CHAPITRE PREMIER
Sultan Hafiz Mahmood suivait d’un regard distrait le pétrolier de 120 000 tonnes Naftomar en train de foncer de toute la vitesse de ses vieilles machines dans sa direction, afin de s’échouer le plus loin possible sur la plage de Gaddani. Le sable fin était déjà semé de dizaines de carcasses de navires de tous les pays, démantelés sur place. À une trentaine de kilomètres à l’ouest de Karachi, Gaddani était un des plus importants chantiers de démolition navale du monde. Sur ses quatorze kilomètres de sable, les restes des navires déjà décortiqués s’alignaient comme de tristes méduses d’acier échouées là pour l’éternité.
— Look ! lança à Sultan Hafiz Mahmood le responsable d’une des équipes de démolition, montrant du doigt le Naftomar.
Le vieux pétrolier avait presque atteint la plage, et son étrave s’enfonça dans le sable perpendiculairement au rivage. Pendant quelques instants encore, il continua sa course, creusant le sable meuble, puis s’arrêta enfin, ses machines calant dans un dernier hurlement de bielles. Dès qu’il se fut immobilisé, la centaine d’ouvriers baloutches vêtus de tenues locales marron, munis d’échelles de corde, de postes de soudure, de tout un matériel hétéroclite et archaïque, se lança à l’assaut du pétrolier. Avec leurs moyens limités, ils étaient capables de transformer en un mois un navire de trente mètres de haut en un sabot noirâtre à peine plus haut qu’une barque de pêche ! Dans un premier temps, tous les éléments amovibles étaient déposés, classés puis entassés dans des entrepôts voisins construits en bordure de la plage, s’étendant sur des kilomètres. Une noria de camions les emportait ensuite à Karachi, à trois heures de route, où tout était recyclé. Gaddani, avec Cox Bazaar, au Bangladesh, était le plus grand chantier de récupération du monde.
Déjà, les ouvriers baloutches montaient à l’assaut du vieux pétrolier, comme des fourmis se ruant sur un animal mort. Parfois, dans leur hâte, ils crevaient une poche de gaz qui leur explosait à la figure et en tuait quelques-uns, aussitôt enterrés sur place. Cela ne les décourageait pas : venus du fin fond du Baloutchistan, état féodal encore au Moyen Âge, ils étaient trop contents de pouvoir travailler régulièrement. Le soir, ils se retiraient dans un fouillis de cahutes faites de plaques de tôle, de bois, et même de tissu, construites directement sur la plage.
Les étincelles des chalumeaux commencèrent à piqueter d’étoiles aveuglantes la coque du Naftomar.
— Voilà comment nous travaillons, Sahib, lança fièrement le chef du chantier, appuyé à une tôle triangulaire surgie du sable comme une sculpture surréaliste – tout ce qui restait d’un cargo, le Brooklyn. Lorsque votre navire arrivera, il nous faudra à peine trois semaines.
Sultan Hafiz Mahmood marmonna un vague acquiescement, la tête tournée vers le nord, où se dressaient les montagnes du Makran, un massif de rochers noirâtres, ressemblant à du mâchefer, qui s’étendait sur plus de cent kilomètres de large, presque jusqu’à l’Iran, un peu au nord de la côte du Baloutchistan, et que franchissaient seulement quelques pistes peu fréquentées. Rien ne poussait dans cette zone totalement aride, véritable paysage lunaire, impressionnant par sa sauvagerie. Pourtant, Sultan Hafiz Mahmood contemplait ces montagnes noirâtres comme si c’était le plus beau jardin d’Allah. Par la pensée il suivait le convoi parti du village de Ziarat, au sud-ouest de Quetta, capitale du Baloutchistan, nichée à 2 450 mètres d’altitude, dans les montagnes de la Kakat rouge. C’est là qu’avait mûri le projet qui le mobilisait depuis près de trois ans. Quelque chose qui ferait paraître les attentats du 11 septembre 2001 à New-York comme un simple balbutiement. Une action qui éclairerait d’une lumière radieuse les vieux jours d’Oussama Bin Laden, qu’Allah l’ait en Sa Sainte Garde.
Debout sur cette plage de Gaddani, Sultan Hafiz Mahmood se revoyait dans les montagnes du Waziristan, trois ans plus tôt, en train de l’exposer avec sa fougue habituelle au Cheikh, qui l’avait écouté avec un sourire teinté de scepticisme.
