisa le regard d’Aisha, debout à côté de lui. Il pétillait.
— C’est merveilleux ! souffla-t-elle d’une voix altérée. Tu es merveilleux.
La seconde suivante, elle était collée-serrée contre lui, lui enfonçant une langue d’un mètre de long au fond du gosier. La victoire proche déchaînait sa libido. Sans même verrouiller la porte du bureau, elle tomba à genoux devant lui, l’enfonçant sauvagement dans sa bouche.
Malko voyait dix mille étoiles, gonflé de satisfaction, après tant de tensions. Lorsqu’il releva Aisha en la tirant par ses cheveux noirs, elle s’allongea d’elle-même à plat dos sur le bureau, après s’être débarrassée de son pantalon de toile et de sa culotte. Malko s’enfonça en elle d’un trait et se mit à la baiser comme un soudard. Explosant une minute plus tard, accompagné d’un cri aigu de la jeune femme.
Celle-ci avait à peine reposé les pieds à terre que la secrétaire du chef de station frappa à la porte et passa la tête.
— Vous avez appelé ? Voulez-vous un peu de thé ou des sandwichs ?
— Avec plaisir ! dit Malko, le pantalon sur les chevilles.
*
* *
Aisha et Malko avaient gagné le Sheraton, emportant un portable sécurisé remis par le chef de station enfin revenu. La nuit était tombée. Deux heures s’étaient écoulées depuis le dernier coup de fil de Richard Spicer. Après avoir pris une douche, Malko et Aisha se reposaient, quand le portable sécurisé sonna enfin.
— Nous avons localisé le Salinthip Naree, annonça Richard Spicer. Les Égyptiens nous ont prévenus qu’il a demandé un pilote pour traverser le canal de Suez très tôt, demain matin.
— Enfin ! soupira Malko. Quand programmez-vous une intervention ?
— Nous ne ferons rien durant la traversée du canal, qui dure environ dix heures. Il faut attendre qu’il soit en Méditerranée. C’est-à-dire demain après-midi. Là, nous allons faire face à un autre problème.
— Lequel ?
— Les Israéliens. Ils sont évidemment en alerte maximale, et ont averti que si le Salinthip Naree approchait à moins de cinquante milles des côtes israéliennes, ils le détruiraient.
— Comment ?
— Ils ont des F-16 et des sous-marins. Mais ce n’est pas certain qu’ils le coulent du premier coup. Et alors…
— Bien, quel est votre plan ?
— La Navy y réfléchit. Tout sera prêt pour intervenir demain. Nous avons quelques heures de répit. La décision finale appartient à la Maison Blanche.
— O.K., conclut Malko, je crois que je vais dormir un peu. Rien ne se passera cette nuit. J’ai une faveur à vous demander.
— Ce que vous voulez.
— Je tiens à ce qu’un avion soit à ma disposition dès demain matin à la base de Djibouti.
— Vous voulez rentrer chez vous ? À Londres ?
— Non, je veux assister à la fin de cette histoire.
Richard Spicer eut un rire sans joie.
— Vous risquez de vous transformer en chaleur et en lumière s’il y a la moindre fausse manœuvre.
— Si cela se produisait, remarqua Malko, je ne partirais pas tout seul. Je vous rappelle que Le Caire compte près de quinze millions d’habitants et que les particules radioactives voyagent vite, portées par le vent.
Le Salinthip Naree venait de quitter Suez pour la traversée des 163 kilomètres du canal de Suez, guidé par un pilote égyptien monté à bord. Il n’était que six heures du matin, mais il faisait déjà grand jour. Yassin Abdul Rahman, de la dunette, regardait les dernières étoiles s’éteindre. À part le capitaine malais et le mécanicien, les membres d’équipage donnaient, sauf ceux affectés à la manœuvre dans le canal…
Le jeune Égyptien adressa une ultime prière à Allah. Il avait auparavant appréhendé cette traversée du canal, tout en connaissant le laxisme des autorités égyptiennes. Or, tout avait l’air de bien se passer. L’équipage d’une vedette de la douane égyptienne était monté à bord et avait vérifié les papiers et le manifeste du Salinthip Naree, ne faisant aucune observation… Désormais, il n’y avait plus d’obstacle avant leur objectif : Haifa.
