CHAPITRE XXI

 

Sous la protection de quatre miliciens, Aisha, Malko et Omar se restauraient dans une minuscule gargote en bordure du marché de Bakara. Du riz, du kebab, des fruits, le tout arrosé de Pepsi. Omar paraissait nerveux. La journée était passée sans apporter aucune nouvelle de Musa Sude.

— J’espère que Osman Ali « Atto[50] » n’apprendra pas que vous avez rencontré Musa Sude.

— Pourquoi ? demanda Malko, étonné.

— Il serait jaloux.

— C’est ennuyeux ?

Le Somalien but une gorgée de Pepsi et dit d’une voix égale :

— Oui, il pourrait vouloir vous enlever pour savoir si Musa Sude ne complote pas quelque chose avec vous, contre lui.

— Musa Sude ne peut pas me protéger ?

— Pas ici. Cette partie de la ville est contrôlée par Osman Ali « Atto ».

Nouveau problème. Malko s’accrocha au côté positif.

— Nos miliciens me défendent. Omar, dubitatif, avoua :

— Peut-être auront-ils peur. Osman Ali « Atto » est très puissant.

Encourageant.

— Vous pensez que Musa Sude obtiendra mon information ?

— Oui, répondit aussitôt Omar. Mais il faut qu’il décide de vous la donner. Il va peser le pour et le contre. Mais je pense qu’il le fera. Il a très envie de prendre le pouvoir à Mogadiscio. Déjà, pour s’emparer d’El-Ma’an, il a fait des centaines de morts… Il veut tenir le port afin de pouvoir contrôler l’arrivée des armes et de la drogue. Lui ne fait pas de politique. Il ne va jamais à la mosquée, et il boit de l’alcool.

Malko avait une question qui lui brûlait les lèvres.

— J’ai vu le portrait de Bin Laden dans votre bureau. Vous le connaissez ?

Omar arbora aussitôt une expression extasiée.

— Je voudrais le rencontrer, inch Allah. C’est un grand homme, un prophète. Il a rendu leur honneur aux musulmans. Nous le vénérons tous.

— Les Américains ont mis sa tête à prix pour vingt-cinq millions de dollars, remarqua Malko. Et vous savez que je travaille pour eux.

Omar eut un sourire doux, presque enfantin.

— Je sais, je sais, mais M. Ellis est très bon avec moi. Et puis, ils n’attraperont jamais le Cheikh. Il est comme les djinns, il a le pouvoir de se rendre invisible, parce qu’Allah l’aime beaucoup…

Dehors, quelques coups de feu claquèrent et les miliciens sautèrent sur leurs pieds. L’un d’eux alla aux nouvelles et revint, apaisé.

— Il y a un cinéma en plein air, à côté, expliqua Omar. On projette Blackhawk down. Les spectateurs tirent toujours en l’air au moment où le premier hélicoptère américain est abattu. Ils sont très contents…

Braves Somaliens ! Malko et Aisha échangèrent un regard. La jeune Pakistanaise ne semblait pas rassurée. Lorsqu’ils quittèrent le restaurant, un des miliciens dit quelques mots à Omar, en regardant la jeune femme.

— Qu’est-ce qu’il dit ? demanda Malko. Omar se troubla, puis fit à voix basse :

— Il demande où vous avez trouvé une aussi belle putain… Il en voudrait une aussi.

— Pourquoi dit-il que c’est une putain ? Omar sembla sincèrement surpris.

— Il n’y a que les putains qui sortent avec des hommes. Aisha, qui avait tout entendu, fit carrément la gueule, n’ouvrant plus la bouche jusqu’à l’hôtel.

— Alors, je suis une putain ! lança-t-elle une fois dans la chambre. Pourquoi n’avez-vous pas protesté ?

Malko, de meilleure humeur depuis la promesse de Musa Sude de l’aider, répliqua avec un sourire :

— Il n’aurait pas compris. Il y a une sérieuse barrière culturelle entre ces gens et nous.

— Je me demande ce que je suis venue faire ici ! fit d’une voix furieuse la Pakistanaise.

Par moments, Malko se le demandait aussi. Mais peut être que seul, il aurait éprouvé plus de difficultés. En tout cas, Sir George Cornwell n’avait pas eu une mauvaise idée. Les risques que Malko courait à Mogadiscio étaient assez élevés pour qu’il ait une compensation. Il décida de s’amuser un peu et répondit :

— Ce que font les putains, mais en beaucoup mieux… Aisha Mokhtar en demeura muette de fureur et bredouilla :

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Que vous m’offrez, de bonne grâce, tous les orifices de votre corps, précisa-t-il. Mais, à la différence des putains, vous en éprouvez du plaisir.

