CHAPITRE II
Yassin Abdul Rahman, coincé entre le chauffeur du vieux camion Mercedes au fronton multicolore et un jeune Baloutche en turban blanc et tenue camouflée, camiz-charouar, au torse bardé de cartouchières, un vieux fusil Lee-Enfield posé verticalement entre ses genoux, regardait fixement la piste. Depuis le départ de Ziarat, il n’avait pas échangé un mot avec ces hommes qui ne parlaient qu’un dialecte baloutche, mélange d’urdu, de farsi iranien et de pachtou. En tête du convoi roulait une Range Rover bourrée à craquer de combattants du Nawar[7] Jamil Al Bughti, chef d’une des trois grandes tribus du Baloutchistan.
Ce dernier, comme il se doit, se trouvait dans ce premier véhicule, au cas où ils rencontreraient des malfaisants animés de mauvaises intentions. En sus de la vingtaine de guerriers à l’armement hétéroclite – tous ne possédaient pas encore de Kalachnikov –, la réputation du Nawar, chef de la tribu des Bughti, originaire de la petite ville de Dera Bughti, leur assurait une protection efficace. Athlétique, souriant, bon vivant, très beau avec sa moustache de mousquetaire et ses cheveux ramenés en arrière, Jamil Al Bughti ne portait pas le turban traditionnel, se contentant d’une chemise claire à manches longues, assortie d’un gilet vert et d’un charouar d’un blanc éblouissant. Yassin Abdul Rahman savait qu’il avait épousé une infidèle, une Suédoise, sans même qu’elle se convertisse à l’islam, et qu’il respectait peu les principes religieux. Il buvait, fumait et regardait d’un air ironique les talibans et leurs principes rigoristes. D’ailleurs, au Baloutchistan, les femmes n’étaient même pas voilées. On s’était bien gardé de lui révéler la nature des marchandises transportées dans le camion Mercedes. Bien que guerrier dans l’âme, comme tous les Baloutches accoutumés à une vie difficile dans ce pays austère où on vivait encore beaucoup de la chasse, ce n’était pas un islamiste radical. Mais aussi, comme tous les Baloutches, une fois sa parole donnée, il se ferait tuer pour la respecter. Contre la modique somme de vingt mille dollars payés d’avance, il avait accepté de convoyer deux camions censés contenir des armes et de l’héroïne raffinée, fret courant dans la région.
Le Mercedes où se trouvait Yassin Abdul Rahman étant hermétiquement bâché et gardé vingt-quatre heures sur vingt-quatre, il était impossible de deviner sa cargaison. Quant au véhicule qui le suivait, un camion Kamaz, il transportait une vingtaine d’hommes, serrés sur des bancs de bois, hagards de fatigue. C’étaient officiellement des émigrants cherchant à gagner un pays d’accueil. Ils ne parlaient ni baloutche ni pachtou et ne communiquaient pas avec les guerriers de l’escorte. Même entre eux, ils ne se parlaient guère. La moitié environ était arrivée d’Afghanistan avec Yassin Abdul Rahman. C’étaient des Arabes, proches d’Al-Qaida, venus de Jordanie, d’Arabie Saoudite ou d’Irak. Certains avaient été entraînés à Bagdad à conduire les voitures bourrées d’explosifs qui se jetaient tous les jours contre des commissariats ou des bâtiments officiels, ou encore partaient à la recherche d’un convoi américain pour venir exploser sur lui, à la suite d’une quête qui durait parfois des heures. Leur âme était très endurcie, ils ne craignaient pas la mort et l’appelaient au contraire de tous leurs vœux, pourvu qu’elle serve les desseins d’Allah, le Tout-Puissant et le Miséricordieux.
Lorsqu’ils ne dormaient pas, ils priaient comme des moulins à prières détraqués, le cerveau vide. Le Cheikh leur avait dit d’obéir à Yassin Abdul Rahman et ils se plieraient aveuglément à ses ordres.
Le second groupe arrivait du Pakistan, mené par un ancien maçon de vingt-huit ans, Gui Hasan, membre du groupe extrémiste pakistanais Lashkar-e-Jhangvi, et spécialisé dans les attaques de mosquées chiites. Certains d’entre eux avaient combattu au Cachemire et en Afghanistan pour libérer les musulmans des infidèles. Une opération suicide était considérée par eux comme un « ticket pour le paradis ».
