CHAPITRE XX
Soudain, le pom-pom-pom lent et sourd de la douchka installée sur leur plateau arrière secoua le 4 × 4. Leurs miliciens ripostaient.
Une très longue rafale, suivie d’une explosion de hurlements de joie. Par la lunette arrière, Malko aperçut un des deux véhicules lancés à leur poursuite quitter la piste et se renverser sur la plage en contrebas.
Fous de joie, leurs miliciens faisaient des bonds de cabri en vidant les chargeurs de leurs Kalach.
Le technical survivant ralentit. Pied au plancher, le chauffeur « khaté » retrouva son sourire béat. Une ultime rafale de leur douchka acheva de décourager le deuxième technical qui ralentit. Omar poussa enfin un cri de joie.
— They are gone[49] !
Ils pouvaient enfin reprendre une allure normale. Ils étaient quand même en nage lorsqu’ils atteignirent l’hôtel Shamo. Samir, le chef des miliciens, sauta à terre et entama une longue palabre avec Omar qui, désolé, se tourna vers Malko.
— Ils veulent mille dollars de plus. Pour les munitions et le camion !
Malko les donna de bon cœur et un des miliciens, ravi, fila au marché acheter une grosse botte de khat. Dans le petit hall de l’hôtel, Malko et Omar s’assirent pour faire le point, tandis qu’Aisha allait prendre une douche.
— Qui peut me renseigner ? demanda Malko. Omar hocha tristement la tête.
— Le seul qui sait tout ce qui se passe à El-Ma’an, c’est Musa Sude. Mais je ne le connais pas. Moi, je travaille avec Mohammed Kanyaré, celui qui contrôle la piste où vous avez atterri.
— Eux se connaissent sûrement, répliqua Malko. Il faut que vous demandiez à Kanyaré de me faire recevoir par Musa Sude. Faites-lui comprendre que vos amis de Nairobi lui en sauront gré…
— O.K., je vais essayer, promit Omar, pas rassuré ; mais il va demander de l’argent.
— Ce n’est pas un problème…
À son tour, Malko monta prendre une douche, pressé de se laver du mélange de peur et de poussière qui le rendait poisseux.
Le faux Salinthip Naree remontait la mer Rouge en direction du canal de Suez. Encore deux jours de mer, et il traverserait les 163 kilomètres du canal, ce qui prenait à peine une journée, pour se retrouver en Méditerranée, l’ultime partie de son voyage. De Port Saïd, à l’extrême-nord du canal, à Haifa, il n’y avait que vingt-quatre heures de mer. Le passage du canal ne posait pas de problème. Les autorités égyptiennes, dans leur cas – un cargo appartenant à une compagnie connue d’un pays comme la Thaïlande –, vérifiaient simplement le manifeste de la cargaison, et un pilote égyptien monterait à bord, comme sur tous les autres navires.
La traversée commençait très tôt, vers six heures du matin, et durait entre douze et quinze heures. Ce qui les ferait arriver en Méditerranée en fin de journée. Yassin Abdul Rahman passait le plus clair de son temps dans sa minuscule cabine, ne montant sur le pont que pour ses cinq prières quotidiennes. Il se nourrissait d’un peu de riz, de dattes et de soda. Lorsque l’équipage taisait cuire un poulet, il en prenait un morceau. Son exaltation intérieure grandissait et souvent il serrait, au fond de la poche de sa djellaba, le téléphone portable qui allait servir à déclencher l’explosion. Comptant les heures, il ne pensait même pas à la mort, sinon à celle de ses ennemis. Ils allaient être littéralement désintégrés, réduits en poussière, ou mourraient dans d’atroces souffrances, des semaines ou des mois plus tard.
Parfois, il avait une pensée empreinte de tristesse pour les Arabes de nationalité israélienne qui, eux aussi, seraient victimes de l’explosion nucléaire, comme les voisins libanais, jordaniens ou syriens, si le vent emmenait les particules radioactives jusqu’à leur territoire. Plusieurs autorités religieuses avaient tranché le dilemme : un musulman, s’il réside dans un pays qui fait la guerre à l’islam, doit déménager.
