XVI

HUIT jours de vingt-six heures plus tard, Glimmung appela le groupe à se rassembler sous le dôme hermétique de l’appontement, perpétuellement chauffé et illuminé. Willis le robot cocha au fur et à mesure le nom de chaque arrivant sur une liste et prévint Glimmung lorsque celle-ci fut complète. Le futur être collectif attendit.

De tous, Joe Fernwright avait été le premier. Il s’installa confortablement dans un des fauteuils robustes et alluma une cigarette locale. Pendant cette excellente semaine, il avait beaucoup vu Mali et s’était lié d’amitié avec Nur K’ohl Dáq, le bivalve au cœur tendre.

« Voici une histoire qu’on colporte sur Deneb IV », fit le bivalve. « Un freb que nous appellerons A essaye de vendre un glank pour cinquante mille burfles. »

« Qu’est-ce qu’un freb ? »

« Une sorte de… » Le bivalve ondula des extrémités. « Une sorte d’idiot. »

« Et un burfle ? »

« Une unité monétaire, comme le crumble ou le rouble. Alors quelqu’un dit au freb : “Tu espères vraiment tirer cinquante mille burfles pour ton glank ?” »

« Qu’est-ce qu’un glank ? »

Le bivalve gesticula de nouveau, rouge d’effort. « Un animal familier. Une forme de vie humble et sans valeur monétaire. Alors, le freb s’écrie : “J’en ai eu le prix demandé.” » “Comment est-ce possible ?” l’interroge l’interrogateur. “Vraiment ?” ; “Oui” répond le freb. “Je l’ai échangé contre deux pinids de vingt-cinq mille burfles.” »

« Que peut bien être un pinid ? »

Le bivalve abandonna le combat, refermant brusquement sa coquille et se retirant en lui-même.

Nous sommes tous nerveux, pensa Joe. Même le brave Nurb K’ohl Dáq. L’attente nous ronge.

Il se leva alors car Mali venait d’entrer. « Je suis là », fit-il en lui installant un fauteuil.

« Merci », murmura Mali en prenant place. Elle était très pâle et ses mains tremblaient en allumant une cigarette. « Tu aurais pu me l’allumer », lui dit-elle en ne plaisantant qu’à moitié. « Je vois que je suis la dernière. » Elle inspecta la pièce.

« Tu as pris ton temps pour choisir ta toilette ? »

« Oui. » Elle hocha la tête. « Je voulais être présentable pour notre entreprise. »

Joe demanda : « Comment s’habille-t-on pour une fusion polyencéphalique ? »

« Comme ça. » Elle se leva pour bien lui montrer son ensemble vert. « Je l’avais gardé pour un grand jour comme aujourd’hui. » Elle se rassit en croisant ses longues jambes élégantes, et fuma à petites bouffées nerveuses. Profondément plongée dans ses pensées, elle ne semblait même pas remarquer Joe.

Glimmung fit son entrée dans la salle.

Il avait adopté une apparence inusitée. Joe étudia l’entité en forme de sac finement contourné et se demanda pourquoi elle avait choisi d’imiter cette forme de vie particulière. Quelle peut bien être son origine ?

« Mes chers amis », tonna Glimmung dont la voix n’avait pas changé. « Je veux tout d’abord que vous sachiez que j’ai totalement retrouvé mes moyens physiques, bien qu’un traumatisme psychologique demeure, perturbant ma mémoire. Deuxièmement, j’ai procédé à des tests sur vous-mêmes, sans vous prévenir ni vous incommoder, et je possède maintenant toutes les données qui me confirment que comme moi vous allez tous très bien. Monsieur Fernwright, je veux vous remercier tout spécialement pour m’avoir arrêté dans mes efforts prématurés pour relever la cathédrale. »

Joe hocha la tête.

Après une pause, l’objet en forme de sac rouvrit sa bouche fendue et continua : « Vous semblez tous bien silencieux. »

Joe se leva et alla se mettre devant Glimmung. « Quelles sont nos chances de survie ? »

« Elles sont bonnes », fit simplement Glimmung.

« Mais pas excellentes », le poussa Joe.

