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Il a fini par passer à l’acte le dimanche 2 juillet 1961, en Idaho, dans une maison neuve qui, je pense, ne signifiait pas grand-chose pour lui, mais avait une vue imprenable sur les sommets dominant la vallée, sur la rivière qui coulait au fond de celle-ci et, de l’autre côté, sur un cimetière où étaient enterrés certains de ses amis.

J’étais à Cuba quand j’ai appris la nouvelle. Ce qui n’était pas sans ironie, car je n’avais pas remis les pieds à Cuba depuis dix-neuf ans, depuis l’époque où je fréquentais Hemingway. Plus ironique encore, ce 2 juillet 1961 était le jour de mon quarante-neuvième anniversaire. Je l’ai passé à suivre un petit homme crasseux dans des petits bars tout aussi crasseux, puis j’ai roulé toute la nuit – toujours en filature –, tandis qu’il parcourait trois cent cinquante kilomètres en pleine campagne, au-delà du point où le train blindé de Santa Clara signale la route de Remedios. J’ai passé un jour et une nuit de plus parmi les plantations de cannes à sucre et les forêts de palmiers avant d’en avoir fini avec le petit homme crasseux, et je n’ai entendu la radio qu’à Santa Clara, lorsque je me suis arrêté à l’hôtel Perla pour y boire un verre. La radio diffusait de la musique triste – quasiment funèbre –, mais je n’y ai pas prêté attention et je n’ai parlé à personne. Je n’ai appris la mort d’Hemingway qu’une fois de retour à La Havane le soir venu, en réglant ma note à l’hôtel, un hôtel situé près du bâtiment qui abritait l’ambassade des États-Unis jusqu’à ce que Castro foute les Américains dehors, quelques mois plus tôt, en janvier.

« Vous êtes au courant, señor ? a demandé le chasseur septuagénaire en portant mes bagages sur le trottoir.

— Pardon ? » Pour ce vieillard, je n’étais qu’un homme d’affaires colombien. S’il avait des nouvelles à m’annoncer, elles risquaient d’être très mauvaises.

« L’écrivain est mort. » Ses joues émaciées tremblaient sous sa barbe grise.

« Quel écrivain ? » ai-je demandé en consultant ma montre. Mon avion décollait à huit heures du soir.

« Señor Papa », a dit le vieux chasseur.

Je me suis figé, le bras toujours levé. L’espace d’un instant, j’ai eu du mal à me concentrer sur le cadran de ma montre. « Hemingway ?

— Oui. » Le vieil homme a dodeliné de la tête un long moment après avoir prononcé cette syllabe.

« Comment ?

— Une balle. Dans la tête. De sa propre main. »

Évidemment. « Quand ? ai-je demandé.

— Il y a deux jours. » Le chasseur a poussé un grand soupir. J’ai senti l’odeur de rhum dont son haleine était chargée. « Aux États-Unis », a-t-il ajouté, comme si ce détail expliquait tout.

« Sic transit hijo de puta », ai-je dit à mi-voix. Ce qui, en termes polis, peut se traduire par : « Fin de la vieille fripouille. »

La tête du vieux chasseur s’est redressée sur son cou étique comme si on venait de le gifler. Ses yeux serviles, d’ordinaire chassieux, étaient éclairés par une soudaine colère, à la limite de la haine. Il a reposé mes valises sur le sol comme pour se préparer à m’affronter à mains nues. J’ai compris que ce vieil homme avait peut-être connu Hemingway.

J’ai levé la main droite en un geste d’apaisement. « Du calme. C’est ce que disait l’écrivain. C’est ce qu’a dit Hemingway quand on a chassé Batista, lors de la Glorieuse Révolution. »

Le chasseur a hoché la tête, mais la colère se lisait toujours dans ses yeux. Je lui ai donné deux pesos et je suis sorti, laissant mes bagages près de la porte.

Ma première impulsion fut de retrouver la voiture que j’avais utilisée – je l’avais abandonnée quelque part non loin du quartier colonial – et d’aller jusqu’à la finca. Celle-ci ne se trouvait qu’à une quinzaine de kilomètres. Mais je me suis rendu compte que ce n’était pas une bonne idée. Je devais gagner l’aéroport et quitter le pays au plus vite, pas me balader un peu partout comme un crétin de touriste. En outre, la ferme avait été confisquée par le gouvernement révolutionnaire. En ce moment même, des soldats montaient la garde devant ses portes.

