41

Dans son petit bureau du troisième étage. Eli Glinn attendait. La pièce, pourvue d’une table, de quelques ordinateurs, d’une pendule et d’une étagère, était peinte dans un gris sobre. Rien ne venait égayer les murs, à part la photographie d’une belle femme blonde en uniforme de capitaine, agitant ta main depuis le pont supérieur de ce qui semblait être un tanker. Un vers d’un poème de W. H. Auden avait été tracé d’une écriture délicate au bas de la photo.

La pièce était plongée dans une pénombre irisée, l’écran luminescent d’un moniteur haute définition retransmettant les faits et gestes de deux personnages installés dans une pièce du sous-sol ; Rolf Krasner, le psychologue attitré de la compagnie, mettait Pendergast en condition.

Glinn suivait la scène avec intérêt. La sagacité de l’inspecteur, sa capacité à interpréter les quelques indices glanés d’un simple coup d’œil, la facilité avec laquelle il avait percé la psychologie de son hôte intriguaient ce dernier, partagé entre agacement et admiration.

À la lueur de l’écran plat encore muet, Glinn feuilleta une nouvelle fois le dossier. La mission que lui avait confiée Pendergast pouvait sembler accessoire, mais elle présentait plusieurs points intéressants. À commencer par les rapports entre les deux frères, dignes de Caïn et Abel. Ce Pendergast était de toute évidence un personnage hors du commun. Glinn n’avait jamais rencontré d’individu capable de rivaliser intellectuellement avec lui, ce qui avait contribué à entretenir sa misanthropie. Et voilà qu’il croisait enfin la route d’un être auquel il pouvait s’identifier, pour reprendre une horrible expression à la mode. Le frère de Pendergast semblait plus intelligent encore, mais d’une intelligence exclusivement tournée vers le mal. Un personnage pétri de méchanceté, capable de vouer son existence à l’objet de sa haine avec une fureur obsessionnelle, proche de la passion amoureuse. Seule une expérience dramatique avait pu déclencher une telle exécration.

Glinn releva la tête et vit que Rolf Krasner s’apprêtait à passer aux choses sérieuses. Derrière la bonhomie trompeuse de ce psychologue jovial et patelin, doté d’un charmant accent viennois, se dissimulait un grand professionnalisme. Pour l’avoir souvent vu à l’œuvre, Glinn n’était plus dupe depuis longtemps de l’innocence apparente de ce Docteur jekyll aux instincts de Mister Hyde.

Pourtant, Krasner n’avait jamais été confronté à un patient aussi brillant.

Glinn alluma le son de son téléviseur en poussant l’interrupteur d’un doigt ferme.

— Cher monsieur Pendergast, disait Krasner d’un air affable, puis-je vous proposer quelque chose avant de commencer. De l’eau ? Un soda ? Un martini ?

Il ponctua sa question par un léger gloussement.

— Rien, je vous remercie.

Pendergast paraissait mal à l’aise, ce qui n’était guère surprenant. Effective Engineering Solutions disposait de trois techniques d’interrogatoire différentes, selon la personnalité des sujets concernés ; une quatrième, plus expérimentale, servait uniquement dans les cas extrêmes. Après en avoir discuté ensemble, Krasner et Glinn n’avaient pas hésité un seul instant. La technique n°4 n’avait été utilisée qu’à cinq reprises auparavant, mais toujours avec succès.

— Nous allons recourir aux bonnes vieilles méthodes de la psychanalyse, expliqua Krasner. C’est pourquoi je vous demanderai de vous allonger sur ce divan de façon-à ne pas me voir.

Pendergast s’installa comme le lui demandait le psychologue et croisa ses mains blanches sur sa poitrine. Si ce n’était les haillons qu’il portait, on aurait pu croire un corps exposé lors d’une veillée funèbre. Quel personnage fascinant, pensa Glinn en approchant son fauteuil de l’écran.

— Peut-être aurez-vous reconnu cette pièce, monsieur Pendergast ? demanda Krasner en marchant de long en large.

