CHAPITRE VI
Chawkat Rauf, encore abruti par le vol de onze heures Islamabad-Londres, franchit la passerelle du Boeing 747 des Pakistan Airlines pour gagner le terminal 4 de l’aéroport d’Heathrow. Quelques couloirs et il se retrouva dans la queue en face des guichets d’immigration. Regardant autour de lui, il repéra une cabine téléphonique et composa un numéro qu’il avait appris par cœur, car il ne pouvait l’inscrire nulle part, sous peine de risquer sa vie. Une voix d’homme répondit aussitôt, répétant simplement le numéro.
— C’est « Fox ». Je viens d’arriver, annonça le Pakistanais.
La voix se fit aussitôt plus chaleureuse.
— Good ! Vous avez fait bon voyage ?
Comme si un voyage pouvait être bon en classe éco, serré comme des sardines, les genoux sous le menton… Les Britanniques avaient toujours le sens de l’humour.
— Excellent, sir, répondit néanmoins le Pakistanais.
— Some interesting news ? demanda d’un ton détaché son correspondant, John Gilmore, agent du MI6, qui le « traitait » depuis bientôt deux ans, après l’avoir recruté à Peshawar, au Pakistan, en le tirant d’une fâcheuse histoire de trafic de drogue…
Parlant parfaitement urdu et pachtou, John Gilmore se mouvait au Pakistan comme un poisson dans l’eau. Une fantaisie administrative l’avait fait affecter à Londres, dans le hideux et futuriste bâtiment regroupant désormais toutes les sections du MI6, sur la rive sud de la Tamise, dans Albert Embankment, un incroyable château fort de science-fiction, doté de vitres vertes réfléchissantes qui le faisaient ressembler à une création de bande dessinée. Cet étrange aspect était voulu. Le gouvernement britannique, convaincu que pour le monde entier l’archétype de l’espion était James Bond, avait décidé de créer à Londres une nouvelle attraction touristique, en sus de la relève de la garde à Buckingham ou de la Tour de Londres, un peu dépassées. Le « QG » de James Bond, espion de Sa Majesté. Pari gagné. Des milliers de touristes japonais se ruaient tous les matins pour photographier cette monstruosité architecturale. Hélas, le budget de la construction ayant été allègrement dépassé, les aménagements intérieurs avaient été réduits au strict minimum ! Aussi les agents du MI6 regrettaient-ils amèrement leurs fauteuils de cuir et les boiseries de leurs safe-houses jadis dissimulées un peu partout en ville. John Gilmore, lui, regrettait le Pakistan, se morfondant à rédiger à longueur de journée des synthèses sur le sous-continent que personne ne lisait. Sa seule véritable tâche intéressante était de « traiter » Chawkat Rauf deux fois par an…
— Very interesting news, sir, confirma d’une voix pleine d’excitation la taupe du MI6. J’ai pu me procurer pour une somme importante un objet ayant appartenu à un proche de Bin Laden, annonça Chawkat Rauf. Un caméscope, sir.
John Gilmore sentit le vent victorieux de Trafalgar l’effleurer mais coupa vivement Chawkat Rauf. Il se méfait du téléphone et cette ligne n’était pas sécurisée.
— Well, dit-il. Nous parlerons de ceci de vive voix. Où allez-vous loger ?
— À la mosquée de Green Street.
Cette mosquée était considérée par le MI6 comme une base d’Al-Qaida. John Gilmore n’hésita pas.
— Avant d’y aller, je pense que ce serait une bonne idée de prendre un taxi et de venir au 33 Queen Ann’s Gate.
— Very well, sir, promit Chawkat Rauf. Je serai là dans une heure.
Il raccrocha et revint se placer dans la queue des guichets de l’Immigration. Son passeport pakistanais à la main, muni d’un beau visa délivré par le consulat britannique de Peshawar. Il était désormais pratiquement impossible pour un Pakistanais « ordinaire » de venir en Grande-Bretagne, même pour se faire soigner. Une seule catégorie échappait à la règle : les collecteurs de fonds, qui venaient chercher de l’argent dans la diaspora pakistanaise, pour des œuvres humanitaires ou religieuses. De concert avec ses « employeurs », Chawkat Rauf avait choisi cette catégorie. Deux fois par an, il venait faire la quête à Londres ou à Birmingham, recueillant 400 000 ou 500 000 livres sterling, une somme colossale en roupies…
L’Islamic Relief Fund, l’ONG à laquelle il appartenait et qui reversait secrètement une partie de ses fonds à la mouvance d’Al-Qaida, était ravie de ses prestations et le laissait venir en Europe. Bien entendu, au consulat de Peshawar, son nom était précédé d’une pastille rouge, signifiant qu’on ne devait jamais lui refuser un visa…
La pratique était courante pour les collecteurs de fonds, et les soupçonneux islamistes n’y voyaient que du feu.
