16
Ils étaient cinq.
À la tête de la table, le juge Waring, entouré de ses recueils de lois et de ses enregistrements. Séparés par deux cendriers et une affreuse carafe emplie d’eau glacée, Verrick et Cartwright se faisaient face. Un peu plus loin étaient assis le major Shaeffer et Benteley. Les fonctionnaires, les soldats de la Colline et les techniciens ipvics s’étaient réfugiés dans la piscine et la salle de jeux d’où parvenait la rumeur de leurs ébats.
— On ne fume pas, marmonna le juge Waring. (Il regarda avec méfiance Verrick, puis Cartwright, puis de nouveau Verrick :) L’enregistrement est prévu ?
— Oui, dit Shaeffer.
Le robot enregistreur rampa avec agilité le long de la table et vint prendre position devant Verrick.
— Merci, dit ce dernier en se préparant à commencer.
— C’est celui-là ? demanda Waring en désignant Benteley.
— C’est pour lui que je suis venu, dit Verrick. Mais il n’est pas le seul. Aucun ne respecte plus son serment ; ils deviennent déloyaux, me trahissent. (Il poussa un soupir.) Ce n’est plus comme dans le temps. (Il se redressa et exposa brièvement les faits :) Benteley a été lâché par Oiseau-Lyre. C’était un classifié rejeté, sans position. Il est venu me voir à Batavia, demandant une position 8-8 – c’est sa classe. Les choses allaient mal pour moi ; j’ignorais ce que l’avenir me réservait. Je pensais même devoir me séparer d’une partie de mon personnel. Pourtant, malgré ma propre insécurité, je l’ai pris. Je l’ai emmené dans ma maison et lui ai donné un appartement à Farben.
Shaeffer, prévoyant ce qui allait suivre, échangea un bref regard avec Cartwright.
— Tout était sens dessus dessous, mais j’ai donné à Benteley ce qu’il désirait. Je l’ai affecté à mon département de recherche biochimique. Je lui ai donné une femme pour partager sa couche, je l’ai nourri, soigné, protégé. (Il haussa légèrement le ton.) Il a insisté pour collaborer avec nous au plus haut niveau. Je lui ai donc donné un poste de responsabilité dans le projet. Je lui ai fait confiance. Au moment crucial, il a trahi, a tué son supérieur immédiat et a abandonné son poste en prenant la fuite. Il avait trop peur pour continuer ; il a rompu son serment. Le projet entier s’est écroulé par sa faute. Il s’est rendu ici à bord d’un vaisseau du Directoire et a tenté de prêter serment au Meneur de Jeu.
Verrick se tut. Il avait terminé.
Benteley l’avait écouté avec une surprise croissante et hébétée. Était-ce ainsi que les choses s’étaient passées ? Waring le regardait avec curiosité, attendant qu’il parle. Benteley haussa les épaules : il n’avait rien à dire. Cela le dépassait.
Cartwright prit la parole :
— Quel était le rôle de Benteley dans ce projet ?
Verrick hésita :
— En substance, il faisait le même travail que les autres 8-8.
— Il n’y avait aucune différence ?
— Pas que je me souvienne, répondit Verrick après un silence.
— C’est un mensonge, dit Shaeffer au juge. Il sait qu’il y avait une différence.
Verrick dut l’admettre :
— Oui. Benteley a demandé et obtenu la même position que les autres, mais il devait mener le projet à son stade final. Nous lui faisions entière confiance.
— Et quel était ce stade final ? demanda le juge Waring.
Ce fut Cartwright qui répondit :
— La mort de Benteley.
Verrick ne le contredit pas. Il se plongea dans ses papiers jusqu’au moment où le juge lui demanda :
— Est-ce vrai ?
Verrick inclina la tête en signe d’assentiment.
— Benteley le savait-il ? demanda le juge Waring.
— Pas au début. Il était impossible de lui donner cette information : il était nouveau chez nous. Il m’a trahi lorsqu’il l’a découvert. (Verrick agitait convulsivement la liasse de papiers.) Il a détruit le projet. Ils m’ont tous lâché.
— Qui d’autre vous a trahi ? demanda Shaeffer avec curiosité.
— Eleanor Stevens. Herb Moore.
— Oh… dit Shaeffer. Je croyais que Benteley avait tué Moore.
Verrick fit un signe d’assentiment :
— Moore était son chef. Il dirigeait le projet.
