CHAPITRE X
Il n’était que huit heures du matin et la température dépassait déjà 43 °C… Dans sa chambre du Marriott, Malko se remettait d’un voyage pourtant sans histoire. Le 747 de la PIA était arrivé à l’heure – 6 h 10 du matin –, déversant son flot d’expatriés en camiz-charouar et quelques businessmen étrangers. Islamabad, ville jardin complètement artificielle, découpée en carrés comme une cité américaine, n’avait guère changé depuis sa dernière visite, avec ses avenues surdimensionnées pour une circulation squelettique où se mêlaient bus surchargés, rickshaws, petits taxis d’un jaune criard, et de plus en plus de voitures japonaises ou coréennes.
Encore sonné par le long trajet, Malko avait vu défiler d’un œil distrait les somptueux bâtiments abritant les différents organismes officiels du pays, présidence, Cour suprême, Assemblée nationale, alignés le long de Constitution Avenue. Évidemment, ce n’était pas le vrai Pakistan, pouilleux, misérable et rétrograde, avec ses femmes bâchées, ses coolies au regard halluciné de fatigue et sa foule grouillante. La véritable capitale, c’était Rawalpindi, ville jumelle d’Islamabad, construite comme Brasilia à partir du néant. Jadis, les deux villes étaient séparées par un no man’s land où se trouvait l’aéroport. Désormais, un tissu urbain ininterrompu avait grignoté les terres agricoles situées entre elles.
Dans cette ville aux avenues modernes tirées au cordeau, aux coquettes villas noyées dans la verdure, aux bâtiments officiels presque futuristes, on avait du mal à imaginer qu’à une centaine de kilomètres on lapidait encore les femmes adultères.
En sortant de la douche, Malko enfila une chemise de voile, un pantalon léger et se prépara à se mettre au travail. Aucun contact officiel avec William Hancock, le chef de station de la CIA à Islamabad. À Londres, Richard Spicer lui avait promis qu’on le contacterait dès son arrivée pour la liaison avec les autres « kidnappeurs »…
Le Marriott commençait à vieillir sérieusement, mais situé dans Aga Khan Road, à deux pas de Constitution Avenue, il était l’hôtel en vogue depuis vingt ans, avec ses restaurants chinois et indiens, sa piscine pas toujours d’une propreté irréprochable, et ses chambres assez spacieuses.
Le téléphone sonna.
— Mister Linge, your driver is here[36], annonça un employé de la réception.
Comme Malko n’avait rien demandé, c’était donc que le système se mettait en place… Il descendit et aperçut près de la réception un petit bonhomme moustachu et replet, avec d’épaisses lunettes d’écaille, une chemise à carreaux et un pantalon tirebouchonné. En apercevant Malko émerger de l’ascenseur, il s’avança et dit d’une voix timide :
— Good morning, sir, my name is Hassan.
Sûrement un stringer de la CIA, comme la station en comptait quelques-uns. Malko le suivit à l’extérieur, ayant l’impression de recevoir une chape de plomb fondu sur les épaules, et se glissa dans une minuscule Morris verdâtre, d’un âge certain, sans climatisation. Toutes glaces ouvertes, il faisait encore 35° à l’intérieur.
— Où allons-nous ? demanda-t-il.
— Stara markaz, sir, in G7[37], fit Hassan.
Islamabad était découpé en carrés, portant chacun une lettre et un numéro. Au cœur de chacun d’eux se trouvait un centre commercial regroupant de multiples échoppes, un marché et une mosquée. Ils gagnèrent Constitution Avenue, longeant la présidence, puis Hassan tourna à droite dans Jinnah Avenue qui traversait, sous divers noms, Islamabad d’est en ouest, sur plus de dix kilomètres… Tournant ensuite dans Jasmin Road, bordée de maisons traditionnelles, Hassan s’arrêta et se retourna.
— Sir, you go straight to Rehman Baba[38].