Leur groupe étant partiellement financé par Al-Qaida, ils n’avaient pas été difficiles à recruter, d’autant que plusieurs étaient recherchés pour avoir participé à un attentat contre le président pakistanais Pervez Musharraf. Ils ignoraient où ils allaient et ce qu’on leur demanderait, mais ils obéiraient. Ne parlant qu’urdu, et à peine quelques mots d’arabe, ils se muraient dans un silence rugueux.
Derrière leur camion, une seconde Range Rover fermait la marche, équipée d’une mitrailleuse de 14,5 mm, récupérée sur un T-72 soviétique des années plus tôt. Il n’y avait que quatre boîtes de munitions, aussi le Nawar avait-il recommandé de ne s’en servir qu’avec parcimonie.
Yassin Abdul Rahman baissa les yeux sur sa fausse Rolex et sursauta. Perdu dans ses pensées, il avait laissé passer l’heure de la troisième prière l’Asr. Certes, le djihad permettait des dérogations, mais le combat n’était pas encore entamé. Il se tourna vers le chauffeur baloutche et lança :
— Arrête-toi ! C’est l’heure de l’Asr.
Docilement, le chauffeur donna un long coup de klaxon et fit des appels de phares. La Range Rover de tête ralentit. Yassin Abdul Rahman chercha des yeux un endroit pour s’arrêter. La piste filait entre deux murailles de makran, sorte de mâchefer gris noir, avec des sommets à près de deux mille mètres, sans un brin d’herbe, déchiqueté, sculpté jadis par des pluies dans un pays où il ne pleuvait plus, avec des arêtes acérées comme les dents d’un dragon géant. Personne ne vivait là, même les lièvres fuyaient cette zone sans eau et sans vie.
Enfin, un bas-côté caillouteux apparut après un virage et la Range Rover de tête s’y arrêta, imitée par les trois autres véhicules.
Les hommes sautèrent à terre, déplièrent leur tapis de prière, cherchant la direction de La Mecque. Il ne faisait pas trop chaud mais cet écran noirâtre était oppressant. Même pas d’oiseaux ! Yassin Abdul Rahman s’agenouilla sur le petit tapis de prière rapiécé et troué qui ne le quittait jamais et se prosterna, priant pour le succès de sa mission. Lui savait de quoi il s’agissait. Il s’était même fait photographier avant le départ devant ce qu’ils escortaient. La photo était demeurée en possession d’Oussama Bin Laden. Après le succès de sa mission, elle serait remise à sa famille et vénérée comme une icône… Preuve de sa participation à la plus spectaculaire opération lancée par Al-Qaida depuis sa création.
Une opération qui ferait trembler d’effroi leurs ennemis et remplirait de joie le cœur de millions de fidèles. Même le traître Pervez Musharraf serait obligé de s’en réjouir, quel que soit le prix qu’il aurait à payer.
La prière terminée, tous se relevèrent. Certains se mirent à manger des pastèques, ou à boire un peu d’eau en grignotant du riz. Cela faisait déjà quatre heures qu’ils roulaient. Les guerriers du Nawar, accroupis, le fusil serré entre leurs genoux, impassibles sous leur turban, ressemblaient à des statues… Leur chef, Jamil Al Bughti, s’approcha de Yassin Abdul Rahman.
— Nous avons encore beaucoup de route, annonça-t-il, il ne faut pas perdre de temps.
Les chauffeurs vérifièrent les pneus et le convoi se remit en route. Impossible de rouler à plus de soixante sur la piste poussiéreuse et défoncée. De temps à autre, ils croisaient un camion au fronton peinturluré, ses ressorts écrasés sous la surcharge, ou un bus dont la moitié des passagers étaient tassés sur le toit avec leurs bagages.
Ou encore une paisible caravane de chameaux avançant sur le bas-côté. Dans les rares villages traversés, quelques Baloutches, accroupis sur leurs talons, semblaient figés pour l’éternité. Le paysage était d’une monotonie sinistre, avec ses crêtes aiguës et noirâtres, son absence de végétation…
Yassin Abdul Rahman déplia une carte sur ses genoux : ils n’arriveraient pas avant neuf heures du soir à Gwadar.
*
* *
Sultan Hafiz Mahmood venait de traverser la localité de Turbat et filait désormais vers le sud. La fatigue faisait voler le volant entre ses mains moites de sueur. Encore un peu plus de cent cinquante kilomètres jusqu’à Gwadar. Il avait le choix entre deux itinéraires. Soit la route normale jusqu’à Suntzar, au revêtement meilleur, soit un raccourci qu’il devait emprunter à la hauteur de Piri Chat, une piste descendant droit vers le sud, mais en très mauvais état. Ses reins le faisaient souffrir. Il conduisait comme un automate, ses suiveurs toujours accrochés à ses basques. Eux aussi avaient dû faire le plein d’essence, avant de réapparaître dans son sillage.