À l’occasion de cette rencontre secrète, il avait offert au chef d’Al-Qaida un petit caméscope numérique destiné à filmer des séquences de propagande, mises ensuite sur cassettes et diffusées sur la chaîne de TV Al Jazirah. Modeste cadeau, qui avait néanmoins beaucoup touché le Saoudien. La propagande tenait une grande place dans ses activités, depuis qu’il avait dû abandonner ses bases d’Afghanistan, à cause de l’invasion américaine. Ce caméscope lui permettrait, grâce à ses images numérisées, de maintenir le contact avec ses partisans, un peu partout dans le monde. La caméra qu’il avait utilisée jusque-là était en bout de course et la qualité de ses films s’en ressentait.
Avant de quitter Sultan Hafiz Mahmood, Oussama Bin Laden l’avait pris à part pour lui dire avec gravité :
— Frère, si tes projets se concrétisent, fais-le-moi savoir. Tu sais comment me transmettre un message. Dans ce cas, je me déplacerai moi-même pour te rencontrer.
Sultan Hafiz Mahmood s’était récrié, soulignant qu’il était très dangereux pour le Cheikh de se déplacer, même pour une raison importante, mais Oussama Bin Laden, avec son habituel sourire serein, avait répété :
— Inch’ Allah, si tu réussis, cela mettra une telle joie dans mon cœur que cela vaut bien de prendre certains risques.
Les deux hommes s’étaient longuement étreints et le Cheikh l’avait encore remercié pour le petit caméscope, qu’il avait immédiatement confié à un de ceux qui ne le quittaient jamais. Noor, le jeune taleb du village de Kahi, dans le massif de Tora-Tora, était fasciné par le cinéma. S’il s’était écouté, il aurait filmé le Cheikh sans interruption, bénissant Dieu de pouvoir le suivre comme son ombre.
Bien sûr, Sultan Hafiz Mahmood avait bien senti qu’Oussama Bin Laden, en dépit de son attitude chaleureuse, ne croyait pas à la faisabilité de son projet. Avant l’invasion américaine de l’Afghanistan, ils s’étaient rencontrés secrètement à Kaboul, afin d’étudier comment Al-Qaida pourrait utiliser des armes non conventionnelles et il n’était rien sorti de concret de leurs discussions.
Ingénieur nucléaire extrêmement qualifié, spécialiste de l’enrichissement de l’uranium naturel, créateur avec d’autres de l’usine de Kushab, pragmatique et travailleur, Sultan Hafiz Mahmood était aussi un rêveur aux croyances vaguement ésotériques, qui croyait à la puissance des djinns, les esprits, à l’influence des taches du soleil sur le destin des humains, et qui militait pour que tous les pays de l’oumma[1] aient accès aux armes nucléaires. À plus de soixante ans, ses croyances étaient aussi vives qu’à vingt ans et, porté par son idéologie bouillonnante, il était prêt à soulever des montagnes pour réaliser ses rêves. En dépit de son hédonisme qui le faisait aimer les femmes et boire de l’alcool, ou vivre dans un des quartiers les plus agréables d’Islamabad, il vouait une admiration sans borne à Oussama Bin Laden, qu’il connaissait depuis des années.
Aussi avait-il vécu comme un outrage dans sa propre chair l’occupation de l’Afghanistan par les Américains, la déroute des talibans et la fuite d’Oussama Bin Laden et des fondateurs d’Al-Qaida vers d’improbables cachettes de la zone tribale pakistanaise, à la limite de l’Afghanistan. C’était comme si on l’avait humilié lui-même. Dès l’année 2000, il avait créé une fondation humanitaire, l’Ummah Tameer-e-Nau, destinée en principe à soulager la misère en Afghanistan. En réalité, cette ONG cherchait à procurer à Al-Qaida des moyens non conventionnels pour étendre le Djihad contre les croisés et les Juifs, les États-Unis étant naturellement l’ennemi numéro un.
L’occupation de l’Afghanistan avait mis fin aux activités de l’ONG de Sultan Hafiz Mahmood et, après avoir encaissé le choc de la défaite, il avait conçu son grand projet, celui qui montrerait d’une façon éclatante qu’Al-Qaida était toujours aussi puissante.
Un projet de longue haleine, auprès duquel le 11 septembre n’était qu’une action modeste. Puisant son énergie dans la lecture de ses propres écrits, il voulait en quelque sorte maîtriser la force de ces djinns que l’on retrouve partout dans la culture arabe, pour rendre l’oumma maître du monde. Il n’en était pas encore là, mais, à force de ténacité, et grâce à l’appui de plusieurs de ses amis qui pensaient comme lui, il avait entrepris de tenir la promesse faite à Oussama Bin Laden.
