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Smithback gagna sa table habituelle dans un recoin sombre des Vieux Os, le café situé derrière le Muséum d’histoire naturelle qui servait de quartier général aux employés du musée. Officiellement baptisé Blarney Stone Tavern, le lieu devait son surnom au penchant de son propriétaire pour les ossements de toutes sortes, de toutes tailles et de toutes origines qu’il s’évertuait à accrocher aux murs et au plafond de son établissement.
Smithback regarda sa montre. Il était en avance pour une fois, et pour peu que Nora le soit également, ils disposeraient de quelques minutes supplémentaires ensemble. Il avait l’impression de n’avoir pas vu sa femme depuis une éternité. Elle avait promis de le rejoindre, le temps de grignoter un hamburger et d’avaler une bière avant de retourner au Muséum où la préparation de la nouvelle exposition l’accaparerait jusque tard dans la soirée. De son côté. Smithback avait un article à terminer avant le bouclage du journal, à 2 heures du matin.
Il poussa un soupir. Quelle vie ! Ils étaient mariés depuis deux mois et ils n’avaient pas trouvé le temps de faire l’amour depuis une semaine. Mais davantage que la passion qui les poussait l’un vers l’autre, c’était leur complicité qui lui manquait le plus. Il adorait discuter avec elle, et aujourd’hui plus que jamais, il avait besoin d’une confidente. Ses recherches sur le meurtre de Duchamp piétinaient, il avait dû se contenter de publier les mêmes platitudes que tous ses confrères, les flics distillaient les infos au compte-gouttes et ses sources habituelles restaient muettes. Quelle déchéance pour le grand Smithback du New York Times ! Il était surtout persuadé que Bryce Harriman faisait des pieds et des mains pour lui souffler l’enquête et lui refiler à la place l’affaire de l’Agitateur,
— Vous avez l’air bien sombre, monsieur.
Smithback leva la tête et découvrit une Nora à l’expression rieuse.
— Ce siège est occupé ? demanda-t-elle, ses yeux verts pleins de malice.
— Vous plaisantez, chère madame ! Votre charmant minois suffirait à rendre la vue à un aveugle.
Elle posa son sac par terre et s’installa en face de lui. L’éternel serveur aux oreilles tombantes et aux yeux de chien battu se posta silencieusement à côté d’eux, attendant de prendre la commande avec l’entrain d’un croque-mort.
— Une saucisse purée et un verre de lait, demanda Nora.
— Du lait ? s’étonna Smithback.
— Je dois retourner travailler.
— Moi aussi, et ça ne m’a jamais empêché de boire de l’alcool. Je prendrais volontiers un verre de votre Glen Grant de cinquante ans d’âge, avec une tourte à la viande.
Le serveur acquiesça d’un air lugubre et s’éclipsa.
Smithback prit la main de la jeune femme dans la sienne.
— Nora, tu me manques.
— Toi aussi, tu me manques. On mène des vies de cinglés.
— Je me demande ce qu’on fout à New York. On devrait retourner à Angkor Vat s’enfermer dans un temple bouddhiste au milieu de la jungle pour le restant de nos jours.
— En faisant vœu de célibat ?
Smithback balaya l’argument d’un revers de main.
— Qui te parle de célibat ? On vivra dans une grotte incrustée de pierres précieuses comme Tristan et Iseult, et on baisera toute la journée.
Nora rougit.
— C’est vrai qu’après notre lune de miel, le retour à la réalité a été dur.
— Je ne te le fais pas dire. Surtout pour être accueilli au journal par ce chimpanzé de Bryce Harriman.
— Bill arrête de faire une fixette sur Harriman. Le monde est plein de types de son espèce. Oublie-le et vis ta vie. Si tu voyais les dinosaures avec lesquels je bosse au Muséum ! On devrait leur mettre des numéros et les enfermer dans des vitrines.
Le serveur revenait avec la commande et Smithback leva son verre.
— Slainte[4].
Smithback trempa les lèvres en connaisseur dans son whisky à 36 dollars le verre, puis il regarda Nora dévorer sa saucisse. Une vraie femme, pas comme ces mijaurées qui passent leur temps à grignoter du bout des dents des salades ridicules. Il repensa à un certain épisode dans les ruines de Bantay Chhmar et une bouffée de désir monta en lui.
— Quoi de neuf au Muséum ? Tu les fais marcher à la baguette avec ta nouvelle expo ?
— En tant que conservatrice adjointe, c’est plutôt moi qui suis censée marcher à la baguette.
— Je ne sais pas si tu te rends compte, mais on est à six jours de l’inauguration et près d’un tiers des objets exposés ne sont pas encore en place. Si tu voyais le cirque ! Il me reste vingt-quatre heures pour préparer une trentaine de panneaux explicatifs avant de passer à la mise en place de la section consacrée aux pratiques funéraires anasazis. En plus, je viens d’apprendre aujourd’hui que je dois donner une conférence sur la préhistoire du Sud-Ouest dans le cadre du colloque organisé pendant l’expo. Tu le crois, ça ? J’ai quatre-vingt-dix minutes pour raconter treize mille ans de préhistoire, diapos comprises.