« Je vais faire un pacte avec vous », reprit Glimmung. « Si je sens à n’importe quel moment mes forces faiblir… si je me rends compte que je vais échouer… je remonterai directement à la surface vous dégorger. »

« Et après ? » demanda Mali.

« Ensuite, je redescendrai essayer encore une fois. Je recommencerai jusqu’à la victoire. » Trois yeux moroses s’ouvrirent au milieu du sac. « La réponse vous convient-elle ? »

« Oui », intervint la gelée rougeâtre au cadre de métal.

« C’est tout ce qui vous importe ? » demanda Glimmung. « Votre seule sauvegarde personnelle ? »

« C’est vrai », avoua Joe Fernwright. Les mots avaient une saveur étrange dans sa bouche. Ils avaient détruit l’atmosphère de coopération instaurée par Glimmung ; la protection des vies individuelles avait remplacé ainsi l’effort collectif. Pourtant, il était de son devoir de parler, car c’était le consensus du groupe – et sa propre préoccupation.

« Il ne vous arrivera rien de mal », insista Glimmung.

« À supposer que vous ayez le temps de remonter et de nous laisser sur la terre ferme », fit Joe.

Les trois yeux centraux de son employeur regardaient Joe avec acuité : « Je l’ai déjà fait », répondit-il après un moment.

Joe regarda sa montre et proposa : « Commençons tout de suite. »

« Vous essayez de chronométrer l’univers pour voir s’il est en retard ? » demanda Glimmung. « Assignez-vous un rythme aux étoiles ? »

« Je vous chronomètre vous », répondit Joe sans masquer la vérité. « Nous avons échangé nos opinions sur la question et avons décidé de vous laisser deux heures. »

« Deux heures ? » Les trois yeux en étaient complètement exorbités de surprise. « Pour renflouer Heldscalla ? »

« C’est ça », dit Harper Baldwin.

Glimmung réfléchit un moment puis reprit la parole : « Vous savez certainement que je peux vous obliger à la fusion polyencéphalique, vous tous sans exception et à n’importe quel moment. Je peux aussi refuser de vous laisser partir. »

« Vous n’arriverez pas à cette extrémité », siffla le gastéropode aux membres multiples. « Parce que, même fusionnés, nous pouvons vous refuser notre aide. Et si cela arrive vous ne pourrez rien faire pour nous forcer ou pour votre entreprise. »

L’entité en forme de sac se gonfla d’une rage terrible. Vision luciférienne : l’indignation d’une créature de quatre-vingts mille tonnes camouflée dans ce frêle contenant. Mais graduellement Glimmung retomba dans un calme comparable à celui du tison qui rougeoie encore.

« Il est maintenant seize heures trente », fit Joe à Glimmung. « Vous avez jusqu’à dix-huit heures trente pour renflouer Heldscalla et nous ramener sur la terre ferme. »

La créature-sac sortit de sa poche principale un exemplaire du Livre des Kalendes ; d’un pseudopode expert, elle ouvrit le volume dont elle étudia le texte soigneusement. Puis, préoccupée, referma l’ouvrage et le remit en place.

« Que dit-il ? » demanda la femme d’un âge moyen, au visage anguleux.

« Il est écrit que je ne peux pas y arriver. »

« Deux heures », rappela Joe. « Moins maintenant. »

« Je n’ai pas besoin de deux heures », répondit Glimmung en se drapant dans sa dignité. « Si dans une heure je n’y suis pas arrivé, j’abandonnerai et vous déposerai près d’ici. » Se retournant, il sortit d’une démarche digne vers l’embarcadère nouvellement réparé.

« Où devons-nous nous mettre ? » lui demanda Joe, en le suivant à l’extérieur dans l’air froid de la fin d’après-midi.

« Juste au bord de l’eau. » La voix de Glimmung était un curieux mélange de ressentiment et de mépris ; les conditions sévères du groupe semblaient l’avoir déterminé plus encore.