Il regarda vers l’est. La côte saoudienne ne se trouvait qu’à 150 kilomètres environ, mais une brume de chaleur empêchait de la distinguer. Sa pensée alla vers les princes corrompus qui dirigeaient ce pays. Que ce premier avertissement leur serve de leçon. Ils ne survivraient pas longtemps à la colère de Dieu…
Gui Hasan, un des Pakistanais recrutés par Sultan Hafiz Mahmood, émergea des profondeurs du navire, regardant l’horizon Pour cet ancien poseur de briques misérable, islamiste converti, qui avait rejoint le groupe extrémiste Lashkar-e-Jhangvi afin de poser des bombes, c’était un voyage de rêve. Il avait pu laisser 100 000 roupies à sa famille, offertes par Al-Qaida, et se préparait à mourir en martyr sur la terre volée par les Juifs haïs. On lui avait dit que l’équipage allait attaquer Haifa et tuer le plus possible de Juifs, avant d’être abattu. Personne ne lui avait parlé de la bombe…
Lui et ses amis, en réalité, faisaient de la figuration parce qu’il fallait pouvoir présenter un équipage lors d’un contrôle. En cas de problème, lors de l’échange des papiers entre les deux navires, ils auraient pu être utiles, mais tout s’était bien passé…
Les autres, les membres d’Al-Qaida venus avec Yassin Abdul Rahman, des Saoudiens, des Égyptiens et un Jordanien, savaient ce qui allait se passer. C’est eux qui avaient veillé sur l’assemblage de la bombe.
Eux non plus n’avaient aucun état d’âme.
Ils croisèrent un pétrolier à vide qui redescendait vers le golfe Persique. Avec sa nouvelle peinture, l’Anodad Naree ressemblait comme un jumeau à son sistership, le véritable Salinthip Naree, qui devait déjà être en train de se faire découper à Gaddani.
Mais les Israéliens n’y verraient que du feu. Ils allaient contrôler un navire attendu, en provenance d’un port sûr – Bangkok –, qui de surcroît avait déjà été contrôlé durant sa traversée de l’océan Indien.
Il restait quatre jours avant ce moment merveilleux ou le Salinthip Naree se transformerait en une énorme boule de feu. Tuant, pour la plus grande gloire d’Allah, des dizaines de milliers d’ennemis de Dieu.
*
* *
Richard Spicer pénétra dans le bureau de Sir George Cornwell et lui serra vigoureusement la main.
— Des nouvelles de Malko ? demanda-t-il. Le Britannique secoua négativement la tête.
— Pas encore. Il est bien arrivé à Mogadiscio, mais nous n’avons pas de liaison directe avec lui. Il faut attendre. Et vous ?
— Juste une information transmise par la Navy. Je l’ai retenue parce qu’elle concerne un navire contrôlé dans l’océan Indien en provenance de Massaoua, en Éthiopie.
— De Massaoua ?
— Oui, il s’agit d’un vraquier en route pour le port de Gaddani, près de Karachi, où il y a un important chantier de démolition. L’Anodad Naree, appartenant à un armateur maltais. On nous a transmis tout son dossier. Il a fait du cabotage entre différents ports normaux, le dernier étant Massaoua. Comme ce port se trouve dans la zone que nous surveillons particulièrement, on m’a transmis le dossier. De toute façon, il se dirigeait vers le sud-ouest. Vérifiez à Malte, si vous le pouvez, c’est votre zone. Sinon, nous continuons à envoyer des drones sur la Somalie, sans résultat. Toutes nos unités de la Ve Flotte ont été hautement sensibilisées. C’est tout ce que l’on peut faire. Sir George Cornwell soupira.
— J’ai l’impression d’être assis sur un volcan.
— Si Malko ne revient pas avec du concret, nous sommes très mal.
*
* *
Omar se glissa comme une ombre dans le minuscule lobby de l’hôtel Shamo et annonça de sa voix imperceptible :
— Musa Sude accepte de vous recevoir. Aujourd’hui, dans une de ses propriétés. Il vous envoie un technical avec des miliciens et je vous accompagnerai pour faire l’interprète.