— Absolument. Il s’agit du 19 de la Berggasse

— Exactement ! Une réplique du bureau de Freud à Vienne. Nous ayons même réussi à nous procurer plusieurs de ses sculptures africaines. Ce tapis persan lui appartenait également. Freud disait de son bureau qu’il était gemütlich, un terme allemand intraduisible, synonyme tout à la fois d’agréable, de confortable, de douillet. C’est précisément l’atmosphère que nous avons souhaité recréer ici. Parlez-vous allemand, monsieur Pendergast ?

— Je n’ai malheureusement pas ce bonheur. J’aurais pourtant aimé pouvoir lire le Faust de Goethe dans le texte.

— Une œuvre remarquable, à la fois puissante et poétique, approuva Krasner en s’asseyant sur un tabouret, hors du champ de vision de Pendergast.

— Faites-vous appel aux méthodes psychanalytiques d’associations libres ? demanda Pendergast assez sèchement.

— Oh non ! Nous avons mis au point une technique qui nous est propre. Nous privilégions une approche plus directe. Il n’est ni question de piéger le patient, ni d’interpréter ses rêves. Nos références à Freud s’arrêtent au décor de cette pièce.

Krasner conclut par un nouveau gloussement et Glinn ne put retenir un sourire. À l’image des autres méthodes, la technique n°4 n’était pas exempte de pièges, mais le sujet n’était pas censé s’en apercevoir. Les questions posées étaient extrêmement simples. En apparence, tout du moins. Les patients les plus intelligents pouvaient aisément se laisser leurrer, mais encore fallait-il faire preuve de prudence et de subtilité dans le maniement des questions.

— Je commencerai par vous aider en recourant à des techniques de visualisation très simples, tout en vous posant des questions banales. Ce n’est en aucun cas de l’hypnose, il s’agit uniquement de vous aider à vous concentrer afin de faciliter les réponses. Êtes-vous prêt, Aloysius ? Si je puis me permettre de vous appeler ainsi.

— Vous le pouvez, et je suis à votre disposition, docteur Krasner. Je crains malheureusement de ne pouvoir vous fournir l’information qui vous intéresse. Je ne crois tout simplement pas qu’elle existe.

— Ne vous souciez pas de cela. Détendez-vous, faites ce que je vous dis et répondez à mes questions du mieux que vous le pouvez.

Détendez-vous... Glinn savait déjà qu’une fois l’interrogatoire entamé, Pendergast serait tout sauf détendu.

— Parfait. Je vais commencer par baisser les lumières, et je vous demanderai de fermer les yeux.

— À votre guise.

La pièce se retrouva bientôt plongée dans la pénombre.

— Nous allons commencer par trois minutes de silence, précisa Krasner.

Une éternité s’écoula avant que Krasner reprenne la parole

— Nous pouvons commencer.

Krasner chuchotait presque, s’exprimant d’une voix douce. Il laissa passer un nouveau silence avant de reprendre.

— Inspirez lentement. Retenez votre respiration. Expirez plus lentement encore. Recommençons. Inspirez, retenez votre respiration, expirez. Relaxez-vous. Très bien. Je voudrais à présent que vous vous placiez dans le cadre de votre choix, celui dans lequel vous vous sentez le mieux au monde. Prenez le temps de vous y installer. Maintenant, regardez autour de vous et respirez l’air à pleins poumons. Vous sentez les odeurs qui vous entourent, vous reconnaissez des sons familiers. Dîtes-moi à présent ce que vous voyez.

Pendergast ne répondit pas tout de suite. Dans son bureau, quelques étages plus haut, Glinn était littéralement collé à son écran.

— Je me trouve sur une vaste pelouse à l’orée d’un bois de vieux bouleaux. J’aperçois un pavillon d’été, des jardins et un moulin à eau au pied duquel s’écoule une rivière. La pelouse remonte en pente douce jusqu’à une vieille demeure de pierre protégée par des ormes.

— Quel est cet endroit ?

— Ravenscry. La propriété de ma grand-tante Cornelia.

— En quelle année sommes-nous, et à quelle saison ?

— Au milieu du mois d’août 1972.

— Quel âge avez-vous ?

Douze ans.

— Respirez à nouveau l’air qui vous entoure. Que sentez-vous ?

— L’odeur de la pelouse fraîchement tondue, de légers effluves émanant des pivoines du jardin.

— Qu’entendez-vous ?

— Un engoulevent, 1a rumeur des feuilles caressées par la brise, le murmure lointain de la rivière.