Depuis quelque temps, une question l’obsédait : ces agents de l’ISI avaient-ils un Thuraya ?
Si c’était le cas, il était presque trop tard pour les éliminer. Ils pouvaient demander du secours à Gwadar où l’ISI disposait sûrement d’une antenne. Et l’opération « Aurore Noire » était en danger. Le convoi de Yasim Abdul Rahman arriverait après lui, par la même route, et ses poursuivants ne manqueraient pas de le repérer. Jusqu’ici, ils ne savaient rien de ses intentions, le suivant automatiquement. Mais dès qu’ils apercevraient les deux Range Rover et les deux camions, ils rapporteraient leur découverte à leur Centrale, s’ils possédaient un moyen de communication. La catastrophe.
Impossible alors de continuer la seconde partie du voyage, prévue par mer. Ils relèveraient l’immatriculation du bateau et en interrogeant l’escorte baloutche, apprendraient le point de départ de la caravane.
En plus, de la base maritime de Plasni, la marine pakistanaise pouvait facilement arraisonner un boutre se traînant à huit nœuds à l’heure. La joie de retrouver bientôt Yassin Abdul Rahman était gâchée par la présence obsédante des deux agents derrière lui. Le jour commençait à baisser et Sultan Hafiz Mahmood n’avait pas encore trouvé de solution pour semer ses suiveurs.
Et s’ils possédaient un Thuraya, il était déjà trop tard, se répétait l’ingénieur nucléaire, enrageant de ne pas avoir d’arme… Il aurait mis son véhicule en travers de la route et abattu les deux gêneurs.
Soudain, au détour d’un virage, il aperçut la mer dans le lointain et son cœur battit plus vite. Il ferait jour encore deux heures environ. Tout en roulant, il commença à échafauder un plan.
Uthai Amirali et Hussein Aqqani, les deux agents de l’ISI, n’en pouvaient plus de fatigue, s’attendant à chaque instant à ce que leur vieux véhicule fourni par l’antenne de l’ISI à Karachi rende l’âme. Bien entendu, leurs collègues leur avaient donné la voiture la plus pourrie du parc ! Eux-mêmes ne pensaient pas aller très loin. L’homme qu’ils suivaient, Sultan Hafiz Mahmood, n’avait qu’un petit sac de voyage et il n’y avait pas grand-chose à faire au Baloutchistan. Lorsqu’ils l’avaient vu s’arrêter au chantier naval de Gaddani, ils avaient bien cru être au bout du voyage. Le Pakistanais était sûrement venu là conclure une affaire.
Leur surprise avait été immense de le voir repartir vers Bela, et ensuite vers l’ouest.
Où diable pouvait-il aller ?
Ils avaient tout juste assez d’argent pour payer leur essence et aucun vêtement de rechange. Et pas de moyen de communication. On ne donnait des Thuraya que pour des affaires sérieuses et à des agents plus gradés qu’eux.
C’était la première fois qu’ils s’enfonçaient aussi loin dans le Baloutchistan.
— À Gwadar, avança Uthai Amirali, on pourra téléphoner et rendre compte.
Hussein Aqqani, qui mourait de soif, grommela :
— On va surtout boire et bouffer ! Pourquoi on ne le double pas pour l’arrêter ? Il faut une permission spéciale pour venir ici.
Effrayé, Uthai Amirali protesta.
— C’est un homme important… On ne peut pas faire cela. Il va bien nous mener quelque part.
— Tu crois qu’il n’a pas vu qu’on le suivait ? rétorqua son partenaire. Il doit se méfier.
— Il est sûrement venu jusqu’ici pour un rendez-vous, remarqua judicieusement Uthai Amirali.
Déjà, il entrevoyait la possibilité d’une prime, s’il ramenait quelque chose d’intéressant à Karachi. Devant eux, la Land Rover dégringolait vers la mer qui barrait désormais l’horizon au sud. Les derniers massifs du sinistre Makran faisaient place à un paysage un peu plus verdoyant. Ils allaient bientôt arriver à Gwadar.