— Si Benteley a tué Moore, et que Moore vous avait trahi… (Shaeffer se tourna vers le juge Waring.) Il semblerait qu’il ait agi en serf loyal.
Verrick renifla bruyamment :
— Moore m’a trahi par la suite. Après que Benteley…
— Continuez, lui dit Shaeffer.
— Après que Benteley l’eut tué, articula Verrick avec difficulté.
— Comment ? fit le juge Waring avec irritation. Je ne comprends pas.
— Dites-lui en quoi consistait ce projet, suggéra Shaeffer d’une voix douce. Ainsi, il comprendra.
Verrick garda les yeux fixés sur la table. Il écorna une feuille de papier, puis déclara :
— Je n’ai rien à ajouter. (Lentement, il se leva.) J’ai supprimé les renseignements concernant la mort de Moore. Cela ne concerne pas vraiment notre propos.
— Quelle est donc votre position ? lui demanda Cartwright.
— Benteley est parti en abandonnant son travail. Il a quitté le poste que je lui avais confié et qu’il avait accepté en me prêtant serment.
Cartwright se leva à son tour.
— J’aimerais ajouter quelque chose, dit-il à Waring. J’ai fait prêter serment à Benteley parce que je le considérais légitimement dégagé de son serment envers Verrick. Je considère que c’est Verrick qui a rompu le serment. Il a envoyé Benteley à la mort. Un protecteur n’est pas censé envoyer un serf classifié à la mort sans obtenir au préalable son consentement par écrit.
— Oui, dit Verrick, mais il aurait dû rester à son poste. C’était son devoir.
Le juge Waring dodelina de la tête :
— Un serf classifié doit donner son accord. Un protecteur ne peut détruire son serf classifié que si le serf a rompu son serment. Ce faisant, le serf perd ses droits mais demeure propriété de son protecteur. (Le juge rassembla ses livres.) Le présent cas repose sur un seul distinguo. Si le protecteur en question a rompu son serment le premier, le serf en question était légalement justifié de quitter son travail et de partir. Mais si le protecteur n’a pas rompu son serment antérieurement au départ du serf, ce dernier est un félon, et passible de la peine de mort.
Cartwright se dirigea vers la porte. Verrick le suivit, sombre et boudeur, les mains enfoncées dans les poches.
— Fort bien, dit Cartwright. Nous attendrons votre décision.
Benteley était en compagnie de Rita O’Neill lorsque Shaeffer arriva.
— J’ai sondé le vieux juge Waring, dit-il. Il a enfin pris sa décision.
C’était le « soir ». Benteley et Rita étaient deux silhouettes perdues dans la pénombre colorée d’un des bars de la station. Une unique bougie d’aluminium crachotante éclairait leur table. Quelques fonctionnaires, debout au bar ou assis à des tables, buvaient et parlaient à voix basse. Un MacMillan faisait le service.
— Alors ? demanda Benteley.
— Elle est en votre faveur. Il l’annoncera officiellement d’ici quelques minutes. Cartwright m’avait demandé de vous mettre au courant dès que possible.
— Verrick n’a donc aucun droit sur moi ? demanda Benteley, encore incrédule. Je ne risque rien ?
— C’est exact, dit Shaeffer en s’éloignant. Toutes mes félicitations.
Rita posa sa main sur celle de Benteley :
— Dieu merci !
Mais il était incapable d’émotions.
— Je pense que ce problème est enfin réglé, murmura-t-il en regardant une nappe de couleur monter le long du mur, planer sous le plafond avant de redescendre comme une araignée liquide, devenir tourbillon, tache, puis se reformer et repartir lentement à l’assaut du mur.
— Nous devrions fêter ça, dit Rita.
— J’ai obtenu ce que je voulais, dit Benteley en buvant. Je travaille pour le Directoire, je suis inféodé au Meneur de Jeu. C’est ce que je désirais en arrivant à Batavia. Que cela paraît loin, maintenant.
Il regarda silencieusement son verre.
— Comment vous sentez-vous ?
— À peu près comme avant.
Rita déchiqueta une pochette d’allumettes et fit brûler les fragments au-dessus de la bougie métallique :
— Vous n’êtes pas satisfait ?
— Je suis aussi éloigné de la satisfaction qu’il est humainement possible de l’être.
— Pourquoi ? lui demanda-t-elle avec douceur.