Joe lança : « Bonne chance ! »

Les autres volèrent, rampèrent, marchèrent comme ils purent vers le quai ; suivant les instructions de Glimmung, ils s’alignèrent. Glimmung surveilla un moment les opérations, puis se laissa glisser dans l’eau. Il disparut aussitôt sous la surface, sa présence signalée seulement par quelques bulles d’air et des cercles de vaguelettes. Peut-être est-il parti pour toujours, pensa Joe. Lui – et nous par l’occasion – ne remonterons jamais.

Tout près de Joe, Mali avoua : « Je suis terrorisée. »

« Il n’y a plus longtemps à attendre », fit la grosse femme aux cheveux bouclés de bébé.

« Quelle est votre spécialité ? » lui demanda Joe.

« Tailleuse de pierre. »

Sur ces mots, ils attendirent en silence.

 

La fusion le frappa de plein fouet ; un choc monumental dont l’intensité fut partagée par tous ; le piaillement effrayé de leurs voix composites le submergea – l’étrange mélange de leurs voix sans son, la présence écrasante de Glimmung, ses pensées, ses désirs – ses peurs aussi, réalisa Joe. Sous la colère et le mépris se cachait un noyau très profond d’angoisse, passé inaperçu avant la fusion. Mais maintenant ils savaient tous… Et Glimmung s’en rendait parfaitement compte. Ses pensées se modifièrent comme il essayait adroitement d’éviter leur curiosité.

« Glimmung a peur », fit la voix de la femme bien en chair.

« Oui, très peur », glissa le garçon timide.

« Plus encore que nous », intervint l’arachnide.

« Plus que certains d’entre nous », rectifia l’immense libellule.

« Où sommes-nous ? » demanda l’homme dont le visage était rougeaud quelques minutes auparavant. « Je suis déjà désorienté. » La panique emplissait sa voix.

Joe appela : « Mali ? »

« Je suis là. » Elle paraissait très près de lui, proche à toucher. Mais il n’avait pas d’extrémité manuelle : tel un ver dans un cadavre, il se retrouvait comme la dernière fois, rigide dans le soma géant appelé Glimmung. Ils n’existaient que comme entités mentales… Sensation étrange et désagréable.

Sensation encore profondément développée et même multipliée par la présence de tous les autres, en particulier de Glimmung. Il était sans défense, mais en même temps un organisme supranormal aux potentialités incalculables. Glimmung aussi avait radicalement repoussé ses limites ; le bruit de son activité cérébrale révélait une activité nouvelle… L’acuité et la puissance.

Ils tombèrent dans les profondeurs de l’océan.

« Où sommes-nous ? » demanda Harper Baldwin nerveusement. « Je n’arrive pas à bien voir ; je suis situé trop près vers l’intérieur. Pouvez-vous observer quelque chose, monsieur Fernwright ? »

Par les yeux de Glimmung, Joe vit grossir les contours d’Heldscalla. L’être multiple filait rapidement, vers sa destination. Il ne perdait pas une seconde, prenant de toute évidence le délai de deux heures au sérieux. Glimmung étendit son corps pour entourer la cathédrale ; en une fraction de seconde, il déchargea toute son énergie accumulée en une tentative pour enlever Heldscalla d’une étreinte irrésistible.

Soudain, Glimmung s’arrêta. Quelque chose s’élevait d’Heldscalla pour monter à sa rencontre et le confronter. Une vague silhouette dont la vue déclencha en Glimmung un raz de marée de souvenirs qui emportèrent Joe dans leur poussée furieuse. Et dans le courant, Joe reconnut la forme floue. Un Être-Brouillard encore vivant, sorti tout droit de la préhistoire, et qui fermait le chemin d’Heldscalla de sa masse immense et vaporeuse.

« Questobar », fit Glimmung. « Tu es mort. »

L’Être-Brouillard répondit : « Mais comme tous les autres cadavres de la planète, je vis ici maintenant, dans la Mare Nostrum. Rien en ce monde ne meurt tout à fait. » L’Être-Brouillard leva ce qui lui tenait lieu de bras et le tendit vers Glimmung. « Si tu relèves Heldscalla, si tu la sors de ces profondeurs pour la hisser à terre, tu restaureras le culte d’Amalita, mais aussi indirectement, celui de Boril. Es-tu préparé à cela ? »

« Oui. »

« Et tu nous permettras de revenir, de reprendre notre place dominante ? »

« Oui. »

« Ton espèce perdra ainsi sa suprématie sur la planète. »

« Oui. Je le sais. » Des pensées rapides parcouraient Glimmung ; pensées excitées, pensées tendues, mais non pensées angoissées.

