10
La lettre de l’Épouvanteur
Arrivé sur le chemin de halage, je longeai le canal en direction du sud. Je marchai d’abord à vive allure, craignant qu’Arkwright ne se lance à ma poursuite et me ramène de force au moulin. Au bout d’un moment, mes inquiétudes se calmèrent. Il ne serait pas mécontent d’être débarrassé de moi. Au fond, n’était-ce pas ce qu’il avait tenté de faire depuis le début : me chasser de chez lui ?
Au bout d’une heure ou deux, ma colère s’apaisa, ainsi que mon mal de tête. Le soleil baissait à l’horizon, mais le ciel était clair, l’air piquant, et on ne voyait pas trace de brouillard. Mon moral remontait. Bientôt, je retrouverais Alice ; je reprendrais mon entraînement avec l’Épouvanteur. Le souvenir des derniers événements s’effacerait comme un mauvais rêve.
Il me fallait trouver un abri pour dormir, car il gèlerait sûrement pendant la nuit. Quand nous étions en voyage, mon maître et moi, nous nous réfugiions généralement dans une grange ou une étable. Ici, il y avait quantité de ponts, au-dessus du canal. Je résolus de m’envelopper dans mon manteau et de m’installer sous le prochain que je rencontrerais.
Quand il apparut, le crépuscule tombait. C’est alors qu’un grondement sourd, sur ma droite, me figea sur place. Sous la haie d’aubépine qui bordait le chemin était accroupi un énorme chien noir. Je le reconnus au premier regard : c’était la féroce femelle, celle qu’Arkwright appelait Griffe. Que faire ? Battre en retraite ? Tenter de passer près d’elle et de continuer ?
Je fis un pas prudent. La bête me fixait, mais elle ne bougea pas. Un deuxième pas m’amena à sa hauteur. Elle grogna. Sans la quitter des yeux, je risquai encore un pas, un autre. L’instant d’après, je l’avais dépassée. Je l’entendis alors bondir sur le chemin et trotter derrière moi. Je me rappelai l’avertissement d’Arkwright : Ne lui tourne jamais le dos, elle est dangereuse…
Je pivotai, et constatai qu’elle me suivait à distance. Dormir sous ce pont me parut imprudent. Je décidai de continuer. D’ici là, Griffe se serait peut-être lassée et aurait regagné le moulin. Quand j’atteignis le pont suivant, j’eus la désagréable surprise de voir surgir un second chien-loup. Il s’avança vers moi avec un grondement menaçant. C’était Croc.
Un chien devant moi, un autre derrière ! Je n’en menais pas large. Très lentement, je déposai mon sac sur le sol et préparai mon bâton. Un mouvement brusque, et ils attaqueraient. J’avais peu de chances de venir à bout des deux bêtes, mais je n’avais pas le choix. J’appuyai sur l’encoche, et la lame jaillit avec un claquement sec.
Une voix monta alors dans l’obscurité :
— Je n’essayerais même pas, si j’étais toi, Tom Ward ! Ils te déchireraient la gorge avant que tu aies pu faire un geste.
Arkwright surgit de l’arche du pont. Même dans la faible lueur du crépuscule, je pus voir son rictus railleur.
— Tu retournes à Chipenden, petit ? Tu as à peine tenu trois jours ! Aucun de mes apprentis ne m’avait encore quitté si vite. Je te croyais plus coriace. Tu n’es pas celui que John Gregory m’avait vanté.
Tout ce que j’aurais pu répondre n’aurait fait qu’attiser sa colère. Je préférai donc me taire. J’allais sans doute prendre encore une volée ; peut-être lancerait-il même les chiens sur moi. Je fis donc simplement rentrer la lame et attendis. Comptait-il me traîner de force jusqu’au moulin ?
Il siffla, et les deux bêtes vinrent se placer à ses côtés. Il s’avança alors vers moi, plongea une main dans la poche de son manteau et en sortit une enveloppe :
— C’est une lettre que ton maître m’a adressée. Lis-la, et prends ta décision. Soit tu retournes à Chipenden, soit tu poursuis ton entraînement ici.
Il me tendit la missive et repartit sur le chemin. Dès qu’ils furent hors de vue, lui et ses chiens, je déchirai l’enveloppe. Je reconnus l’écriture de l’Épouvanteur. Ce n’était pas facile de la déchiffrer dans l’obscurité. Cependant, je lus la lettre deux fois :
À Bill Arkwright
Je vous ai demandé d’entraîner mon apprenti, Tom Ward, aussi vite, que possible. C’est urgent. Comme je vous le disais dans mon précédent courrier le Malin est en liberté, et la présence de l’obscur plus préoccupante que jamais. Mais, bien que j’aie fait en sorte de le tenir éloigné, je crains que Satan ne tente encore une fois de détruire le garçon.