— Tu en fais trop, Nora.
— Je ne suis pas la seule. C’est l’expo la plus importante depuis des années et les petits génies qui nous dirigent ont décidé d’améliorer le système d’alarme du Muséum. Je suppose que tu n’as pas oublié ce qui s’est passé lors de la dernière grande exposition, celle qui s’appelait « Superstition »[5] ?
— Tais-toi, je ne veux plus jamais repenser à ça.
— Ils n’ont pas envie que ça recommence. Sauf qu’ils sont obligés de bloquer les secteurs les uns après les autres chaque fois qu’on installe le nouveau système dans une salle. On ne sait jamais quel secteur va être fermé et on ne sait plus comment se déplacer, un vrai cauchemar. Heureusement que dans six jours tout sera terminé.
— Ouais, et on sera bons pour des vacances.
— Ou un séjour à l’asile.
— Il nous restera toujours le souvenir d’Angkor, ajouta Smithback sur un ton sentencieux.
Nora lui serra la main en riant.
— Et toi ? Comment tu l’en tires avec l’affaire Duchamp ?
— Je suis dans la merde. On a confié l’enquête à une casse-pieds de première, le capitaine Hayward. Une pro qui ne laisse rien filtrer. Sur ce coup-là, je ne sais pas du tout comment je vais pouvoir m’en tirer.
— Mon pauvre Bill.
— Nora Kelly ? fit une voix derrière eux.
En levant les yeux, Smithback vit une petite brune à lunettes s’approcher. Stupéfait, il la reconnut tout de suite.
— Bill ? s’exclama la nouvelle arrivante avec un large .sourire.
— Margo Green ! Tu ne travailles plus pour cette boite dont j’ai oublié le nom, à Boston ?
— GeneDync, Non, j’ai enfin compris que je n’étais pas faite pour le privé, j’étais bien payée, mais je m’ennuyais à mourir dans mon boulot, alors j’ai décidé de revenir au Muséum.
— Je l’ignorais.
— C’est tout récent. Je suis arrivée ici il y a six semaines. Et toi ?
— J’ai écrit plusieurs bouquins, comme tu le sais, et je travaille au Times. Je rentre tout juste de ma lune de miel.
— Toutes mes félicitations. Si je comprends bien, l’époque où tu m’appelais Fleur de Lotus est révolue. Et je suppose que voici l’heureuse élue ?
— Tout juste. Nora, je te présente une amie de longue date, Margoo Green. Nora travaille également au Muséum,
— Je sais, répliqua Margo. A vrai dire et sans vouloir te vexer, c’est elle que je venais voir, précisa-t-elle en tendant la main à Nora. Vous ne vous souvenez sans doute pas de moi, professeur Kelly, mais je suis la nouvelle rédactrice en chef de Muséologie. Nous nous sommes récemment croisées lors d’une réunion.
— Je m’en souviens très bien. J’ai surtout lu vos exploits dans Superstition, le livre de Bill. Comment aillez-vous ?
— Vous permettes que je m’assoie un instant ?
— C’est-à-dire que...
Nora n’eut pas le temps d’achever sa phrase que Margo s’était déjà installée à leur table.
— Je ne vous dérangerai pas longtemps.
Smithback n’en revenait pas, Margo Green. Il lui semblait qu’une éternité s’était écoulée depuis leur dernière rencontre. Elle était toujours aussi mince et d’allure sportive, tout en paraissant plus décontractée et plus sûre d’elle-même qu’autrefois. Avec le temps, elle avait troqué ses jeans et ses polos contre un tailleur de marque. Lui aussi avait changé, ainsi que lui confirma le coup d’œil satisfait qu’il jeta à son costume Hugo Boss.
— J’ai du mal à y croire. Les héroïnes de deux de mes bouquins, l’une à côté de l’autre.
Margo le regarda d’un interrogateur.
— Nora était l’héroïne d’un autre de mes livres, Les Sortilèges de la cité perdue.
— Je ne devrais pas t’avouer ça, mais je ne l’ai pas lu.
Smithback souriait toujours. ■
— Quel effet cela te fait-il de retrouver le Muséum ?
— L’atmosphère a beaucoup changé en quelques années.
Smithback sentait le regard de Nota sur lui. Elle devait se demande si Margo n’était pas une ancienne petite amie et s’il n’avait pas occulté certains détails scabreux dans le compte rendu de leurs aventures.
— C’est fou ce que le temps passe, ajouta Margo.
— À qui le dis-tu.
— Je me demande souvent ce que sont devenus Lavinia Rickman et le professeur Cuthbert.
— Le diable a dû leur réserver un des cercles de l’enfer.