Malko descendit. Le markaz était rectangulaire. Il se trouvait au nord et gagna l’est, Rehman Baba Street, bordée d’une variété incroyable d’échoppes qui offraient de tout, des saris aux lampes à pétrole, se demandant qui il allait rencontrer…
Et soudain, il les vit ! Arrêtés devant une boutique de saris, gauches comme des collégiens dans une boutique de lingerie.
Chris Jones et Milton Brabeck, environ un mètre quatre-vingt-dix de muscles chacun. Même avec des chapeaux de toile, des lunettes de soleil, des chemisettes bariolées et des pantalons de toile, ils n’arrivaient pas à ressembler à de vrais touristes. Heureusement, les Pakistanais avaient peu de points de comparaison, le tourisme étant à peu près inexistant dans leur pays, à part quelques Japonais venant explorer d’anciens temples bouddhistes, le long de la frontière afghane. Baby-sitters rattachés à la Direction des Opérations de la CIA, anciens du Secret Service, Chris Jones et Milton Brabeck vénéraient Malko depuis longtemps, après avoir survécu avec lui à quelques aventures difficiles. Les Américains s’exportant de moins en moins facilement, ils sortaient peu de leur pays. D’ailleurs, en dépit de leur âme en acier trempé, ils nourrissaient un certain nombre de phobies envers tout ce qui n’était pas strictement américain, comme le hamburger et la bière Budweiser, et ne considéraient comme civilisés que les pays où on pouvait boire de l’eau du robinet…
Malko s’approcha d’eux et Chris donna un coup de coude à Milton.
— He, look !
Ils rayonnaient. Malko, de près, s’aperçut que leur peau était enduite d’une épaisse couche de crème blanchâtre…
— Nous nous rencontrons par hasard ! avertit Chris Jones, alors on ne s’embrasse pas.
— Pourtant, on aurait envie ! renchérit Milton Brabeck.
Le marchand de saris s’approcha d’eux et le gorille fit un saut en arrière.
— Je suis sûr qu’il a plein de bêtes, grommela-t-il. Le sida, ça peut s’attraper en se serrant la main ? Ici, il paraît qu’ils ont toutes les maladies. Je mettrais bien un masque à gaz… Et cette putain de chaleur ! C’est inhumain.
— Vous êtes logés dans le compound de l’ambassade ? demanda Malko.
— Yeah. Heureusement : il y a la clim, on a de l’eau en bouteille et on bouffe à la cantine. De la nourriture de Blanc. Il paraît qu’on s’empoisonne dans les restaurants, ici.
— Qui vous a dit ça ?
— Un copain des Marines. Il a bouffé une fois dans un chinois, il est resté une semaine couché et a failli crever… Bon, on est quand même contents de vous voir…
— Vous avez déjà travaillé ?
— Un peu. On est allés reconnaître le parcours du gus qu’on doit exfiltrer, dans un fourgon banalisé. C’est plutôt joli. Il y a plein de verdure et des mosquées partout. Pas une seule église.
— C’est le pays musulman, commenta Malko. Comme l’Arabie Saoudite.
Milton Brabeck soupira.
— Ces bougnoules, avec leur barbe, ils ressemblent tous à Bin Laden. Et j’ai pas vu un mec sans moustache.
Malko sourit.
— Le rêve de tout jeune Pakistanais est de ressembler au prophète Mahomet, qui portait barbe et moustache. Ça accapare la plus grande partie de leur énergie. Bon, quel est le programme ?
Il ne tenait pas à ce qu’on les repère, visibles comme des mouches dans un bol de lait, dans cette foule uniformément pakistanaise.
— On a rendez-vous ce soir au club de l’ONU, annonça Chris Jones. Le COS sera là.
— Bien, approuva Malko. Je sais où c’est.
— Non, corrigea Milton Brabeck, il a déménagé. Il se trouve désormais en F7, dans la 14e Rue, tout au fond. Votre nom aura été donné au gardien. Venez vers sept heures.