Je suis obligé de me montrer inflexible. Après la brutalité dont vous avez fait preuve avec le précédent apprenti, j’avais décidé de ne plus jamais vous confier quiconque. Mais la tache doit être menée à bien. Chaque jour qui passe augmente la menace qui pèse sur Tom. Même si Satan ne s’attaque pas directement à lui, il pourrait lui envoyer quelque autre suppôt de l’obscur. Dans un cas comme dans l’autre, le garçon doit s’aguerrir. Il est urgent de lui enseigner l’art de la traque et du combat. S’il survit, il se révélera être une arme puissante contre l’obscur, peut-être la plus redoutable jamais venue au monde depuis plusieurs décennies.
Aussi, en espérant ne pas commettre une grave erreur, je le laisse entre vos mains – quoique à contrecœur – pour une période de six mois. Faites ce qu’il faut. Quand à vous, Bill, je vous donne le même conseil qu’au temps où vous étiez mon apprenti ; combattre l’obscur est votre devoir. Mais que vaut ce combat si vous devez y perdre votre âme ? Vous avez beaucoup de choses à enseigner à ce garçon. Instruisez-le bien, comme je vous ai instruit. J’espère que, ce faisant, vous apprendrez vous-même beaucoup. Abandonnez la bouteille une fois pour toutes. Mettez votre amertume de coté, et devenez l’homme que vous êtes supposé être.
John Gregory
Je remis la lettre dans l’enveloppe, que je fourrai dans ma poche. Après quoi, je m’enfonçai sous l’ombre du pont, m’enveloppai dans mon manteau et m’allongeai sur le sol dur et froid. J’eus beaucoup de mal à m’endormir, trop de questions se bousculaient dans ma tête.
L’Épouvanteur m’avait dissimulé ses craintes de son mieux, sans y réussir complètement. Il craignait réellement que Satan s’attaque de nouveau à moi, c’est pourquoi il m’avait gardé chez lui comme dans un cocon. Il s’était décidé à m’envoyer chez Arkwright afin de parfaire mon entraînement. Mais était-ce une raison pour que je me laisse couvrir d’ecchymoses par un ivrogne ? Mon maître lui-même avouait sa réticence. Il semblait qu’Arkwright se soit déjà comporté avec brutalité envers un autre garçon. Si M. Gregory souhaitait néanmoins me confier à ce maître inflexible, ce n’était sûrement pas sans raison. Je me souvenais de la violente réaction d’Alice, après l’attaque de la mère Malkin, quand je l’avais empêchée de brûler cette sorcière : Endurcis-toi, si tu veux survivre ! Si tu te contentes de suivre les conseils du vieux Gregory, tu mourras, comme les autres.
Plusieurs apprentis avaient été tués au cours de leur formation. C’était un travail dangereux, plus encore aujourd’hui, alors que le Malin errait dans notre monde. Mais que signifiait s’aguerrir ? Devenir aussi brutal qu’Arkwright ?
Je roulai ces pensées indéfiniment, jusqu’à ce que je finisse par tomber dans un sommeil sans rêves. En dépit du froid, je dormis profondément jusqu’aux premières lueurs de l’aube. Le paysage était de nouveau brumeux ; mon esprit, lui, était clair. À mon réveil, j’avais pris ma décision. Je retournerais chez Arkwright et poursuivrais mon entraînement.
Quand j’arrivai au moulin, la porte n’était pas verrouillée. Avant même d’avoir pénétré dans la cuisine, je fus accueilli par une odeur appétissante. Arkwright préparait des œufs au bacon sur le fourneau rougeoyant.
— Tu as faim, Tom Ward ? me demanda-t-il sans même se retourner.
— Une faim de loup, répondis-je.
— Tu dois être gelé et trempé. Voilà ce qu’on gagne à passer la nuit sous un pont au lieu de dormir au chaud. Enfin, n’en parlons plus. Tu es de retour, c’est l’essentiel.
Quelques minutes plus tard, nous étions attablés, prêts à attaquer ce qui se révéla être un excellent petit déjeuner. Arkwright semblait d’humeur plus causante que la veille.
— Tu as le sommeil profond, déclara-t-il. Bien trop profond, c’est ennuyeux…
Je le dévisageai, interloqué.