Vexée, elle lui tourna le dos. Ôtant son pantalon et son T-shirt, elle se coucha sans ôter son slip de satin noir, et se tourna aussitôt vers le mur. Malko se déshabilla à son tour et se coucha sur le dos. En dépit du climatiseur qui remarchait, il faisait une chaleur de bête. Un peu plus tard, Aisha se retourna brusquement et sa tête le heurta. Ce qui lui donna une idée. De sa main droite, il saisit ses longs cheveux et les réunit en torsade. Grâce à cette natte improvisée, il poussa le visage de la jeune femme contre son ventre nu.

Elle chercha d’abord à se dégager, mais il la tenait d’une main de fer, et lui frotta le visage contre son membre en train de s’éveiller… Certes, ce n’était pas digne d’un gentleman, mais cette situation commençait à beaucoup l’exciter. Aisha attendit qu’il soit presque dur pour écarter enfin les lèvres. Domptée.

Il pesa encore plus sur la nuque de la jeune femme pour s’enfoncer jusqu’au fond de son gosier. Elle ne protestait plus, poussant des petits jappements excités. Malko se servait de sa bouche comme d’un sexe, se retirant presque entièrement pour revenir cogner son palais. Elle gémissait, faisait des bonds sur le lit et réussit à libérer sa bouche quelques secondes pour supplier :

— Baise-moi !

Inflexible, Malko la força à le reprendre entièrement, l’étouffant presque. À ce moment, il aurait aimé posséder un second sexe pour le lui enfoncer en même temps dans les reins. C’est en caressant ce fantasme qu’il explosa dans sa bouche. Lorsqu’il se fut entièrement vidé, il lui dit à voix basse :

— Vous êtes une merveilleuse putain !

Cette fois, Aisha ne protesta pas, s’endormant, son sexe encore entre ses lèvres.

Malko demeura les yeux ouverts. Une rafale claqua dans le lointain, lui rappelant où il se trouvait. Tous ses espoirs reposaient sur Musa Sude. S’il ne tenait pas parole, le navire chargé de la bombe islamique continuerait son chemin jusqu’au mortel feu d’artifice final.

 

*

*   *

 

Le général Ahmed Bhatti, patron de l’ISI, égrenait d’une voix éteinte au président Musharraf, qui l’avait convoqué à la présidence, le résumé des derniers événements. Le président Bush avait fait parvenir un message au chef de l’État pakistanais, par un canal sécurisé, l’avertissant que si cette bombe artisanale explosait sur le sol américain, les conséquences pour le Pakistan seraient dramatiques. L’aide américaine immédiatement interrompue, le pays se retrouverait au bord de la faillite, et sans armement moderne… De plus, Musharraf savait les Américains parfaitement capables de communiquer aux Indiens, leurs ennemis mortels, les plans de leur dispositif naval et militaire…

— Vous n’avez donc rien de nouveau ? questionna-t-il d’un ton cinglant.

— Rien, général Sahib, dut reconnaître Ahmed Bhatti, qui continuait à donner son grade au président. L’interrogatoire du capitaine du boutre n’a rien donné.

Pourtant, ils n’y étaient pas allés de main morte… Le Baloutche ne pourrait plus jamais marcher, les genoux fracassés à coups de marteau. Il fallait être absolument certain qu’il ne dissimulait rien. Du côté nucléaire, les responsables avaient été arrêtés et seraient fusillés dès l’affaire classée. Sultan Hafiz Mahmood, lui, était toujours dans le même état. Incommunicado. Les médecins ignoraient même s’il reparlerait un jour. Pour le moment, il fixait le plafond d’un regard absent et sa main droite bougeait parfois spasmodiquement… Quant à Aisha Mokhtar, elle avait disparu de Londres, après la tentative ratée d’élimination.

Pervez Musharraf réfléchissait désespérément à une parade.

— Avez-vous repéré des membres importants de l’Organisation ? demanda-t-il.

C’est-à-dire d’Al-Qaida. On ne prononçait jamais le nom. Le général Bhatti avait prévu la question et tendit au chef de l’État la liste des membres d’Al-Qaida sur lesquels on pouvait mettre la main sans trop de mal. Le « garde-manger »… Hélas, il n’y avait que du menu fretin. Pervez Musharraf leva la tête et fixa le général dans les yeux.

— Il faudrait autre chose…

Ahmed Bhatti baissa la tête. Les deux hommes pensaient la même chose.

— Je crains que ce soit impossible, général Sahib. Nous avons perdu le contact depuis quelque temps déjà.