Au départ, en y réfléchissant froidement, son projet semblait impossible à réaliser, mais la foi soulève des montagnes. Sultan Hafiz Mahmood s’était mis au travail avec une patience de fourmi et dans le secret le plus absolu.
Il avait mis des mois avant d’arriver à un premier résultat, qui n’avait rien de spectaculaire. Cependant, la pompe était amorcée et il avait repéré quelques sympathisants, placés à des postes stratégiques, qui pensaient comme lui et obéissaient aux mêmes motivations. Ce projet n’était pas une occasion de gagner de l’argent et l’ingénieur pakistanais en avait écarté tous ceux qui auraient eu tendance à en réclamer : ceux qui se laissent acheter peuvent toujours céder à une surenchère.
Il n’était resté que les purs qui, comme lui, poursuivaient un idéal.
En cours de route, il avait même été obligé d’étrangler de ses propres mains un homme qui menaçait de révéler son secret aux autorités pakistanaises, si Sultan Hafiz Mahmood ne lui versait pas un million de roupies. Ce dernier lui avait donné rendez-vous dans une zone déserte des Margalla Hills, au nord d’Islamabad. Il s’y était rendu avec deux amis sûrs et, pendant que le traître en puissance était maintenu par eux, il l’avait étranglé en priant Dieu.
Plus de deux ans s’étaient écoulés depuis son engagement : Sultan Hafiz Mahmood maintenait un contact irrégulier avec Oussama Bin Laden, mais avait décliné plusieurs invitations du Cheikh à venir lui rendre visite dans une de ses planques du Waziristan. Il ne voulait pas perdre la face, persuadé que le chef d’Al-Qaida avait passé par pertes et profits sa promesse, née probablement du lyrisme religieux courant dans cette région du monde. Cela n’avait sans doute aucune importance à ses yeux, d’ailleurs. Sultan Hafiz Mahmood étant l’un de ses plus anciens fidèles. S’il s’était engagé à l’impossible et n’avait pu l’accomplir, ce n’était pas un péché. Seulement un excès d’exaltation.
Les autorités pakistanaises ne s’occupaient guère de Sultan Hafiz Mahmood. À la suite de découvertes compromettantes dans les locaux de son ONG à Kaboul, les Américains, le considérant comme un suppôt de Bin Laden, avaient exigé de l’interroger, mais les autorités pakistanaises avaient toujours fait la sourde oreille. Sultan Hafiz Mahmood savait trop de choses sur le programme nucléaire militaire secret du Pakistan. Aussi, depuis 2002, il lui était interdit de se rendre à l’étranger à cause des menaces que faisaient peser sur lui les services israéliens et américains. Cependant, à l’intérieur du Pakistan, il jouissait d’une grande liberté. Même s’il était entouré, à Islamabad, d’une protection discrète, les agents de l’ISI[2] ne pouvaient le suivre partout, dans ses innombrables promenades en montagne, dans les zones tribales pakistanaises. Les tribus locales n’appréciaient guère les étrangers. Ce qui permettait à l’ingénieur nucléaire d’accomplir quelques voyages bien utiles… À Islamabad, il donnait le change en recevant beaucoup et en multipliant les aventures féminines… Personne ne pouvait soupçonner sa véritable occupation.
Enfin, un jour, il avait pu envoyer un messager sûr au Cheikh, lui fixant rendez-vous dans un village isolé du Baloutchistan nord, Ziarat, tout près de la frontière afghane, là où les tribus locales avaient toujours combattu le pouvoir central pakistanais. Lors de ce voyage, il avait pris des précautions extraordinaires, afin d’être certain de ne pas avoir été suivi par des agents de l’ISI.
Ceux-ci avaient décroché dans la région de Dahra, le village où, depuis des centaines d’années, les Baloutches fabriquaient des armes artisanales. Ensuite, Sultan Hafiz Mahmood avait pu gagner, par différents moyens, à pied, à dos de mulet et en 4 × 4, le lieu du rendez-vous.
Il était volontairement arrivé plusieurs heures avant le Cheikh, en profitant pour envoyer des hommes inspecter les environs, afin de s’assurer qu’il n’avait pas été suivi. Heureusement, dans cette zone perdue, à part les drones Predator américains, il n’y avait aucune surveillance. Oussama Bin Laden avait surgi d’un sentier de chèvre, à cheval, escorté d’une quinzaine d’hommes, sa garde personnelle, en tenue afghane. Depuis des années, il n’utilisait plus aucun moyen électronique de transmission, ne recourant qu’à des messagers sûrs.