— Bien, très bien. Vous allez maintenant vous élever lentement dans les airs. Vous flottez au-dessus du parc... Vous survolez la pelouse et la vieille demeure...

— Je les vois.

— Vous vous élevez encore davantage dans les airs, vous voguez à une cinquantaine de mètres au-dessus du soi. Que voyez-vous ?

— Je vois le dessin de la grande maison, les écuries, les jardins, la pelouse, le moulin a eau, l’élevage de truites, le jardin botanique, les serres, le bois de bouleaux, l’allée qui serpente jusqu’à la grille de fa propriété. Je vois l’enceinte du parc.

— Qu’apercevez-vous au-delà ?

— La route qui mène à Haddam.

— Nous sommes maintenant la nuit.

— La nuit est tombée.

— Le jour.

— Le jour s’est levé.

— Vous avez bien conscience de voir tout cela dans votre tête ? Vous vous rendez compte que ce ne sont pas des images réelles ?

— Absolument.

— Vous ne devez jamais l’oublier tout au long de l’expérience. C’est vous qui maîtrisez la scène, rien de tout cela n’est vrai. Il s’agit uniquement du fruit de votre imagination.

— J’en suis bien conscient.

— À présent, je voudrais que vous disposiez sur la pelouse les membres de votre famille. Commencez par les présenter les uns après les autres.

— Il y a mon père, Linnaeus. Ma mère, Isabella, Ma grand-tante Cornelia. Cyril, le jardinier, travaille un peu plus loin. ..

Pendergast marqua une longue pause.

— Quelqu’un d’autre ?

— Mon frère, Diogène.

— Quel âge a-t-il ?

— Dis ans.

— Que font-ils ?

— Ils se tiennent tous debout sur la pelouse, là où je les ai placés.

Pendergast répondait d’une voix sèche, légèrement sarcastique. Il avait manifestement décidé de se protéger derrière un voile d’ironie.

— Je voudrais que vous les animiez, poursuivit Krasner d’une voix caressante. Que font-ils ?

— Ils sont en train de boire le thé sur une couverture étalée à même la pelouse.

— Vous allez maintenant redescendre lentement afin de les rejoindre.

— Je suis avec eux.

— Que faites-vous exactement ?

— Chacun a bu son thé et ma grand-tante Comelia fait passer à la ronde un plat de petits-fours rapportés de La Nouvelle-Orléans.

— Sont-ils bons ?

— Bien évidemment. Ma grand-tante est une femme de goût.

Pendergast était plus ironique que jamais et Glinn se demanda qui pouvait être cette grand-tante Cornelia. Il feuilleta rapidement le dossier et frissonna en lisant le terrible curriculum de la vieille femme. Il referma aussitôt le dossier. Il aurait tout le loisir de voir ça plus tard.

— Quel thé buvez-vous ?

— Ma grand-tante ne boit que du T.G. Tips, qu’elle fait venir spécialement d’Angleterre.

— Dévisagez maintenant vos voisins. Votre regard se pose sur Diogêne.

Un long silence lui répondit.

— À quoi ressemble Diogène ?

— Il est grand pour son âge, le teint pâle, les cheveux très courts, les yeux de deux couleurs différentes. Il est extrêmement mince, avec une bouche très rouge.

— Regardez-le bien dans les yeux. Est-ce qu’il vous voit ?

— Non. Il a détourné le regard. Il n’aime guère qu’on le fixe.

— Continuez à le regarder, ne le quittez pas des yeux.

Nouveau silence.

— J’ai détourné le regard.

— Non. Souvenez-vous, vous maîtrisez la scène. Regardez-le.

— Je n’en ai pas envie.

— Parlez-lui. Dites-lui de se lever, que vous souhaitez lui dire quelque chose en privé.

On long silence s’ensuivit, au terme duquel Pendergast répondit enfin.

— C’est fait.

— Demandez-lui de vous suivre jusqu’au pavillon d’été.

— Il refuse.

— Il ne peut pas refuser, il est en votre pouvoir.

Le regard rivé à son écran, Gill remarqua qu’un voile de sueur perlait sur le front de Pendergast. C’est le début...

— Dites à Diogène que quelqu’un vous attend tous les deux dans le pavillon d’été afin de vous poser des questions. Un certain docteur Krasner. Dites-le-lui.