— Je n’ai rien accompli, en fait. Je pensais que c’était les Collines, mais Wakeman avait raison : c’est la société entière. La puanteur est partout. S’arracher au système des Collines ne suffit pas. (Il repoussa rageusement son verre.) Je pourrais évidemment me boucher le nez et prétendre que ça ne sent pas mauvais. Mais cela ne suffit pas. Il faut faire quelque chose. Tout cette structure brillante et affaiblie doit être jetée à bas. Elle est pourrie, corrompue… prête à s’effondrer. Mais il faut construire autre chose à la place. Détruire ne suffit pas. Il faut que l’aide à construire du nouveau. Il faut que la vie change pour les autres. Je voudrais agir de façon à transformer les choses. Il faut que j’agisse de façon à transformer les choses.
— Peut-être en êtes-vous capable.
Benteley tenta de percer l’inconnu, l’avenir :
— Comment ? Qu’est-ce qui m’en donnera l’occasion ? Je suis toujours un serf, lié par mon serment.
— Vous êtes jeune. Nous sommes jeunes tous les deux. Nous avons de nombreuses années devant nous. (Rita leva son verre.) Nous avons une vie entière pour changer le cours de l’univers.
Benteley sourit :
— D’accord. Je bois à cela. (Il leva son verre et toucha celui de Rita avec un son cristallin.) Mais pas trop. (Son sourire s’évanouit.) Verrick traîne toujours aux environs. J’attendrai son départ pour boire vraiment.
Rita fit brûler un dernier bout de carton au-dessus de la bougie chauffée à blanc :
— Qu’arriverait-il s’il vous tuait ?
— Il serait abattu.
— Qu’arriverait-il s’il tuait mon oncle ?
— On lui retirerait sa carte de pouvoir. Il ne pourrait jamais être Meneur de Jeu.
— Il ne le deviendra plus de toute façon, dit Rita calmement.
— Qu’est-ce qui vous tracasse ? Vous pensez à quelque chose.
— Je ne pense pas qu’il repartira les mains vides. Il est allé trop loin pour s’arrêter. (Elle le regarda de ses yeux noirs et graves.) Ce n’est pas fini, Ted. Il finira par tuer quelqu’un.
Benteley allait répondre lorsqu’une ombre se profila sur la table. Il leva les yeux, une main dans sa poche, contre le froid métal de l’éclateur.
— Salut, dit Eleanor Stevens. Je peux me joindre à vous ?
Elle s’assit en face d’eux, les mains croisées devant elle, un sourire figé, mécanique, aux lèvres. Ses yeux verts lançaient des éclairs. Dans la pénombre du bar, sa lourde chevelure cascadait sur ses épaules nues, couleur de rouille.
— Qui êtes-vous ? demanda Rita.
Eleanor se pencha en avant pour allumer sa cigarette à la chandelle, dont la flamme se refléta dans ses yeux :
— Un nom. Rien qu’un nom. Plus une personne réelle. N’est-ce pas, Ted ?
— Vous feriez mieux de sortir d’ici, lui dit Benteley. Je ne pense pas que Verrick aimerait vous voir en notre compagnie.
— Je ne l’ai vu que de loin depuis mon arrivée ici. Peut-être vais-je le quitter, tout simplement ; tout le monde semble en faire autant.
— Soyez prudente, lui recommanda Benteley.
— Prudente ? Pourquoi ? (Elle souffla un nuage de fumée dans leur direction.) Je n’ai pu m’empêcher d’entendre la fin de votre conversation. Vous avez raison. (Les yeux fixés sur Rita, elle parlait d’une voix cassante.) Verrick est en train de prendre sa décision. Il hésite. Il voudrait t’avoir, Ted, mais il se contentera de Cartwright si c’est impossible. Avant, il avait Moore pour tout lui mettre en équations. Mettons une valeur arbitraire de plus 50 pour tuer Benteley – mais moins de 100 pour être fusillé en conséquence. Mettons donc plus 40 pour tuer Cartwright – mais moins de 50 pour la perte de sa carte de pouvoir. Il est perdant dans les deux cas.
— C’est exact, dit Benteley. Il perd de toute façon.