Le club de l’ONU, une structure privée, permettait aux diplomates et à leurs invités de se retrouver entre eux, de manger une cuisine internationale, de boire de l’alcool et de regarder les télévisions étrangères.
— O.K., conclut Malko, à sept heures.
— D’ici là, ne regardez pas les femmes dans les yeux. C’est mal vu, vous pourriez vous faire lyncher…
Il s’éloigna vers sa voiture, laissant les deux gorilles encore plus mal à l’aise. Hassan annonça, en lui ouvrant la portière :
— On m’a dit de vous conduire à Taxila, sir, pour une visite des ruines.
— Bonne idée, approuva Malko.
Il monta à côté d’Hassan, afin de repérer l’itinéraire. Le jour du kidnapping, ils seraient livrés à eux-mêmes…
*
* *
Les camions au fronton peinturluré, chargés à exploser, passaient leur temps à se doubler comme des fous, dans des concerts de klaxon, sans le moindre souci des voitures. Deux fois, Hassan avait été obligé de rouler sur le bas-côté pour ne pas être écrabouillé par un monstre chargé de billes de bois. L’autoroute Islamabad-Peshawar, c’était le Salaire de la peur… D’ailleurs, elle n’avait d’autoroute que le nom, se réduisant parfois à un unique ruban d’asphalte, poussiéreux et défoncé. Le pire, c’était les cyclistes, complètement incongrus dans cette jungle motorisée, surgissant de partout avec un calme incroyable, juchés sur de hautes bicyclettes noires, souvent sans freins.
Quant aux bus, bourrés à craquer de voyageurs abrutis de chaleur, leurs chauffeurs étaient probablement payés à la course. Pied au plancher, ils prenaient tous les risques pour gagner quelques mètres. Le paysage désolé, plat comme la main, aux arbres imbibés de poussière jaunâtre, était noyé d’une brume de chaleur. Parfois, sur un bas-côté, une cabane en planches proposait des boissons sans alcool, des pastèques ou des fruits.
Deux camions, décorés jusqu’aux essieux, surchargés d’une montagne humaine se retenant à ses ballots, tentaient de se doubler. Hassan, deux roues sur le bas-côté, dans la Morris à 30°, parvint à prendre le dessus…
— Have to take petrol[39], annonça-t-il.
Ils stoppèrent à une station PSO où se trouvaient déjà des camions et un bus sans vitres plein de passagers hébétés de fatigue, gavés de poussière, avec des regards vides d’animaux. Même les bébés ne criaient pas.
Une demi-heure plus tard, Hassan, après être passé devant la gare de Taxila, arrêta Malko devant le musée, situé en bordure d’une des trois villes en ruines du site, Bhir Mound. L’ensemble du site comprenait les ruines de deux autres villes, Sirkaph et Sirsouk, ainsi qu’un énorme stûpa dédié à Bouddha. Jadis, les invasions s’étaient croisées ici, des Grecs en passant par Darius, jusqu’à Alexandre le Grand. Il ne restait aujourd’hui que des murs ne dépassant guère deux mètres de hauteur, envahis par la végétation, écrasés de chaleur. Situé à trente-deux kilomètres d’Islamabad, Taxila était un lieu de promenade familiale le vendredi, mais désert en semaine.
Le colonel Mc Leary, après avoir étudié la carte, avait jeté son dévolu, comme « héliport », sur le stûpa de Dharmarajika, qui possédait deux avantages. D’abord, il était un excellent point de repère, ensuite, le site était éloigné de trois kilomètres du musée, ce qui assurait une certaine discrétion.
Laissant Hassan devant le musée, Malko s’enfonça dans un sentier bordé de ruines ocre, sous une chaleur inhumaine. Même les mouches semblaient avoir du mal à voler. Il avançait comme un somnambule, harcelé par des millions d’insectes, avalant de la poussière à chaque inspiration. Au bout d’une demi-heure de marche, il aperçut un tumulus de briques d’une quinzaine de mètres de hauteur, entouré de ruines dont aucune n’avait plus de deux mètres de haut.
