Chapitre 5
— Bon ! m’exclamai-je joyeusement en descendant les marches. C’était la chose la plus dégoûtante au monde.
— Dit-elle alors qu’elle boit du sang toutes les semaines.
— Beurk, ne m’en parle pas ! George ? Tu es réveillé, mon grand ?
On traversa le sous-sol. Cet endroit était immense : il courait sous toute la maison. On y avait entreposé des corps décapités et organisé des soirées Tupperware. George se trouvait dans sa chambre, occupé à crocheter une bande sans fin. Cette fois, elle était bleue.
Il releva vivement la tête à notre arrivée avant de continuer comme si de rien n’était. Le plus effrayant chez George, c’était que son apparence devenait de plus en plus normale. Grand et élancé, il avait la silhouette d’un nageur. Ses cheveux blonds lui tombaient sur les épaules et ses yeux étaient marron foncé. À l’époque où il était plus sauvage, il avait été difficile de discerner l’homme sous la couche de boue. À présent qu’il se nourrissait uniquement de mon sang, il était difficile de reconnaître le vampire sauvage derrière l’homme qu’il était devenu.
Bien sûr, il était bien trop maigre, mais il avait le plus beau cul que j’aie jamais vu. (Je n’oubliais pas, bien sûr, que mon cœur appartenait à Sinclair… et à son postérieur.) La couleur de ses yeux ressemblait à celle de la boue. Pourtant, de temps en temps, son regard s’illuminait d’une pointe d’intelligence. Ou peut-être que j’avais tellement envie d’y croire que je l’imaginais.
Apparemment, il n’aimait que moi, ce qui n’était que justice puisque j’étais la seule à avoir refusé de tuer les Monstres. Les autres se trouvaient à Minnetonka, surveillés par l’un de mes sujets. Contrairement à George, ils semblaient parfaitement heureux de gambader à quatre pattes et de boire du sang dans des écuelles.
Comme je ne savais pas quoi faire d’eux, je faisais confiance à ma politique habituelle : laisser les choses se faire naturellement et se tasser toutes seules. L’ancien demeuré qui commandait les vampires adorait faire des expériences. Vous savez : comme les nazis. Son jeu préféré était de priver de sang les vampires tout juste transformés.
Voilà ce qui avait engendré les Monstres. Sauvages, inhumains, ils avaient des difficultés à s’exprimer, à marcher, et à… Bref. Ils étaient monstrueux, mais ce n’était pas leur faute. Le vrai monstre était celui qui les avait créés.
À présent, je ne pouvais rien faire d’autre que m’occuper d’eux le mieux possible… et distraire George. Contrairement aux autres, George buvait mon sang tous les deux jours. Contrairement aux autres, George avançait debout.
C’était extrêmement bizarre.
— Regarde bien, mon grand, dit Jessica en sortant son propre crochet pour le lui montrer avant de me jeter un coup d’œil. Euh, il a mangé cette semaine, pas vrai ?
— Malheureusement oui.
J’observai mon poignet qui avait déjà guéri. Je n’aimais partager mon sang qu’avec Sinclair. Les autres situations m’écœuraient. En plus, avec Sinclair, ça n’arrivait que… dans nos moments intimes.
C’était triste à dire, mais mon sang – mon sang de reine ! – était la seule chose qui faisait progresser George. Trois mois auparavant, il était encore nu, couvert de boue, à hurler à la lune et croquer les violeurs qui passaient par là. Crocheter dans mon sous-sol et porter des sous-vêtements constituaient un sacré progrès.
— Comme ça, disait Jessica en lui expliquant un nouveau point qui me paraissait affreusement compliqué.
Bon, d’accord, j’avais arrêté le point de croix à seize ans parce que je trouvais ça bien trop dur. Alors crocheter ou tricoter ? N’y pensez même pas !
Un jour, ma mère avait tenté de m’apprendre à tricoter. Voilà comment je me rappelais la scène : « Je te montre doucement pour que tu puisses suivre », m’avait-elle dit. Puis, les aiguilles avaient étincelé, et en un éclair, elle avait déjà tricoté la moitié d’une écharpe. C’est à peu près à ce moment-là que j’avais abandonné tout loisir créatif.
— Après, poursuivit Jessica, tu repasses dans la boucle… comme ça.
Il lui prit le fil et le crochet des mains en fredonnant.
— Et pour le mariage ? Qu’est-ce qu’il te reste à faire ?
— Euh… (Je fermai les yeux pour réfléchir. Ma moitié se trouvait à l’étage : aucune importance, je connaissais les détails par cœur.) Les fleurs. J’insiste toujours pour des iris violets et des lys jaunes. Mais Sinclair continue d’agir comme si le mariage n’avait pas lieu.
— Quelle est la nouvelle date ?
— Le 15 septembre.
Jessica fronça les sourcils.
— C’est un jeudi.
— Comment tu le sais ? demandai-je, étonnée.
— C’est l’anniversaire de la mort de mes parents. Je m’arrange toujours pour aller au cimetière ce jour-là. L’année dernière, ça tombait un mercredi.
— Oh ! (Nous ne parlions jamais des parents de Jessica. C’était un sujet tabou.) Ça change quelque chose ? Ce n’est pas comme si Sinclair s’y intéressait, de toute façon. Ou les autres vampires, d’ailleurs. C’est parce qu’il faut qu’on se lève pour aller travailler le lendemain, c’est ça ?
— Combien de fois est-ce que tu as changé la date ? Quatre ?
— Peut-être bien, répondis-je à contrecœur.
Au départ, il devait avoir lieu le 14 février (je sais, je sais… mais à ma décharge, j’avais rapidement abandonné l’idée), puis le 10 avril, le 4 juillet et, enfin, le 15 septembre.