— En voilà une autre, dit Eleanor gaiement. Elle est de moi. (Elle fit un clin d’œil amusé à Rita.) Ou plutôt, l’idée est de vous, mais l’équation de moi. Admettons une valeur arbitraire de plus 40 pour tuer Cartwright, et puis essayez cela : une valeur de moins 100 par Cartwright pour être tué. Ça, c’est pour Reese, et puis il y a moi, mais ce n’est pas grand-chose.
— Je ne comprends pas ce dont vous parlez, dit Rita avec indifférence.
— Moi, si, dit Benteley. Attention ?
Mais déjà, Eleanor, souple et silencieuse comme un chat, avait saisi le tube d’aluminium flamboyant et l’avait écrasé sur le visage de Rita.
D’un geste violent, Benteley envoya rouler la chandelle à terre où elle continua à bouillonner en chuintant. Eleanor contourna la table vers Rita, qui se cachait le visage dans les mains. Sa peau et ses cheveux étaient brûlés, et l’odeur âcre de la chair grillée se répandait dans l’atmosphère enfumée du bar. Eleanor lui retira violemment les mains du visage ; quelque chose brillait entre ses doigts – une longue épingle acérée. Elle commençait à attaquer les yeux de Rita lorsque Benteley l’empoigna par-derrière. Elle se débattit furieusement, le griffa, le piqua jusqu’à ce qu’il la lâche. Ensuite, ses yeux verts luisant d’un éclat fou, elle disparut du bar.
Benteley se retourna vivement vers Rita.
— Ça va, dit-elle à travers ses dents serrées. Merci. La chandelle s’était éteinte et elle n’a pas atteint mes yeux avec l’épingle. Essayez plutôt de l’attraper.
De tous côtés, des gens arrivaient en courant. Un aide médical MacMillan sortit de son placard et roula vers la table, rapide et efficace, demandant aux gens de se reculer, Benteley compris.
— Allez, lui dit Rita patiemment, à travers les mains dont elle couvrait toujours son visage. Suivez-la. Essayez de l’arrêter. Vous savez ce qu’il va lui faire.
Benteley sortit du bar. Le couloir était désert. Il courut vers l’ascenseur. Un instant plus tard, il émergea au niveau du sol. Quelques rares personnes s’attardaient dans les couloirs. Au loin, il entrevit un éclair de rouge et de vert. Il s’élança dans cette direction, tourna à un angle… et s’arrêta net.
Eleanor Stevens faisait face à Reese Verrick.
— Écoutez-moi ! lui disait-elle. Ne comprenez-vous donc pas que c’est le seul moyen ? (Sa voix se fit aiguë de panique.) Reese, croyez-moi, pour l’amour de Dieu. Reprenez-moi ! Je suis navrée. Je ne le referai plus. Je vous ai quitté, mais je ne le referai plus jamais ! Je ne reviens pas les mains vides, n’est-ce pas ?
Verrick aperçut Benteley. Avec l’ombre d’un sourire, il prit le poignet d’Eleanor dans sa main de fer :
— Nous revoilà ensemble, tous les trois.
— Vous faites erreur, lui dit Benteley. Elle ne voulait pas vous trahir. Elle n’a cessé d’être loyale à votre égard.
— Je ne suis pas de cet avis, dit Verrick. Elle est perfide, futile. Elle ne vaut rien du tout.
— Alors, laissez-la partir.
Verrick parut réfléchir.
— Non, dit-il enfin. Je ne la laisserai pas partir.
— Reese ! gémit la fille. Je vous ai dit ce qu’ils pensaient. Je vous ai dit comment vous pouviez le faire. Vous comprenez ? Grâce à moi, vous pouvez le faire, maintenant. Reprenez-moi, je vous en supplie, reprenez-moi !
— Oui, admit Verrick, je peux le faire. Mais j’ai déjà pris ma décision.
Benteley se précipita vers eux, mais pas assez vite.
— Ted ! hurla Eleanor. Au secours !
Verrick la souleva du sol et, en trois gigantesques enjambées, il atteignit le sphincter de service. Au delà du ballon transparent, s’étendait la surface nue et sans vie de la Lune. Verrick souleva la fille qui se débattait en hurlant et, d’un mouvement puissant, la projeta à travers le sphincter, en dehors du ballon protecteur.
Paralysé d’effroi, Benteley regarda Verrick reculer d’un pas. Les bras étendus, la jeune femme tomba sur la rocaille glacée. Son haleine congelée formait un nuage autour de sa bouche et de son nez. Elle essaya de se relever, battit des bras, le corps à demi tourné vers le ballon, le visage distendu, les yeux révulsés. Pendant un terrible instant, elle rampa vers Benteley comme un insecte battant le vide en un geste futile.