Deux hommes étaient en train d’arracher tranquillement des briques à un mur vieux de quelques siècles pour les jeter dans un pick-up. Ils ne levèrent même pas la tête : Malko ne se trouvait pas dans le même univers qu’eux. Il explora le site et trouva ce qu’il cherchait, à trois cents mètres au sud du stûpa. Une étendue plate et herbeuse, sans aucun obstacle en hauteur. Comme il se frayait un chemin dans les hautes herbes, il s’arrêta brusquement : quelque chose avait bougé devant lui. Il aperçut fugitivement un long ruban noir se fondre dans le sol : un cobra…
Son pouls redescendu, il inspecta longuement les lieux, prenant des photos avec sa caméra numérique. Un Blackhawk pourrait facilement se poser là. Les quelques arbres qui bordaient le site et son éloignement le préserveraient des regards. Lorsqu’il reprit le chemin du musée, les deux pillards, leur pick-up plein de reliques de l’histoire, s’éloignaient dans un nuage de poussière jaune.
Il retrouva Hassan, la bouche sèche, la chemise collée à son dos par la transpiration, et s’effondra dans la Morris.
— On rentre ! lança-t-il au petit Pakistanais.
*
* *
Après deux heures à barboter dans la piscine du Marriott, dont l’eau atteignait les 30°, Malko se sentait quand même mieux. Sa balade à Texila l’avait épuisé. Terrassé par le décalage horaire, il avait dormi quatre heures avant de plonger dans la piscine. Pas une seule femme appétissante en vue : des Pakistanaises qui avaient dû être mannequins chez Olida, des Indiennes enveloppées dans dix couches de saris et quelques Scandinaves maigres comme des clous. À tout hasard, il avait téléphoné au numéro de Priscilla Clearwater, la somptueuse secrétaire noire de l’ambassadeur des États-Unis, retrouvée là trois ans plus tôt, mais une voix d’homme lui avait répondu que l’Américaine avait quitté Islamabad l’année précédente…
Il n’y avait plus qu’à se rendre au club de l’ONU et ils reprirent la direction de F7. La 14e Rue, une impasse, prenait dans Kohsar Road, laquelle commençait dans Kyaban-e-Iqbal. Au fond de la rue ombragée, Malko aperçut des barrières, une guérite et un chawdikar[40] armé d’un riot-gun, gardant la propriété.
Il se présenta à l’entrée et le chawdikar cocha son nom sur une liste, lui demanda 20 dollars et lui remit une carte valable un mois… Un élégant bâtiment de style colonial britannique était planté au milieu d’une pelouse bien entretenue. Le rez-de-chaussée comportait une salle à manger et un bar, où il aperçut immédiatement ceux qu’il était venu retrouver : William Hancock, le chef de station d’Islamabad, Chris Jones et Milton Brabeck. À côté d’eux, un groupe de Pakistanais commentaient un match de cricket avec des hurlements sauvages.
Deux Chinois, l’air mélancolique, chuchotaient devant des bières. Pas une femme.
William Hancock leva son verre de Defender.
— Bienvenu au Pakistan ! Et bon séjour.
— Merci, répondit sobrement Malko, qui avait failli y laisser sa peau, trois ans plus tôt.
Chris Jones et Milton Brabeck, débarrassés de leur crème antimoustiques et de leurs lunettes noires, jappaient comme des chiots heureux.
— Il paraît qu’on va faire un coup fumant ! lança Chris Jones à voix basse. Ça n’a pas l’air trop difficile.
Malko sourit jaune.
— Même les criminels les plus endurcis considèrent que le kidnapping est une activité à haut risque, souligna-t-il, pince-sans-rire. Milton Brabeck se permit un ricanement discret.
— Yeah, mais nous, on a des copains avec un hélicoptère… Et on travaille pour le président des États-Unis.
— Vous n’avez pas la permission du gouvernement pakistanais, corrigea Malko, et nous sommes au Pakistan.