— C’est fait ; Il accepte de le rencontrer. Diogène a toujours été curieux.

— Vous vous excusez auprès des autres membres de votre famille et vous vous dirigez vers le pavillon d’été. Je vous y attends.

— Très bien.

— Vous y êtes ? s’enquit Krasner après un bref moment de silence.

— Oui.

— Très bien. Que voyez-vous ?

— Nous sommes à l’intérieur. Je vois mon frère, je vous vois, je suis également là.

— Bien. Nous allons rester debout. Je vais vous questionner tous les deux. Comme votre frère ne peut pas me répondre directement, c’est vous qui me donnerez ses réponses.

— Si vous y tenez, répliqua Pendergast avec une pointe d’ironie retrouvée.

— Ne l’oubliez pas, c’est vous qui maîtrisez la scène, Aloysius. Diogène est obligé de répondre, car c’est vous qui répondez en fait à sa place. Vous êtes prêt ?

— Oui.

— Dites à Diogène de vous regarder en face. Droit dans les yeux.

— Il ne voudra jamais,

— Obligez-le à le faire. C’est vous qui décidez.

Pendergast ne répondit pas tout de suite.

— C’est bon.

— Diogène, c’est à vous que je m’adresse. Quel est le premier souvenir qui vous reste de votre frère aîné, Aloysius ?

— Il dit qu’il se souvient de moi en train de dessiner.

— Que représente ce dessin ?

— Un simple gribouillage.

— Quel âge as-tu, Diogène ?

— Il dit qu’il a six mois.

— Demandez à Diogène ce qu’il pense de vous.

— Il dit que je me prends pour Jackson Pollock.

Toujours ce ton ironique, s’inquiéta Glinn intérieurement.

Décidément, ce Pendergast était un sujet difficile.

— Je vois mal un bébé de six mois penser cela.

— N’oubliez pas que le Diogène que vous interrogez a dix ans, docteur Krasner.

— Fort bien. Demandez bien à Diogène de ne pas vous quitter des yeux. Que voit-il ?

— Rien.

— Comment ça, rien ? Il refuse de vous répondre ?

— Il s’agit de sa réponse. Il dit qu’il ne voit rien.

— Que signifie ce rien ?

— Je vous cite ses propres mots : « Je ne vois rien car il n’y a rien à voir. »

— Je vous demande pardon ?

— Il s’agit d’une citation de Wall ace Stevens, répliqua Pendergast d’un ton sec. À dix ans, Diogène. avait déjà un faible pour Stevens.

— Lorsque tu dis rien, Diogène, cela signifie-t-il que tu considères ton grand frère Aloysius comme une entité inexistante ?

— Il rit. Il répond que c’est vous qui le dites, pas lui.

— Pourquoi ?

— Il éclate de rire.

— Combien de temps vas-tu rester à Ravenscry, Diogène ?

— Il dit qu’il y restera jusqu’à la rentrée des classes.

— Où vas-tu à l’école ?

— À Saint Ignace de Loyola sur Lafayette Street, à La Nouvelle-Orléans.

— Tu aimes l’école, Diogène ?

— Non. Il dit qu’il ne voit pas l’intérêt de se retrouver enfermé dans une pièce avec vingt-cinq simples d’esprit sous la direction d’un vieil hystérique.

— Quelle est ta matière préférée à l’école ?

— D dit qu’il adore la biologie expérimentale... dans la cour.

— À présent, Aloysius, je voudrais que vous demandiez à Diogène de répondre à trois questions. Veillez à ce qu’il y réponde. Souvenez-vous, vous avez la maîtrise de ses réponses. Vous êtes prêt ?

— Je suis prêt.

— Diogène, quel est ton plat préféré ?

— L’armoise et la bile.

— J’attends de vraies réponses.

— Diogène ne répond jamais franchement, docteur Krasner. C’est bien le problème, expliqua Pendergast.

— N’oubliez pas, Aloysius. C’est vous qui répondez.

— Et je le fais avec une infinie patience, rétorqua Pendergast, en m’efforçant de réfréner mon incrédulité.

