43

Proctor contourna le terrain de base-ball d’Inwood Hill Park, gara la Rolls dans le parking désert, éteignit les phares et ouvrit sa portière. Tandis que Pendergast et D’Agosta descendaient à leur tour, Proctor sortit du coffre un grand sac de toile contenant des outils, une caisse en plastique et un détecteur de métaux.

— Vous croyez que ça ne craint rien de laisser la voiture ici ? interrogea D’Agosta d’un air dubitatif.

— Proctor se charge de la surveiller, répliqua Pendergast en tendant le sac à son compagnon. Allons, Vincent, mieux vaut ne pas traîner.

— Tu parles, maugréa D’Agosta.

Le lieutenant jeta le sac sur son épaule et les deux hommes traversèrent le terrain de base-ball en direction du bois. D’un coup d’œil à sa montre, D’Agosta vit qu’il était 2 heures du matin. Qu’est-ce qui lui avait pris d’accepter ? Quelques heures plus tôt, il promettait encore à Laura de ne plus se laisser embarquer par Pendergast dans des aventures douteuses, et voilà qu’il partait déterrer un corps en pleine nuit sans la moindre autorisation. L’avertissement de Hayward tournait en boucle dans sa tête : Étant donné la manière dont il obtient ses preuves, Pendergast n’a jamais les moyens de traduire les cou-pables en justice. C’est peut-être pour ça qu’ils meurent tous avant d’avoir été jugés.

— Je voudrais bien savoir pourquoi on part en chasse comme de vulgaires voleurs de cadavre, demanda-t-il à son compagnon d’un air bougon.

— L’explication est simple : nous sommes des voleurs de cadavre.

Au moins Pendergast avait-il eu le bon goût de laisser Bertin à la maison. Le Français s’était fait porter pâle à la dernière minute, prétextant des palpitations. Le pauvre vieux était dans tous ses états parce que Charrière avait réussi à lui piquer une mèche de cheveux. Ce n’est pas à moi que ça risque d’arriver, pensa D’Agosta avec une satisfaction amère, en se souvenant de l’époque pas si lointaine où il avait encore une tignasse sur le crâne. Il fronça les sourcils en repensant à la scène qui s’était déroulée dans l’annexe du One Police Plaza.

— Je n’ai pas bien compris ce que voulait votre copain Bertin, reprit-il. J’ai cru l’entendre parler de sirop.

— Un cocktail qui lui fait du bien lorsqu’il est… comment dirais-je ? … Un peu trop excité.

— Un cocktail ?

— En quelque sorte. Un peu de soda citron, de la vodka, de la codéine et une sucette Jolly Rancher.

— Une quoi ?

— À la pastèque de préférence. Son parfum préféré.

D’Agosta secoua la tête.

— Mon Dieu ! Il faut aller en Louisiane pour voir ça.

— À vrai dire, ce mélange est originaire de Houston.

Une fois franchi le terrain de base-ball, ils se glissèrent à travers une ouverture dans le grillage, traversèrent un champ abandonné et pénétrèrent dans le bois. Pendergast mit en route un petit GPS dont l’écran bleuté s’alluma.

— Où se trouve la tombe ?

— Elle n’est pas identifiée, mais j’ai pu en déterminer l’emplacement grâce à Wren. Comme le régisseur s’était apparemment suicidé et qu’il n’avait aucune famille, il n’a pas été inhumé dans la partie consacrée du cimetière, mais à côté de l’endroit où avait été retrouvé son corps. Les documents de l’époque situent le lieu à proximité du monument Shorakkopoch.

— Le monument quoi ?

— Il s’agit d’une stèle commémorant le lieu où Peter Minuit aurait acheté l’île de Manhattan aux Indiens Weckquaesgeek.

Pendergast ouvrait le chemin au milieu des arbres et des taillis sur un terrain de plus en plus accidenté, et il franchit un mince filet d’eau avant d’escalader une série de promontoires rocheux, suivi par son compagnon. L’épaisseur du feuillage empêchait les rayons de la lune de pénétrer jusqu’à eux et Pendergast se vit contraint de sortir une lampe de poche. Le terrain se stabilisa, puis se mit à redescendre. Un kilomètre plus loin, les deux hommes atteignaient un imposant rocher dont la silhouette sombre se découpait en contre-jour sur le jaune de la lune.

— Le monument Shorakkopoch, chuchota Pendergast en regardant l’écran de son GPS.

Il posa le faisceau de sa torche sur une plaque de bronze vissée à même la roche. Un texte de quelques lignes expliquait la façon dont Peter Minuit avait acheté l’île de Manhattan aux Indiens qui y résidaient jusqu’alors. La transaction, d’un montant de 60 florins versés sous forme de pacotilles, avait eu lieu à cet endroit précis, en 1626.

— Bel investissement, remarqua D’Agosta.

— Bien piètre investissement, au contraire, le corrigea Pendergast. Si les 60 florins en question avaient été investis dès 1626 avec un intérêt annuel de cinq pour cent, la somme accumulée dépasserait de beaucoup la valeur actuelle des terrains de Manhattan.