Margo pouffa.
— Et ce flic qui s’appelait D’Agosta ? Et l’inspecteur Pendergast ?
— Aucune idée en ce qui concerne D’Agosta. Quant à Pendergast, j’ai su par le journal qu’il avait disparu dans des circonstances mystérieuses il y a quelques mois. Il s’était rendu en Italie dans le cadre d’une enquête, et on ne l’a plus jamais revu.
Le visage de Margo afficha son désarroi.
— Ah bon ? C’est étrange.
Personne ne disait plus rien depuis quelques instants lorsque Margo se tourna vers Nora :
— Quoi qu’il en soit, je suis venue vous demander votre aide.
— Oui, j’ai l’intention de publier un éditorial sur la nécessité de rendre aux Indiens Tanos les masques du Grand Kiva. Vous savez sans doute qu’ils ont demandé leur restitution.
— Bien évidemment. J’ai également lu un brouillon de votre édito qui circule actuellement au Muséum.
— Vous vous en doutez, je me heurte à l’hostilité de l’administration en général, et de Collopy en particulier. J’ai donc décidé de solliciter le soutien de tous les membres du département d’Anthropologie. Il faut à tout pris préserver l’indépendance éditoriale de Muséologie, et surtout restituer les masques. Il est essentiel que le département affiche sa solidarité dans cette affaire.
— Qu’attendez-vous de moi ? demanda Nora.
— Il n’est pas question de faire circuler une pétition ou quoi que ce soit de ce genre. J’ai simplement besoin de l’appui moral de tous les collègues du département si jamais Collopy cherche la confrontation.
Smithback sourit.
— Aucun problème, tu peux compter sur Nora pour...
— Une petite minute, l’interrompit sèchement Nora. C’est à moi que s’adresse Margo, pas à toi.
— Euh... bien sûr, s’empressa de rectifier Smithback en aplatissant son épi rebelle et en trouvant refuge dans son verre.
Nora adressa à Margo un sourire glacial.
— J’ai bien peur de ne pas pouvoir vous aider.
Smithback la regarda, avec des yeux ronds.
— Puis-je savoir pourquoi ? s’enquit Margo d’une voix posée.
— Tout simplement parce que je ne suis pas d’accord avec vous.
— Il ne fait pourtant aucun doute que ces masques sont la propriété des Tanos et...
Nora l’interrompit ,
— Margo, je connais fort bien le dossier et je connais aussi vos arguments. Dans un sens, vous avez raison. Ces masques appartenaient aux Tanos et ils n’auraient jamais dû leur être retirés, mais ils font aujourd’hui partie du patrimoine de l’humanité. En outre, il serait désastreux de les retirer de l’exposition à ce stade. N’oubliez pas que je figure au nombre des commissaires de cette exposition. Enfin, je suis moi-même spécialiste d’archéologie amérindienne, et je peux vous dire que si on devait restituer tous les objets sacrés qui figurent dans les collections du Muséum, il ne nous resterait plus rien. Tout est sacré pour les Indiens. C’est ce qui fait la force de leur culture. Écoutez, ajouta-t-elle après une courte hésitation, ce qui est fait est fait, ni vous ni moi ne changerons le monde et ce n’est pas la première injustice qui sera commise au nom de l’art, je ne sais pas si ma réponse vous convient, mais c’est ce que je pense.
— Il n’empêche que la liberté éditoriale de..,
— De ce point de vue, je suis à cent pour cent d’accord avec vous. Ce n’est pas moi qui vous empêcherai de publier votre éditorial, mais ne me demandez pas mon approbation. Et ne comptez pas sur le département d’Anthropologie pour se ranger nécessairement à votre opinion.
Margo fixa longuement Nora avant de se tourner vers Smithback. Ce dernier lui adressa un sourire gêné et se replongea dans son whisky.
— Merci de votre franchise, conclut Margo en se levant.
— Je vous en prie.
— J’ai été ravie de te revoir, Bill, ajouta Margo.
— Moi aussi, marmonna-t-il.
Tout en regardant Margo s’éloigner, il sentait le regard de Nora posé sur lui
— Fleur de Lotus ? demanda-t-elle d’un ton acide.
— Elle disait ça pour rire.
— Tu es sorti avec elle ?
— Jamais de la vie, répondit-il précipitamment
— Tu es sûr ?
— Je ne l’ai même jamais embrassée.
— Je suis ravie de l’entendre, je ne peux pas la supporter, siffla Nora en se retournant brièvement sur la silhouette de Margo. Quand je pense qu’elle n’a jamais lu Les Sortilèges de la cité perdue. Ce livre est tellement meilleur que tes bouquins précédents... Sans vouloir te vexer, Bill, mais Superstition ... Disons que tes talents d’écrivain se sont épanouis depuis.
— Quoi ? Qu’est-ce que tu reproches à Superstition ?
Nora prit sa fourchette et acheva son assiette en silence.