CHAPITRE XVII

 

— Mogadiscio ! Ces malades sont partis pour Mogadiscio !

Richard Spicer semblait extrêmement perturbé par la nouvelle. Convoqué à l’ambassade des États-Unis, Malko avait trouvé le chef de station plongé dans un état proche de l’hystérie. Le message de l’ISI était arrivé au MI6 vers deux heures et demie du matin, immédiatement relayé à la CIA et à tous ceux qui pouvaient être concernés. Nulle part il n’était fait mention d’une arme nucléaire, mais seulement d’un chargement hautement suspect, susceptible de mettre en danger un grand nombre de personnes…

Malko, lui aussi, était étonné. Depuis des années, la Somalie, partagée entre des milices rivales qui faisaient régner la terreur dans le pays, n’existait plus en tant qu’État. Plus aucune présence occidentale depuis la piteuse expédition américaine de 1993. Aucune compagnie aérienne normale ne desservait le pays, uniquement équipé d’aéroports de fortune, et les circuits commerciaux réduits à leur plus simple expression étaient totalement « sauvages ». Les différents chefs de guerre qui se partageaient le pays étaient pour la plupart des islamistes radicaux et tous haïssaient les États-Unis. Il existait bien un gouvernement légal, mais il siégeait à Nairobi, au Kenya. La seule fois où il avait voulu s’installer à Mogadiscio, il y avait eu cent morts… Depuis, le président Abdullahi Youssouf Ahmed, proaméricain et anti-islamiste, s’était retranché dans son fief du Puntland, à environ 200 kilomètres au nord de Mogadiscio. Laquelle était devenue une cité à la Mad Max, au bord de la mer Rouge. À plusieurs reprises dans le passé, les Américains basés à Djibouti avaient repéré de multiples trafics d’armes liés à ce qui restait de la Somalie. La CIA considérait le pays comme une base arrière d’Al-Qaida, abritant un groupe islamiste radical, Al-Ittihad Al-Islamiyya, très actif.

— Cet engin nucléaire n’est sûrement pas destiné à la Somalie, remarqua Malko.

— Évidemment ! renchérit Richard Spicer. Mais c’est un endroit judicieux pour le planquer.

— Bizarre ! Pourquoi le planquer ? Pourquoi ne pas l’utiliser tout de suite ? Puisqu’il se trouvait déjà sur un navire.

Le chef de station lui jeta un regard ironique.

— Le genre de bateau sur lequel il a été chargé ne va pas souvent à New York. C’est, d’après les Pakistanais, un boutre qui fait du tramping régional. Un bateau d’une vingtaine de mètres, qui ne pouvait aller très loin.

— Vous avez déjà pris des mesures ?

— Bien sûr. La Ve Flotte est en alerte. Plusieurs bâtiments ont été appelés en renfort sur la zone et vont systématiquement arraisonner tout ce qui sort de Mogadiscio. Nous avons également alerté notre base à Djibouti et ils vont intensifier la surveillance de la côte somalienne avec leurs drones.

— Ce que nous recherchons n’est pas bien gros, objecta Malko. Une simple palette avec un chargement recouvert d’une bâche. Même le meilleur des drones n’aidera pas beaucoup. C’est tout ?

— Non, Langley est en train de rechercher tous les contacts que nous pouvons avoir dans le coin, à travers d’autres Services. Mais des dizaines de navires arrivent et repartent de Somalie toutes les semaines et il n’y a aucun contrôle, nulle part. Pas de registre portuaire, pas d’administration.

— Vous filmez la zone régulièrement ?

— Non. Par sondages.

— Pas de satellites ?

— Non plus ; il n’y a rien eu d’important depuis longtemps. On laisse les Israéliens traiter le problème à travers les services kenyans, qui ne sont pas brillants. On est dans la merde.

Il alla prendre une bouteille de scotch dans le bar et, après en avoir offert à Malko qui déclina, se servit une solide rasade de Defender. Visiblement, il en avait besoin.

Et encore, c’était une litote… Malko regarda les frondaisons de Grosvenor Square.

— Il faut que les Pakistanais mettent la main sur le capitaine du boutre qui a transporté le truc, dit-il. Qu’on en sache un peu plus. Sinon, c’est chercher une aiguille dans une meule de foin.

Richard Spicer soupira.

