CHAPITRE III

 

Des hobbies à l’uniforme impeccable, aidés par les vigiles du Royal Flower Show, canalisaient les visiteurs avec beaucoup de mal, à l’entrée des jardins du Chelsea Royal Hospital, sur Chelsea Embankment, face à la Tamise. Cette Floralie marquait le début de la saison mondaine de Londres et ce 23 mai était le Jour de la Reine, qui daignait venir admirer les jardins reconstitués et les créations des plus grands fleuristes du monde. La souveraine venait juste d’arriver, à deux heures pile, pour une visite qui allait drainer cet après-midi-là tout ce que Londres comptait de VIP et de beautiful people.

— Allons-y ! souffla Richard Spicer à l’oreille de Malko, profitant d’une trouée dans la foule agglutinée devant la grille majestueuse.

Ce dernier fit passer devant lui Gwyneth Robertson, qui, avec ses courts cheveux blonds, son air distingué tempéré par une tenue à la limite de l’indécence – une microjupe en jean, des bottes de cuir collantes et un pull jaune canari extrêmement moulant – ne ressemblait pas à un field officer de la CIA, ce qu’elle était pourtant.

Brandissant leurs trois invitations, Richard Spicer, grand et élégant avec ses cheveux gris rejetés en arrière, s’arrêta à l’entrée de l’immense parc, qui pouvait accueillir près de dix mille personnes. Seules deux journées étaient réservées au public et les places étaient si recherchées qu’on les tirait au sort. Mais, ce lundi, seuls les happy few avaient accès à l’exposition. Malko regarda les gens qui se pressaient autour des jardins reconstitués dans le grand parc, autour des quatre immenses tentes qui accueillaient les Floralies proprement dites.

— Vous avez eu de la chance d’avoir des places ! remarqua-t-il.

Richard Spicer, chef de station de la CIA à Londres, eut un sourire discret.

— Ce n’est pas de la chance, mais de l’organisation, souligna-t-il. J’ai un contact à la Royal Horticultural Society, dont les membres reçoivent évidemment beaucoup d’invitations gratuites. Certains préfèrent les revendre. À prix d’or…

— Dans quelle direction allons-nous ?

— Là-bas, dit l’Américain, montrant une des quatre tentes blanches. La personne que nous cherchons doit venir au stand des roses Delbar, qui est financé par un milliardaire pakistanais, Sir Anwar Berbez. Il a fait fortune dans le prêt-à-porter.

Ils se dirigèrent vers le fond du parc, zigzaguant entre les jardins exposés à l’admiration du public. Il y avait de tout : la copie du jardin du couturier Yves Saint Laurent à Marrakech jouxtait la création des convicts d’une des prisons de sa Très Gracieuse Majesté. Bien que les gens ne soient pas très habillés, à part quelques femmes en capeline qui se croyaient à Ascot, on sentait que tous ceux qui se trouvaient là appartenaient à la même classe sociale : l’upper class. Par de rapides coups d’œil, ils essayaient de situer leur voisin, esquissant au besoin un timide sourire de reconnaissance.

Plus on approchait du carré magique où la reine Elizabeth II se trouvait, plus il fallait jouer des coudes. Pour obtenir des invitations aux innombrables soirées et cocktails qui allaient se succéder tout l’été, c’était un must d’être vu ici.

Gwyneth Robertson, Richard Spicer et Malko parvinrent enfin à se faufiler sous l’immense tente où régnait une chaleur tropicale. C’était celle des roses et chaque marque présentait son carré de créations.

Évidemment, cela sentait très bon.

Avec Richard Spicer comme sherpa, ils progressaient lentement mais sûrement. Le bruit des conversations était assourdissant. On se frôlait, on se souriait, on échangeait des regards. Malko croisa ceux, audacieux et directs, de plusieurs jeunes femmes qui, pour être bien nées, n’en appréciaient visiblement pas moins les hommes. Pour s’amuser, il effleura la croupe tendue de soie bleue d’une jeune blonde qui venait de lui expédier un regard à foudroyer un cobra. Loin de s’en offusquer, elle se retourna avec un sourire carnassier et braqua ses yeux bleu porcelaine sur lui, demandant avec un merveilleux accent « oxbridge[9] ».

— Dont we know each other[10] ?