« Et tu désires encore relever la cathédrale ? Sachant cela ? »

« Elle doit retrouver la terre ferme », fit Glimmung. « Retourner où est sa place. Quitter l’eau et ce monde de désagrégation. »

L’Être-Brouillard s’écarta alors et dit : « Je ne t’arrêterai pas. »

La joie envahit Glimmung ; il se précipita en avant pour saisir Heldscalla, entraînant ses multiples invités. Tous ensemble, ils tendirent les bras. Tous agrippèrent la cathédrale. C’est à ce moment-là que Glimmung commença à changer. Il involuait, régressant rapidement dans le temps, retrouvant un état d’existence depuis longtemps passé. Il devint puissant, sauvage, mais sage. Puis, comme il soulevait la cathédrale, il changea à nouveau.

Glimmung devint une énorme créature femelle.

Enfin, l’involution atteignit la cathédrale qui se mit elle aussi à se transformer. Entre les bras de Glimmung elle fut bientôt un fœtus, une petite créature semblable à un bébé, endormie, bien chaudement serrée dans le cocon enveloppant. Sans effort, Glimmung la remonta à la surface ; toutes les voix hurlèrent leur joie en même temps quand, dans une seconde éblouissante, la cathédrale émergea au soleil froid d’une fin d’après midi.

« Pourquoi ce changement ? » s’étonna Joe.

« Parce que, répondit Glimmung, il fut un temps où nous étions bisexuels. C’est une partie de moi-même qui a été jusqu’à ce jour refoulée. Jusqu’à ce que je la recouvre, je ne pouvais faire de la cathédrale mon enfant. Comme elle doit l’être. »

Sous le poids de la créature nouveau-né, le sol s’affaissait de plus en plus ; Joe le sentait s’écrouler sous la masse majestueuse. Mais Glimmung ne semblait pas s’en soucier ; doucement, elle relâcha la cathédrale à contrecœur, désespérée de briser à nouveau un lien si longtemps perdu. Je suis elle, et elle fait partie de moi, pensait Glimmung.

Un craquement de tonnerre et la pluie se mit à tomber. Par vagues serrées, elle s’affaira à tremper toute chose, pénétrant la cathédrale pour ressortir en torrents qui traçaient un chemin tortueux vers la mer originelle. Peu à peu, Heldscalla retrouva sa forme habituelle. La créature-enfant fit place au béton, à la roche et au basalte, aux piliers élancés et aux arches gothiques. Une fois de plus, les vitraux, teintés de rouge à base d’or, brillaient dans la lumière erratique d’un coucher de soleil pluvieux.

C’est fait, pensa Glimmung. Je peux maintenant me reposer. Le grand pêcheur de la nuit a reçu sa victoire. Tout est rentré dans l’ordre.

Laissez-nous aller, pensa Joe. Cette tâche-là n’est pas accomplie. « Oui ! » crépitèrent les autres voix. « Libérez-nous ! »

Glimmung hésita ; Joe perçut un flot de pensées conflictuelles jaillir puis refluer. Non, pensa-t-elle. Grâce à vous, je possède une puissance extrême ; si je vous libère, ce sera pour retomber dans la médiocrité.

Vous le devez, insista Joe. C’était notre contrat.

C’est vrai, pensa Glimmung. Mais vous avez tellement à gagner en tant que portion de mon être. Nous pouvons exister mille ans de plus, et sans être une seconde seul.

« Votons », fit Mali.

Oui, émit Glimmung. Votez pour savoir qui désire rester en moi et qui choisit de se séparer pour retourner à l’individualité.

Je reste, pensa Nurb K’ohl Dáq.

Moi aussi, ajouta le quasi-arachnide.

Le vote continua ; Joe les écoutait parler, certains décidant de rester, d’autres de s’en aller. Je veux être libéré, fit-il à son tour. En percevant cette réponse, Glimmung frissonna de consternation. Joe Fernwright, pensa-t-il, restez, vous êtes le meilleur de tous. S’il vous plaît !

