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Installé à l’arrière de la Rolls Royce Silver Wraith 1959, D’Agosta regardait défiler le passage d’un air distrait. Après avoir traversé Central Park, Proctor remontait Broadway à vive allure.

D’Agosta avait le plus grand mal à réfréner sa curiosité et il aurait volontiers harcelé Proctor de questions s’il n’avait su d’avance que le chauffeur conserverait le silence.

Le 891 Riverside Drive. L’adresse, ou plutôt l’une des adresses de l’inspecteur Aloysius Pendergast du FBI. L’ami fidèle en compagnie duquel D’Agosta avait mené les enquêtes les plus marquantes de sa carrière. Un être mystérieux, en apparence indestructible, que le lieutenant connaissait sans tout à fait le connaître...

D’Agosta ne l’avait plus revu depuis cette journée fatale en Italie, deux mois plus tôt, dans les collines escarpées au sud de Florence. Lorsqu’il l’avait entraperçu pour la dernière fois entre les arbres, l’inspecteur se trouvait au centre d’une clairière, entouré d’une meute de chiens hurlants, cerné par une dizaine d’hommes armés[1].

Pendergast s’était sacrifié pour lui, et D’Agosta l’avait laissé faire.

Le lieutenant s’agita sur la banquette de cuir à l’évocation de ce souvenir douloureux. Quelqu’un vous attend... Pendergast aurait-il réussi à en réchapper malgré tout ? Ce n’était pas la première fois qu’il se serait joué de la mort, mais D’Agosta s’obligea à faire taire l’espoir qu’il sentait naître en lui...

D’ailleurs, c’était impossible. Il avait toutes les raisons d’être sûr que Pendergast était mort.

La Rolls roulait à présent sur Riverside Drive. D’Agosta, plus agité que jamais, voyait défiler les rues avec une impatience non dissimulée : la 125e Rue, la 130e... Les immeubles pimpants à proximité de l’université de Columbia laissèrent bientôt place à des maisons à moitié en ruine. Le vent glacial de janvier s’était chargé de chasser la faune du quartier et la rue était déserte, seulement éclairée par la lueur des rares réverbères encore en état de marche.

À peine passé la 137e Rue, D’Agosta frissonna en reconnaissant la façade sinistre de la vieille demeure de Pendergast, avec son belvédère et ses fenêtres aveuglées par des panneaux de tôle ondulée.

La Rolls franchit la grille surmontée de pointes et s’arrêta devant le péristyle protégeant la lourde porte d’entrée. D’Agosta n’attendit pas que Proctor lui ouvre la portière pour descendre. Il leva la tête. Le bâtiment n’avait pas changé et tout semblait indiquer qu’il était à l’abandon, à l’image des propriétés voisines, mais les apparences étaient trompeuses car la maison recelait des trésors insoupçonnables. Le cœur de D’Agosta se mit à battre plus vite à l’idée que Pendergast, vêtu de son sempiternel costume noir, l’attendait peut-être devant la cheminée de la bibliothèque, son teint de marbre animé par la chaleur des flammes.

— Merci d’être venu, mon cher Vincent, lui dirait-il. Puis-je vous servir un vieil armagnac ?

D’Agosta attendit que Proctor pousse la porte d’entrée après l’avoir déverrouillée. Un rai de lumière frappa la brique usée et D’Agosta s’avança dans le hall tandis que Proctor refermait à clé.

Il fut submergé aussitôt par une vague de sentiments contradictoires, un mélange d’excitation, d’angoisse et de tristesse indicible.

— Si vous voulez bien me suivre.

Le chauffeur lui fit traverser le grand hall surmonté d’un dôme bleu, à travers un dédale de vitrines débordant de spécimens fabuleux : des météorites, des pierres précieuses, des fossiles, des papillons... Mais D’Agosta n’avait d’yeux que pour la double porte de la bibliothèque. Si Pendergast était encore en vie, c’était là qu’il l’attendrait, confortablement installé dans une bergère, un petit sourire aux lèvres, ravi du tour qu’il jouait à son vieil ami.