Que peuvent-ils garder ? pensai-je. Ses milliers de livres, qu’il n’avait pas pu faire sortir du pays ? Ses douzaines de chats ? Ses fusils, ses carabines et ses trophées de chasse ? Son bateau ? Où était le Pilar ? me demandai-je. Toujours à quai à Cojimar ou bien réquisitionné au service de l’État ?

Quoi qu’il en soit, je savais que la Finca Vigia était fermée depuis un an et qu’on y dispensait une formation militaire à un bataillon d’orphelins et d’ex-mendiants. À en croire la rumeur, les membres de cette milice de miséreux n’avaient pas le droit d’entrer dans la maison – ils dormaient dans des tentes près des courts de tennis –, mais leur commandante avait pris ses quartiers dans le cottage réservé aux invités et dormait très certainement dans le lit même que j’avais occupé alors que ce bâtiment servait de PC à l’Usine à forbans. Et dans le double-fond de ma valise se trouvait une pellicule prouvant sans ambiguïté que Fidel avait fait installer une batterie anti-aérienne dans le patio de la maison des Steinhart, au sommet de la colline avoisinant la ferme d’Hemingway – seize canons 100 mm soviétiques destinés à protéger Cuba d’une attaque venue du ciel. Il y avait sur le site quatre-vingt-sept artilleurs cubains et six conseillers russes.

Non, pas la Finca Vigia. Pas par cette chaude soirée d’été.

Je me suis engagé dans la calle Obispo, franchissant à pied les onze pâtés de maisons me séparant du Floridita. Dix-huit mois à peine s’étaient écoulés depuis la révolution, mais les rues me semblaient désertes comparées à celles que j’avais connues au début des années 40. Quatre officiers de l’Armée rouge sont sortis d’un bar sur le trottoir d’en face, visiblement ivres et chantant à tue-tête. Les passants cubains – les jeunes hommes en chemise blanche, les jolies filles en jupe courte – ont tous détourné les yeux, comme si les Russes étaient en train d’uriner en public. Pas une seule prostituée ne les a abordés.

Le Floridita était lui aussi devenu propriété de l’État, je ne l’ignorais pas, mais il était ouvert ce mardi soir. J’avais entendu dire que la salle avait été climatisée durant les années 50, mais soit mon informateur était mal informé, soit le coût de l’air frais était devenu prohibitif après la révolution, car ce soir-là, tous les stores étaient levés et le bar débordait sur le trottoir, comme à l’époque où Hemingway et moi-même venions y boire un verre.

Je ne suis pas entré, bien entendu. Abaissant mon feutre sur mon crâne, je me suis efforcé de détourner les yeux, ne jetant qu’un seul regard vers l’établissement, quand je me fus assuré que mon visage était dans l’ombre.

Le tabouret préféré d’Hemingway – à l’extrême gauche du comptoir, tout près du mur – était inoccupé. Ce n’était pas une surprise. Le propriétaire actuel du bar – l’État – avait ordonné que personne n’y prenne place. Lieu saint ! Sur le mur, au-dessus du tabouret, se trouvait un buste de l’écrivain, l’air sombre, amorphe, ridicule. Les flatteurs qui se pressaient autour d’Hemingway le lui avaient offert, à ce que j’avais entendu dire, lorsqu’il avait reçu le prix Nobel pour cette stupide histoire de poisson. Un barman – pas Constantine Ribailagua, le cantiñero que j’avais connu, mais un homme plus jeune, un quadragénaire qui portait des lunettes à monture noire – essuyait le comptoir devant le tabouret d’Hemingway comme s’il s’attendait à ce que celui-ci revienne du baño d’un instant à l’autre.

J’ai emprunté l’étroite calle O’Reilly pour reprendre la direction de l’hôtel. « Doux Jésus », ai-je murmuré en épongeant la sueur sur mon front. Sans doute les indigènes allaient-ils transformer Hemingway en une sorte de saint procommuniste. J’avais déjà observé ce genre de phénomène dans les pays catholiques à l’issue d’une révolution marxiste. Bien que chassés de leurs églises, les fidèles avaient toujours besoin de leurs fichus santos. L’État socialiste s’empressait toujours de leur en fournir – bustes de Marx, fresques de Fidel, posters de Che Guevara. Hemingway, saint patron de La Havane. J’ai souri en me jetant dans une ruelle afin de ne pas être écrasé par un convoi de camions militaires conduits par des chauffeurs russes.