*
* *
Une petite baraque en bois, en bordure de la piste, offrait des boissons fraîches, des pastèques, des bouteilles d’essence ou de gas-oil. Bien qu’on ne soit qu’à quelques kilomètres de Gwadar, on se serait cru en plein désert. Sultan Hafiz Mahmood regarda la route qui s’enfonçait entre deux massifs montagneux. Dans une heure, il ferait nuit et déjà les montagnes éclairées par le soleil couchant prenaient des teintes magnifiques, presque féeriques.
Assis sur un banc, le gosier sec, il but son Pepsi au goulot. Deux cents mètres plus loin, la voiture suiveuse s’était arrêtée, après avoir traversé Gwadar à sa suite. Il n’avait même pas été jusqu’au port, afin de ne pas donner d’indication à ses poursuivants, s’arrêtant seulement pour faire un ultime plein d’essence. Pendant qu’on remplissait le réservoir, il avait appelé Yassin Abdul Rahman de son Thuraya et demandé :
— Où es-tu, mon frère ?
— Plus très loin ! avait répondu l’Égyptien. Encore une heure peut-être. Et toi ?
— Moi, je suis déjà arrivé, mais je vais venir au-devant de vous. Quand la route sort des montagnes, il y a un à-plat et, sur la droite, une cabane en bois. Ma voiture est arrêtée devant. C’est une Land Rover. Arrêtez-vous quand vous me verrez.
Yassin Abdul Rahman sembla surpris.
— Nous arrêter ? Mais ce n’est pas là que…
— Je t’expliquerai, trancha le Pakistanais, avant de couper.
Surtout, ne pas s’éterniser au téléphone, forcément écouté. Bien sûr, grâce au GPS, on pouvait le localiser, ainsi que son interlocuteur, mais si une enquête avait lieu, ce serait trop tard…
Le plein fait, il était reparti, les deux flics toujours sur ses talons, reprenant la piste par laquelle il était arrivé.
Maintenant, il comptait les minutes, l’estomac noué, s’attendant sans cesse à voir des voitures de police arriver de Gwadar, appelées par les deux agents de l’ISI.
C’était le moment le plus dangereux. Il savait que les hommes du Nawar Jamil Al Bughti ne s’opposeraient pas à des agents de l’État pakistanais. Ils n’étaient pas payés pour cela. Or, il ne pouvait plus revenir en arrière. La base d’où était parti le convoi de Yassin Abdul Rahman n’existait plus, détruite à l’explosif. D’ailleurs, à partir du moment où le convoi avait pris la direction de Gwadar, il n’était pas question de changer de modus operandi. Les différents éléments d’« Aurore Noire » s’emboîtaient les uns dans les autres comme un puzzle. Le moindre contretemps déréglerait toute la mécanique.
Très loin, le muezzin d’une mosquée lança un cri aigu et Sultan Hafiz Mahmood s’agenouilla aussitôt sur le sol caillouteux. Il se prosterna vers l’ouest, là où se trouvait La Mecque, priant de toute son âme.
Lorsqu’il se releva, un bruit de moteur lui fit tourner la tête vers la sortie du défilé. D’abord, il ne distingua pas les quatre véhicules tant leur couleur se confondait avec celle des montagnes. Le soleil couché, celles-ci avaient repris leur teinte noirâtre. Un camion venant de Gwadar passa devant la cabane, croulant sous une montagne de sacs sur lesquels s’accrochaient quelques va-nu-pieds enturbannés. Au Baloutchistan, les transports en commun étaient rares. Sultan Hafiz Mahmood regarda pour la centième fois la voiture marron, arrêtée à deux cents mètres. Ses occupants semblaient bien décidés à ne pas le lâcher. Il avança au milieu de la piste, afin que le conducteur de la Range Rover de tête l’aperçoive. Dès qu’elle se rapprocha, il distingua derrière le pare-brise étoilé la barbe poivre et sel du Nawar Jamil Al Bughti, à côté du chauffeur. Le véhicule quitta la piste pour stopper à sa hauteur, suivi des deux camions et de la seconde Range Rover. Le regard de Sultan Hafiz Mahmood se porta aussitôt sur le premier camion, un Mercedes bâché d’une épaisse toile verte, avec trois hommes dans la cabine. Eux ne portaient pas de turbans, mais des barbes fournies. Un des trois était Yassin Abdul Rahman.
C’étaient eux, les combattants du djihad, ceux qui avaient juré de mourir pour vaincre les ennemis de Dieu… Yassin Abdul Rahman descendit, la barbe noire grise de poussière, et vint étreindre longuement Sultan Hafiz Mahmood. Comme deux frères se retrouvent après une très longue séparation.