Puis sa poitrine et sa cavité abdominale éclatèrent. Benteley ferma les yeux tandis qu’une masse de plus en plus dilatée d’organes rompus venait gicler dans le vide lunaire, écœurante explosion de viscères qui se solidifièrent immédiatement en cristaux cassants. C’était fini. Eleanor était morte.
Comme engourdi, Benteley sortit son arme. Des gens arrivaient en courant. Une sirène d’alarme hurlait inconsolablement. Verrick ne faisait pas un geste et son visage était dénué d’expression.
Shaeffer fit tomber l’éclateur de Benteley d’un coup sec :
— Cela ne sert à rien – elle est morte. Elle est morte !
— Oui, dit Benteley, je sais.
Shaeffer se baissa pour ramasser l’arme :
— Je vais garder ceci.
— Il va s’en tirer, dit Benteley.
— Oui, dit Shaeffer. C’est égal. Elle n’était pas classifiée.
Benteley s’éloigna. Il prit vaguement la décision de se rendre à l’infirmerie. Dans son esprit, des images de la morte se mêlaient au visage brûlé de Rita O’Neill et à des visions de la froide et mortelle horreur de la surface lunaire. Il s’engagea lentement dans la rampe.
Des pas lourds et une respiration rauque retentirent derrière lui. Verrick l’avait suivi.
— Attendez, Benteley, dit-il. Je viens avec vous. Il y a un petit arrangement dont je voudrais parler avec Cartwright, une transaction qui vous intéressera, je pense.
Verrick attendit que le juge Waring, maugréant, se fût enfin assis. En face de lui, Cartwright était assis très droit, encore pâle du choc qu’il avait subi.
— Comment va votre nièce ? lui demanda Verrick.
— Cela ira, répondit-il, grâce à Benteley.
— J’ai toujours pensé que Benteley avait quelque chose dans le ventre. Il sait agir quand il le faut. C’est à son visage qu’Eleanor en avait ?
— Elle n’a atteint que la peau et les cheveux, heureusement. Cela s’arrangera avec des artigreffes.
Benteley ne pouvait s’empêcher de regarder Reese Verrick, qui semblait parfaitement calme et normal. Le visage de Benteley était gris, parsemé de taches pourpres, mais sa respiration était redevenue normale et ses mains ne tremblaient plus. Il se sentait comme après une orgie de passion sexuelle, un spasme total qui l’eût entièrement vidé de force, dans sa brève violence.
— Que voulez-vous ? demanda Cartwright à Verrick. (Puis, s’adressant au juge Waring :) J’ignore le but de cette réunion.
— Moi de même, dit Waring avec agacement. Alors, Reese, de quoi s’agit-il ?
— Je désirais que vous soyez là, dit Verrick, car j’ai une proposition à faire à Cartwright, et je veux que vous jugiez de sa légalité. (Il sortit son lourd éclateur et le posa devant lui.) Je pense que personne ne niera que nous nous trouvons dans une impasse. Vous ne pouvez pas me tuer, Léon : je ne suis pas un assassin, et vous seriez punissable. Je suis votre invité.
— Vous êtes le bienvenu, lui dit Cartwright d’une voix éteinte, sans le quitter des yeux.
— Je suis venu pour tuer Benteley, mais je ne le peux pas. Pat[1]. Nous sommes tous pat. Vous ne pouvez pas me tuer, je ne peux pas tuer Benteley, et je ne peux pas vous tuer.
Il y eut un silence.
— Ou bien le puis-je ? (Il examina son éclateur.) Je pense que je vais le faire, peut-être.
— Vous seriez exclu du jeu Minimax pendant toute votre vie. Ce serait une action stupide. Qu’y gagneriez-vous ? déclara le juge Waring avec dégoût.
— Du plaisir. De la satisfaction.
— Serez-vous satisfait de perdre votre carte de pouvoir ?
— Non, admit Verrick. Mais j’ai mes trois Collines. Cela n’en serait pas affecté.
Cartwright, immobile et hochant imperceptiblement la tête, suivait le raisonnement de Verrick :
— Au moins, vous vous en tireriez vivant. Vous auriez cet avantage sur moi, n’est-ce pas ?