— Allez expliquer cela à Langley ! La Maison Blanche les harcèle ! Ils veulent savoir tout, tout de suite. Un des conseillers du Président a même suggéré de fermer tous les ports américains jusqu’à nouvel ordre…

— Belle victoire pour Al-Qaida ! conclut Malko. Ce transfert a dû laisser des traces. Notre seule chance, c’est que cette bombe se trouve encore là-bas. La première des choses à faire est peut-être d’aller voir sur place.

Richard Spicer le regarda, bouche bée.

— Allez voir, comment ?

— Avec des troupes, précisa Malko. Vous avez une base importante à Djibouti et la Ve Flotte dans l’océan Indien. Cela m’étonnerait, si cette bombe est toujours là-bas, qu’elle ait été transportée à l’intérieur du pays. Il suffit donc de ratisser la côte, avec quelques centaines d’hommes et du matériel lourd…

Richard Spicer émit un ricanement douloureux.

— Vous n’avez pas vu Blackhawk down, le film sur notre expédition de 1993 en Somalie ? Dès qu’on prononce le nom de Mogadiscio, au Pentagone, les généraux filent aux abris. Là-bas, les bébés naissent une Kalach entre les dents. Tout le monde est armé. Il y a de la mitrailleuse lourde, de l’artillerie légère, des missiles sol-air. À la vue du premier hélico, la population se soulèvera comme un seul homme. Ce n’est pas une poignée d’hommes qu’il faut, mais une opération engageant un véritable corps expéditionnaire. Et où va-t-on le prendre ? Tout le monde est en Irak ou en Afghanistan. On ne peut même pas réunir assez de soldats pour pacifier la région de Kandahar.

Malko, caustique, laissa tomber :

— Il faut savoir ce que vous voulez ! Ce risque potentiel mérite des efforts. Ou vous n’y croyez pas…

— Oh si, on y croit ! fit amèrement Richard Spicer. Et les Pakistanais aussi y croient, maintenant. Et ils sont morts de peur. Car en cas de vrai pépin, ils serviront de bouc émissaire…

— Alors, que voulez-vous faire ? Désormais, vous avez deux certitudes : la bombe existe et elle a quitté le Pakistan à destination de Mogadiscio. À propos, savez-vous quand ?

Richard Spicer retourna s’asseoir derrière son bureau et ouvrit un dossier.

— D’après les Pakistanais, fin avril. La meilleure période pour traverser l’océan Indien, entre la fin de la mousson d’hiver et le début de la mousson d’été. C’est le moment où la mer est à peu près calme.

— Nous sommes en juin, remarqua Malko. La traversée entre le Baloutchistan et la Somalie dure combien ?

— Il y a exactement 2 022 milles entre Gwadar et Mogadiscio, précisa l’Américain. Ce genre de boutre marche à sept ou huit nœuds en moyenne, ce qui donne une traversée comprise entre vingt-cinq et vingt-huit jours de mer.

— Donc, conclut Malko, cet engin nucléaire est arrivé là-bas dans la dernière semaine de mai. À mon avis, il a dû immédiatement être transbordé sur un autre navire, plus gros et plus rapide. Car, par la route, je ne vois pas où il aurait pu aller. Au Kenya ? En Éthiopie ? C’est peu probable. Par contre, grâce à l’absence totale de contrôle portuaire à Mogadiscio, il a pu être chargé sur un navire qui l’attendait pour sa destination finale.

— Je suis d’accord avec vous, confirma Richard Spicer.

Dès que nous avons eu cette information, elle a été communiquée à tous les ports américains et britanniques, pour qu’ils soient particulièrement vigilants avec tout navire ayant mention sur son livre de bord d’une escale ou d’un mouillage à Mogadiscio. Seulement, cette approche a des limites.

— Pourquoi ? demanda Malko.

— On contrôle l’itinéraire d’un navire de deux façons, expliqua le chef de station de la CIA. D’abord, par l’examen de son livre de bord, qui doit mentionner toute escale ou mouillage. Et ensuite par les déclarations des capitaineries des ports où il a relâché… Dans le cas de Mogadiscio, il n’y a pas de capitainerie. Si le capitaine d’un navire décide de ne pas noter sur son livre de bord qu’il a fait escale à Mogadiscio, c’est très difficile de s’en apercevoir. Or, je suppose que le capitaine d’un bateau transportant une bombe atomique ne va pas se vanter de son passage à Mogadiscio en arrivant dans un port britannique ou américain.