Malko n’eut pas le loisir de répondre. Richard Spicer l’entraînait fermement par le bras. Ce n’était pas le moment de batifoler. Espiègle, Gwyneth Robertson se pencha à l’oreille de Malko.

— Toutes ces salopes en fleur, à peine sorties de leur finishing school, ont leur culotte trempée dès qu’elles croisent un célibataire appétissant.

Elle s’y connaissait, sortant elle-même d’un de ces établissements. Une des raisons de son recrutement par la CIA.

Ils avaient enfin atteint le stand des roses Delbar, devant lequel était installé un bar de fortune où des maîtres d’hôtel en gants blancs abreuvaient de champagne les invités. Des cartons de Taittinger, entassés derrière eux, montraient la prévoyance des organisateurs. Gwyneth Robertson se faufila jusqu’au bar et revint avec deux flûtes, en tendant une à Malko.

— Cheese !

Richard Spicer se rapprocha.

— Vous voyez le moustachu collé à la brune en sari ? C’est Sir Anwar Berbez. Le milliardaire pakistanais.

Avec ses traits lourds, son nez puissant et la graisse qui l’entourait d’une couche protectrice, Sir Anwar Berbez ressemblait bien à un Pakistanais, mais pas à un lord… Deux grosses bagues s’enfonçaient dans ses doigts boudinés et son regard torve se posait sur les femmes présentes avec une expression gourmande. Il s’arrêta sur Gwyneth Robertson, qui lui lança aussitôt un sourire radieux. Le Pakistanais s’illumina comme un feu de Bengale, et fendant aussitôt la foule des invités, vint s’incliner cérémonieusement devant la jeune Britannique.

— Would you accept a glass of champaign[11] ? Gwyneth Robertson accentua son sourire et répondit sans hésiter :

— With great pleasure. May i introduce you to my friends, the prince Malko Linge and sir Richard Spicer[12].

Le Pakistanais lança sa grosse main boudinée en avant et s’inclina encore plus profondément.

— Very, very pleased, indeed. I am Sir Anwar Berbez. I live in Birmingham and i come to London only for very special occasions. Like today. I was born in Pakistan. In my country, we have very beautiful roses. That’s why i was happy to sponsorise part of this exhibition[13].

Dans son sillage, ils gagnèrent le bar où un maître d’hôtel ouvrit cérémonieusement une bouteille de Taittinger Comtes de champagne Blanc de Blancs 1996 et remplit quatre flûtes.

Nouveaux toasts. Sir Anwar Berbez ne pouvait s’empêcher de loucher sur les pointes des seins très développés de Gwyneth Robertson, qui avait apparemment oublié de mettre un soutien-gorge. De toute évidence, Birmingham ne recelait pas de tels trésors…

Malko aperçut soudain une tâche rouge dans la foule. Une brune grande et élancée fendait la foule en direction de leur stand.

— Himmel, qu’elle est belle, dit-il, sans quitter des yeux l’inconnue en rouge qui n’était plus qu’à quelques mètres.

Sa robe au décolleté en V soulignait deux seins lourds, étranglait la taille fine, s’arrêtant au milieu des jambes minces et bronzées. Un petit sac Chanel et des sandales dorées à l’élégance discrète complétaient l’ensemble, incarnation de la gentry britannique. Pourtant, son visage n’avait rien d’anglais. On aurait dit une publicité pour le parfum Shalimar. Les cheveux aile de corbeau, les sourcils fournis, les longs cils recourbés mettant en valeur d’immenses yeux noirs, la sensualité de la bouche épaisse mais bien dessinée, tout respirait l’Orient et la femme en rouge, la sensualité. On s’attendait à ce qu’elle se mette à onduler pour une danse orientale. Malko en avait la bouche sèche. Le regard de l’inconnue passa sur lui, s’arrêta quelques fractions de seconde et s’immobilisa sur Sir Anwar Berbez en train de conter fleurette à Gwyneth Robertson.

— Anwar, my friend ! lança-t-elle d’une voix basse, ronronnante, qui aurait donné une érection à un mort.

Le corpulent Pakistanais leva les yeux, poussa un grognement comme un sanglier qui charge et abandonna instantanément Gwyneth Robertson, emprisonnant la longue main fine de l’inconnue dans les siennes, voracement, comme s’il voulait la dévorer.