Cette remarque de bon sens ne refroidit pas les deux gorilles. Euphorique, Chris Jones commanda un double Defender sans glace. Malko se joignit à lui avec une vodka et les quatre hommes trinquèrent au succès de leur mission.
— Allons dans le jardin, suggéra William Hancock. On est sûrs qu’il n’y aura pas de micros…
Ils gagnèrent une des tables installées au bord de la piscine d’un vert douteux. Le chef de station de la CIA attendit que le serveur se soit éloigné pour demander à Malko :
— Vous êtes allé à Texila ?
— Oui, j’ai trouvé un endroit parfait pour un hélico, tout près d’un stûpa géant qui servira de point de repère au pilote, devant un terrain dégagé et herbeux, où il est facile de dissimuler une balise GPS. J’ai pris des photos. L’endroit est éloigné du musée et de la route.
Le chef de station nota tout soigneusement.
— Ce serait bien que vous alliez la mettre en place vous-même, suggéra-t-il. Demain, vous aurez le temps.
On leur apporta ce qui ressemblait à une Caesar Salad que les deux gorilles reniflèrent avec méfiance.
— C’est plein de bestioles, conclut Chris Jones, en repoussant son assiette.
William Hancock reprit la conversation.
— Demain, dit-il à Malko, vous irez effectuer un repérage autour du domicile de Sultan Hafiz Mahmood. Pour étudier son parcours de jogging. Quand vous vous sentirez prêt à agir, je transmettrai le feu vert à Spin Bolak. Il me faut vingt-quatre heures de battement.
— Rien de nouveau depuis que nous en avons parlé ? demanda Malko.
— Non, rien. Il est réglé comme une horloge. Tous les jours à huit heures, il sort de sa villa, suivi de ses deux gardes du corps, et part en direction soit de la mosquée, soit du zoo. Mais pour nous, cela ne change rien. J’aurais voulu poster un guetteur au début de la rue, mais, dans ce quartier, c’est impossible. Il faudra donc observer son départ de la colline. J’ai quelqu’un avec des jumelles qui le fera et vous transmettra le top.
— Où serons-nous ? interrogea Malko.
— Je pense que le mieux est d’attendre au croisement de Kyaban-e-Iqbal avec Siachin Road, à quelques centaines de mètres à vol d’oiseau. À partir du moment où il démarre, nous avons une demi-heure pour agir. C’est amplement suffisant.
— Est-ce très fréquenté, le matin ?
— Siachin Road, non, ce n’est pas une voie de transit. Des piétons, étudiants à l’Islamic University, qui viennent travailler à l’ombre, sur les pentes de la colline, mais évidemment, on ne peut exclure aucune hypothèse.
— De quelle voiture disposons-nous ?
— Une grosse Volvo qui a été « volée » à une ONG d’University Town, à côté de Peshawar, et munie de plaques différentes. Ensuite, un fourgon GM blanc en fausses plaques CD 29. Nous pensions mettre des plaques de Peshawar, mais ces plaques-là diminuent les risques d’interception. Vous abandonnerez le fourgon à Taxila.
Ils se turent : le garçon apportait les kebabs sur une montagne de riz au safran. À la table voisine, on déboucha une bouteille de Taittinger au milieu d’exclamations joyeuses. C’était un anniversaire. Malko lança son pavé dans la mare.
— Messieurs Jones et Brabeck sont donc chargés de la neutralisation des deux policiers qui protègent Sultan Hafiz Mahmood. Avec des carabines spéciales.
— Right.
Malko se tourna vers les deux gorilles.
— Vous êtes prêts ?
— Sûr ! affirma Chris Jones, c’est comme une carabine de chasse. Sauf qu’on tire une grosse seringue. On en prendra un chacun. C’est facile de ne pas les louper.
— La drogue injectée agit en combien de temps ? demanda Malko.
William Hancock eut l’air un peu embarrassé.