— Je ne comprends pas pourquoi tu ne le célèbres pas une bonne fois pour toutes, ma puce. Tu en rêves depuis si longtemps ! Et Sinclair se prête au jeu, en plus. Alors qu’est-ce que tu attends ?
— Je n’ai simplement pas eu le temps de m’occuper de tous les détails, c’est tout. Au cas où tu l’aurais oublié, j’ai résolu des histoires de meurtres et évité des révoltes sanglantes ces derniers temps, me plaignis-je. Voilà pourquoi je n’arrête pas de changer la date. Les jours, enfin, les nuits ne comportent pas assez d’heures !
Jessica ne répondit pas. Dieu merci.
— Regarde ! m’exclamai-je en lui montrant George qui crochetait le nouveau point qu’elle lui avait appris. Waouh ! Il comprend vite…
— Cool, on va bientôt pouvoir s’attaquer au tricot !
— Tu ne peux pas te reposer sur tes lauriers, pour une fois ? Laisse-lui au moins le temps de faire une couverture ou quelque chose.
— Et après, poursuivit-elle, sûre d’elle, on passera à la lecture et au calcul.
— Houla, on n’est pas sortis de l’auberge !
— Il sait déjà, c’est obligé ! Il faut juste le lui rappeler.
— Oui : « juste ».
Elle choisit de passer outre à mon commentaire.
— Quoi d’autre à part les fleurs ? Tu as déjà ta robe.
— Oui. Je suis allée la chercher la semaine dernière. Ce qui est bien quand on est morte, c’est qu’un seul essayage suffit.
— Tu vois qu’il y a des avantages ! Quoi d’autre ?
— Il faut goûter les différents menus.
— Comment est-ce que tu comptes faire ça ?
— Du vin pour eux, du jus et autre pour nous.
En m’entendant parler, je ne pus m’empêcher de me demander ce que je voulais dire par « nous ».
— Il y a plus pénible. Et après ?
— Le gâteau. Pas pour nous, bien sûr. (Encore ce mot.) Il y aura des gens normaux : toi, Marc et ma famille.
— Le Thon ?
— Oui, je l’invite.
— Vraiment ? De toute façon, elle aura probablement rendez-vous pour un ravalement de façade ce jour-là.
Cette pensée me remonta le moral.
— Tu crois ? Peut-être bien. Dans tous les cas, je penche pour une génoise au chocolat fourrée avec de la ganache à la framboise et recouverte de fraises enrobées de chocolat. Et puis, tu sais, un glaçage ivoire par-dessus.
— Arrête, tu me donnes faim !
— Sinon, j’essaie de persuader Sinclair d’aller s’acheter un costume.
— Pour quoi faire ? Il en a des millions.
— Peut-être, mais celui-ci sera spécial. Le plus important de tous. Le costume de notre mariage ! Il faut qu’il en choisisse un pour l’occasion.
— Pourquoi pas un bleu layette ? suggéra-t-elle.
— Ou un jaune canari ? renchéris-je en riant. Imagine sa tête ! Il en mourrait !
— Encore une fois. En fait, il n’a pas l’air très enthousiaste. Il ne semble pas intéressé par ces détails. Encore moins que les hommes normaux, je veux dire. Ce qui est bizarre quand on connaît son côté métrosexuel.
Je n’avais jamais entendu ce terme appliqué à Sinclair – à la mode l’année dernière, il était à présent utilisé à outrance –, pourtant je me rendis vite compte qu’il lui allait comme un gant. Il en avait une grosse, adorait les femmes, ne rechignait jamais à se battre… mais en contrepartie, il avait insisté pour redécorer tous les salons et était un vrai snob en matière de thé et de nourriture. Ah ! L’amour de ma vie ! Un dieu au lit… qui ne buvait que du thé en feuilles, jamais en sachet. Qui l’eût cru ?
Je m’assis sur une chaise pour observer George qui crochetait. En parlant de métrosexuel… son ouvrage mesurait déjà vingt centimètres.
— Sinclair est têtu comme une mule. Tu connais la chanson : « Selon les lois des vampires, nous sommes déjà mariés… Cette cérémonie est inutile, blablabla. »
— Ce n’est pas cool, fit-elle d’un ton compatissant.
Fouillant dans son sac, elle jeta d’autres pelotes à George. Un arc-en-ciel de laine vola dans sa direction : rouge, bleu, jaune, violet.
— Mais tu sais que ça n’a rien à voir avec son amour pour toi, pas vrai ? Tu en es consciente ?
— Je crois que oui…
— Betsy ! Vous avez mis les choses au point à Halloween : il t’adore ! Il ferait n’importe quoi pour toi. Il l’a déjà fait, d’ailleurs. Ce n’est pas sa faute s’il vous considère comme mariés depuis huit mois.
— Mouais. Tu sais que notre mariage sera le premier des monarques vampiriques de toute l’histoire des morts-vivants ?
— C’est bon à savoir. Un seul vrai mariage dans toute l’histoire ?
— Oui. Des vampires se sont déjà mariés. Certains avec des vivants, comme Andréa et Daniel. Dans notre cas, comme le Livre des Morts prouve déjà notre union, un vrai mariage n’a jamais été utile.
— Et alors ?
— Exactement ! m’écriai-je. Pourquoi est-ce que je devrais m’en soucier ? Je n’ai aucune raison de reculer. En revanche, il est hors de question que je porte son nom.
Jessica éclata de rire.
— Je viens juste de percuter : si tu prends son nom, tu seras une Saint Clair, toi aussi.
— Ne m’en parle pas !
— Ne le lui dis pas. Il est plutôt traditionnel, comme type.
Et c’est bien ce qui m’inquiète, ces derniers temps…