— Darling ! You are so beautiful !

Il en fondait à vue d’œil. Gwyneth Robertson se rapprocha de Malko et, sans cesser de sourire, lui glissa discrètement :

— C’est elle, Aisha Mokhtar. Pretty woman, isn’t she[14] ?

La nouvelle venue était désormais de profil et Malko pouvait apprécier l’admirable cambrure de ses reins, soulignée par le tissu fluide de la robe.

— Very pretty, renchérit-il.

Ainsi, cette brune somptueuse était leur « cible », celle qu’il avait pour mission de « tamponner » pour le compte de la CIA ! La maîtresse d’un homme auquel les Américains s’intéressaient beaucoup depuis des années : Sultan Hafiz Mahmood. Sur qui la pourtant sexy Gwyneth Robertson, chargée de le séduire, s’était cassé les dents.

Depuis trois ans, la CIA avait tout essayé, sans succès, avant de décider de faire une dernière tentative, à travers une femme qui semblait tenir une grande place dans sa vie : Aisha Mokhtar.

Pour cette nouvelle manip, Malko avait le profil idéal. Aucun case officer de la CIA ou agent du MI6 britannique ne pouvait s’enorgueillir de titres authentiques comme les siens et de la possession d’un château historique, certes en mauvais état, mais remontant à plusieurs siècles. Sir Anwar Berbez aurait donné le quart de sa fortune pour un tel pedigree.

Ayant fini de sucer les doigts fuselés de la nouvelle venue, Sir Anwar Berbez se redressa de toute la hauteur de sa courte taille, et bouffi d’orgueil, annonça d’une voix de stentor :

— Je vous présente la plus belle femme du Pakistan, Aisha Mokhtar. Une amie très proche.

Malko fut le premier à venir s’incliner sur la main parfumée, la gardant dans la sienne quelques fractions de seconde de plus que la bienséance ne l’exigeait, et vrilla ses yeux d’or dans les deux lacs noirs de la Pakistanaise.

— Kiss die Hand[15] fit-il en allemand. Votre robe est magnifique.

— Thank you !

Il s’effaça ensuite pour laisser la place à « Sir » Richard Spicer, qui se contenta d’une poignée de main accompagnée d’une inclinaison de tête.

La poignée de main entre Gwyneth Robertson et la Pakistanaise fut nettement plus froide…

Malko observait Aisha Mokhtar. Elle n’était pas, semblait-il, une musulmane radicale car elle avait vidé sa flûte de Taittinger d’un seul trait, comme un chat lèche un bol de crème fraîche…

Le corpulent Pakistanais la prit ensuite par le bras pour l’emmener admirer les parterres de roses. Aussitôt, Richard Spicer se rapprocha de Malko.

— C’est le moment, souffla-t-il. Il faut absolument que vous la tamponniez. Si vous saviez le mal qu’on a eu à organiser ce premier contact. Elle est très difficile à approcher…

— Je ne peux tout de même pas lui arracher sa culotte, protesta Malko. Mais j’ai une idée. Patience.

 

*

*   *

 

Malko avait eu le temps de vider quatre flûtes de Taittinger Comtes de Champagne. Enfin, sa « cible », la superbe Pakistanaise, réapparut, toujours escortée de son lord. La chaleur sous la tente était de plus en plus effroyable. Malko se faufila jusqu’au bar, y prit une flûte de champagne et la tendit à Aisha Mokhtar, avec un sourire à faire tomber sa robe.

— Vous devez mourir de soif !

La jeune femme prit la flûte et la vida d’un trait.

— Comment avez-vous pu deviner que j’adorais le champagne ? ronronna-t-elle.

— Toutes les très jolies femmes sont ainsi, affirma Malko. Même dans mon lointain pays, l’Autriche.

— Ah, vous n’habitez pas Londres ? remarqua-t-elle avec une pointe de regret dans la voix.

— J’y viens souvent, affirma Malko. C’est une ville que j’aime beaucoup. Cela me change un peu de mon château perdu dans les bois…

Une lueur fascinée passa dans les yeux sombres d’Aisha Mokhtar.

— Vous vivez dans un château ? J’ai beaucoup d’amis, dans ce pays, qui en possèdent aussi mais l’ambiance n’y est pas très festive. En plus, les jeunes gens s’intéressent surtout à leurs chevaux.