Ce n’était pas par pure bonté d’âme que le Foreign Office britannique procédait ainsi. Cela permettait de suivre en partie le financement des islamistes radicaux et cette attitude renforçait la tolérance affichée du gouvernement britannique pour l’islam non terroriste. De tous temps, les gouvernements successifs de Grande-Bretagne avaient décidé qu’ils ne pouvaient pas affronter deux risques en même temps : l’IRA et le terrorisme islamiste.
Il y avait donc un gentlemen’s agreement.
Chawkat Rauf tendit donc son passeport à l’Immigration Officer sans la moindre angoisse. Lorsque le Britannique tapa son nom sur l’ordinateur, une étoile apparut immédiatement sur l’écran. Signe qu’il ne fallait poser aucune question. Cinq minutes plus tard, le voyageur, encore en tenue pakistanaise, camiz-charouar et gilet élimé, émergeait dans le hall des arrivées, où une foule colorée guettait les passagers du vol de la PIA.
Chawkat Rauf allait se diriger vers les taxis lorsqu’il aperçut un visage connu dans la foule. Un homme portant la même tenue que lui, un calot plat sur la tête : Sambal Chahan, le responsable de la mosquée de Green Street où il devait loger, dans le quartier d’Upton Park, l’East End londonien. Sambal Chahan l’étreignit chaleureusement, l’embrassant trois fois à la pakistanaise, et annonça :
— Les frères de Peshawar nous ont prévenus par e-mail de ton arrivée. J’ai voulu venir t’accueillir moi-même.
Chawkat Rauf, un peu surpris, ne put que remercier son interlocuteur de sa sollicitude. Cela l’ennuyait d’emporter le caméscope à la mosquée, mais il n’avait guère le choix. Il faudrait, dès que possible, qu’il parvienne à s’éclipser.
À Peshawar, il avait récupéré le précieux objet au dernier moment, avant de prendre le bus pour Islamabad.
Ils gagnèrent la station Heathrow de la ligne Northern et s’installèrent dans le wagon de tête. Avec le changement à West Kensington, ils en avaient pour une bonne heure, traversant tout Londres. Et encore, maintenant, le métro ne connaissait-il plus de pannes interminables… Chawkat Rauf regarda à la dérobée une publicité de la Barclay’s Bank. C’est là que chaque mois le MI6 versait 200 livres sur un compte ouvert au nom de Fox. Le jour venu, il pourrait s’acheter une boutique, faire venir sa famille en Grande-Bretagne et couler des jours paisibles. Seulement, chaque fois qu’il parlait à son traitant de décrocher, on lui demandait toujours un petit travail en plus. En réalité, il était, sans le savoir, la meilleure source du MI6 proche d’Al-Qaida. Et donc pas près de prendre sa retraite.
Le métro s’ébranla et il ferma les yeux pour se détendre. Son traitant allait s’inquiéter de ne pas le voir arriver. Pourvu qu’il ne prenne pas d’initiative maladroite.
*
* *
John Gilmore décrocha la ligne directe qui le reliait au MI5 et demanda la Division D, chargée des filatures dans Londres et de la protection des « amis ». Il était midi et Chawkat Rauf n’avait pas donné signe de vie. Aucune raison normale ne pouvait expliquer un tel retard. John Gilmore avait fait procéder à une vérification rapide dans les services d’urgence de l’aéroport et des hôpitaux situés sur le trajet supposé de son agent, sans résultat. Donc, une raison imprévue avait empêché Chawkat Rauf de venir au MI6. John Gilmore ne s’affolait pas encore, mais il fallait réagir. Lorsqu’on lui passa le service, une voix neutre demanda :
— À qui voulez-vous parler ?
— Mike, c’est John, annonça John Gilmore. J’ai besoin d’un petit service.
— C’est urgent ?
— Oui.
— Vous venez déjeuner au City Café ? Une heure.
— Very well.