C’était frappé au coin du bon sens.

— Il faut absolument identifier le navire sur lequel se trouve désormais cet engin nucléaire, conclut Malko. Étant donné le timing, il y a une chance pour qu’il soit encore en mer.

— Pour cela, approuva Richard Spicer, il n’y a que deux moyens : ou retrouver le capitaine du boutre qui a livré l’engin, ou aller à Mogadiscio. Les Pakistanais recherchent ce boutre, mais il se promène entre l’Iran, Oman et le golfe Persique. Nous ne pouvons même pas les aider, car il n’a ni nom ni immatriculation. Même s’il est basé à Gwadar, il peut ne pas y revenir pendant plusieurs mois. Ou alors, il faut aller là-bas, conclut timidement l’Américain.

Malko lui expédia un sourire ironique.

— Vous aurez sûrement beaucoup de volontaires… À Mogadiscio, il n’y a pas d’ambassade américaine, donc pas de protection diplomatique, et les Américains ne sont pas vraiment bien vus…

— Je ne parlais pas d’un Américain, remarqua le chef de station, le regard fuyant.

Malko fit semblant de ne pas avoir entendu et se leva.

— Merci de m’avoir tenu au courant. Pour l’instant, je pense qu’il n’y a plus grand-chose à faire à Londres. Tant que nous ne saurons pas se trouve cet engin nucléaire, nous parlons pour ne rien dire.

— Et Aisha Mokhtar ? Elle a peut-être des informations supplémentaires.

— Cela m’étonnerait, dit Malko. Elle a dit tout ce qu’elle savait et ne se trouvait pas au Pakistan lorsque le boutre a quitté Gwadar. Mais je vais quand même lui demander.

Vingt minutes plus tard, il débarquait à Belgrave Mews North, transformé en camp retranché. C’est tout juste si on le laissa entrer au 45. Aisha Mokhtar était toujours pâle, mais son regard avait repris un peu de vie.

— Il y a du nouveau ? demanda-t-elle.

— Oui, fit Malko. La bombe a été expédiée à Mogadiscio.

— Ainsi, c’était vrai, Sultan ne bluffait pas ?

— Non, répliqua Malko. Il y a désormais un engin nucléaire en circulation, en route pour son objectif, dont nous ignorons tout. Essayez de vous rappeler. Sultan Hafiz Mahmood n’a jamais mentionné un objectif en particulier ? Un moyen de transport, un nom ?

Aisha Mokhtar secoua la tête.

— Non. Nous n’avons eu qu’une seule véritable conversation à ce sujet. Il avait bu beaucoup de whisky et était incroyablement fier d’avoir réussi à soustraire de l’uranium enrichi sans qu’on puisse s’en rendre compte. Mon Dieu, qu’est-ce que nous allons faire ?

— Prier ! dit Malko.

 

*

*   *

 

Le Salinthip Naree, devenu Anodad Naree, filait à onze nœuds plein est, en direction de la côte pakistanaise. À cause de la mousson d’été, la mer était assez houleuse pour le forcer à réduire sa vitesse. De son ancienne identité, il ne restait rien. En six jours, les embruns avaient vieilli la peinture des nouvelles inscriptions et, avec le livre de bord de son sistership, l’Anodad Naree, il pouvait faire face à n’importe quelle inspection en mer.

Les panneaux de cale étaient ouverts et, jour et nuit, les palans remontaient les sacs de riz pour vider la cale de ses 18 000 tonnes. Par palettes de deux cents sacs, le riz était remonté et jeté aussitôt à la mer. L’opération était aux trois quarts terminée. L’équipage, habitué à obéir, n’avait posé aucune question. Le capitaine Lankavi avait dit que le riz était avarié et que le navire retournait au Pakistan pour être désarmé. Comme il leur avait promis une prime substantielle pour ce déchargement impromptu en pleine mer, personne n’avait protesté. D’ailleurs, c’étaient de pauvres diables, hébétés de fatigue et totalement indifférents au monde extérieur… Le cargo ne se trouvait plus qu’à 800 milles des côtes du Baloutchistan. Encore deux jours et la cale serait vide, ce qui était plus normal pour un navire partant à la casse. Il avait été construit en 1982, ce qui rendait sa démolition parfaitement plausible. Les cours de l’acier avaient monté à cause de la demande chinoise et les armateurs préféraient acheter des bateaux neufs. En plus, son livre de bord montrait qu’il avait beaucoup bourlingué depuis son rachat par l’armateur maltais à la Precious Shipping Ltd.