Après avoir embrassé trois fois Sultan Hafiz Mahmood, sa première question avait été :
— Pourquoi m’avoir donné rendez-vous ici ?
— Cheikh, je voulais vous montrer quelque chose, avait répondu d’un ton mystérieux l’ingénieur pakistanais.
Tandis que ses hommes prenaient position pour surveiller les accès du minuscule village, Oussama Bin Laden avait suivi son guide. L’accompagnaient, Ayman Al-Zawahiri, son bras droit et médecin personnel, un grand jeune homme en djellaba blanche au regard brûlant, Yassin Abdul Rahman, un des fils du cheikh aveugle Omar Abdul Rahman, emprisonné à vie aux États-Unis pour le premier attentat contre le World Trade Center, en 1993, et Noor, le taleb cinéaste. Le reste de ses hommes, armés de fusils à lunette, de RPG et de trois SAM 16 achetés à prix d’or, missiles sol-air destinés à neutraliser d’éventuels hélicoptères, était réparti à un kilomètre à la ronde.
Pour Sultan Hafiz Mahmood, c’était le plus beau jour de sa vie ! Sa voix tremblait d’émotion lorsqu’il avait commencé la visite guidée d’un petit atelier installé dans une maison de pierres sèches, à l’écart du village, qui avait servi auparavant d’entrepôt à un marchand de ferraille qui parcourait la montagne à la recherche de carcasses de véhicules militaires revendables.
Oussama Bin Laden n’était pas un technicien, aussi Sultan Hafiz Mahmood s’était-il contenté d’explications très simples. Évidemment, ce n’était pas spectaculaire, mais à la flamme dans le regard du Cheikh, l’ingénieur nucléaire avait senti qu’il le croyait. À la fin de la visite, Oussama Bin Laden avait simplement demandé :
— Ça marchera ?
— Inch’ Allah, cela marchera ! avait promis Sultan Hafiz Mahmood. C’est à toi de me dire où tu souhaites frapper.
Oussama Bin Laden, Ayman Al-Zawahiri, Yassin Abdul Rahman, et lui s’étaient accroupis près des chevaux, autour d’un plateau de thé, et avaient longuement discuté. Pour cette fois, Noor avait été tenu à l’écart. Il s’agissait de détails opérationnels que nul ne devait connaître.
Si ce que venait de montrer Sultan Hafiz Mahmood à Oussama Bin Laden était le cœur de ce projet, il y avait d’autres aspects presque aussi importants, une logistique compliquée qui devait rester totalement secrète et fonctionner comme un mécanisme d’horlogerie.
Cela demandait de l’argent aussi. Plusieurs millions de dollars. Le recrutement de gens sûrs, une organisation s’étendant sur plusieurs pays. Ayman Al-Zawahiri avait été le plus enthousiaste. Il voyait là, enfin, un projet à sa taille. C’est lui qui avait minutieusement organisé les attentats du 11 septembre 2001 et, depuis, il était resté un peu sur sa faim. Cette opération, par sa complexité et ses objectifs, le ravissait. Il allait pouvoir faire la preuve qu’en dépit des revers, Al-Qaida était toujours à même d’organiser une action qui ferait trembler le monde.
Pendant des heures, vidant théière sur théière, ils avaient décortiqué toutes les facettes de ce projet audacieux, en débusquant les failles et trouvant des solutions. Ayman Al-Zawahiri avait juré qu’en un an, tout serait prêt.
La nuit tombait lorsqu’ils avaient achevé leurs discussions. En donnant un nom à ce projet : « Aurore Noire »… trouvaille de l’esprit poétique de Sultan Hafiz Mahmood.
Ils ne devaient se revoir qu’une seule fois, lorsque la partie confiée à Ayman Al-Zawahiri serait au point. Ce qui donnait largement le temps à Sultan Hafiz Mahmood d’achever sa part de l’opération.
On avait roulé les tapis, rangé les galettes et vidé ce qui restait des théières, et Oussama Bin Laden était reparti avec ses hommes.
Il n’était pas prévu que Sultan Hafiz Mahmood le revoie avant l’accomplissement de son projet : tout avait été décidé. Il attendrait la bonne nouvelle quelque part dans les montagnes. Même au fin fond de cette région désertique, les nouvelles voyageaient vite, grâce aux caravanes, aux bergers, à tous ceux qui se déplaçaient : contrebandiers, marchands ou simplement villageois.