Après avoir raccroché, il regarda sa montre. Midi quarante-cinq. Il avait le temps de se rendre à pied au City Café, dans Thorney Street, juste en face de l’entrée du MI5. Le service de contre-espionnage intérieur britannique occupait un énorme bâtiment double sans aucun signe distinctif sur Millbank, de l’autre côté de la Tamise. En traversant le Vauxhall Bridge et en parcourant trois cents mètres à pied, John Gilmore y serait juste à temps. L’idée de déjeuner au City Café lui mettait l’eau à la bouche : il adorait manger, mais les bons restaurants londoniens étaient hors de portée d’un chef de service du MI6… Cette fois, il pourrait faire une note de frais justifiée par la demande officielle à son collègue du Service intérieur. Le MI5 gérait tout ce qui se passait sur le territoire britannique, le MI6 ayant en charge les opérations extérieures. Parfois, surtout avec les islamistes, les activités des deux maisons se chevauchaient. Cependant, le MI6 n’ayant pas le droit de travailler sur le sol britannique, il était obligé de sous-traiter avec le MI5.
John Gilmore ouvrit son coffre et y prit le dossier de Chawkat Rauf, sélectionnant une photo où il était reconnaissable. Il ferma son bureau à clef, prit le Times, au cas où son collègue serait en retard, et descendit, sortant par la porte latérale de Thames Path, plus discrète que la monumentale porte d’Albert Embankment. Avec son costume noir, sa chemise sans cravate, sa silhouette épaisse – pour un mètre quatre-vingt-dix, il pesait exactement 283 livres[22] – et son catogan réunissant ses derniers cheveux blonds, John Gilmore avait plus l’air d’un musicien un peu « hip » que d’un agent de renseignement. Il contourna le bâtiment par l’arrière pour rejoindre Vauxhall Bridge. Une vieille dame nourrissait des pigeons et des amoureux de couleur flirtaient, à demi allongés sur un des bancs, face à la Tamise, avec derrière eux, le bruit agréable des jets d’eau retombant dans le grand bassin entourant le château fort, ignorant ce qui se passait derrière les vitres vertes de cet étrange bâtiment aux lignes tourmentées. Un très modeste drapeau de l’Union Jack flottait entre les tours, côté Tamise, mais il était peu visible du sol.
En traversant Vauxhall Bridge, John Gilmore jeta un coup d’œil en direction des toits dorés du MI5. Ces bâtiments étaient encore, si possible, plus discrets que ceux du MI6. Même pas de drapeau, aucune porte sur Millbank, des fenêtres toujours fermées, avec des encadrements métalliques qui donnaient l’impression qu’elles avaient toutes des barreaux…
Trois cents mètres plus loin, il tourna dans Thorney Street, qui donnait sur Millbank en faisant un coude, longeant tout Thames House, le siège du MI5. Le restaurant se trouvait juste après le coude et Mike Turnball s’y trouvait déjà, en face d’un verre de scotch à la belle couleur ambrée. Les deux hommes se serrèrent la main chaleureusement et John Gilmore commanda à son tour un Defender « 5 ans d’âge ».
Dans son cadre très moderne, le City Café offrait une excellente nourriture. Ils prirent le menu. John Gilmore se laissa tenter par le roast loin of suckling pig, un peu lourd mais délicieux, surtout précédé d’une mixed beans salad. Mike Turnball, lui, se contenta d’un halibut filet, spécialité de la maison. Le tout arrosé de vin sud-africain à 14,5°.
— Well, attaqua Mike Turnball, quel est le problème ? John Gilmore sortit de sa poche la photo de Chawkat Rauf et la poussa vers l’agent du MI5.
— C’est mon meilleur agent au Pakistan. Il est arrivé ce matin d’Islamabad. Nous avons convenu de nous rencontrer dans une safe-house de Queen Ann’s Gate et il n’est pas venu.
— Une explication ?
— Je n’en ai pas. C’est peut-être un contretemps idiot, mais on ne sait jamais. Il m’a parlé d’informations très hot.
— Où devait-il aller à Londres ?
— Il loge toujours dans la mosquée du 88 Green Street.
— Ah, je vois ! soupira Mike Turnball, ce sont des dangereux là-bas. On en a bouclé un pendant deux mois, mais nous avons été obligés de le relâcher. Qu’attendez-vous de nous ?
— Du « baby-sitting », répondit John Gilmore. Rien d’actif. Qu’on veille sur lui, de façon que je sache ce qui se passe. Il faut absolument que je récupère ces informations.
— Well, suggéra l’agent du MI5, on pourrait peut-être procéder à une petite mise en scène. Un contrôle dans la rue, à la suite d’un incident provoqué… Ou une vérification de passeport. Vous pourriez venir le débriefer dans un commissariat.
John Gilmore fit la moue. Pas fou, son collègue voulait partager ses informations.
— C’est risqué, dit-il, il vaut mieux attendre qu’il arrive à leur fausser compagnie.