Le capitaine Lankavi monta sur le pont pour surveiller la fin du déchargement. Les cinq Arabes embarqués en pleine mer étaient étalés dans différents coins du pont, malades pour la plupart. Heureusement, l’équipage n’y avait vu que du feu. Leurs Kalachnikov étaient planquées dans une des cales… Le capitaine Lankavi, installé dans la dunette, prit ses jumelles et son pouls s’accéléra. La silhouette d’un navire venait d’apparaître à l’horizon, à une vingtaine de milles nautiques.

Il semblait venir dans leur direction.

Le capitaine n’avait pas rabaissé ses jumelles que le radio surgit et annonça :

— Captain, j’ai sur le canal 16 un destroyer américain, le USS Galveston, appartenant à la Ve Flotte.

— Passez-le-moi ici, dit aussitôt le capitaine Lankavi. Il décrocha le récepteur de la radio VHF et s’annonça.

Aussitôt, une voix américaine lui demanda de changer de fréquence pour ne pas encombrer le canal 16 et commença son interrogatoire.

— D’où venez-vous ?

— Massaoua, en Érythrée.

L’Anodad Naree avait effectivement fait escale à Massaoua, avant El-Ma’an.

— Où allez-vous ?

— À Gaddani, Baloutchistan, pour y être démantelé.

— Vous avez une cargaison ?

— Non. Il nous reste quelques tonnes de riz, avarié.

— Bien. Restez à l’écoute.

Il y eut quelques minutes de silence, puis l’officier du quart du Galveston revint en ligne et annonça :

— Veuillez stopper vos machines. Nous allons vous inspecter.

— Roger, nous stoppons les machines, répondit le capitaine Lankavi.

Dès qu’il eut coupé la communication, il descendit sur le pont ordonner au quartier-maître chargé du déchargement des sacs de riz d’interrompre son travail et de refermer les panneaux de cale. Celle-ci était déjà aux trois quarts vide.

Ensuite, il alla prévenir les Arabes installés sur le pont pour leur dire de retourner à l’intérieur du navire. Heureusement, les inspections s’intéressaient rarement à la composition de l’équipage.

Remonté sur la dunette, il reprit ses jumelles et regarda le destroyer américain qui se rapprochait. Son livre de bord – celui de l’Anodad Naree – était parfaitement en règle. Seule l’escale de Mogadiscio n’était pas mentionnée… Paisible en apparence, mais priant Allah, il regarda le destroyer de la Ve Flotte US se rapprocher, puis stopper à un mille devant son étrave, se plaçant lentement dans le lit du vent. Dans ses jumelles, il distingua nettement la grosse chaloupe mise à l’eau par l’arrière, sur laquelle embarquaient des Marines en tenue de combat. De toute façon, les armes du destroyer étaient braquées sur l’Anodad Naree…

 

*

*   *

 

— Aisha Mokhtar ne sait rien de plus, annonça Malko, de nouveau en tête à tête avec le chef de station de la CIA. Et vous, avez-vous du nouveau ? Les Pakistanais ont-ils retrouvé le capitaine de ce boutre ?

— Non, fit sombrement Richard Spicer. Et du côté de Djibouti, ce n’est pas mieux : nos drones n’ont rien vu. Sinon qu’aucun gros navire n’est mouillé en face de la plage d’El-Ma’an, juste des boutres locaux dont aucun ne peut aller bien loin.

— Donc, il y a de très grandes chances pour que l’engin nucléaire ait déjà été exfiltré, déduisit Malko. Ce n’est pas une bonne nouvelle. Vous devriez, au moins, monter une opération coup de poing avec des Marines de la Ve Flotte pour tenter d’obtenir des informations sur place.

Richard Spicer eut un soupir découragé.

— Des informations auprès de qui ? Il n’y a que des ennemis, là-bas. Et nous n’avons pas de troupes disponibles.

Malko secoua la tête, accablé.

— Après, il sera trop tard.

— Après quoi ?

— Après le boum ! répliqua Malko, exaspéré. Vous avez beau avoir la plus grande armée du monde, pour l’instant, vous êtes impuissants. Or, la piste que nous avons, c’est Mogadiscio.