Pendergast tourna le rayon de sa lampe du côté des ténèbres.

— À en croire les informations dont je dispose, le corps aurait été enterré à une distance de 22 perches au nord du tulipier qui se dressait autrefois près du rocher.

— La souche est-elle encore là ?

— Non. L’arbre a été abattu en 1933, mais Wren a réussi à dénicher une vieille carte situant le tulipier à 16,50 mètres au sud-ouest de la stèle. J’ai pris la précaution d’intégrer ces éléments dans le calculateur du GPS.

Pendergast prit la direction indiquée par son appareil, sans quitter l’écran des yeux.

— Ici. La valeur de la perche étant égale à 5,03 mètres, nous obtenons une distance de 110,66 mètres, précisa-t-il en effleurant les touches du GPS. Suivez-moi, je vous prie.

La silhouette spectrale de Pendergast s’enfonça dans la nuit en direction du nord. D’Agosta lui emboîta le pas, le lourd sac de toile balancé sur l’épaule. Une odeur de vase lui indiqua qu’ils se rapprochaient des rives du Spuy-ten Duyvil et il ne tarda pas à distinguer les lumières des immeubles perchés sur les hauteurs de Riverdale, de l’autre côté de l’eau. Les deux hommes émergèrent du bois et se retrouvèrent dans un terrain marécageux qui descendait en pente douce jusqu’à une anse de galets arrosée par les eaux agitées de la rivière. Le Henry Hudson Parkway et les tours de Riverdale dessinaient sur l’eau des silhouettes lumineuses qui dansaient au gré des courants, sous un manteau de brume effiloché. Le ronronnement étouffé d’un moteur traversa la nuit.

— Un petit instant, recommanda Pendergast à son compagnon en s’immobilisant à l’orée du bois.

Une vedette de la police apparut, qui descendait lentement le Spuyten Duyvil dans le brouillard en éclairant la berge à l’aide d’un projecteur. Les deux hommes s’accroupirent et le pinceau du projecteur passa juste au-dessus de leurs têtes.

— Putain, gronda D’Agosta. Quand je pense que je dois me cacher de mes propres gars. C’est dingue.

— C’est malheureusement la seule solution. Savez-vous combien de temps il nous faudrait pour obtenir l’autorisation d’exhumer un corps enterré sans certificat de décès, en dehors d’un cimetière, sur la seule foi de quelques articles de presse ?

— Je sais, je sais. La discussion est close.

Pendergast se releva et gagna la petite plage. En tournant la tête, D’Agosta distingua la silhouette bancale de l’église de la Ville, perchée au milieu des arbres quelques dizaines de mètres plus haut. Une faible lueur jaune filtrait à travers les fenêtres de l’étage supérieur.

— C’est ici, indiqua Pendergast en s’arrêtant.

D’Agosta fronça les sourcils en regardant autour de lui.

— Jamais de la vie. Qui aurait l’idée d’enterrer un corps dans un endroit pareil, au vu et au su de tout le monde ?

— Quelqu’un qui chercherait de la terre meuble. N’oubliez pas que les immeubles de Riverdale n’existaient pas il y a cent ans.

— Super. Et comment fait-on pour creuser sous le regard de la terre entière ?

— On creuse vite.

D’Agosta déposa le sac sur les galets en soupirant et sortit une pelle et une pioche. Sans perdre une minute, Pendergast assembla le détecteur de métaux. Le temps d’enfiler des écouteurs et il entama les recherches en passant la plage au crible à l’aide de la poêle à frire de l’appareil.

— Ce n’est pas le métal qui manque, remarqua-t-il.

Il avançait très lentement en balançant l’appareil de droite à gauche. Il avait à peine parcouru deux mètres lorsqu’il revint sur ses pas.

— J’ai un signal continu ici, à soixante centimètres de profondeur.

— Soixante centimètres ? Vous ne trouvez pas ça trop près de la surface ?

— Wren m’affirme qu’en l’espace d’un siècle il faut compter sur une érosion naturelle de plus d’un mètre dans un lieu tel que celui-ci.

Il reposa le détecteur de métaux, accrocha sa veste à une branche d’arbuste, prit la pioche et commença à creuser avec une vigueur inattendue. Pendant ce temps, D’Agosta enfilait une paire de gants de chantier et dégageait à la pelle la terre et les galets.

Un bruit de moteur signala aux deux hommes le retour de la vedette de police et ils eurent tout juste le temps de se mettre à plat ventre avant que le projecteur ne vienne caresser le rivage.

— Quelle guigne, pesta Pendergast en se relevant et en s’époussetant avant de reprendre sa tâche.

Le trou s’agrandissait rapidement. Parvenu à une profondeur de cinquante centimètres, Pendergast posa la pioche et poursuivit son travail à la truelle, agenouillé au bord de la fosse d’où s’élevait un fort parfum d’humus et d’eau de mer saumâtre, secondé par D’Agosta qui dégageait la terre au fur et à mesure.

Lorsqu’il s’estima près du but, Pendergast ramassa le détecteur de métaux afin d’effectuer un dernier sondage.