— Nos amis britanniques adorent la race chevaline, confirma Malko, mais ce n’est pas mon cas…

Cette fois, leurs regards s’étaient bien accrochés. Aisha Mokhtar semblait boire ses paroles et son regard revenait sans cesse aux prunelles d’or de Malko, détail anatomique peu courant dans son pays. C’était le moment de placer l’estocade. Même s’il l’attirait, Aisha Mokhtar avait besoin d’un prétexte pour écorner la réserve d’une authentique lady…

— Encore un peu de champagne ? proposa Malko.

— Avec plaisir.

Le maître d’hôtel attaqua une nouvelle bouteille de Taittinger Comtes de Champagne Blanc de Blancs et tendit la flûte bouillonnante de bulles à Malko. Qui se retourna un peu brusquement. Son coude heurta l’épaule d’Aisha Mokhtar et la moitié du contenu de la flûte se renversa sur la belle robe rouge.

Geste calculé au millimètre, suivi d’un regard approbateur par Richard Spicer.

— My God ! s’exclama Malko, tirant aussitôt un mouchoir de sa poche et commençant à éponger les dégâts. Je suis terriblement désolé. Quelle maladresse !

— Ce n’est rien ! affirma la jeune femme. Le champagne, cela porte bonheur.

— Oui, mais cela tache ! compléta Malko. Cette robe est bonne pour le teinturier. Puis-je envoyer quelqu’un chez vous la faire prendre ?

— Je m’en occuperai, assura la jeune femme avec un sourire gracieux. Vous êtes pardonné.

Son regard riait. Grognon, le lord pakistanais la tira par le bras :

— Darling, nous devons absolument aller saluer Sa Majesté la Reine.

Malko prit une de ses cartes et inscrivit quelques mots dessus, la tendant ensuite à la Pakistanaise.

— Je suis au Lanesborough jusqu’à la fin de la semaine. Envoyez-moi la facture du teinturier.

— Je n’en ferai rien, répondit en souriant Aisha Mokhtar.

Elle mit quand même la carte dans son sac Chanel et tendit sa main à baiser à Malko avant de se fondre dans la foule, escortée de son mentor. La révérence devant la reine valait plusieurs points dans le classement des happy few invités à toutes les soirées.

À peine eut-elle disparu que Richard Spicer surgit, euphorique.

— Well done ! Well done[16] ! approuva-t-il. Malko eut un léger haussement d’épaule.

— La balle est dans son camp. Je ne sais ni son adresse, ni son numéro de téléphone. Si elle n’appelle pas, vous n’aurez plus qu’à provoquer une seconde rencontre.

— Elle appellera ! laissa tomber Gwyneth Robertson.

— Comment le savez-vous ? s’étonna l’Américain.

— Parce que je suis une femme… J’ai vu dans ses yeux qu’elle a envie de vous revoir.

— O.K., conclut le chef de station. Acceptons-en l’augure. Je vous invite à dîner ce soir, avec Gwyneth. Pour vous briefer sur votre mission. Neuf heures au Lanesborough.

— Jusqu’ici, c’est supportable, reconnut Malko, avec un merveilleux sens de l’understatement.

 

*

*   *

 

— Sultan Hafiz Mahmood est un ami proche d’Oussama Bin Laden, expliqua à voix basse Richard Spicer. Nous nous intéressons à lui depuis longtemps. D’ailleurs, il n’a jamais fait mystère de ses opinions, et a souvent écrit que l’oumma devrait posséder des armes nucléaires, pour vaincre les ennemis de Dieu. C’est un exalté, un fanatique.

— Beaucoup de gens pensent comme lui au Pakistan, remarqua Malko.

Richard Spicer eut un sourire amer.

— Oui, mais ce ne sont pas des ingénieurs nucléaires, experts en enrichissement de l’uranium…

Un ange traversa lentement la salle à manger solennelle du Lanesborough, éclairée par d’énormes chandeliers aidés de discrets spots. Au moins, grâce aux tables éloignées les unes des autres, on pouvait parler tranquillement. Malko regarda pensivement sa côte de bœuf facturée au prix d’un bœuf adulte et entier.

— Dites-m’en plus.