— Je mets la pression sur les Pakistanais, fit Richard Spicer, évasif. S’ils ne sont pas foutus de retrouver ce bateau, c’est qu’ils sont complices…

— Vous n’allez pas vitrifier Islamabad ! remarqua Malko. Ou alors, vous aurez de vrais problèmes. Que voulez-vous que je fasse, maintenant ?

— Restez à Londres. Je peux encore avoir besoin de vous…

Malko n’en était pas si sûr… Aisha Mokhtar lui avait dit tout ce qu’elle savait.

 

*

*   *

 

Machines stoppées, l’Anodad Naree était fortement balancé par la houle. Sur le pont, à côté de l’échelle de coupée, le capitaine Lankavi regardait se rapprocher la chaloupe arborant la bannière étoilée, où avaient pris place une douzaine de Marines du destroyer US. L’échelle de coupée était descendue et seuls les membres de l’équipage utiles à la manœuvre étaient demeurés sur le pont. Un d’entre eux attrapa le bout lancé par un marin américain et l’arrima au vraquier. Deux officiers US montèrent aussitôt à bord, accompagnés de quatre Marines en armes, qui prirent place sur le pont. L’officier du Galveston salua le capitaine Lankavi et lui annonça son intention d’inspecter son navire et les papiers du bord, dans le cadre de la lutte antiterroriste.

Tandis que son second faisait ouvrir les deux panneaux de cale, l’officier américain et le capitaine Lankavi montèrent d’abord à la passerelle de navigation où le capitaine malais montra le livre de bord. L’officier américain examina longuement le « log » qui retraçait toute la vie du navire, avec ses différentes escales. Ne trouvant rien que de très normal, il demanda finalement :

— Votre destination est Gaddani ?

— Absolument, confirma le capitaine Lankavi. Notre armateur a décidé de scrapper le bateau dans un de ses chantiers.

— Et qu’advient-il de l’équipage ?

— Nous repartirons pour Karachi. Un autre navire de la compagnie doit venir nous chercher, mais certains marins trouveront sûrement du travail sur place… Voulez-vous contrôler leurs passeports ?

— Non, merci, fit l’officier.

Il avait reçu l’ordre de contrôler particulièrement les navires se dirigeant vers le nord de l’océan Indien, pas ceux qui redescendaient vers le sud. Son second réapparut, ayant terminé la visite du navire, et annonça à son supérieur :

— Les cales sont presque vides, sir, il doit rester un millier de tonnes de riz en sacs de 50 kilos.

L’officier se tourna vers le capitaine Lankavi.

— Pourquoi avez-vous une cargaison de riz pour aller à Gaddani ?

Le capitaine malais avait depuis longtemps préparé sa réponse.

— Un des clients de notre armateur, à Massaoua, n’a pas accepté toute la livraison. Notre armateur nous a demandé d’essayer de la vendre au Pakistan, avant de démanteler le navire. Il y ajuste un millier de tonnes. On y arrivera bien.

— Et vous, qu’allez-vous faire ?

— Je dois repartir à Malte, prendre un nouveau navire, mais je vais probablement faire un détour pour voir ma famille à Kuala-Lumpur.

— O.K., bonne chance ! conclut le chef de l’équipe de visite du Galveston, en lui serrant la main.

Dix minutes plus tard, la chaloupe repartait vers le destroyer US et le capitaine Lankavi remettait en route les machines de L’Anodad Naree. Comme les navires américains échangeaient leurs informations, ils avaient des chances de ne plus être contrôlés jusqu’à l’arrivée au Baloutchistan. Et puisque les Américains avaient enregistré une cargaison de mille tonnes de riz, il n’y toucherait plus. Quitte à le revendre à bas prix au chantier naval de Gaddani.

Dès que L’Anodad Naree eut repris sa route, il redescendit dans sa cabine et envoya un e-mail à son armateur, relatant l’arraisonnement et précisant qu’il continuait sa route vers le Baloutchistan. Il savait que ce message parviendrait par des voies détournées à ceux qui devaient guetter, du fond de leurs montagnes, le suivi de l’opération « Aurore Noire ».

Ses véritables commanditaires.