Lorsqu’ils s’étaient quittés, l’étreinte d’Oussama Bin Laden avait été particulièrement chaleureuse et les mots qu’il avait prononcés étaient allés droit au cœur de Sultan Hafiz Mahmood.
— Frère, si ton projet réussi, tu auras droit à la reconnaissance de l’oumma tout entière et l’Histoire retiendra ton nom comme celui d’un grand combattant de Dieu.
Sultan Hafiz Mahmood avait regardé la petite colonne de Bin Laden disparaître derrière le col. Il ne lui demandait jamais où il se cachait. On ne peut révéler l’information qu’on ne connaît pas, et il se méfiait autant de l’ISI que des Américains, désormais très présents dans cette région.
Au sommet de l’État pakistanais, le président Pervez Musharraf jouait un double jeu. D’un côté, il protégeait les islamistes, mais de l’autre, pour conserver l’aide financière américaine, il était parfois obligé de leur livrer quelques membres du réseau Al-Qaida, déjà capturés et qui croupissaient dans les geôles de l’ISI. Bien sûr, tout le monde le savait, mais c’était admis.
Jusqu’ici, il n’avait donné que de petits poissons. Il pouvait être amené, dans des circonstances graves, à aller plus loin. Donc, absolument rien ne devait le mener au Cheikh.
*
* *
Pendant plus d’un an, Sultan Hafiz Mahmood avait tremblé. Et, miracle, les pièces de son puzzle secret s’étaient emboîtées parfaitement les unes dans les autres. Le rôle de chacun avait été défini avec précision.
Le jour béni marquant la fin des préparatifs était enfin arrivé, quinze jours plus tôt. Par prudence, le Cheikh ne s’était pas déplacé, laissant à Ayman Al-Zawahiri et à Sultan Hafiz Mahmood le soin de faire la synthèse de leurs actions respectives.
Il ne restait plus qu’à passer à l’action.
Cette action qui avait commencé à l’aube. Voilà pourquoi Sultan Hafiz Mahmood ne s’intéressait que médiocrement aux propos du démolisseur de bateaux. Lequel, pourtant, sans le savoir, avait sa place dans le projet. Depuis qu’il avait pris l’avion à Islamabad, la veille au soir, il ne pensait plus qu’au moment où il allait enfin faire la jonction avec le groupe parti de Ziarat et leur donner sa bénédiction pour l’ultime partie d’un voyage d’où aucun ne reviendrait. Qu’importe : leurs noms ne seraient jamais oubliés, et bénis jusqu’à la fin des temps par tous les vrais croyants. Qu’Allah les aient en Sa Sainte Garde.
Ils avaient quitté très tôt Ziarat, la base secrète où leurs plans s’étaient développés. Si Sultan Hafiz Mahmood avait choisi le Baloutchistan pour développer son projet, c’est que cette région, qui représentait près de 40 % du territoire pakistanais, ne comptait que cinq millions d’habitants, pour un pays qui en avait cent quarante !
Inhospitalier, peuplé de tribus parlant à peine l’urdu, la langue nationale, souvent en rébellion contre le pouvoir central, sillonné d’innombrables pistes menant en Afghanistan ou en Iran, c’était l’endroit idéal. Même les commandos et les hélicos américains ne s’y risquaient pas. Et, contre un peu d’argent, les Baloutches, contrebandiers et rebelles dans l’âme, étaient prêts à aider n’importe qui.
— Alors, quand amènes-tu ton navire ? demanda avec insistance le responsable du chantier.
La plage de Gaddani était divisée en secteurs où chaque patron était responsable de trois ou quatre bateaux. Sultan Hafiz Mahmood avait eu le nom de celui-là par un de ses amis de Karachi, spécialiste de métaux non ferreux.
— Je ne sais pas encore, éluda-t-il. Donne-moi ton portable, je te préviendrai, quelques jours auparavant.
— Bien. Quel tonnage ?
— Vingt mille tonnes.
Le Baloutche fit la moue.
— Ce n’est pas très gros…
Sultan Hafiz Mahmood lui jeta un regard méprisant.
— Si tu n’en veux pas… Je vais un peu plus loin. Le Baloutche se radoucit aussitôt.
— Si, si, je ferai le job. Mais il ne faut pas demander trop cher.