— Sultan Hafiz Mahmood a travaillé longtemps à l’installation nucléaire de Kahuta, non loin d’Islamabad, là où on transforme l’uranium 235 enrichi en armes nucléaires, après avoir coopéré au programme nucléaire militaire pakistanais, expliqua l’Américain. En 1998, il a démissionné de la Pakistan Atomic Energy Commission pour protester contre la signature par le Pakistan du Comprehensive Test Ban Treaty. Selon lui, le Pakistan devait continuer ses essais militaires et il était partisan de transmettre aux autres États islamiques les moyens techniques de disposer d’armes nucléaires… C’est à ce moment que nous avons commencé à nous intéresser à lui.

— Un homme de conviction, remarqua ironiquement Malko.

— Il ne s’est pas borné aux mots, souligna l’Américain. En juin 2000, il crée une fondation pour la reconstruction en Afghanistan : Ummah Tammer-e-Nau, dont le siège est à son domicile, rue Nazzin Uddin, dans le secteur F8 d’Islamabad.

— C’est là que je me suis souvent rendue, précisa Gwyneth Robertson. Une maison très luxueuse, avec hammam, piscine, salle de sport.

— L’UTN avait également un bureau à Kaboul, reprit le chef de station de la CIA. Sultan Hafiz Mahmood se rendait fréquemment en Afghanistan. Un des visiteurs réguliers d’Oussama Bin Laden, à Kandahar. Nous en avons parlé à nos amis pakistanais à l’époque et ils nous ont juré qu’il s’agissait uniquement d’aide humanitaire. On les a crus. Jusqu’en novembre 2001. Lorsque nous sommes entrés à Kaboul, nous avons découvert dans les bureaux de l’UTN de Kaboul des documents en urdu concernant l’épandage de bacilles d’anthrax.

L’ange repassa, d’un vol lourd, à cause des bombes accrochées sous ses ailes. Le maître d’hôtel reversa un peu de bordeaux dans les trois verres. Gwyneth Robertson était particulièrement sexy dans une courte robe noire arrivant tout juste au premier tiers de ses cuisses.

— Que s’est-il passé ensuite ? demanda Malko, ne venant pas à bout de sa côte de bœuf, pourtant délicieuse.

— We raised hell[17] ! fit simplement Richard Spicer. Nos amis pakistanais ont placé Sultan Hafiz Mahmood en résidence surveillée et nous ont juré que c’était un fou, un illuminé qui croyait à la puissance des djinns.

— Bref, une sorte de savant Cosinus, conclut Malko. Mais quand même un spécialiste du nucléaire…

— Nous avons obtenu l’autorisation des Pakistanais de l’interroger, alors qu’ils l’avaient transporté dans une safe-house de l’ISI. Et même de le passer au détecteur de mensonge. Nos techniciens lui ont posé des tas de questions : s’il avait parlé avec Oussama Bin Laden uniquement de religion, s’il avait cherché à procurer à Al-Qaida des armes radioactives, s’il avait créé des usines de fabrication d’anthrax. Ses réponses ont été parfaitement satisfaisantes…

Gwyneth Robertson, qui semblait s’ennuyer, se reversa une bonne rasade de bordeaux et Malko ne put s’empêcher de remarquer :

— Richard, vous savez bien que le détecteur de mensonge ne marche qu’avec des Américains qui ne sont pas habitués au mensonge…

Richard Spicer baissa la tête et bredouilla :

— Bref, nous avons été obligés de laisser tomber ! Les Paks l’ont maintenu quelque temps en résidence surveillée, mais il a regagné sa maison d’Islamabad. C’était fin 2002.

— Savez-vous s’il a revu Bin Laden ? demanda Malko.

— Honnêtement, non. Les Paks nous jurent que non.

En tout cas, il n’est plus sorti du pays. Son nom a été communiqué à toutes les compagnies aériennes desservant le Pakistan…

Malko ne put s’empêcher de sourire.

— Oussama Bin Laden n’est ni à Miami ni à Paris. On n’a pas besoin d’avion pour se rendre là où il se trouve.

— O.K., mais nous n’avons pas lâché Sultan Hafiz Mahmood. Toute la station d’Islamabad s’est mobilisée pour le surveiller. Il avait repris en apparence une vie paisible, allant souvent monter à cheval sur les bords du lac Rawal, à la limite de la ville, et menant une vie mondaine très active. Il partait souvent dans la zone tribale pakistano-afghane, officiellement pour y faire du trekking car c’est un amoureux de la montagne. Et, à Islamabad, il fréquentait régulièrement des soirées où le whisky coulait à flots.