Sauf un contrôle impromptu et peu probable en pénétrant dans la Méditerranée. Le prochain contrôle, prévu celui-là, serait celui de la marine israélienne, en veille à une vingtaine de milles des côtes, qui interrogeait systématiquement tous les navires se dirigeant vers un port israélien. Ce contrôle-là ne présentait pas de risque non plus. Les Israéliens n’allaient pas fouiller les sacs de riz et le manifeste du Salinthip Naree était parfaitement en ordre.
*
* *
Malko fut collé à son siège par le décollage du Learjet qui montait à un angle de près de 30° dans le ciel bleu cobalt de Djibouti. Il était un peu plus de midi. Le plan de vol prévoyait une escale technique au Caire, afin de refaire le plein après un vol de près de 2 500 kilomètres. Ensuite, le Learjet repartirait pour survoler la Méditerranée à la sortie de Port-Saïd. Son plan de vol serait communiqué au fur et à mesure aux autorités de la zone.
Aisha Mokhtar s’était assoupie tout de suite après le décollage et Malko regardait défiler le désert en dessous de lui. En ce moment, beaucoup de gens retenaient leur souffle. À Londres, à Washington, en Israël. Personne n’avait encore été confronté à ce genre de problème. La moindre fausse manœuvre pouvait déclencher une catastrophe sans nom.
Avant le décollage, il avait eu une brève conversation avec Richard Spicer. Ce dernier lui avait confirmé qu’un plan définitif n’avait pas encore été arrêté. En ce moment, le Salinthip Naree se trouvait encore dans le canal du Suez. Malko tournait et retournait dans sa tête les données du problème. Un arraisonnement était hors de question. Un abordage par surprise était techniquement impossible. Bien que ne filant que 12 nœuds à l’heure, le Salinthip Naree ne pouvait être pris d’assaut que par une opération héliportée qui laisserait trop de temps aux fous de Dieu pour réagir. On avait évidemment affaire à un commando suicide, impossible à intimider. Il ne restait que l’effet de surprise. Mais comment ? Il restait peu de temps : dès qu’il entrerait dans la zone contrôlée par les Israéliens, ceux-ci n’hésiteraient pas une seconde à l’attaquer, quels que soient les dégâts collatéraux. Et on ne pouvait pas les blâmer…
Sans s’en rendre compte, il s’assoupit. Pour se réveiller en sursaut, secoué doucement par le chef de cabine.
— Sir, nous allons nous poser au Caire.
Il aperçut, sur la gauche, les pyramides. Un quart d’heure plus tard, le Learjet se posait sur l’aéroport militaire du Caire, pour être immédiatement ravitaillé. Pendant l’escale, le chef de bord vint vers Malko.
— Sir, il y a une communication sur le canal 3.
Le Learjet, souvent utilisé par la CIA pour des missions secrètes, disposait d’un équipement de communication sophistiqué. Le canal 3 était sécurisé. Malko prit les écouteurs et reconnut la voix de Richard Spicer.
— La Maison Blanche a donné l’ordre de couler le Salinthip Naree dès sa sortie du canal de Suez, annonça l’Américain. Deux de nos sous-marins se dirigent vers la zone. Un sous-marin israélien s’y trouve déjà. Nos sous-marins ont ordre de tirer chacun une salve de deux torpilles ayant chacune une charge de 300 kilos d’explosif super-brisant. L’état-major de la Navy, qui s’est fait communiquer les plans du Salinthip Naree, afin de frapper à coup sûr, estime que le vraquier coulera instantanément. Sans que l’équipage puisse réagir.
— Il ne faut pas longtemps pour appuyer sur le déclencheur d’un détonateur, remarqua Malko.
— Il n’y a pas d’autre solution, souligna Richard Spicer. En ce moment, le Salinthip Naree, surveillé par un drone, arrive à Port-Saïd. Nous attendrons qu’il se soit éloigné des côtes égyptiennes pour frapper. Vous voulez toujours venir ?
— Plus que jamais, confirma Malko.
— Et votre amie ?
— Je le pense aussi.
— Well, dans ce cas, le pilote va redécoller, le plein fait, et rester en liaison avec nous. Je vous souhaite bonne chance.