Le cœur battant, D’Agosta suivit Proctor jusqu’au seuil de la pièce dont il reconnut immédiatement l’odeur de vieux cuir, de reliures anciennes et de feu de bois. Pourtant, aucun feu ne dansait dans la cheminée. La pièce était froide et l’on distinguait à peine les dorures travaillées des milliers de volumes rangés sur les rayonnages. Seule une lampe Tiffany, posée sur une petite table, traçait un rond lumineux dans la pénombre.

Le temps d’accoutumer ses yeux à l’obscurité et D’Agosta distingua une silhouette debout dans l’ombre, à l’écart de la petite table. La silhouette s’approcha silencieusement sur le tapis et il reconnut Constance Greene, la jeune protégée de Pendergast qui lui faisait également office d’assistante. Elle portait une robe de velours à l’ancienne très cintrée qui lui descendait jusqu’aux pieds.

En dépit de ses vingt ans, il émanait d’elle une maturité surprenante que soulignait la façon désuète dont elle s’exprimait. D’Agosta avait toujours été frappé par son regard. Un regard étrange, empreint de sagesse et d’expérience, aussi imperméable à la course du temps que ses tenues démodées.

Aujourd’hui, pourtant, les yeux de Constance brillaient d’un éclat, plus terne qui trahissait son chagrin. Ou peut-être sa peur.

— Bonsoir lieutenant, l’accueillit-elle d’une voix douce.

D’Agosta restait interdit, sans savoir s’il devait serrer la main qu’elle lui tendait ou bien y poser les lèvres, et elle finit par baisser le bras.

Constance, ordinairement d’une courtoisie parfaite, semblait manquer à ses devoirs élémentaires. Ne sachant comment en venir au fait, elle oubliait de proposa- un siège à son visiteur et négligeait de s’enquérir de sa santé. Au comportement de la jeune femme, D’Agosta comprit que tout espoir de revoir Pendergast vivant s’était évanoui.

— Auriez-vous de ses nouvelles ? demanda-t-elle dans un murmure à peine intelligible.

Abattu, D’Agosta lui fit signe que non.

Constance soutint son regard quelques instants, puis elle baissa les yeux eu hochant lentement la tête, les mains, tremblantes.

Ils restèrent debout l’un en face de l’autre pendant de longues secondes, jusqu’à ce que Constance se décide à rompre le silence.

— Je suis décidément bien sotte de continuer d’espérer. Cela fait à présent plus de six semaines qu’il n’a plus donné de nouvelles.

— Je sais.

— Il est mort, murmura-t-elle dans un souffle.

D’Agosta ne répondit pas.

La jeune femme se reprit soudain.

— Le moment est donc venu pour moi de vous remettre ceci.

Tout en parlant, elle prit sur la cheminée un coffret de bois de santal incrusté de nacre qu’elle déverrouilla à l’aide d’une petite clé et qu’elle tendit à D’Agosta sans l’ouvrir.

— Je n’ai que trop tardé, mais j’espérais encore son retour.

D’Agosta, hypnotisé par le coffret, croyait le reconnaître. Soudain, la mémoire lui revint : un soir de l’automne précédent, en pénétrant dans cette même pièce, il avait surpris Pendergast en train de rédiger une lettre qu’il avait ensuite glissée dans ce coffret. C’était la veille de leur départ pour l’Italie, le jour où Pendergast lui avait parlé de son frère Diogène.

— Lieutenant, je vous en prie, l’implora Constance d’une voix brisée par l’émotion. Ne me faites pas attendre davantage.

— Oui, excusez-moi,

D’Agosta lui prit délicatement le coffret des mains. Il en souleva le couvercle et découvrit une simple feuille d’un papier beige épais, pliée en deux.