— On verra au dernier moment. Je te préviendrai cinq jours avant.
— C’est peu. Il y a beaucoup de bateaux en ce moment. On le mettra à l’ancre.
— Non, fit sèchement Sultan Hafiz Mahmood. Je veux qu’il soit traité immédiatement.
— O.K., O.K., Sahib, acquiesça finalement le ferrailleur.
Sultan Hafiz Mahmood lui tendit la main, puis l’embrassa trois fois, à la mode pakistanaise.
— On se revoit dans quelques semaines, inch’ Allah. Comme une colonne de fourmis, les ouvriers baloutches se dirigeaient déjà vers d’énormes camions stationnés à la lisière de la plage, croulant sous le poids des premiers hublots, des boiseries, des sièges du Naftomar. Un travail de bagnard pour 150 roupies[3] par jour. Pas d’assurance, pas de retraite, pas de soins médicaux.
Sultan Hafiz Mahmood regagna la Land Rover que ses amis avaient mise à sa disposition à Karachi, avec un permis pour entrer dans la zone militaire où se trouvait Gaddani. Toute la côte baloutche jadis déserte, de Hawkas Bay à Tomby, près de la frontière iranienne, se développait à toute vitesse, grâce aux besoins militaires pakistanais. Longtemps, Karachi avait été le seul port du pays. Désormais, la marine pakistanaise avait créé un port militaire à Pasni, 450 kilomètres à l’ouest de Karachi, avec une base de sous-marins. La piste poussiéreuse qui longeait la côte avait fait place à une route asphaltée et tout le rivage avait été déclaré zone militaire interdite. Bientôt, il en serait de même pour Gwadar, encore plus à l’ouest, où Sultan Hafiz Mahmood avait rendez-vous en fin de journée. Pour l’instant, ce n’était encore qu’un petit port civil, 170 kilomètres à l’ouest de Pasni, port d’attache des boutres cabotant entre l’Iran, Oman ou la côte africaine, distante de deux mille kilomètres environ. À Gwadar il n’y avait encore aucun contrôle sur les marchandises embarquées ou débarquées. Une partie de l’héroïne produite en Afghanistan s’écoulait par là.
Sultan Hafiz Mahmood s’arrêta un peu plus loin, devant une des petites cahutes qui offraient un choix restreint de boissons non alcoolisées et de nourriture aux ouvriers du chantier de la plage, s’assit sur un banc de bois et commanda un Pepsi. Une vieille femme s’approcha aussitôt pour lui proposer un sachet de poudre, extraite du venin d’une raie commune de la baie de Gaddani, supposée guérir des tas de maladies. Le Pakistanais refusa mais se laissa tenter par une brochette de gambas géantes, spécialité de Gaddani. Il n’avait plus l’intention de s’arrêter avant Gwadar et aurait donné cher pour être plus vieux de quelques heures ! Silencieusement, il adressa une prière pour que tout se passe bien.
Une fois cette phase finale accomplie, les dés étaient jetés et l’opération qu’il avait couvée depuis des années lui échappait complètement. Celui qu’il allait rencontrer à Gwadar, Yassin Abdul Rahman, prendrait la suite, qu’Allah lui vienne en aide.
Il contempla l’immense plage couverte de verrues noires, la mer bleue semée de vieux navires attendant leur tour d’être dépecés.
Quel calme.
Il éprouva une brutale bouffée d’euphorie en pensant à l’extraordinaire puissance qu’il détenait. Si tout se passait bien, il serait de retour le lendemain à Islamabad et n’en bougerait plus. Une seule chose lui manquait : Aisha, sa maîtresse, dont il était séparé depuis qu’il ne pouvait plus quitter le Pakistan. Or, pour des raisons inavouables, elle se refusait à revenir à Islamabad. Officiellement, pour ne pas y être assignée à résidence.
Elle lui manquait beaucoup et il rêvait surtout aux innombrables fois où il s’était répandu dans sa croupe de rêve. Il n’avait jamais connu de maîtresse aussi dépourvue d’inhibitions et qui allait toujours au-devant de ses désirs les plus secrets. Elle allait rafler les plus beaux saris dans les boutiques de luxe d’Islamabad et il lui arrivait de se préparer pendant des heures avant de le retrouver. Le corps oint d’huiles odorantes, maquillée comme une sultane, épilée comme une fille à peine pubère, elle avait un corps admirable dont elle se servait avec l’aisance d’une courtisane professionnelle. À l’idée de ses lèvres épaisses se refermant autour de son sexe, Sultan Hafiz Mahmood en eut presque une érection.