— Il sait pourquoi je veux le voir ?
— Non.
Cela valait peut-être mieux…
— Il faudra l’appeler Monsieur le Ministre, précisa Omar.
— Pourquoi ?
— Il veut être ministre dans le gouvernement de Abdullahi Youssouf Ahmed. Ministre du Commerce. Maintenant qu’il a gagné beaucoup d’argent, il veut en profiter, voyager… Avec un passeport somalien, aujourd’hui, on ne peut aller nulle part, tout juste au Kenya.
Musa Sude avait besoin de respectabilité. Un argument à utiliser. Omar continua :
— Mohammed Kanyaré voudrait 20 000 dollars pour avoir organisé ce rendez-vous et votre sécurité. Il a obtenu la garantie que vous ne serez pas retenu de force chez Musa Sude… C’est un prix raisonnable.
— Tout à fait ! approuva Malko, mais je n’ai pas cet argent avec moi.
— Si vous le mettez sur son compte à Nairobi, ce sera parfait, assura le Somalien, mais il faudra le faire, sinon il me tuera…
Comme la vie était simple dans ce pays ! Pas d’huissiers, pas de contentieux, pas de lettres recommandées. La parole suffisait, mais elle valait de l’or ou du sang, c’est selon… Malko n’avait pas envie de provoquer la mort du gentil Omar qui avait dû assassiner un peu, à ses moments perdus… Son culte de Bin Laden en disait long sur ses véritables opinions à l’égard des Américains, et de l’Occident en général.
Ils burent leur café à la cardamone en silence, puis Malko demanda :
— Miss Aisha vient avec nous ?
— Elle peut venir, dit Omar, mais la protection ne s’étend pas à elle. Elle est très belle : Musa Sude pourrait avoir envie de la garder.
— Je vais la prévenir, dit Malko.
Lorsqu’il redescendit, il trouva Omar entouré de gaillards patibulaires, bardés de bandes de cartouchières, avec des bandanas et des lunettes de soleil à monture rose qui n’arrivaient pourtant pas à les féminiser…
— Ce sont les hommes de Musa Sude, annonça le Somalien.
Ils prirent place dans une Range Rover toute neuve, escortée par deux technicals flambant neufs eux aussi, et le petit convoi prit la route du nord. Omar se pencha à l’oreille de Malko.
— Musa Sude gagne un million de dollars par mois avec les taxes qu’il prélève. Alors, il n’a pas vraiment envie d’un gouvernement, sauf s’il en est le président… Mais il fait semblant.
*
* *
— Vous aimez le lait de chamelle ?
Malko sourit en prenant le bol tendu par son note, Musa Sude, avec un sourire carnassier. Le cheveu court, la moustache et la barbe bien taillées, presque cirées, des lunettes noires normales, une chemise aux fines rayures bleues, manches retroussées, le teint très foncé, le chef de guerre avait l’air d’un tueur, mais accueillit Malko avec des embrassades et une chaleur inattendues… Réunis autour d’un mouton rôti, il lui avait lui-même apporté le bol de lait de chamelle qui accompagnait le quartier de mouton rôti et le riz.
C’était immonde, mais Malko réussit à sourire.
Installé à côté de lui sur des coussins, le chef de guerre partit dans un grand discours, traduit au fur et à mesure par Omar, sur la Somalie du futur. Sa thèse était simple : la Somalie était désormais un pays normal, avec un gouvernement, des ministres dont il faisait partie, et une sécurité accrue. Il fallait donc qu’elle rejoigne le concert des nations et que lui, Musa Sude, puisse aller plaider la cause de son pays dans les instances internationales… Il fallait donc que l’intronisation du président ne tarde pas. Lui-même était prêt à fondre sa milice dans une nouvelle armée nationale.
Satisfait de sa tirade, le chef de guerre somalien but un peu de lait de chamelle et commença à mâcher le khat.
— Votre plaidoirie m’a convaincu, dit Malko, craignant que son hôte bientôt ne s’intéresse plus à rien. Je vais vous donner l’occasion de prouver que la Somalie est désormais un pays obéissant aux lois internationales.