— Que se passe-t-il, frère ? demanda l’Égyptien. Il y a un problème ? Nous n’allons plus à Gwadar ?
— Si, si, vous devez embarquer ce soir, confirma le Pakistanais, mais j’ai été suivi depuis Karachi.
— Suivi ! Par qui ?
L’Égyptien avait blêmi et son regard s’était éteint. Sultan Hafiz Mahmood le rassura en lui posant la main sur l’épaule.
— Des agents de l’ISI, mais je pense résoudre le problème. Remontez dans les véhicules et ne bougez pas.
Le Nawar baloutche avait sauté à son tour à terre et marchait vers Sultan Hafiz Mahmood, la barbe en avant, les traits tirés par la fatigue. Trois de ses hommes l’escortaient, bardés de cartouchières pour leurs vieux Lee-Enfield. L’un d’eux portait dans des étuis de toile accrochés à ses épaules plusieurs roquettes de RPG7 et un lanceur déjà armé d’une roquette.
Instantanément, Sultan Hafiz Mahmood entrevit la solution de son problème.
— Que se passe-t-il ? demanda Jamil Al Bughti, intrigué par cette halte imprévue.
Sultan Hafiz Mahmood tendit le bras vers la voiture arrêtée un peu plus loin.
— Des concurrents, fit-il sobrement. Je crois qu’ils veulent nous causer des problèmes. Je vais leur faire peur.
Il s’approcha du guerrier aux RPG7 et lui demanda en pachtou :
— Donne-moi ton RPG7.
Pour le paysan fruste habitué à obéir aux ordres, cet homme était sous la protection de son Nawar, donc il n’était pas un ennemi. Docilement, il fit glisser de son épaule le lance-roquettes armé et le tendit à Sultan Hafiz Mahmood.
Celui-ci s’écarta un peu, puis, posant le lance-roquettes sur sa partie arrière, passa l’index dans le cercle métallique retenant la goupille de sécurité de la roquette antichar. Il l’arracha d’un coup sec. Ensuite, il cala le tube sur son épaule et se déplaça légèrement, pour que la flamme de la propulsion ne brûle personne. Il cadra alors la vieille voiture dans le viseur rudimentaire, baissant un peu le tube pour être sûr de ne pas rater sa cible. Ces engins avaient tendance à tirer un peu haut.
Jamil Al Bughti le regardait, intrigué, persuadé qu’il n’allait pas tirer.
Sultan Hafiz Mahmood ajusta le viseur. D’abord, il avait pensé s’approcher de la voiture, mais ses occupants risquaient de s’enfuir. Et impossible d’intervenir dans Gwadar, sous les yeux de la population. Il appuya d’un doigt ferme sur la détente, l’enfonçant complètement. La roquette partit avec un sifflement et une flamme rougeâtre, laissant une traînée lumineuse derrière elle. Moins de deux secondes plus tard, la voiture explosa dans une énorme flamme orange. Sultan Hafiz Mahmood rendit le lanceur vide au guerrier baloutche. Le Nawar l’interpella, furieux.
— Pourquoi as-tu fait ça ?
— Pour éviter des problèmes, fit simplement le Pakistanais. Pour toi et pour moi.
Tirant une liasse de sa poche, il tendit deux billets de cent dollars au propriétaire du RPG7 pour qu’il puisse se racheter une roquette.
La voiture bridait, dégageant une épaisse fumée noire. Personne n’en était sorti et les 2000 degrés provoqués par l’explosion de la roquette n’avaient laissé aucune chance à ses occupants.
— Tu aurais dû me dire de faire intervenir mes hommes, suggéra Jamil Al Bughti, mécontent. Ils les auraient neutralisés jusqu’à ton départ.
— Je ne voulais pas te causer de souci, répondit hypocritement Sultan Hafiz Mahmood. Le problème est réglé. Nous pouvons repartir. Va jusqu’au port. À l’ouest de la jetée principale, il y a un appontement en bois. Un gros boutre de vingt-cinq mètres doit s’y trouver. Je vous y rejoins très vite, inch’ Allah.
Sans mot dire, le Nawar regagna sa Range Rover. Mis devant le fait accompli, il ne pouvait guère réagir. Quand il passa devant la voiture, elle continuait à brûler. Il était fréquent que des trafiquants de drogue s’expliquent à la Kalach, mais il ne voulait pas être mêlé à ce genre de règlement de comptes. Dès l’embarquement de la cargaison qu’il était chargé de protéger, il remonterait dans son fief de Dera Bughti.