Il se considérait comme un bon musulman, mais le Prophète n’avait jamais interdit l’usage des femmes, bien au contraire.
Troublé, il regarda autour de lui, comme si une créature de rêve allait se matérialiser sur la plage, à la façon des contes, mais ne vit que la vieille vendeuse de philtres et les fourmis chargées de ferraille. Il avait assez rêvé. Après avoir laissé vingt roupies sur le comptoir de bois, il reprit le sentier menant à la route. Afin d’éviter la zone militaire, il devait remonter jusqu’à Hub Chawki afin de rejoindre Bela, 180 kilomètres au nord, d’où il bifurquerait vers l’ouest sur la piste qui se faufilait entre le Makran central et le Makran côtier. Une route qui sinuait dans un paysage aride, traversant une région à peine peuplée.
Il se remit au volant de la Land Rover transformée en four. Il faisait près de 40 °C. Toutes vitres ouvertes, il reprit la direction de Karachi. Quelques kilomètres plus loin, juste avant d’arriver à Ghulam Wadera et de quitter la route côtière, il remarqua une voiture qui sortait d’un des chantiers pour prendre la même direction que lui. D’abord, il n’y prêta pas attention, mais sa méfiance s’éveilla lorsqu’elle tourna elle aussi en direction de Hub Chawki.
Pour en avoir le cœur net, arrivé à Hub Chawki, il prit à droite comme s’il retournait à Karachi, puis s’arrêta un kilomètre plus loin à une station-service. La voiture marron, une vieille japonaise, passa devant lui et il put voir deux hommes à bord. Le plein fait, il fit demi-tour, repartant vers le nord. Un quart d’heure plus tard, il vit surgir dans son rétroviseur la voiture marron, en train de doubler un camion à grands coups de phares.
Le pouls de Sultan Hafiz Mahmood grimpa brusquement. En quittant sa maison du quartier F8 d’Islamabad, il n’avait pas eu l’impression d’être suivi. À Karachi non plus. Pourtant, les deux hommes de la voiture marron ne pouvaient être que des agents de l’ISI qui le surveillaient pour le compte du gouvernement pakistanais. Et n’intervenaient pas tant qu’il ne cherchait pas à quitter le pays.
Il avait sous-estimé l’ISI.
On lui avait confisqué son passeport, mais pour aller au Baloutchistan, il n’en avait pas besoin. Il se dit amèrement qu’un jour on lui rendrait justice et, comme son guide spirituel, le docteur Abdul Qadeer Khan[4], on le couvrirait discrètement d’honneurs. Pour s’être entretenu avec tous ceux qui comptaient au Pakistan, il savait ce qu’il y avait dans leur cœur : une haine profonde de leur « allié » américain et un respect sans borne pour le Cheikh, Oussama Bin Laden, le Glaive de l’Islam. Toutes les déclarations officielles, la main sur le cœur, en faveur de l’Amérique, n’étaient que palinodies destinées à récolter un peu d’argent, des F-16 ou des transferts de technologie.
Le Pakistan serait toujours du côté de l’Islam.
Il jeta un coup d’œil dans le rétroviseur. La voiture marron roulait à bonne distance, à la même allure que lui. Pour l’instant leur présence ne l’inquiétait pas. Peut-être ne le suivraient-ils pas jusqu’à Gwadar. Il était hors de question de se rendre au rendez-vous là-bas avec ces deux agents à ses trousses. Il lui était interdit de mettre en danger l’opération « Aurore Noire » par une indiscrétion… Tout en conduisant, il prit le Thuraya[5] posé sur le siège passager et composa l’unique numéro en mémoire.
Dans cette région, c’était le seul moyen de communication. Évidemment, les Américains écoutaient tout et pouvaient localiser les appels, mais dans son cas, ce n’était pas grave.
Une voix sortit du haut-parleur, avec un léger bruit de fond.
— Aiwa[6] ?
— Yassin ?
— Aiwa.
Égyptien, son interlocuteur parlait mieux l’arabe que l’urdu ou le patchou. Un homme jeune, qui ne pensait qu’à mener le djihad jusqu’à sa limite extrême : la mort. Une mort joyeusement acceptée et même choisie.
— C’est moi, dit Sultan Hafiz Mahmood, qui ne voulait pas donner de nom sur le Thuraya. Vous êtes partis à l’heure prévue ?
— Aiwa, confirma Yassin Abdul Rahman.