Glinn s’éloigna de l’écran. Quelque chose clochait. Ce n’était pas la première fois qu’un client opposait une certaine résistance. Certains se montraient même très récalcitrants, mais jamais de cette façon-là. Pendergast avait su ériger autour de lui un rempart d’ironie d’une efficacité redoutable Grinn avait beau s’en agacer, il reconnaissait certains traits de son propre caractère. Pendergast avait une conscience aiguë de lui-même, au point de ne jamais se laisser aller, de ne jamais baisser la garde, de ne jamais laisser tomber le masque derrière lequel il se protégeait du reste du monde.

Glinn n’était pas loin de ressentir le même isolement.

— Très bien. Aloysius, vous vous trouvez toujours dans le pavillon d’été en compagnie de Diogène. Vous avez un pistolet chargé à la main.

— Fort bien.

Glinn haussa les sourcils. Krasner venait de passer à la deuxième phase, sans transition. Il avait décidé d’accélérer le processus.

— Reconnaissez-vous le pistolet ?

— Oui, il s’agit d’un Signature Grade 1911 de calibre 45, un Hilton Yam appartenant à ma collection.

— Donnez-le à votre frère.

— Est-ce vraiment prudent de donner un pistolet à un enfant de dix ans ?

Toujours ce ton sarcastique.

— Faites-le quand même.

— C’est fait.

— Demandez-lui de braquer le canon dans votre direction et de tirer.

— C’est fait.

— Que s’est-il passé ?

— Il rit à gorge déployée. Il n’a pas appuyé sur la détente.

— Pour quelle raison ?

— Il dit qu’il est encore trop tôt.

— Il souhaite vous tuer ?

— Naturellement. Mais il préfère...

Pendergast avait laissé sa phrase en suspens et Krasner s’introduisit dans la brèche.

— Que veut-il exactement ?

— Il souhaite jouer avec moi.

— Quel genre de jeu ?

— Il voudrait m’arracher les ailes afin de voir comment je réagis. Je ne suis qu’un insecte entre ses mains.

— Pour quelle raison ?

— Je ne sais pas.

— Posez-lui la question.

— Il me rit au nez.

— Secouez-le, exigez qu’il vous réponde.

— Je n’ai pas envie de le toucher.

— Attrapez-le. Obligez-le à vous répondre, par la brutalité s’il le faut.

— Cela le fait rire.

— Frappez-le.

— Ne soyez pas ridicule.

— Frappez-le !

— Je n’ai pas l’intention de me prêter plus longtemps à ce petit jeu.

— Reprenez-lui son arme.

— Il l’a laissée tomber et...

— Ramassez-la.

— Fort bien.

— Tirez sur lui. Tuez-le.

— Tout ceci est absurde...

— Tuez-le. Je vous l’ordonne. Ce n’est pas la première fois que vous tuez quelqu’un. Vous en êtes capable. Vous devez le faire.

Un silence pesant lui répondit.

— Vous l’avez fait ?

— Cette expérience confine au ridicule, docteur Krasner.

— Mais vous l’avez fait, j’en suis sûr. Vous l’avez tué virtuellement.

— Je n’ai rien fait du tout.

— Bien sûr que si. Vous l’avez tué. Vous vous êtes vu en train de le tuer. À présent, vous voyez son corps étendu à vos pieds, Vous ne pouvez pas vous en empêcher.

— C’est...

Pendergast n’alla pas plus loin.

— Vous le voyez, vous ne pouvez pas vous en empêcher. Vous le voyez parce que je vous ordonne de le voir. Attendez... il n’est pas tout à fait mort... Il bouge, il respire encore... Il voudrait vous dire quelque chose. Il rassemble ses dernières forces, il vous fait signe d’approcher, il vous glisse quelques mots à l’oreille. Que nous a-t-il dit ?

Un mur de silence s’était érigé entre les deux hommes, que Pendergast finit par briser d’une voix tranchante.

— Qualis artifex pereo.

Glinn fit une grimace. Il avait reconnu la citation, mais ce n’était manifestement pas le cas de Krasner. Au moment où Pendergast était censé craquer, il se lançait dans une joute intellectuelle.

— Qu’est-ce que cela signifie ?

— Cesi du latin.

— Je vous demande ce que cela signifie.

— « Un artiste s’éteint avec moi ! »

— De qui est cette phrase ?