Il pensait tous deux à Oussama Bin Laden. La seule chose qui pourrait calmer les Américains. Pervez Musharraf lança d’une voix ferme :

— Partez immédiatement pour le Waziristan. Vous savez qui voir là-bas. Promettez-leur tout ce qu’ils demandent.

Certains chefs de tribus pachtounes savaient où se cachait Oussama Bin Laden, et juraient, la main sur le cœur, sur leur âme et leur sang, qu’ils le protégeraient au péril de leur vie. Seulement les Pachtounes avaient la trahison dans le sang. C’était plus fort qu’eux. Il suffisait de les motiver… Évidemment, Oussama Bin Laden livré aux Américains, le Pakistan n’avait plus rien à donner.

— Je pars ce matin même, promit le général Bhatti, qui sentait que sa tête aussi était en jeu.

 

*

*   *

 

Depuis l’aube, Malko attendait des nouvelles de Musa Sude. Impuissant. À Mogadiscio, on était coupé du monde, mais si un attentat nucléaire avait eu lieu, on en aurait parlé. Le téléphone grésilla, presque inaudible, et il entendit le bredouillage incompréhensible du réceptionniste, d’où émergea le mot Omar… Malko se rua dans l’escalier. Omar était en bas, tout excité.

— Il nous envoie une voiture ! annonça-t-il. Juste vous et moi.

Le pouls de Malko grimpa en flèche. Son voyage ne serait pas inutile… Un quart d’heure plus tard, le « convoi présidentiel » déboula. Un 4 × 4 Porsche Cayenne qui portait encore le sigle de l’ONG à laquelle il avait été volé et les deux technicals bondés de miliciens. Il y en avait quand même trois en sus à l’avant du 4 × 4, serrés comme des sardines. À l’intérieur, cela puait le haschich. Malko commençait à connaître la route.

Musa Sude l’attendait, cette fois, dans un palais en ruine, hérissé de sacs de sable et entouré de barbelés, à la sortie de la ville, à côté du camp de réfugiés rackettés par sa milice, sous couvert de protection… Le chef somalien semblait d’excellente humeur.

— Il nous emmène à El-Ma’an, annonça Omar. Changement de véhicule, pour un 4 × 4 noir aux glaces totalement opaques. Blindé, celui-là… Entourés d’une douzaine d’autres véhicules, ils foncèrent à toute allure vers le nord. Le cœur battant, Malko se demandait si on n’allait pas le mener à l’objet qu’il recherchait… Mais ils s’arrêtèrent sur une dune et Musa Sude désigna une barge échouée sur le sable, d’où partaient une file d’hommes, en short et T-shirt, ployant sous le poids d’énormes caisses, sous la protection d’hommes armés, en turban et tenue vaguement militaire : ses miliciens.

— Il vient de recevoir un chargement de groupes électrogènes, expliqua Omar. Il va gagner beaucoup d’argent, avec la chaleur…

Déçu, Malko demanda :

— Et mon information ?

Omar posa la question. Aussitôt, d’un ordre sec, le chef de guerre fit descendre les trois hommes de l’avant, qui s’accroupirent dehors, sous le soleil inhumain. Il ôta ses lunettes de soleil et adressa un discours visiblement menaçant à Omar, qui traduisit en tremblant :

— Il dit que je suis le seul témoin. S’il y a une fuite, il me coupera la tête.

Désormais habitué au pays, Malko approuva d’un sourire cet accord parfaitement normal.

— Qu’a-t-il appris ?

Musa Sude sortit un papier de sa poche et le déplia, lisant ensuite d’une voix neutre. Omar traduisit à mesure.

— Il y a bien un bateau qui est arrivé du Baloutchistan à la date que vous avez mentionnée. Il a été accueilli par un groupe qui utilise le nord de la plage. Ce sont des Somaliens mêlés à des Arabes et à des Djiboutiens. Ils s’agit de la milice Al-Ittihad Al-Islamiyya, lié à Al-Quaida. Ils font souvent venir des armes, d’Iran ou de Dubaï.

— Comment le sait-il ?

— Ils paient des taxes. Ici, tout doit être déclaré.

— Qu’apportait ce bateau ?

— Ils ont parlé d’une cargaison de drogue et ont payé 10 000 dollars de taxes.

— Il a vu la cargaison ?

— Non.

— Et ensuite ?

— Le bateau est reparti et la cargaison a été débarquée. Ensuite, ils l’ont rechargée sur un navire mouillé là depuis quelque temps. Un cargo assez vieux, avec un pavillon de Malte.

— Comment s’appelait-il ?

Musa Sude jeta un coup d’œil sur le papier et épela : Anodad Naree.