— Exactement. Je ne serais pas Meneur de Jeu, mais vous non plus. Ils devraient avancer la bouteille d’un cran.
Shaeffer entra dans la salle de réunion. Il salua le juge Waring et s’assit.
— Léon, dit-il à Cartwright, Verrick fait du bluff. C’est la fille qui lui en a donné l’idée avant qu’il la tue. Il n’a pas l’intention de vous tuer. Ce qu’il veut, c’est vous faire peur… (Les yeux froids de Shaeffer pétillèrent.) Intéressant.
— Je sais, dit Cartwright. Il va me proposer un choix : la mort ou un arrangement. Alors, Reese, que me proposez-vous ?
Verrick fouilla dans ses poches et en sortit sa carte de pouvoir :
— Un échange. Votre carte contre la mienne.
— Vous deviendriez Meneur de Jeu, fit remarquer Cartwright.
— Et vous seriez vivant. Vous vous en tirez avec la vie sauve, et je deviens Meneur de Jeu. Nous ne serions plus pat.
— Et vous auriez Benteley.
— C’est exact.
Cartwright s’adressa à Shaeffer :
— Me tuera-t-il si je refuse ?
— Oui, répondit Shaeffer après un long silence. Il vous tuera. Il ne partira pas d’ici sans vous tuer ou reprendre Benteley. Si vous refusez, il vous tue et abandonne sa carte. Si vous acceptez l’échange, Benteley sera de nouveau à lui. De toute façon, il aura l’un de vous deux. Il sait qu’il ne peut pas vous avoir tous les deux.
— Et qui préférerait-il ? demanda Cartwright avec intérêt.
— Benteley. Il en est arrivé à avoir pour vous du respect, et presque de l’admiration. Et il faut qu’il ait de nouveau Benteley sous son contrôle.
Cartwright sortit d’une de ses poches le petit paquet contenant les cartes de pouvoir. Il les tria en prenant son temps.
— Est-ce légal ? demanda-t-il au juge Waring.
— Vous pouvez faire l’échange, grommela le juge. Les gens ne cessent de les vendre et de les acheter.
Benteley fit mine de se lever, avec un geste implorant de la main :
— Cartwright, vous allez vraiment…
— Asseyez-vous et taisez-vous, ordonna Waring. Ceci ne vous concerne pas.
Cartwright trouva la bonne carte, vérifia son numéro en consultant des papiers, puis la posa sur la table :
— Voici la mienne.
— Vous consentez à l’échange ? demanda Verrick.
— Oui.
— Vous savez ce que cela signifie ? Vous abandonnez légalement votre position. Vous n’êtes plus rien.
— Je sais, dit Cartwright. Je connais la loi.
Verrick se tourna vers Benteley. Les deux hommes se regardèrent en silence. Puis Verrick émit un grognement.
— Affaire conclue, dit-il.
— Attendez, dit Benteley, la gorge serrée. Au nom du ciel, Cartwright, vous ne pouvez pas… Vous savez ce qu’il va faire de moi, vous le savez ?
Cartwright ne lui prêta pas la moindre attention. Il remit le petit paquet de cartes dans sa veste.
— Allons-y, dit-il doucement à Verrick. Terminons-en pour que je puisse descendre voir comment va Rita.
— Parfait, dit Verrick. (Il avança la main et prit la carte de Cartwright.) Maintenant, je suis Meneur de Jeu.
Cartwright retira sa main de sa poche. Avec son petit éclateur démodé, il tira sur Verrick, en plein cœur. Sans lâcher la carte, Reese Verrick tomba en avant sur la table, les yeux grands ouverts, la bouche béante d’étonnement.
— Est-ce légal ? demanda Cartwright au vieux juge.
— Oui, admit Waring sans dissimuler son admiration. Parfaitement légal. Bien entendu, vous perdez votre paquet de cartes.
— Je m’en rends parfaitement compte, dit Cartwright en les jetant sur la table. Je me plais dans cette station. C’est la première fois de ma vie que je viens dans une station de repos moderne. Je serais heureux de me délasser et de me dorer au soleil. Je suis un vieil homme, et je suis fatigué.
Benteley respira.
— C’est fini, dit-il, il est mort.
— Oh ! oui, fit Cartwright, c’est vraiment fini. (Il se leva.) Nous devrions descendre voir comment va Rita.