« La tenia cogida la baja », ai-je murmuré, fouillant mes souvenirs à la recherche de cette expression argotique havanaise. Cette ville, plus que toute autre, avait intérêt à « connaître ses points faibles » – à percevoir le code sous la surface des choses.

Quand j’ai décollé de La Havane ce soir-là, je me souciais davantage du camp camouflé que j’avais visité au sud de Remedios, et de ce qu’il impliquait, que des détails de la mort de l’écrivain, mais durant les semaines, les mois et les années qui ont suivi, ce sont ces détails, cette mort solitaire, qui sont devenus pour moi une obsession.

À en croire les premières dépêches d’Associated Press, Hemingway était en train de nettoyer un de ses fusils lorsque celui-ci était parti accidentellement. J’ai tout de suite su que c’était un bobard. Hemingway nettoyait ses armes à feu lui-même depuis sa prime jeunesse et n’aurait jamais commis une pareille erreur. Comme les dépêches suivantes le confirmèrent, il s’était fait sauter la cervelle. Mais comment ? Dans quelles circonstances ? Je me suis rappelé que la seule fois où nous nous étions battus à mains nues, c’était à la finca, juste après qu’il m’avait fait la démonstration de la meilleure façon de se flinguer. Il avait placé la crosse de son Mannlicher .256 sur le tapis en crin de sa salle à manger, approché le canon de ses lèvres, dit : « Dans la bouche, Joe ; le palais est la partie la plus tendre du crâne », et avait pressé la détente avec son gros orteil. Le percuteur avait claqué à vide et Hemingway avait levé la tête et souri, comme en quête de mon approbation.

« C’est complètement con », avais-je déclaré.

Hemingway avait calé le Mannlicher contre son hideux fauteuil à fleurs, s’était dressé sur la pointe de ses pieds nus, avait agité les doigts et lâché : « Qu’avez-vous dit, Joe ?

— C’est complètement con, avais-je répété. Et quand bien même ce ne serait pas le cas, il n’y a qu’un maricon pour se fourrer le canon d’un fusil dans la bouche. »

Traduire maricon par « tante » ou « pédé » serait encore trop poli. Ensuite, nous étions sortis pour aller nous battre au bord de la piscine – pas selon les règles du Noble Art, mais à coups de poings et à coups de dents.

Hemingway n’avait pas eu besoin de s’enfoncer le canon dans la bouche ce matin de juillet 1961, en Idaho. Quelques jours à peine après que sa dernière femme eut rapporté sa mort accidentelle, il devint évident qu’il s’était tué avec un fusil de chasse ; un calibre douze à deux canons, même si les rapports ultérieurs devaient diverger sur sa marque. Leicester, le frère d’Hemingway, écrivit plus tard que l’écrivain avait choisi un Richardson calibre douze à canons argentés. Selon son premier biographe, il s’agissait du Boss calibre douze à canons superposés anti-dispersion, l’arme préférée d’Hemingway pour le tir au pigeon. Je penche pour le Boss. Le Richardson aux canons reluisants était un superbe fusil d’apparat, mais trop tape-à-l’œil pour se faire sauter le caisson. Je me rappelle qu’un jour, à bord du Pilar, Hemingway avait éclaté de rire en lisant dans un New York Times vieux de quinze jours un article sur les deux pistolets à crosse de nacre que portait le général George Patton. « Patton va être furax. Il n’arrête pas de dire à ces crétins de journalistes de revoir leur copie. Ce sont des pistolets à crosse d’ivoire. Il dit qu’il n’y a que les maquereaux pour se trimbaler avec des pistolets à crosse de nacre, et je suis d’accord. » À mon avis, le Richardson aux canons argentés se rapprochait trop de ces joujoux pour une entreprise aussi sérieuse.

Mais à mesure que passaient les semaines, les mois et les années, j’ai compris que la nature de l’arme qu’il avait utilisée ce matin-là n’était pas le détail le plus important.

Au cours des mois ayant précédé sa mort, Hemingway avait acquis la conviction que le FBI[1] avait mis son téléphone sur table d’écoute, l’avait pris en filature et organisait en collaboration avec le Trésor public une enquête fiscale destinée à le ruiner. Plus que toute autre raison, ce fut ce délire de la persécution, ou prétendu tel, qui poussa sa quatrième femme à conclure qu’il était devenu paranoïaque. C’est à cette époque qu’avec le soutien de certains de ses amis, elle le conduisit à la clinique Mayo pour lui faire subir une série d’électrochocs.