Du coup, Musa Sude ôta ses lunettes noires.
— Comment ?
Il avait un regard de fauve : vif, froid et cruel.
— Je cherche une information, expliqua Malko. Je crois que c’est vous qui contrôlez la zone d’El-Ma’an.
— Oui, c’est moi, reconnut le Somalien. Je veux la développer pour en faire un nouveau port.
— On m’a dit que vous saviez tout ce qui s’y passe. Musa Sude se rengorgea.
— Bien sûr. Il n’y a jamais de problèmes là-bas.
— Parfait, conclut Malko. Je sais qu’un boutre en provenance de Gwadar, au Baloutchistan, est arrivé à El-Ma’an le 26 avril dernier. Il a débarqué une vingtaine d’hommes et une petite cargaison, avant de repartir. Je veux savoir ce que cette cargaison est devenue. Si elle est toujours ici, ou, si elle n’y est plus, sur quel navire elle est repartie d’El-Ma’an et quand.
Il y eut un long silence, rompu par Musa Sude. D’une voix furieuse, il interpella Omar dans sa langue. Le Somalien se recroquevilla. Musa Sude venait de comprendre qu’il s’était fait piéger. Omar, la voix tremblante, se tourna vers Malko.
— Il veut savoir qui vous êtes et pourquoi vous posez ces questions.
Malko se dit qu’il était temps de jeter le masque.
— Dites-lui que je travaille pour le gouvernement américain. Il s’agit d’une affaire de terrorisme très grave. S’il accepte de coopérer, il est évident que son image et celle de la Somalie en sortiront grandies et que les autorités américaines lui en seront reconnaissantes. En plus, une importante récompense est prévue pour ceux qui nous aideront à stopper cette opération terroriste…
Omar traduisait à toute vitesse, suant et pas rassuré. Lorsque Malko eut terminé, le chef de guerre somalien répliqua aussitôt d’une voix grandiloquente. Assurant que son plus fidèle ami était l’Amérique, qu’en 1993, c’est lui qui avait servi d’intermédiaire pour la remise d’un pilote d’hélicoptère US, prisonnier d’une faction somalienne, et qu’il ne demandait qu’à aider…
— Bravo, conclut Malko. Peut-il obtenir cette information ?
Nouveau flot de paroles.
— Il le pense, mais il va falloir rétribuer des intermédiaires. À combien se monte la récompense ?
On entrait dans le sérieux.
— Un million de dollars, annonça froidement Malko, le prenant sous son bonnet. L’argent sera versé où vous voulez. Omar en est le garant…
La CIA ne renierait pas sa promesse… Musa Sude sembla apprécier le montant et tendit à Malko un autre morceau de mouton. Un peu plus loin, une centaine de ses miliciens bâfraient au pied de leurs technicals. C’étaient vraiment des hordes de Mad Max, version africaine. Musa Sude contrôlait un millier de combattants, et pouvait en recruter dix fois plus en cas d’urgence. Équipés d’artillerie légère, de transports de troupes blindés et même de missiles sol-air, dans une ville comme Mogadiscio, ils représentaient une puissance redoutable. D’autant que, dopés au khat, les miliciens n’avaient peur de rien.
Musa Sude se lava les mains à l’eau d’un broc tenu par une jeune fille et lança une longue phrase.
— Il s’occupe de votre problème ! traduisit Omar. Retournez à votre hôtel et ne parlez de rien à personne… Il vous enverra un messager.
Musa Sude se leva, serra Malko sur son cœur, l’embrassa trois fois dans une haleine parfumée au lait de chamelle et le reconduisit lui-même jusqu’au véhicule qui l’avait amené.
En roulant dans la poussière, Malko se dit que ses espoirs reposaient sur un allié bien fragile. Si Musa Sude ne lui donnait pas l’information vitale dont il avait besoin, l’engin nucléaire conçu par Sultan Hafiz Mahmood exploserait bientôt quelque part dans un pays occidental, faisant des centaines de milliers de victimes.