— Ce n’est pas très islamiste, remarqua Malko. Gwyneth Robertson, légèrement éméchée, éclata de rire.

— Je peux en témoigner ! Il buvait comme un trou. Quelquefois, il ne pouvait même plus bander…

Richard Spicer fronça les sourcils et compléta :

— Comme nous n’arrivions pas à obtenir des informations, nous avons mis la Division des Opérations sur le coup… Gwyneth est arrivée l’année dernière à Islamabad, soi-disant pour y faire des études archéologiques. Grâce à une de nos stringers pakistanaises, nous avons pu la mettre en contact avec Sultan Hafiz Mahmood. Au cours d’une soirée au Marriott. Je la laisse raconter la suite.

— Il s’est pratiquement jeté sur moi ! avoua Gwyneth Robertson en pouffant. Évidemment, j’avais fait ce qu’il fallait… Quand je lui ai appris que je montais à cheval, il était fou de bonheur. Dès le lendemain matin, il envoyait une voiture au Marriott pour m’emmener monter au bord du lac Rawal. Lui-même est un excellent cavalier. Le soir même, nous avons dîné avec des amis, chez lui. Un dîner à l’occidentale, champagne et whisky. Il m’a juré qu’il était tombé amoureux de moi… D’ailleurs, il n’est pas déplaisant à regarder, avoua-t-elle, malgré ses soixante ans. Grand, mince, les cheveux courts rejetés en arrière, intelligent, beaucoup de charme. Un homme de goût. Dès le lendemain, il a tenu à m’offrir un collier en lapis-lazuli et m’a proposé de partir trois jours à Peshawar et dans les alentours.

— Nous lui avons conseillé d’accepter, précisa pudiquement Richard Spicer.

— Il était fou de joie, continua Gwyneth Robertson. Nous avons passé la première nuit à Peshawar, dans un endroit étrange, le Khan Club, un hôtel bazar où chaque chambre porte le nom d’un bijou. Ensuite, nous sommes partis dans la zone tribale. Il s’était procuré sans problème des papiers pour moi. À Landicoal, en haut de la Khyber Pass, il m’a amenée chez un marchand de pierres précieuses et m’a demandé de choisir ce que je voulais…

Le métier de case officer avait parfois du bon.

— Quand nous sommes revenus, trois jours plus tard, enchaîna Gwyneth, il m’a proposé de m’installer dans sa villa, mais j’ai refusé… Nous avons quand même continué à nous voir tous les soirs.

— Et Aisha Mokhtar là-dedans ? interrogea Malko.

— Il m’en a beaucoup parlé. Elle semblait être la femme de sa vie, il y avait des photos d’elle partout, en sari ou en vêtements occidentaux.

— Pourquoi n’était-elle pas là ?

— Apparemment, elle s’ennuyait à Islamabad et il lui avait acheté une maison à Dubaï, où elle vivait désormais. Il semblait lui avoir donné beaucoup d’argent. Avant, il allait souvent la retrouver à Dubaï, mais c’était désormais impossible, depuis que le gouvernement pakistanais lui avait interdit de quitter le pays, « par prudence ». Un soir où il avait bu, il m’a dit avoir confié à Aisha Mokhtar des documents compromettants pour le gouvernement pakistanais et que, si ce dernier continuait à lui refuser d’aller la voir, il lui dirait de les rendre publics…

— Vous pensez que cela concerne Al-Qaida ?

— Je l’ignore.

— Il ne vous a jamais parlé de Bin Laden ? demanda Malko.

— Peu. Seulement pour dire que c’était un homme extraordinaire et qu’il avait rendu leur dignité aux musulmans.

— C’est curieux qu’il admire ainsi un wahhabite, objecta Malko, il ne semble pas très pratiquant.

— C’est vrai, reconnut Gwyneth Robertson, il aime les femmes, boit de l’alcool, mais il prie souvent et pense que le Coran est la source de tout.

— Comment s’est terminée votre idylle ? demanda Malko avec une imperceptible pointe d’ironie.

Gwyneth Robertson soutint son regard, et sans ciller !