— Nous y sommes presque.

Cinq minutes plus tard, la truelle rendait pour la première fois un son creux, Pendergast chassa de la main une poignée de terre et dégagea la partie occipitale d’un crâne, puis une omoplate ainsi que l’extrémité d’un manche en bois.

— Il semble que notre ami ait été enterré face contre terre, nota-t-il en nettoyant le manche qui se révéla être celui d’un couteau.

— Poignardé dans le dos.

— Wren nous avait parlé d’un coup de couteau en pleine poitrine, s’étonna D’Agosta.

La lune venait d’apparaître derrière la brume et le lieutenant constata à quel point le visage de son compagnon était blême.

Ils se remirent au travail, dégageant progressivement l’arrière d’un squelette que protégeaient encore des lambeaux de vêtements. Des restes de chaussures enveloppaient les os des pieds. En chassant la terre des ossements brunis, ils firent apparaître de vieux boutons de manchettes et une boucle de ceinturon.

D’Agosta se releva et s’assura que la vedette de police ne revenait pas. Au fond de son trou, le cadavre reposait sur le ventre, les bras le long du corps, les jambes allongées, pieds rentrés. Pendergast acheva d’arracher les restes de tissu moisi dissimulant la partie supérieure du squelette, puis il s’attaqua aux lambeaux d’étoffe attachés aux jambes et déposa le tout dans la caisse. Le poignard avait été enfoncé jusqu’à la garde dans l’omoplate gauche, juste au-dessus du cœur. En s’approchant, D’Agosta constata que l’arrière du crâne était enfoncé.

Après avoir pris des clichés du mort sous tous les angles, Pendergast se releva.

— Sortons-le de là, proposa-t-il.

Éclairé par son compagnon, Pendergast déterra les os un à un avec l’extrémité de sa truelle en commençant par les pieds. À mesure qu’il progressait, le lieutenant déposait ses trouvailles macabres dans la caisse. Arrivé à la cage thoracique, Pendergast dégagea le couteau avec précaution.

— Vous avez vu, Vincent ?

D’Agosta fit courir le rayon de sa lampe sur une longue tige plantée dans le sol, dont l’extrémité recourbée emprisonnait l’os de l’un des bras.

— Il a été cloué dans sa tombe.

D’autres tiges similaires apparurent, que Pendergast récupéra l’une après l’autre.

— Étrange. Avez-vous remarqué ceci ?

En éclairant le trou, D’Agosta distingua une fine cordelette de chanvre autour du cou du mort.

— C’est tout juste si on ne l’a pas décapité en voulant l’étrangler, constata D’Agosta.

— Effectivement. L’os hyoïde est en partie écrasé, confirma Pendergast en poursuivant son travail sinistre.

Il ne resta bientôt plus que le crâne et la mâchoire inférieure que Pendergast déterra à l’aide d’un canif avant de les retourner.

— Saloperie ! s’écria D’Agosta en reculant instinctivement.

La bouche du mort était fermée, mais on apercevait distinctement une matière verdâtre et crayeuse à l’endroit où aurait dû se trouver la langue. Un bout de ficelle était encore serré entre les dents du défunt.

Pendergast retira la ficelle et l’examina longuement avant de la déposer dans une éprouvette, puis il se pencha prudemment en avant, renifla la boîte crânienne et préleva quelques grains de poudre qu’il émietta entre le pouce et l’index.

— De l’arsenic. On lui en a rempli la bouche avant de lui coudre les lèvres.

— Seigneur ! Il faudra m’expliquer comment un suicidé peut se retrouver étranglé avec un poignard dans le dos et de l’arsenic plein la bouche. On pourrait penser que la chose ne serait pas passée inaperçue.

— Le corps n’a pas été enterré de la sorte. On n’ensevelit pas un mort face contre terre. Quelqu’un d’autre sera venu le déterrer par la suite. Très probablement celui qui l’avait « ranimé ».

— Pour quelle raison ?

— Il s’agit d’un rite assez courant chez les adeptes du culte Obeah. On tue le trépassé une seconde fois.

— Et pourquoi diable ?

— Pour être vraiment certain qu’il est mort, répondit Pendergast en se relevant. Ainsi que vous avez pu le constater, Vincent, il ne s’agit pas d’un suicide. Le régisseur a été tué à deux reprises, la seconde fois à l’aide d’un poignard et d’une solide dose d’arsenic. Il a été inhumé une première fois, puis déterré pour une raison bien précise, avant d’être enterré à nouveau face contre terre. Nous sommes en présence du coupable des meurtres commis à Inwood Hill en 1901. La fameuse « créature fantôme » à laquelle font référence les articles du New York Sun.

— Vous êtes en train de me dire que les gens de la Ville l’ont enlevé, qu’ils l’ont transformé en zombi et qu’ils l’ont obligé à tuer l’architecte paysagiste et le type du service des parcs et jardins pour empêcher qu’on rase leur église ?

— Ecce signum, laissa tomber Pendergast en désignant le corps.

Valse macabre
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