Non, répondit simplement Joe.

 

Il marchait sur une plage d’ombres, assemblée de formes sombres prêtes à s’abattre, marécage dense et permanent quelque part dans les contrées sauvages de la planète du Laboureur. Depuis combien de temps était-il là ? Il n’en savait rien. À un moment, il était dans Glimmung, puis s’était retrouvé là ; maintenant il se frayait un chemin difficile, et ses pieds lui lançaient des messages acérés de douleur.

Suis-je seul ? se demandait-il. Il s’arrêta de marcher et essaya de distinguer quelque chose dans la lumière rare du crépuscule, le signe d’une vie proche.

Le gastéropode se tortilla dans sa direction.

« Je suis parti avec vous », fit-il.

« Personne d’autre ? »

Le gastéropode répondit : « Nous deux seulement pour le dernier vote. Tous les autres ont choisi de rester. C’est incroyable, mais c’est la vérité. »

« Même Mali Yojez ? » demanda Joe, d’une voix rauque.

« Oui. »

Le verdict est rendu. Joe sentait peser sur ses épaules le poids des siècles écoulés ; après l’immense effort pour soulever Heldscalla, la perte de Mali, c’était trop pour lui. « Savez-vous où nous sommes ? » demanda-t-il au gastéropode. « Je ne pourrai plus marcher bien longtemps. »

« Moi non plus », répondit celui-ci. « Mais il y a une lumière vers le nord ; j’ai tracé une parallaxe à partir d’elle et nous allons dans sa direction. Nous devrions l’atteindre dans une heure, si j’ai calculé notre vitesse avec exactitude. »

« Je ne vois rien », fit Joe.

« Ma vision est supérieure à la vôtre. Vous commencerez à la percevoir dans une vingtaine de minutes. Elle est très faible et semble prête à s’éteindre à chaque instant. C’est probablement une colonie de Répandeurs. »

« Des Répandeurs », fit Joe. « Allons-nous passer le reste de notre vie avec des Répandeurs ? Finir comme cela après avoir renoncé à Glimmung et à tous les autres ? »

Le gastéropode remarqua : « De là-bas nous pourrions prendre une aéroglisseur pour l’hôtel et y récupérer nos bagages. Il nous sera possible alors de rentrer chez nous, sur nos propres planètes. Nous avons fait du bon travail ; nous avons mené à bien notre tâche première. Nous devrions nous réjouir. »

« Oui », fit Joe d’une voix sombre. « Nous devrions nous réjouir. »

« J’ai participé à un grand exploit », insista le gastéropode. « Nous avons établi que non seulement les légendes sur la destinée funeste de Faust se trompent dans leur relation au réel ; mais encore… »

« Nous en parlerons à l’hôtel, si cela ne vous fait rien », l’interrompit Joe. Il continua sa route pénible et, après un moment d’hésitation, la créature aux pattes multiples le suivit.

« Est-ce tellement terrible sur votre planète ? » demanda-t-il. « Sur ce que vous appelez la Terre ? »

« Sur la Terre, comme aux cieux. »

« Alors cela va très mal. »

« Oui », répondit Joe.

Le gastéropode proposa : « Pourquoi ne pas venir avec moi ? Je peux vous avoir un travail… Vous êtes réparateur de poteries, n’est-ce pas ? »

« C’est mon métier. »

« Nous avons des monceaux de céramiques sur Bételgeuse II. On rechercherait de partout vos services. »

« Mali », fit Joe à moitié pour lui-même.

« Je comprends », répondit doucement la créature. « Mais elle est restée dans Glimmung. Elle ne viendra plus, parce que, comme les autres, elle a peur de connaître à nouveau l’échec. »

« Je crois que je vais aller sur sa planète », décida Joe. « Par ce qu’elle en dit… » Il cessa de parler, et poursuivit sa route. « De toute façon », reprit-il un peu plus tard, « ce sera toujours mieux que la Terre ». Et, pensa-t-il, je serai au moins dans un milieu humanoïde. Peut-être rencontrerai-je là-bas quelqu’un comme Mali. C’est toujours possible. En silence, les deux compagnons avancèrent vers les Répandeurs, leurs pas se faisant de plus en plus courts, de plus en plus épuisés.