— Un matin, des agents de l’ISI sont venus me dire que je devais quitter le pays immédiatement. Ils m’ont conduite à l’aéroport et je n’ai jamais revu Sultan Hafiz Mahmood. Impossible de le joindre au téléphone. On répond toujours qu’il est absent.

Le maître d’hôtel venait d’apporter les cafés. Malko se tourna vers Richard Spicer.

— Et Aisha Mokhtar ? Que savez-vous d’elle ?

— Elle est toujours en relation avec Sultan Hafiz Mahmood. Ils communiquent beaucoup par mails et des amis communs leur apportent des lettres. Jusqu’à il y a huit mois, elle vivait à Dubaï, dans une grande villa de Jumeira Beach II. Elle l’a fermée pour venir s’installer à Londres où elle a acheté une maison dans le quartier de Belgravia. Pour plus de deux millions de livres[18].

— D’où vient l’argent ?

— De Dubaï. La Royal Bank. Le compte est approvisionné par des virements à partir d’autres comptes totalement opaques. Nous pensons que c’est Sultan Hafiz Mahmood qui les alimente.

— Pourtant, ils ne se sont pas rencontrés depuis plus de trois ans, remarqua Malko. Ou il est toujours fou amoureux, ou il y a une autre raison. Il veut peut-être éviter qu’à court d’argent, elle cherche à monnayer les secrets qu’elle détient.

— C’est tout à fait possible, reconnut Richard Spicer. Voilà pourquoi Aisha Mokhtar est une cible très intéressante.

— Pourquoi vous êtes-vous soudainement intéressés à elle ?

— Plusieurs raisons, expliqua le chef de station de la CIA. D’abord, à Londres, elle est plus facile à approcher qu’à Dubaï. Ensuite, il y a quelques mois, un fait nouveau nous a alertés sur le Pakistan. À la suite de la réconciliation avec le colonel Khadafi, ce dernier nous a avoué que le père de la bombe atomique pakistanaise, Abdul Qadeer Khan, lui avait vendu pour cent millions de dollars la technologie de l’enrichissement de l’uranium. Et, dans la foulée, on a appris que le même Abdul Qadeer Khan, héros du Pakistan, avait cédé la même technologie à la Corée du Nord et à l’Iran.

— Pour l’Iran, je comprends, remarqua Malko, ce sont des musulmans, mais la Corée du Nord ?

— C’était un échange, expliqua l’Américain. Les Pakistanais n’avaient pas de missiles à longue portée pour emporter leur bombe. Alors, ils ont échangé avec les Nord-Coréens la technologie de leurs missiles Nodong contre celle de l’enrichissement de l’uranium par centrifugeuse. Quant à l’Iran, il a participé, comme l’Arabie Saoudite, au financement coûteux du programme nucléaire militaire pakistanais. En échange, les Pakistanais lui ont communiqué la technologie des centrifugeuses… Évidemment, Abdul Qadeer Khan a ramassé beaucoup d’argent. Il vit comme un prince à Islamabad, ne se déplace qu’en Mercedes blindée, possède une immense fortune à l’étranger et collectionne les femmes. Cerise sur le gâteau, il a juré, la main sur le cœur, que le gouvernement pakistanais n’avait jamais été au courant de ses « dons », ce qui est impossible. Mais, du coup, le président Musharraf s’est empressé de lui « pardonner » ses errements et l’a mis sous cloche. Nous n’avons jamais pu nous entretenir avec lui.

— Il connaît Aisha Mokhtar ?

— Un peu. Il a travaillé pendant des années avec Sultan Hafiz Mahmood. Nous ne pouvons atteindre aucun de ces deux hommes. C’est la raison pour laquelle nous avons décidé de concentrer nos efforts sur Aisha Mokhtar qui, d’après Gwyneth, serait dépositaire d’un certain nombre de secrets d’État.

Malko eut une moue dubitative.

— Elle n’a pas le profil d’une espionne. Plutôt d’une mondaine superficielle. Si elle était vraiment amoureuse de Sultan Hafiz Mahmood, elle serait à Islamabad avec lui.

— Vous avez peut-être raison, reconnut Richard Spicer, mais cela vaut la peine d’essayer. Si elle est vénale, vous pouvez la tenter. Nous serions prêts à payer très cher ce genre d’information sur les Pakistanais.

Aurore noire
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