 

*

*   *

 

Dans cette vallée perdue de Kwaja Anran Range, entre Quetta et la frontière afghane, on ne voyait jamais personne. Pourtant, au sommet de chaque pic, il y avait un guetteur, payé par les différents laboratoires de transformation d’héroïne. Ils utilisaient un code visuel, à base de fumigène, pour avertir d’un danger, la couleur changeant selon la nature de ce dernier : vert pour l’armée pakistanaise, rouge pour les Américains, bleu pour des intrus non identifiés. Étant donné la difficulté du terrain, cela donnait assez de temps aux gens concernés pour se mettre à l’abri. Bien sûr, de temps à autre, un des hélicos américains basés un peu plus au sud, à Spin Bolak, faisait une incursion rapide, volant au ras des montagnes. Cependant, il ne s’attardait jamais. Les tribus qui veillaient sur ce paradis austère et brûlant possédaient encore quelques vieilles douchkas récupérées chez les « Chouravi[45] » pendant la guerre de libération de l’Afghanistan et savaient s’en servir. Le dernier hélicoptère venu survoler la zone était reparti en traînant un panache de fumée noire, suite à une rafale de douchka, sans susciter les moindres représailles.

D’ailleurs, tous les indicateurs basés à Spin Bolak prévenaient toujours, en cas d’opération d’envergure.

En réalité, les Américains y allaient mollement, ne voulant pas gaspiller leur précieux matériel et leurs hommes, encore plus rares. Tout le monde savait qu’Oussama Bin Laden se cachait dans la région, mais l’état-major US n’avait jamais encore déclenché une grosse opération pour le capturer. Il y avait d’autres priorités.

En plus, c’était le territoire pakistanais, fief des tribus. Une zone particulièrement sensible.

Un groupe d’hommes était réuni dans la cour d’une petite madrasa construite avec les pierres du pays, plate comme une punaise, ce qui la rendait pratiquement invisible du ciel. Il fallait plusieurs heures de trajet à partir de la grande piste qui courait entre les montagnes, de Spin Bolak à Wassar Kahn, beaucoup plus au nord, pour la découvrir, flanquée de quelques masures de la même couleur. Ici, on avait toujours vécu de la même façon, grâce au pavot. Les marchands passaient après chaque récolte et laissaient assez d’argent pour tenir jusqu’à la suivante.

On ne voyait jamais d’étrangers, seulement des caravanes traversant la vallée de temps à autre, transportant des chargements hétéroclites, et toujours accompagnées de guerriers tribaux locaux.

Deux hommes, vêtus à l’afghane, étaient penchés sur une carte posée sur un tapis de prière élimé, étalé à même le sol, protégés des regards par une toile tendue au-dessus de leurs têtes. Un plateau de cuivre avec des biscuits, des dattes, du miel et une grosse et vieille théière voisinait avec des armes. Celui qui était en train d’examiner la carte était l’homme le plus recherché du monde : Oussama Bin Laden. Son voisin, Ayman Al-Zawahiri, l’Égyptien, directeur opérationnel d’Al-Qaida, l’homme qui avait conçu les attaques du 11 septembre 2001. Médecin, il soignait également Oussama Bin Laden. Un peu plus loin, les hommes de leur garde rapprochée priaient ou veillaient, leur Kalachnikov en travers des genoux.

D’autres combattants se trouvaient à l’extérieur de la madrasa et trois autres cercles concentriques de guetteurs prolongeaient l’ensemble du dispositif. Les chevaux et les mulets chargés de l’équipement se trouvaient dans un bâtiment couvert, un peu plus loin.

Oussama Bin Laden rayonnait. Après des semaines d’anxiété, il avait enfin reçu le message qu’il attendait, grâce à un courrier sûr qui avait parcouru une centaine de kilomètres à cheval pour le lui remettre en mains propres.

Un message qui lui apprenait que l’opération « Aurore Noire » était entrée dans sa phase terminale, après avoir surmonté tous les obstacles d’une opération complexe et quasi impossible à mener à bien…

Désormais, c’était une question de jours et Oussama Bin Laden, qui avait toujours suivi les choses de très près, voulait visualiser le résultat de ce qui allait faire paraître le 11 septembre 2001 comme une répétition maladroite.

— Explique-moi, demanda-t-il d’un air gourmand à Ayman Al-Zawahiri.

Ce dernier posa l’index sur un point, au centre de plusieurs cercles concentriques dessinés sur un calque.