Si ce traitement eut raison de ses souvenirs, de ses pulsions sexuelles et de son talent d’écrivain, il ne le libéra pas pour autant de sa paranoïa. La veille de son suicide, sa femme et ses amis l’avaient emmené dîner au Christiana, un restaurant de Ketchum. Hemingway insista pour s’asseoir le dos au mur et regarda d’un œil soupçonneux deux hommes assis à une table voisine. Lorsque son épouse et son ami George Brown appelèrent la serveuse, une dénommée Suzie, pour s’enquérir de l’identité des deux inconnus, elle leur répondit : « Ce sont sans doute des VRP de Twin Falls.

— Non, répliqua Hemingway. Ce sont des agents du FBI. »

A.E. Hotchner, autre ami d’Hemingway, raconte un incident similaire survenu dans le même restaurant, mais huit mois plus tôt, en novembre 1960. Hemingway lui avait expliqué qu’il était filé par le FBI, que son téléphone était sur table d’écoute, sa voiture et sa maison truffés de micros. Hotchner et Mary, la femme d’Hemingway, l’avaient emmené dîner au restaurant Christiana. Il était parti dans une anecdote amusante sur Ketchum à l’époque de la ruée vers l’or quand il s’arrêta soudain au milieu d’une phrase et annonça qu’ils devaient tous partir. Le repas n’était pas fini. Lorsque son épouse lui demanda ce qui le tracassait, il répondit : « Ces deux agents du FBI accoudés au comptoir. »

Hotchner s’était dirigé vers une table toute proche, où l’une de ses connaissances demeurant à Ketchum – Chuck Atkinson – dînait en compagnie de sa femme, pour lui demander s’il connaissait les deux hommes en question. « Bien sûr. Ce sont des voyageurs de commerce. Ça fait cinq ans qu’ils passent ici une fois par mois. Ne me dis pas qu’Ernest s’inquiète d’eux. »

Je sais à présent que ces deux hommes venaient effectivement à Ketchum une fois par mois depuis cinq ans, et qu’ils faisaient du porte-à-porte pour vendre des encyclopédies. Et que c’étaient des agents du FBI, dépendant de l’antenne de Billings. Tout comme les deux hommes qu’il avait vus au Christiana le samedi 1er juillet 1961. Ils filaient bel et bien Hemingway. Ils avaient placé son téléphone sur table d’écoute et il y avait des micros dans sa maison – mais pas dans sa voiture. Durant l’hiver et le printemps précédents, d’autres agents du FBI l’avaient suivi quand un avion privé l’avait conduit à Rochester, dans le Minnesota, où il devait subir ses électrochocs. Lors du premier voyage, en novembre 1960, quinze jours à peine après la crise de « délire paranoïaque » dans le restaurant, les agents du FBI avaient atterri dans leur avion privé quelques minutes après que le Piper Comanche transportant Hemingway et son médecin s’était posé. Mais quatre autres agents, dépêchés par l’antenne de Rochester, filaient déjà l’écrivain à bord de deux Chevrolet banalisées – la première précédant et la seconde suivant la voiture transportant Hemingway et le Dr Saviers.

Lors de ce voyage de novembre 1960, selon le rapport « non classé » du FBI – un parmi les milliers que contenaient les Dossiers personnels O/C de J. Edgar Hoover (« O/C » signifiant « Officiel/Confidentiel ») « égarés » durant les mois ayant suivi le décès du directeur du FBI en mai 1972 –, les agents chargés de la filature avaient suivi l’écrivain à l’hôpital Saint-Mary, où il avait été admis sous le faux nom de George Saviers, mais ils n’avaient pas pu pénétrer dans la clinique Mayo quand Hemingway y avait été transféré. Les portes ne leur restèrent pas fermées longtemps. Des rapports ultérieurs prouvent que le FBI a interrogé le Dr Howard P. Rome, consultant en chef de la section Psychiatrie et responsable du « programme de psychothérapie » d’Hemingway. Ces mêmes fichiers prouvent que le Dr Rome et les agents du FBI avaient envisagé la possibilité d’une électrothérapie avant même que cette solution soit présentée à l’écrivain ou à son épouse.