*
* *
Sultan Hafiz Mahmood s’approcha de la voiture en flammes et braqua son extincteur sur le foyer principal. Il lui fallut tout le contenu de l’engin pour venir à bout de l’incendie. De la vieille japonaise, il ne restait que des tôles noircies et, à l’intérieur, deux formes recroquevillées, noires comme du charbon. La chaleur était encore si vive qu’il était hors de question de mettre la main à l’intérieur… Avec un bâton, le Pakistanais commença à explorer l’avant, entre le volant réduit à un fil de métal et les carcasses des sièges. Cherchant ce qui pouvait ressembler à un Thuraya.
Il ne trouva rien. Ou les deux hommes n’en possédaient pas, ou il avait fondu dans les flammes. Abandonnant son extincteur vide, il regagna sa Land Rover. La baraque où il s’était désaltéré avait fermé ses volets de bois. Ce n’était pas son propriétaire qui lui causerait des problèmes. Il s’éloigna en direction de Gwadar. La nuit était complètement tombée et il se perdit avant d’arriver au port. Ce qui n’était encore, cinq ans plus tôt, qu’un minuscule port de pêche endormi avec un champ vaguement aménagé servant d’aéroport grandissait à toute vitesse grâce au port commercial en construction. Bientôt, les militaires s’y installeraient à leur tour, comme à Pasni. Plus on s’éloignait de l’Inde, plus c’était rassurant.
Il se dirigea vers l’ouest de la ville où se trouvait le port des pêcheurs. Tout était déjà fermé. On se couchait tôt. Enfin, ses phares éclairèrent une longue jetée de bois, le long de laquelle étaient amarrés plusieurs boutres d’une vingtaine de mètres. L’un d’eux arborait le drapeau iranien. L’Iran n’était qu’à une centaine de kilomètres à l’ouest…
En s’approchant, il aperçut les deux camions stationnés sur la jetée. Les deux Range Rover du Nawar Al Bughti avaient disparu. Inquiet, il sauta à terre. Yassin Abdul Rahman l’accueillit et le rassura aussitôt.
— Le Nawar est parti se reposer. Il dormira ici. Il t’invite à le rejoindre, si tu le souhaites. Il a laissé un de ses hommes pour te guider. Là, au bout de la jetée.
Il désignait un enturbanné, accroupi dans l’ombre, son fusil entre ses genoux.
— Où en est le chargement ? demanda le Pakistanais.
— Nous attendons une grue, expliqua Yassin Abdul Rahman. Le capitaine est allé la chercher. Dès que la cargaison est à bord, il prend la mer.
Sultan Hafiz Mahmood fit un rapide calcul. Quand le soleil se lèverait le lendemain, le boutre, même en ne filant que 8 nœuds, serait largement hors des eaux territoriales pakistanaises où on risquait toujours un contrôle. Ensuite, le risque était beaucoup plus limité. Dans cette zone de l’océan Indien, on arrêtait rarement les innombrables boutres qui circulaient entre la Corne de l’Afrique, Oman, le golfe Persique, l’Iran et la côte pakistanaise.
Il tourna la tête, alerté par un bruit de chenilles. Le capitaine, un moustachu costaud aux yeux enfoncés, un Omanais très croyant qui avait beaucoup fréquenté les mosquées de Sharjah, revenait accompagné d’une petite grue montée sur chenilles qui avançait dans un fracas d’enfer. Il s’approcha de Sultan Hafiz Mahmood et annonça :
— Il veut 30 000 roupies[8] pour charger. C’est cher.
— Ne discute pas, lança le Pakistanais, soudain nerveux. Qu’il commence tout de suite. Je dégage le camion.
Tourné vers Yassin Abdul Rahman, il ordonna :
— Qu’ils ôtent la bâche extérieure.