D’Agosta aurait tout donné pour ne pas devoir lire le message qui l’attendait. Il se résolut pourtant à saisir la feuille, la déplia et lut :

Mon cher Vincent,

Si vous lisez ces lignes, cela signifie que je n’ai pas survécu. Cela signifie surtout que la mort ne m’a pas laissé le temps d’accomplir la mission qui m’incombait : empêcher mon frère Diogène de commettre ce qu’il a qualifié un jour de « crime suprême ». .. -

Je souhaiterais pouvoir vous en dire davantage sur ce forfait, mais je ne le puis. Je sais qu’il en planifie l’exécution depuis de nombreuses années et qu’il souhaite en faire l’apothéose de sa carrière criminelle. Il faut voir daris ce « crime suprême », quel qu’il soit, la perfection dans l’infamie. Notre quotidien en sera sans nul doute bouleversé car Diogène n’est pas homme à se contenter de moins que de l’exceptionnel.

Je crains, mon cher Vincent, que le devoir d’arrêter Diogène ne vous revienne. Je ne saurais vous dire à quel point je le déplore. C’est une mission que je ne souhaiterais pas à mon pire ennemi, encore moins a un être que je considère désormais comme un ami fidèle, mais vous êtes la personne la plus apte pour la mener à. bien. La menace de Diogène est trop vague pour que je puisse m’en entretenir avec quiconque du FBI ou d’ailleurs. Le fait qu’il ait fait croire à sa propre mort il y a quelques années complique encore les choses. Un individu seul et résolu sera plus à même d’empêcher mon frère de commettre son crime. Cet individu, vous l’aurez compris, n’est autre que vous.

Dans la lettre qu’il m’a fait parvenir, Diogène s’est contenté dune simple date : le 28 janvier. Il est fort probable qu’il passera à l’action ce jour-là, mais je ne voudrais pas m’égarer. Cette date pourrait n’être qu’un leurre, tout est malheureusement possible avec Diogène.

Il vous faudra provisoirement quitter vos fonctions au sein de la police municipale de Southampton, ou tout autre poste .que vous pourriez occuper. C’est malheureusement inévitable. Vous obtiendrez le maximum d’informations auprès du capitaine Laura Hayward, sans toutefois l’impliquer directement afin de ne pas lui faire courir de risques inutiles. Diogène possède des connaissances extrêmement développées en criminologie, et tout indice retrouvé sur le lieu de son crime - s’il parvenait à le commettre, n’en déplaise à Dieu - y aura été placé intentionnellement afin de tromper la police. Le capitaine Hayward, en dépit de toutes ses qualités, n’est pas de taille à affronter un tel adversaire.

Je laisse à Constance des instructions séparées afin qu’elle soit au courant de cette affaire. Elle mettra à votre disposition ma maison et l’ensemble des moyens dont je dispose. Par son intermédiaire, vous disposerez ce jour d’un crédit de 500 000 dollars déposé sur un compte bancaire à notre nom, que vous utiliserez à votre discrétion. N’hésitez pas à faire appel aux compétences de Constance, tout en veillant à ne pas la mettre en danger. Elle ne devra jamais quitter cette demeure et je vous demanderai de veiller tout particulièrement à sa sécurité. Comme moi, vous la savez fragile, physiquement et, psychologiquement.

Pour commencer, je vous suggère de rendre visite à ma grand-tante Cornelia qui demeure dans une institution spécialisée à Little Governors Island Elle a connu Diogène enfant et sera en mesure de vous donner des informations personnelles et familiales qui vous seront utiles. Faites-en bon usage, mais soyez prudent, .y compris avec elle.

Une ultime recommandation. Diogène est un être éminemment dangereux. S’il est mon égal au plan intellectuel, il est dépourvu de toute conscience morale. Son cerveau s’est de plus trouvé affecté par une grave maladie infantile. II est habité à mon encontre d’une haine inextinguible, et voue à l’humanité un profond mépris. Efforcez-vous d’attirer son attention le plus tard possible et faites preuve à tout instant de la plus grande vigilance.

Au revoir, mon ami, et bonne chance.

Aloysius Pendergast

D’Agosta leva les yeux sur Constance.

— Le 28 janvier ? Mais c’est dans une semaine !

Pour toute réponse, la jeune femme baissa la tête.

[Aloysius Pendergast 06] Danse De Mort
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