— Ce n’est pas facile de travailler dans Green Street, remarqua Turnball. Il n’y a que des « bronzés ».
Cette rue de quatre kilomètres de long, point de regroupement des Pakistanais à Londres, avec ses mosquées, ses bijouteries, ses marchands de saris, était surnommée Little Karachi. Pratiquement aucun Anglais de souche n’y vivait. John Gilmore sourit en mâchant son porcelet.
— Vous avez quelques « bronzés » chez vous…
— Pas beaucoup, avoua Mike Turnball, mais je vais me débrouiller. Je prévois combien de temps ? Une semaine ?
— Ça devrait suffire.
— O.K., je vous envoie un request officiel.
Ils terminèrent leur repas tranquillement, commandant des brandies après le café. C’était vraiment une bonne maison. Ils se séparèrent à la sortie du City Café et Mike Turnball se dirigea vers une des petites portes situées sur Thorney Street, de part et d’autre de la grande entrée des véhicules défendue par des herses, des plots d’accès escamotables et des merlons. L’IRA était l’ennemi public numéro un du MI5 qui s’était un peu sali les mains en Irlande du Nord. D’où sa mauvaise réputation. Pourtant, bizarrement, c’est sur l’immeuble du MI6 que des membres de l’IRA avaient tiré une roquette, tout de suite après son inauguration… Sans faire de gros dégâts d’ailleurs.
John Gilmore repartit d’un pas lent, pour digérer. Se demandant ce qui était arrivé à Chawkat Rauf, son informateur d’habitude si ponctuel.
*
* *
Étendu sur un charpoi défoncé qui occupait presque toute la surface de la chambre minuscule où il logeait, au-dessus de la mosquée de Green Street, Chawkat Rauf guettait les bruits de la rue. Sérieusement inquiet. Depuis son arrivée, le matin même, il n’avait pas été laissé seul une seconde. Il y avait toujours quelqu’un pour lui faire la conversation, discuter religion, demander des nouvelles du Pakistan.
Au départ, son interception à l’aéroport de Heathrow par Sambal Chahan ne l’avait pas alarmé. Mais ce dernier cumulait les fonctions de responsable de la mosquée et de chef de l’organisation clandestine islamiste locale, et maintenant son angoisse grandissait tandis qu’il constatait que tous ceux qui s’attachaient à ses pas en étaient membres… Cette sollicitude extrême dissimulait-elle des soupçons à son égard ?
Le précieux caméscope acheté à Bara Market était soigneusement enveloppé dans ses vêtements de rechange, au fond de son sac qui lui servait d’oreiller. Si on le découvrait, il aurait à répondre à des questions très gênantes. Pour la première fois depuis qu’il travaillait pour le MI6, il mourait de peur. La surveillance dont il était l’objet était anormale… Même pour aller acheter des fruits en face, un des « frères » de la mosquée l’avait accompagné. Pas question de s’approcher du téléphone public situé contre le mur de la mosquée.
Il se pencha à la petite fenêtre de sa chambre et regarda la circulation dans Green Street. Pendant quelques instants, il songea à sauter dehors, en emportant la caméra. Il n’y avait que deux étages, il suffirait ensuite de téléphoner au numéro qui répondait vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Seulement, c’était se dévoiler et « ils » se vengeraient aussitôt sur sa famille restée au Pakistan. L’escalier craqua et une tête hirsute apparut, avec un sourire édenté.
— Tu viens partager notre repas, mon frère ? Chawkat Rauf se leva, soulagé de cette digression. Ils mangeaient au rez-de-chaussée, dans une petite pièce attenante à la salle de prière. La nourriture était déjà sur la table : des pois chiches, des morceaux de poulet dans une bassine, du riz au safran et des fruits. Cinq hommes étaient déjà là, dont Sambal Chahan, le responsable de la mosquée, qui s’adressa à lui d’un ton chaleureux.
— Quand commences-tu à récolter l’argent ? J’ai quelques adresses à te donner.
— Demain, si Dieu le veut, répondit Chawkat Rauf en dévorant un morceau de poulet. Je ne dois pas perdre de temps.
Enfin l’occasion de se débarrasser du caméscope. Sambal Chahan approuva d’un vigoureux signe de tête.
— C’est bien. En même temps, je voudrais que tu formes à cette tâche difficile notre jeune frère Awaz.
Il désignait un garçon jeune, athlétique, au teint très foncé, vêtu d’un polo bleu. Il avait des traits fins, une barbe bien taillée et d’épais sourcils qui se rejoignaient presque.
— Ce sera avec plaisir, répondit mécaniquement Chawkat Rauf, glacé intérieurement.