L’Égyptien répercuta l’ordre et, aussitôt, plusieurs de ses hommes défirent la toile verte du Mercedes, découvrant une grande palette de trois mètres de longueur, sur laquelle reposait un parallélépipède haut d’un mètre environ, dissimulé sous une bâche de plastique noir. Le capitaine du boutre avait été averti : il s’agissait d’armes pour des frères luttant contre les ennemis de Dieu dans la Corne de l’Afrique. En quelques minutes, les hommes de Yassin Abdul Rahman eurent passé des câbles d’acier sous la palette. Le moteur de la grue rugit, crachant une fumée bleue, et les câbles se tendirent. Lentement, la palette et son chargement décollèrent du Mercedes, se balançant à deux mètres du sol. Fasciné, Sultan Hafiz Mahmood ne pouvait la quitter des yeux. La concrétisation d’un rêve fou qu’il avait mis trois ans à réaliser. De nouveau les chenilles grincèrent et la grue s’approcha du boutre, amenant sa charge au-dessus d’un grand panneau de cale rectangulaire ouvert au milieu du pont. Plusieurs hommes descendirent à l’intérieur pour guider la charge qui disparut avec lenteur dans les entrailles du bateau. Les câbles remontèrent et la grue recula, comme un insecte maladroit. Ayant touché ses 30 000 roupies, son conducteur repartit en marche arrière et le moteur de son deux-temps s’éloigna dans la nuit. Un vent tiède soufflait de la mer, les étoiles brillaient. L’équipage du boutre remit en place le panneau de cale, fixant dessus une bâche imperméable.
Sultan Hafiz Mahmood avait la gorge nouée. Il s’approcha de Yassin Abdul Rahman et dit à voix basse :
— Nous ne nous reverrons plus, mon frère. Désormais, c’est à toi d’accomplir la volonté de Dieu.
— Je le ferai, promit l’Égyptien d’une voix ferme. Même si je vivais dix mille ans, je ne pourrais jamais te remercier assez pour ce que tu as fait.
— C’est Dieu qui me remerciera, répliqua le Pakistanais. Par mon âme et par mon sang, je serai toujours à vos côtés.
Un grondement sourd s’éleva du boutre. Le capitaine venait de lancer son diesel. Sultan Hafiz Mahmood se tourna vers l’Égyptien.
— Avant qu’ils embarquent, je veux saluer nos martyrs.
— Ils en seront fiers, répliqua Yassin Abdul Rahman, en s’éloignant dans l’obscurité.
Sultan Hafiz Mahmood se plaça à côté de la passerelle en bois reliant le boutre au quai. Un à un, les hommes de Yassin Abdul Rahman surgirent de l’obscurité, portant chacun un petit ballot. Certains n’avaient jamais mis les pieds sur un bateau, ils ignoraient où ils allaient et ce qu’ils allaient faire.
Le premier se présenta à la passerelle et Sultan Hafiz Mahmood l’étreignit longuement, l’embrassant trois fois avant de lui murmurer un verset du Coran. Le futur martyr franchit la coupée et disparut par la trappe menant au carré d’arrière.
Et ainsi de suite, dans le silence seulement troublé par le teuf-teuf du diesel et les chuchotements du Pakistanais. Les hommes qu’il serrait dans ses bras étaient trop émus pour lui répondre. Même s’ils ignoraient en quoi consistait leur mission, ils sentaient bien qu’il s’agissait d’un moment solennel.
Au dernier, Sultan Hafiz Mahmood ne put que murmurer quelques mots indistincts, la gorge nouée par l’émotion. Lorsque Yassin Abdul Rahman se présenta enfin, les deux hommes s’étreignirent sans un mot. Il faisait trop sombre pour qu’ils puissent distinguer leurs expressions, mais tous deux pensaient à la même chose. C’était le commencement de la fin d’une exaltante aventure, dont on parlerait encore des siècles plus tard.
Yassin Abdul Rahman disparut dans la trappe sans se retourner. Un marin la referma aussitôt, tandis que deux autres défaisaient les amarres. Pendant quelques instants, le boutre parut rester immobile, puis il commença à glisser très doucement sur l’eau noire.
Debout sur le quai, Sultan Hafiz Mahmood avait l’impression qu’on lui arrachait un morceau de lui-même. Il demeura sur place tant qu’il put apercevoir les feux du boutre s’éloignant vers le sud sous le ciel étoile. En se retournant, il aperçut alors le guerrier baloutche qui attendait toujours, accroupi dans l’ombre.
— Conduis-moi à ton Nawar, ordonna-t-il.
Il tenait à s’excuser pour l’histoire du RPG7. Inutile de se faire gratuitement un ennemi.