Comme je l’ai mentionné plus haut, les Dossiers O/C personnels de J. Edgar Hoover – qui occupaient vingt-trois armoires – furent « égarés » au cours des jours et des semaines qui suivirent le décès du directeur à l’âge de soixante-dix-sept ans, le 2 mai 1972. Ce matin-là, moins d’une heure après avoir appris la nouvelle, Richard Kleindienst, ministre de la Justice, eut un entretien avec le président Nixon, convoqua à son bureau John Mohr, directeur adjoint du FBI, lui ordonna de placer le bureau de Hoover sous scellés et de veiller à ce qu’aucun document contenu dans ce bureau ne soit détruit. Le même jour, en début d’après-midi, John Mohr envoya au ministre le mémo suivant :

« Conformément à vos instructions, le bureau privé et personnel de Mr. Hoover a été placé sous scellés aujourd’hui à 11 h 40. Afin d’accomplir cette tâche, il s’est avéré nécessaire de changer la serrure d’une porte.

« À ma connaissance, le contenu de ce bureau est exactement tel qu’il aurait été si Mr. Hoover s’y était rendu ce matin. J’ai en ma possession la seule clé de ce bureau. »

Moins d’une heure plus tard, Kleindienst informait le président Nixon que « les dossiers étaient à l’abri » – il s’agissait bien sûr des « dossiers secrets » que le tout-Washington soupçonnait d’être archivés dans le bureau de Hoover.

Ce que John Mohr n’avait pas dit au ministre de la Justice, c’est que Hoover ne conservait aucun dossier dans son bureau. Les archives les plus secrètes du FBI se trouvaient dans le bureau de Miss Helen Gandy, secrétaire de Hoover depuis cinquante-quatre ans. Et ce matin-là, alors même que l’on isolait le bureau de Hoover, Miss Gandy avait déjà entrepris d’examiner les Dossiers personnels O/C du directeur, les triant, les classant, en détruisant une bonne partie et rangeant le reste dans des cartons destinés à être planqués dans la cave de la maison de Hoover, sise 30, Place Nord-Ouest.

Six semaines plus tard, ces cartons devaient être déménagés une nouvelle fois, et ni le tout-Washington ni le tout-FBI ne devaient jamais les revoir.

Mais n’anticipons pas. Ce qui nous importe pour le moment, ce sont les événements survenus le matin du 2 juillet 1961, jour de mon quarante-neuvième anniversaire et des derniers instants d’Ernest Hemingway en ce bas monde. C’est à cause de ces événements que je me suis juré d’accomplir deux tâches avant de mourir. La première – retrouver et libérer les dossiers secrets du FBI relatifs à Hemingway et à son réseau de contre-espionnage sur Cuba – devait me prendre dix années d’efforts et mettre en danger ma vie comme ma liberté. Mais la seconde des promesses que je me fis en juillet 1961 devait être, je le savais déjà à l’époque, infiniment plus difficile à tenir. Il s’agissait d’écrire le présent récit. En dépit des milliers de rapports que j’avais rédigés au fil des décennies, rien ne m’avait préparé à raconter cette histoire, de la manière dont elle devait être racontée. Hemingway l’écrivain aurait pu m’y aider – en fait, il aurait été amusé de me voir enfin contraint de raconter une histoire en utilisant tous les trucs et toutes les ficelles d’un auteur de fiction. « La fiction est une façon de raconter les choses d’une façon plus vraie que nature », m’avait-il dit cette nuit-là, sur la côte, alors que nous attendions l’apparition de l’U-Boot allemand. « Non, avais-je alors rétorqué. La vérité, c’est la vérité. La fiction, c’est un tissu de mensonges déguisé en vérité. »

Nous verrons bien.

Les événements survenus le matin du 2 juillet 1961 à Ketchum, Idaho… Seul Ernest Hemingway a connu la vérité de ces quelques instants, mais les conséquences semblaient évidentes.

Selon le témoignage de sa quatrième femme et de ses nombreux amis, il avait fait plusieurs tentatives de suicide, toutes maladroites, au cours des mois ayant précédé et suivi sa deuxième série d’électrochocs en mai et en juin. Un jour, alors qu’il revenait de la clinique Mayo, il avait tenté de se placer à proximité de l’hélice tournoyante d’un petit avion en train de faire chauffer ses moteurs sur le tarmac. Un autre jour, à son domicile, un de ses amis avait dû lui enlever de force le fusil chargé qu’il tenait à la main.