— Tout se passe bien ?
— Aiwa.
— Nos amis sont là ?
— Aiwa.
Il n’était pas expansif, se méfiant lui aussi du Thuraya.
— Où êtes-vous ?
— Nous allons arriver à Kalat. Nous n’allons pas très vite, la piste est très mauvaise.
De Ziarat à Kalat, la piste était en effet épouvantable, traversant une chaîne montagneuse déserte. Ensuite, à partir de Kalat, jusqu’à Bela, c’était le RCD highway, nettement meilleur.
À Bela, ceux qui étaient partis de Ziarat prendraient comme lui la piste serpentant entre les deux Makran, empruntée surtout par des taxis collectifs et des camions allant en Afghanistan.
Sultan Hafiz Mahmood avait prévu qu’ils atteindraient Gwadar en fin de journée, sans problème majeur.
— Courage, lança-t-il dans le Thuraya, je suis en route moi aussi. À ce soir. Inch’ Allah.
Il coupa la communication et reposa le Thuraya. Les chauffeurs arriveraient crevés à Gwadar, mais tout semblait bien engagé. Le plus dangereux était la traversée de Kalat, où les troupes du Frontier Corps faisaient du zèle, rackettant les camionneurs et arrêtant quelques tout petits poissons d’Al-Qaida, afin que le gouvernement pakistanais puisse puiser dans ses réserves de « terroristes » chaque fois qu’il lui fallait satisfaire les Américains.
Un coup d’œil dans le rétroviseur. La voiture marron était toujours là. Sultan Hafiz Mahmood eut pendant quelques secondes une idée folle : s’arrêter et aller trouver les agents de l’ISI pour leur demander, au nom de l’islam, de faire demi-tour. Mais s’il tombait sur des mécréants, il n’aurait fait qu’aiguiser leur méfiance… Il ralentit : un énorme camion Bedford peint d’un vert criard, le toit encombré d’une vingtaine de passagers s’accrochant tant bien que mal à leurs ballots, tenait le milieu de la route, soulevant derrière lui un nuage de poussière âcre. Il penchait tellement du côté droit que Sultan Hafiz Mahmood se demanda s’il n’allait pas se renverser dans le fossé !
Il parvint à le doubler à coups de klaxon furieux, insultant le chauffeur au passage. Cinq personnes s’entassaient dans la cabine dont les portes en tôle avaient été remplacées par des battants en bois sculptés enluminés de dessins multicolores. Les routiers pakistanais étaient coquets, leurs camions – leur seul bien – décorés comme des arbres de Noël.
Deux roues sur le bas-côté, Sultan Hafiz Mahmood parvint enfin à se rabattre, frôlant l’avant du camion dont le chauffeur ne broncha pas. Il crut pendant quelques instants avoir semé ses suiveurs. Hélas, ils se livrèrent à la même manœuvre et surgirent à nouveau devant le mufle du Bedford. Sultan Hafiz Mahmood serra les dents et invoqua le ciel en termes orduriers. Il ne pouvait pas arriver à Gwadar en traînant derrière lui ces deux fonctionnaires entêtés.
Au risque de réduire à néant trois ans d’efforts.
Ce grain de sable devait être écarté.
Seulement, étant venu par avion d’Islamabad à Karachi, il n’était pas armé et n’avait pas pensé à réclamer une arme à ceux qui lui avait prêté la Land Rover. Certes, au Baloutchistan, il n’était pas très difficile de s’en procurer, une Kalach y étant aussi indispensable qu’une brosse à dents, mais il n’avait aucun contact dans la région qu’il traversait et, n’étant pas baloutche, il éveillerait la curiosité en voulant se procurer une arme.
Il ne lui restait qu’une solution : éliminer définitivement les deux agents de l’ISI avant qu’ils ne sachent ce qu’il était venu faire dans ce coin perdu. De nouveau, une bouffée de fierté l’envahit en pensant au petit convoi qui descendait en ce moment vers Gwadar, avec à sa tête un vrai combattant du djihad, qui allait porter la guerre chez leurs ennemis, les croisés et les Juifs. Des larmes d’émotion lui brouillaient la vue.
S’il en avait eu la force physique, il aurait étranglé de ses propres mains ses deux suiveurs. Tuer au nom de Dieu n’était pas un péché, mais une action sacrée.
Tant de gens, infidèles et combattants d’Allah, allaient bientôt mourir, que ces deux morts ne représenteraient qu’une goutte minuscule dans un océan de sang.