À trois ruelles du port, il pénétra dans une petite maison devant laquelle veillaient deux hommes de Jamil Al Bughti. Il frappa et une femme ouvrit, le menant aussitôt dans une pièce au plafond bas, mal éclairée, au sol recouvert de tapis. Dans un coin, devant une grande table basse en cuivre, il découvrit Jamil Al Bughti, appuyé sur des coussins, entouré d’une demi-douzaine de filles très jeunes, en train de le goinfrer de pistaches, de fruits secs et de boulettes de viande épicées. Le plateau de cuivre était encombré de bouteilles de Pepsi et d’eau minérale, mais une bouteille de whisky Defender était posée devant le chef baloutche.
Celui-ci leva son verre pour accueillir Sultan Hafiz Mahmood.
— Viens donc te détendre !
Le contenu de son verre n’avait pas la couleur du lait d’ânesse… Il en remplit un autre, de la bouteille de scotch, que le Pakistanais vida d’un trait. Toute sa tension nerveuse retombée d’un coup, en croisant le regard impertinent et provocant d’une des filles, à peine pubère, il sentit le sang se ruer dans ses artères. Brutalement, il avait envie d’une femme. Celle qui l’avait fixé effrontément se rapprocha de lui et lui tendit une poignée de pistaches.
Jamil Al Bughti lui reversa une rasade d’alcool, qu’il but encore d’un trait, et murmura à son oreille :
— Ici, c’est une bonne maison… Ce sont des vierges qui arrivent d’Oman. Je t’en offre une…
Sultan Hafiz Mahmood se récria et sortit une liasse de billets de sa poche.
— Je t’ai manqué de respect tout à l’heure. C’est moi qui t’invite !
Le Baloutche protesta mais prit quand même les billets. Une des fillettes s’était mise à danser maladroitement sur le grand plateau de cuivre, au son d’un petit lecteur de CD. Sultan Hafiz Mahmood sentit son ventre s’embraser à l’idée d’ouvrir cette jeune vierge déjà délurée.
*
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La bouteille de Defender était vide. Jamil Al Bughti s’était éclipsé dans une pièce voisine avec deux des fillettes. Sultan Hafiz Mahmood, vautré sur les coussins, se laissait tripoter par sa favorite, assise à califourchon sur lui, comme une vraie petite fille. Avec sa longue robe de coton multicolore qui la cachait jusqu’aux chevilles, elle paraissait très pudique, mais son regard audacieux démentait cette apparence trop sage. Soudain, le Pakistanais s’aperçut que, sous couleur de jouer, elle se frottait sournoisement sur lui, le regard un peu flou. Il est vrai qu’il lui avait laissé boire du scotch… Il réalisa aussi que son sexe, sous son charouar, était dur comme un épieu.
D’un geste brusque, il déséquilibra la fillette, libérant un membre massif et raide. Puis, la saisissant par ses hanches minces, il la souleva au-dessus de lui. D’elle-même, elle releva sa longue robe et il aperçut fugitivement le sexe glabre et rose, avant que le tissu retombe. Pendant quelques secondes, Sultan Hafiz Mahmood éprouva une sensation grisante, l’extrémité de son membre niché à l’entrée brûlante de la vulve de cette fillette vierge. Il n’eut pas la patience de prolonger cette sensation délicieuse. Saisissant les hanches étroites à deux mains, il empala la gamine sur lui, enfouissant d’un seul coup la moitié de son sexe. Les yeux agrandis, la bouche ouverte, la petite Omanaise poussa un cri de détresse, ce qui excita encore plus le Pakistanais. Cette fois, il souleva le bassin, en même temps qu’il pesait sur les hanches de la fille.
Il sentit quelque chose céder, son membre glissa encore plus loin et la petite Omanaise, les yeux remplis de larmes, hurla à nouveau. Comme un fou, il se mit à la faire monter et descendre sur lui, jusqu’à ce qu’un violent jet de semence jaillisse de ses reins. Pendant quelques secondes, il éprouva une sensation inoubliable, puis son excitation retomba d’un coup.
Sans ménagement, il écarta la fillette encore empalée, qui retomba sur le côté, dévoilant son sexe et le haut de ses cuisses maculé de sang.
Le tenancier ne les avait pas volés : c’était vraiment une vierge. Dans un réflexe animal, elle s’était recroquevillée en chien de fusil. Un cri aigu jaillit de la pièce voisine : le chef baloutche profitait aussi de ses jeunes proies. Sultan Hafiz Mahmood contempla son sexe encore dur avant de le remettre dans son charouar, puis ferma les yeux, pensant au boutre qui fendait l’océan Indien en direction du sud, portant tous les espoirs de l’oumma.