— Il t’accompagnera dès demain et tu lui apprendras comment obtenir de l’argent pour Dieu.
Awaz faisait partie de l’organisation et personne ne l’avait jamais accompagné dans ses tournées. Cette fois, il n’y avait plus de doute : on le soupçonnait d’être un traître. Le responsable de la mosquée continuait à sourire chaleureusement mais le poulet dans la bouche de Chawkat Rauf avait un goût de cendres. Ils ne le lâcheraient plus jusqu’à son départ de Londres. Et, là-bas, à Peshawar, on l’emmènerait dans le désert et on l’égorgerait après l’avoir fait parler…
Le repas se termina rapidement et en se levant, Sambal Chahan suggéra :
— Veux-tu prendre l’air ? Cela te fera du bien. Je vais te montrer tout ce qui a changé depuis ton dernier passage.
Encadré de Sambal Chahan et d’Awaz, Chawkat Rauf s’engagea dans Green Street. Il y avait beaucoup d’animation, des femmes en sari, voilées, se pressaient dans les innombrables bijouteries. Il aperçut un bobby au carrefour, réglant la circulation. Un Pakistanais ou un Indien. Il eut envie de courir vers lui, mais se retint : en Angleterre, les policiers n’étaient pas armés, et le temps qu’il explique qui il était vraiment, ses accompagnateurs lui auraient tranché la gorge. Il était certain qu’ils portaient des armes blanches sous leur camiz flottant. Ils passèrent devant la station de métro, puis revinrent sur leurs pas, après le marché. Chawkat Rauf était obsédé par une seule idée : comment, le lendemain, fausser compagnie à Awaz, son accompagnateur ? Rien ne se passait comme prévu… Si seulement il avait possédé un téléphone portable ! Mais seul le responsable de la mosquée en avait un, ainsi qu’Internet dans son bureau toujours fermé à clef.
Il fut presque soulagé de retrouver le bâtiment vert de la mosquée : la tension nerveuse l’épuisait.
Après les embrassades d’usage et la dernière prière, il monta directement dans sa chambre et se jeta sur le vieux charpoi, prenant machinalement son sac pour se caler la tête. Tout de suite, il sentit quelque chose de bizarre : le sac était étrangement léger… Fiévreusement, il écarta le lacet qui le fermait et plongea la main dedans. Il retint un cri : le caméscope avait disparu.
Il eut beau fouiller comme un fou, regardant même dans le charpoi, il ne trouva rien. Quelqu’un était venu pendant sa promenade et avait volé le caméscope. Or, une honnêteté scrupuleuse régnait parmi les membres de cette communauté religieuse, et aucun de ses membres n’avait l’usage de ce genre d’objet. Le cœur battant la chamade, Chawkat Rauf s’assit sur le lit, la tête dans ses mains.
Cette fois, tout était clair ! Sa prise en mains n’était pas un hasard. Il ignorait comment, mais les gens d’Al-Qaida avaient appris qu’il était en possession de l’appareil. Cela ne pouvait venir que de Peshawar. Il revit le vieux Sikh qui le lui avait vendu. C’était probablement lui qui avait parlé.
Chawkat Rauf se mit à trembler convulsivement. Il se leva et s’approcha de la porte, l’oreille tendue. Il ouvrit doucement et inspecta l’escalier. S’il descendait à pas de loup, il pourrait peut-être gagner la rue et s’enfuir. Il descendit quelques marches et s’arrêta net, le pouls en folie. Quelqu’un, dont il ne distinguait que la moitié du corps, dormait sur un matelas, en bas de l’escalier.
Il revint s’allonger dans le noir, les yeux ouverts, sursautant au moindre bruit. Impossible de trouver le sommeil. Il se répétait qu’il ne sortirait pas vivant de cette mosquée. Il ouvrit la fenêtre mais c’était vraiment trop haut. Il eut soudain une idée. Arrachant une page de son carnet, il y griffonna rapidement quelques mots en anglais. « Help me. Call 911. I am prisoner in the mosque, 88 Green Street. My name is Chawkat Rauf. »
Il chercha autour de lui un objet lourd et trouva une pierre qui servait de presse-papier. Il l’enveloppa avec le mot qu’il venait d’écrire, ouvrit la fenêtre et se pencha à l’extérieur : Green Street était déserte, les boutiques fermées. De toutes ses forces, il lança son projectile improvisé de l’autre côté de la rue et le vit atterrir dans le caniveau.
Il alla ensuite se recoucher, priant de toutes ses forces pour qu’on lui vienne en aide avant qu’on l’égorge.