En dépit de tout cela, si Mary Hemingway avait enfermé les armes de l’écrivain dans le cellier du sous-sol, elle avait laissé les clés dudit cellier bien en évidence sur le rebord de la fenêtre de la cuisine, car « personne n’a le droit de refuser à un homme l’accès à ses possessions ». J’ai médité sur cette déclaration des années durant. Ils – Miss Mary et compagnie – s’étaient senti le droit d’autoriser l’administration d’une série d’électrochocs qui ont quasiment détruit le cerveau et la personnalité d’Ernest Hemingway, mais elle a décidé qu’elle ne pouvait pas lui interdire l’accès à ses armes alors que sa dépression le mettait dans un état suicidaire.

Le matin de ce dimanche 2 juillet 1961, Hemingway se réveilla tôt, comme à son habitude. Le temps était splendide, le ciel sans nuages. Miss Mary, seule autre occupante de la maison de Ketchum, faisait chambre à part. Elle ne se réveilla pas lorsque son époux descendit l’escalier moquette sur la pointe des pieds, prit les clés sur le rebord de la fenêtre de la cuisine, descendit au cellier et choisit – je le crois – son fidèle Boss calibre douze. Puis il remonta au rez-de-chaussée, traversa la salle de séjour pour se rendre dans le vestibule au pied de l’escalier, chargea les deux canons, cala la crosse du fusil sur le sol carrelé, plaqua les gueules des deux canons contre son front, je pense – pas dans sa bouche – et pressa les deux détentes.

Si j’ai souligné ce qui précède, c’est parce qu’il est important à mes yeux qu’il ne se soit pas contenté de charger son fusil dans le cellier et d’accomplir son acte au sous-sol, où le bruit des détonations lui-même aurait été étouffé par les portes, le sol moquette et les murs en béton. Il a emporté le fusil dans le vestibule, au pied de l’escalier, dans le seul endroit de la maison où Miss Mary, qu’elle aille ouvrir la porte ou décrocher le téléphone, ne pourrait pas manquer d’enjamber son cadavre ainsi que la flaque de sang, d’éclats d’os et de cervelle en bouillie d’où étaient sortis tous ces romans, toutes ces nouvelles, tous ces mensonges qu’il avait jadis tenté de me présenter comme plus vrais que nature.

Quelques mois plus tôt, on avait demandé à Hemingway de rédiger une ou deux phrases pour un livre édité en l’honneur de la prise d’investiture de JFK. Après des heures de vains efforts, Hemingway s’était effondré en sanglots devant son médecin : le grand écrivain était incapable d’achever une seule phrase.

Mais il pouvait encore communiquer avec autrui, et je pense que le lieu et la méthode de sa mort constituaient son ultime message. Ce message était adressé à Miss Mary, bien entendu, mais aussi à J. Edgar Hoover, au FBI, à l’OSS… ou plutôt à la CIA, comme on l’appelait désormais… au souvenir de ceux qui étaient à ses côtés cette année-là, entre la fin avril et la mi-septembre 1942, quand l’écrivain avait joué à l’espion et s’était retrouvé mêlé à des agents nazis, des espions du FBI, des barbouzes britanniques, des politiciens et des policiers cubains. Sans parler des prêtres et des nobles espagnols, des agents secrets de dix ans et des U-Boots allemands. Ce serait me flatter moi-même que de croire qu’Hemingway pensait à moi en son dernier matin, mais si son message était bien tel que je l’interprétais – un dernier coup, un coup violent destiné à achever par un pat une partie vieille de plusieurs décennies plutôt que de concéder l’échec et mat à un ennemi aussi patient qu’impitoyable –, peut-être avais-je eu ma place dans la trame de ses pensées ce matin-là, tel un figurant dans un motif baroque.

J’espère que ce matin-là, le matin de mon quarante-neuvième anniversaire, le matin des derniers instants d’Hemingway, il pensait peut-être, si tant est que le chagrin et la dépression lui aient permis d’avoir des pensées cohérentes, non seulement à son ultime geste de défi, à sa décision d’en finir par calibre douze interposé, mais aussi aux victoires qu’il avait pu remporter dans la longue guerre qu’il livrait à des ennemis invisibles. Je me demande s’il pensait à l’Usine à forbans.

Les forbans de Cuba
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