« Je crois percevoir votre problème », fit le gastéropode. « Vous devriez créer une poterie nouvelle, plutôt que de rafistoler les vieilles. »

« Mais mon père soignait les poteries avant moi s’étonna Joe.

« Voyez le succès des aspirations de Glimmung. Soyez son émule, faites comme lui, qui, dans son entreprise, a combattu puis défait le Livre des Kalendes et donc renversé la terrible tyrannie du destin. Soyez créatif. Refusez l’entropie. Essayez. »

Joe répéta : « Essayer. » Il n’avait jamais pensé à cela, à produire un vase original, dépôt de sa créativité. Il possédait toutes les connaissances techniques nécessaires ; il comprenait exactement comment naissait une pièce de céramique.

« Dans l’atelier installé par Glimmung », fit le gastéropode, « vous avez tout l’équipement et les matériaux pour réussir l’entreprise. Aidé de votre savoir et votre talent, vous ferez sûrement un très beau vase. »

« D’accord », lança Joe d’une voix dure. « D’accord, je vais m’y mettre. Je vais essayer. »

 

Il se tenait debout au milieu de l’atelier resplendissant, sous les plafonniers qui l’inondaient de lumière. Il observait l’établi principal, les trois waldoes, les loupes auto-convergentes, les dix aiguilles à fusion de toutes les tailles et surtout les multiples émaux, la série immense de teintes, coloris, nuances. L’aire antigravité reçut elle aussi son attention. Le four. Les jarres d’argile humide. Et la roue de potier au moteur électrique.

L’espoir gonfla son cœur. Il n’avait besoin de rien d’autre. Roue, argile, émaux, four.

Ouvrant une des jarres, il en tira une poignée d’argile grise dégoulinante, l’amena vers la roue qu’il mit en marche avant de placer le matériau gluant en plein milieu. Allons-y pour la première tentative, se dit-il plein d’entrain. De ses pouces solides il commença à fouiller la masse pendant que ses autres doigts pressaient pour redresser la matière en une colonne effilée virtuellement symétrique. Le monticule s’éleva de plus en plus haut et les pouces s’enfoncèrent toujours plus profond, pour évider le centre. Enfin la poterie fut terminée.

Il sécha l’argile dans un petit four à infrarouge et commença à appliquer les émaux. D’abord une couleur franche. Une autre ? Il sélectionna une seconde nuance et ce fut tout. Le moment était arrivé d’utiliser le four principal qu’il avait déjà allumé pour le réchauffer.

Il plaça avec soin sa création, reboulonna la porte et s’assit devant l’établi pour attendre. Il avait le temps. Toute une vie, si nécessaire.

La sonnerie résonna une heure plus tard. Le four s’était éteint de lui-même ; le pot était prêt.

Avec un gant en amiante, il sortit en tremblant le grand vase bleu et blanc. Sa première création. Il le transporta sur l’établi pour profiter de la lumière directe, et l’observa un long moment. D’un œil professionnel, il détermina la valeur artistique du pot, portant un jugement sur son travail, mais aussi sur ses possibilité futures.

Il voyait déjà les prochains vases. Ceux qui occuperaient le reste de sa vie. Ceux qui étaient sa justification. Pour qui il avait quitté Glimmung et tous les autres. Mais surtout Mali. Mali son amour.

La poterie était ignoble.

 

 

 

FIN



[1] Première version sous le titre Manque de pot, aux éditions Champ libre.

[2] Il est possible de traduire ce nom par « Montenfer » pour gagner les associations anglaises, mais perdre en qualité de mystère (N.D.T.).

[3] Lapsus amusant, Dick avait écrit ici : Jonas, substituant à celui qui a vendu le Christ, le héros de la légende qui se fit avaler par une baleine. Il confondait ainsi le bourreau et sa victime, Glimmung et Joe Fernwright (N.D.T.).

Le guérisseur de cathédrales
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