— Ce sont les dernières paroles de Néron. Une ultime facétie de Diogène.

— Vous avez tué votre frère. Aloysius, et son corps sans vie gît à vos pieds.

Pendergast lui répondit par un soupir agacé.

— C’est la seconde fois que vous le tuez.

— La seconde fois ?

— Vous l’avez déjà tué, il y a des années de cela.

— Je vous demande pardon ?

— Bien sûr que oui. Vous avez tué ce qu’il pouvait y avoir de bon en lui, ne laissant derrière vous qu’une coquille pleine de haine et de méchanceté. Je ne sais pas comment, mais vous avez assassiné son âme !

Devant son écran, Glinn retenait son souffle. Passant à la phase trois de manière inopinée, le docteur Krasner s’exprimait à présent sur un ton acerbe.

— Je n’ai rien fait du tout, Diogène est un être cruel et vide de naissance.

— C’est faux. Vous avez tué ce qu’il pouvait y avoir de bon en lui ! C’est la seule explication. Vous ne comprenez donc pas, Aloysius ? Diogène voue à votre endroit une aversion presque irréelle. Cette haine, il a bien fallu qu’il aille la chercher quelque part. L’énergie, quelle qu’elle soit, est le fruit de quelque chose. C’est vous qui êtes à l’origine de son exécration, vous l’avez meurtri au plus profond de son âme et vous réprimez le souvenir de ce forfait depuis des années. Vous venez à nouveau de le tuer, littéralement Il est temps d’accepter enfin l’idée que vous êtes l’auteur de votre propre destin, Aloysius. C’est vous le coupable. Vous !

Pendergast, immobile sur le divan, le teint cireux, ne disait rien.

— Diogène trouve enfin la force de se relever. Il vous regarde à nouveau, et je voudrais que vous lui posiez une question.

— Laquelle ?

— Demandez-lui ce que vous lui avez fait pour qu’il vous haïsse à ce point.

— C’est fait.

— Quelle est sa réponse ?

— Il rit à nouveau, et il me répond : « Je te hais d’être toi-même. »

— Posez-lui à nouveau la question.

— Il répond que c’est une raison suffisante, que je ne lui ai rien fait de particulier, que sa haine est là spontanément, comme le soleil, la lune ou les étoiles.

— Non, non et non. Que lui avez-vous fait, Aloysius ?

Krasner avait posé la question d’une voix douce, mais insistante.

— C’est le moment de vous libérer d’un poids qui pèse sur vous depuis trop longtemps Libérez-vous de ce fardeau.

Au lieu de répondre, Pendergast se releva lentement. Il posa les pieds par terre et resta un moment sans bouger, puis il se passa la main sur le visage et regarda sa montre.

— Il est minuit Nous sommes à présent le 28 et le temps presse. Je n’ai plus le temps de me prêter à ce genre d’exercice.

Il se leva et s’approcha du docteur Krasner.

— Je vous sais gré de vos brillants efforts, docteur. Mais croyez-moi, rien dans mon passé ne saurait justifier la conduite de Diogène. Au cours d’une longue carrière consacrée à l’étude des criminels, j’ai pu me rendre à l’évidence : certains êtres sont des monstres de naissance. On arrive parfois à comprendre comment et pourquoi ils sont passés à l’acte, mais on ne saurait expliquer l’origine du mal qu’ils portent au plus profond de leur être.

Krasner l’observait d’un air navré.

— C’est là que vous vous trompez, mon ami. Les gens ne naissent pas mauvais.

Pendergast lui tendit la main.

— Restons-en là, puisque nous ne sommes pas d’accord.

Dans un même élan, il leva les yeux en direction de la caméra dissimulée dans un recoin du plafond. Face à l’écran, Glinn sursauta. Comment ce diable d’homme avait-il pu deviner ?

— Monsieur Glinn, laissez-moi vous remercier également de vos efforts. Vous trouverez dans ce dossier tout ce dont vous aurez besoin. Je ne peux malheureusement pas vous aider davantage. Quelque chose de terrible surviendra au cours des heures qui viennent, et j’entends tout faire pour l’empêcher.

Sur ces mots, Pendergast tourna les talons et sortit de la pièce.

[Aloysius Pendergast 06] Danse De Mort
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