Malko nota fiévreusement. Il avait envie de faire des bonds. Il en aurait embrassé l’effroyable voyou qui se trouvait à côté de lui.

— Où se trouve ce navire ?

Musa Sude eut un geste expressif de la main.

— Parti.

— Quand ?

— Il ne sait pas exactement… Parce qu’il ne touche pas de taxe sur les départs. Il pense une semaine ou un peu plus…

Malko était sur des charbons ardents.

— Et les hommes qui l’avaient accueilli ?

— Ils sont repartis aussi, dans leur zone vers le sud.

— C’est tout ce qu’il sait ?

— Oui.

— Dites-lui qu’il a peut-être gagné le million de dollars, dit Malko. Retournons en ville, je dois communiquer tout de suite avec Nairobi.

 

*

*   *

 

— L’Anodad Naree, criait Malko au milieu des crachotements du Thuraya. J’épelle…

À l’autre bout, Ellis MacGraw, chef de poste du MI6 à Nairobi, notait lettre par lettre. Quand Malko coupa la communication, il avait dû perdre deux kilos. La chaleur était effroyable dans la petite échoppe d’Omar. Il se tourna vers le Somalien.

— Je dois repartir le plus vite possible.

Omar se mit au téléphone. Au bout de vingt minutes, il annonça :

— Il y a un avion qui part pour Djibouti dans deux heures. Il y a de la place.

— C’est parfait, fit Malko.

Il avait pris ses affaires à l’hôtel et Aisha attendait, prête et docile.

Omar semblait préoccupé.

— C’est le moment dangereux, avertit-il. Il faut donner un supplément d’argent aux miliciens, sinon ils peuvent vous garder.

— Combien ?

— Mille dollars.

Il les avait. Cinq minutes plus tard, ils roulaient vers K.50, l’aéroport de Mogadiscio. Le bimoteur en partance pour Djibouti semblait sorti d’un cimetière d’avions. Les miliciens, comme des dogues affamés, se jetèrent sur les dollars, pendant qu’Aisha et Malko s’éclipsaient vers l’avion. Dans le cockpit, il y avait un grand blond aux yeux injectés de sang, qui mâchait du khat, lui aussi. Pourtant, le khat ne poussait pas en Ukraine… Il installa Malko à côté de lui, pelota Aisha en l’installant derrière eux et soupira en anglais :

— Hope we gonna make it[51]. Ces cons ont mis deux cents kilos de trop… Davai.

Les moteurs crachaient de l’huile comme un tuberculeux crache du sang. Les rivets frémissaient. Il fit demi-tour en bout de piste, les moteurs hurlèrent et l’avion se mit à rouler. Malko priait. Le bimoteur roulait, roulait, roulait, mais ses roues ne quittaient pas le sol. La tête dans ses mains, Aisha ferma les yeux. Enfin, le vieux Beechcraft s’arracha de quelques centimètres, frôla un épineux et se mit à grimper avec une lenteur terrifiante, comme un vautour gavé de sang… Malko ne respira qu’en apercevant au-dessous d’eux le bleu de la mer Rouge. Puis l’appareil vira, revenant au-dessus de la terre. Cap au nord-ouest. Il y avait environ deux heures et demie de vol entre Mogadiscio et Djibouti, en passant au-dessus de l’Ogaden éthiopien. Ils se traînaient à 5 000 pieds, le vieil appareil étant incapable de voler plus haut.

Enfin, le pilote ukrainien amorça son approche sur Djibouti. Il était un peu plus de seize heures à la Breitling de Malko. Celui-ci avait laissé à Omar le soin de prévenir Ellis MacGraw de sa destination. Djibouti était devenu une des bases les plus importantes de la CIA en Afrique. Effectivement, dès que le bi-moteur s’approcha de l’aérogare, Malko vit surgir un 4 × 4 blanc qui vint s’arrêter à côté de l’avion. Le temps pour deux Djiboutiens d’approcher une passerelle, Aisha et lui furent accueillis par un homme aux courts cheveux gris.

— Je m’appelle Léo Baker, annonça-t-il. Le COS m’a chargé de vous conduire au Sheraton. Il faudrait que vous appeliez immédiatement M. Richard Spicer à Londres.

Malko composa le numéro de son portable. Richard Spicer répondit aussitôt.

— Content que vous soyez sorti de Mogadiscio, dit-il, mais nous avons un sérieux problème. Un navire se nommant Anodad Naree, immatriculé à Malte, a été contrôlé il y a quarante-huit heures par un destroyer de la Ve Flotte. Ses papiers étaient en ordre, ses cales vides et il se dirigeait vers le port pakistanais de Gaddani pour y être démantelé. Vous vous êtes fait enfumer.

Aurore noire
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