— Well, il n’y a pas d’expérimentation sur l’homme. Mais sur un lion, qui pèse environ quatre fois le poids d’un homme, cela agit en une minute environ…
— C’est long, une minute, remarqua Malko. Ils ont le temps d’appeler du secours, ils ont sûrement des portables ou des radios.
— Nous avons intégré cette donnée, affirma William Hancock, en positionnant non loin de là un fourgon banalisé qui brouillera toutes les communications radio dans le périmètre. En plus, nous avons conservé la dose utilisée pour un grand félin. Cela devrait agir quatre fois plus vite…
Chris Jones hocha la tête gravement.
— J’espère qu’ils vont bien réagir. Parce que nous n’aurons pas d’artillerie.
Malko calma leurs ardeurs.
— La peine de mort existe toujours au Pakistan, rappela-t-il. Avec un simple kidnapping, nous nous en tirerons avec une vingtaine d’années…
Un ange passa et disparut, affolé. William Hancock reprit fermement la main.
— Je vous rappelle, messieurs, que nous agissons dans la légalité la plus complète, en ce qui concerne notre administration. Nous sommes couverts par un presidential finding.
Ce qui soulagea aussitôt les deux gorilles inquiets pour leur retraite.
— Avez-vous d’autres questions ? demanda le chef de station.
— Non, fit Malko. Demain matin, je vais reconnaître les lieux. Vous en faites autant à Taxila, et nous nous retrouvons ici demain soir.
— Parfait, approuva le chef de station.
Le colonel de l’ISI Hussein Hakim venait d’arriver à son bureau, dans Kashmir Road ; un modeste bâtiment de quatre étages, QG de l’Agence. Les autres services étaient éparpillés un peu partout dans Islamabad. Sa secrétaire surgit, ravissante Pendjabie en sari moulant vert d’eau, dégoulinante de bijoux en argent, avec de grands yeux noirs soulignés de khôl pleins de sensualité.
— Voici la liste des arrivées, colonel Sahib, annonça-t-elle.
Le colonel Hussein Hakim, plein de mélancolie, regarda la silhouette élégante onduler jusqu’à la porte. Cette salope s’était fait sauter une seule fois, un soir, sur le coin de son bureau, mais n’avait jamais voulu recommencer sans une promesse de mariage… Or, l’officier pakistanais avait quatre enfants et une épouse encore très présentable, appartenant à un clan qui l’aurait découpé en morceaux en cas de répudiation.
La vie était mal faite.
Il ouvrit le dossier, découvrant la liste des passagers repérés pour diverses raisons à leur arrivée à Islamabad. Il y avait de tout : des citoyens pakistanais recherchés pour fraude fiscale, des businessmen douteux et, de temps en temps, une perle rare. Il la trouva, soulignée de rouge. Prince Malko Linge. Le nom lui disait quelque chose. Il le tapa sur son ordinateur et le dossier apparut… Malko Linge était un « opératif » de la CIA, connu comme le loup blanc. Son dernier séjour au Pakistan remontait à trois ans, lorsque, sous couverture de l’US Aid, il avait tenté de retrouver la trace de Bin Laden. Le rapport prétendait qu’il y était parvenu, sans donner plus de détails. Suivait la liste de ses contacts à Islamabad et à Peshawar. Le colonel Hakim se souvint alors que sa secrétaire lui avait transmis un mot de son homologue de la CIA, William Hancock, avec qui il entretenait d’excellentes relations, lui annonçant l’arrivée de Malko Linge, venu exploiter une piste menant à Bin Laden.
La CIA était extrêmement active au Pakistan et n’avait pas une totale confiance dans ses alliés pakistanais, dont les services étaient souvent gangrenés par les partisans d’Al-Qaida.
En professionnel prudent, le colonel Hussein Hakim décida quand même, pour se couvrir, d’effectuer un petit sondage sur les activités de l’agent de la CIA. D’après sa fiche de police, il était descendu au Marriott. Quelques jours de filature discrète ne feraient pas de mal.