— Voici le port de Haifa, annonça-t-il. Il se trouve au fond d’une baie assez profonde, d’environ cinq kilomètres. Nous espérons que le navire pourra accoster au quai de déchargement situé au sud de la baie. Mais même si pour une raison quelconque il était stoppé avant, le capitaine a prévu de lancer les machines à fond pour le rapprocher le plus possible du rivage.

— Qui va déclencher l’explosion ? demanda Bin Laden.

— Le frère Yassin Abdul Rhaman. Grâce à un téléphone portable. Mais, un millième de seconde plus tard, il aura rejoint le paradis d’Allah le Tout-Puissant.

Oussama Bin Laden n’exprima aucune tristesse. Au contraire.

— Je lui serai reconnaissant toute ma vie d’avoir choisi cette fin glorieuse de martyr, dit-il. Dis-moi maintenant ce qui va se passer ensuite.

— Dans un rayon de mille mètres, expliqua Al-Zawahiri, le souffle de l’explosion va détruire les gens du port, la gare, les immeubles de la ville basse. Les vêtements des gens s’enflammeront spontanément à cause de la chaleur. Normalement, aucun être vivant ne peut survivre. Évidemment, du côté de la mer, il y aura peu de victimes, mais tout le centre de la ville sera anéanti. Ensuite, cette vague de feu balayera les collines rocheuses qui encerclent Haifa. Jusqu’à mille deux cents mètres, tout sera ravagé par le feu. Des doses énormes d’irradiations condamneront à une mort certaine tous ceux qui y seront exposés, dans un délai très rapide.

Oussama Bin Laden buvait ses paroles, les yeux fixés sur la carte à grande échelle de Haifa et de sa banlieue. Le calque en plastique portait les cercles concentriques permettant d’apercevoir le plan fixé dessous.

— Et ensuite ? insista Oussama Bin Laden.

— Dans un rayon de mille cinq cents mètres, continua Ayman Al-Zawahiri, la dose d’irradiation sera mortelle pour la moitié des gens qui y seront exposés. Ils mourront dans un délai d’un mois. Là aussi, la chaleur déclenchera de nombreux incendies, qui eux-mêmes causeront d’autres pertes… Ensuite, entre mille cinq cents et trois mille mètres, la chaleur aura baissé, mais le danger viendra des particules radioactives emportées par le vent. Dans le cas d’Haifa, le vent vient de l’ouest, donc de la mer. Le nuage radioactif sera donc entraîné au-delà du premier cercle de collines et balayera toute la zone où se trouve concentrée l’industrie pétrochimique des Juifs. Même si les destructions matérielles ne sont pas spectaculaires, les usines seront inaccessibles pour de longs mois. Les Juifs seront à genoux.

Penché en avant, Oussama Bin Laden semblait imaginer ce qui allait se passer. Extatique, les mains croisées devant lui, il avait l’impression de sentir la chaleur des incendies.

— Combien de Juifs périront ? demanda-t-il.

— Impossible à dire, répondit l’Égyptien. Peut-être cent mille, peut-être deux cent mille. Peut-être plus. Cela dépend du vent et d’éléments que nous ne contrôlons pas.

— Quand le navire doit-il arriver ? demanda le chef d’Al-Qaida, émergeant de son rêve.

— Dans cinq jours.

Le Cheikh hocha la tête puis dit d’une voix grave :

— Frère, il ne faut pas cesser de prier Allah durant ces cinq jours, pour que Sa Protection n’abandonne pas nos martyrs. Mais, ce soir, prions pour que notre frère Sultan Hafiz Mahmood, sans qui rien n’aurait pu être accompli, émerge de sa maladie. Qu’Allah le Tout-Puissant et le Miséricordieux dissipe les brumes de son cerveau.

Imités par les gardes du corps, les deux hommes se prosternèrent longuement, face au nord-ouest où se trouvait La Mecque. Oussama Bin Laden aurait préféré faire exploser la bombe dans le port de New York, mais Ayman Al-Zawahiri avait choisi Haifa, pour punir les Juifs de leur arrogance et parce qu’il en avait eu l’opportunité, grâce aux livraisons de riz signalées par leur cellule thaïlandaise.

Le ciel s’obscurcissait. Oussama Bin Laden but un peu de thé, croqua quelques dattes et partit se reposer dans la madrasa. Il ne vivait plus que pour le jour béni où il montrerait au monde que le glaive d’Allah était plus puissant que jamais.

Aurore noire
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