— Cette nuit, reprit-il, j’ai envoyé la chienne monter la garde auprès de toi. Au cas où quelque chose sortirait de l’eau. Tu as lu la lettre de ton maître : le Malin peut envoyer une créature à tes trousses à n’importe quel moment. Quand je suis retourné là-bas, juste avant l’aube, tu dormais toujours. Tu ne t’es même pas aperçu de ma présence. Ce n’est pas bien, Tom Ward. Même endormi, tu dois rester en alerte. Il va falloir remédier à ça…
Le repas avalé, Arkwright se leva :
— Quant à ta curiosité, elle pourrait te valoir de gros ennuis. Aussi, pour te décourager de fourrer de nouveau ton nez dans ce qui ne te regarde pas, je vais t’expliquer ce qui se passe ici. Après quoi, je ne veux plus entendre la moindre allusion à ce sujet. Est-ce clair ?
— Tout à fait clair, dis-je en repoussant ma chaise.
— Très bien Tom Ward. Alors, suis-moi…
Il me conduisit directement dans la chambre au grand lit imprégné d’eau.
— Deux fantômes hantent ce moulin, déclara-t-il avec tristesse. Les esprits de mon père et de ma mère, Abe et Amelia. Ils dorment ensemble dans ce lit. Elle est morte dans l’eau, c’est pourquoi tout est trempé. C’était un couple très uni et, même dans la mort, ils refusent d’être séparés. Mon père réparait le toit quand il s’est produit un affreux accident. Il est tombé, et il s’est tué. Ma mère n’a pas supporté de l’avoir perdu. Incapable de vivre sans lui, elle s’est jetée sous la roue du moulin. Elle a eu une mort horrible. La roue l’a entraînée et lui a brisé tous les os. Mais, parce qu’elle a attenté à ses jours, elle ne peut passer de l’autre côté, et mon pauvre père reste auprès d’elle. Elle est forte, malgré ses souffrances, bien plus forte que n’importe quel fantôme que j’ai pu croiser. Elle entretient le feu, pour tenter de réchauffer son corps glacé. Mais tous deux se sentent mieux quand je suis près d’eux.
J’aurais voulu dire quelque chose, mais pas un mot ne sortit de ma bouche. C’était une terrible histoire. Était-ce par excès de malheur qu’Arkwright était devenu aussi dur et insensible ?
— Il y a encore autre chose, Tom Ward. Je vais te montrer…
— Merci, je pense en avoir vu assez. Je compatis à votre deuil. Vous aviez raison, ça ne me regarde pas.
— Nous avons commencé, autant aller jusqu’au bout. Tu vas tout savoir.
Nous montâmes à l’étage supérieur, dans sa pièce personnelle. Il ne restait plus que des braises, dans le fourneau, mais il faisait chaud. Les pincettes et le tisonnier étaient rangés dans le seau à charbon.
Arkwright me conduisit devant les deux cercueils.
— Mes parents restent reliés à leur dépouille, me dit-il. Ils ne peuvent s’aventurer au-delà du moulin. Je les ai sortis de leur tombe pour les installer ici, où ils ont plus de confort. Cela vaut mieux pour eux que de hanter le cimetière balayé par les vents, au bord du marais. Ils sont incapables de faire du mal à qui que ce soit. Parfois, nous nous asseyons ici tous les trois pour bavarder. Ce sont les moments où ils sont le plus heureux.
— Ne peut-on rien faire pour eux ? demandai-je.
Arkwright se tourna vers moi, le visage blême de fureur :
— Crois-tu que je n’ai pas essayé ? C’est même pour cela que j’ai voulu devenir épouvanteur ! J’espérais découvrir un moyen de libérer leurs âmes. Mais rien n’y a fait. M. Gregory est venu ici en personne, voir s’il pouvait m’aider. Il a échoué lui aussi. Voilà, maintenant, tu sais tout.
Je hochai la tête en silence et baissai les yeux, incapable de soutenir son regard.
Sur un ton radouci, il reprit :
— Vois-tu, je me bats aussi contre un démon personnel, le démon Boisson, pour l’appeler par son nom. Il me rend mauvais, mais, pour le moment, je ne peux me passer de lui. Il éloigne le chagrin, me permet d’oublier ce que j’ai perdu. Je me suis laissé aller, c’est certain. Néanmoins, j’ai encore beaucoup à t’apprendre, Tom Ward. Tu as lu la lettre : il est de mon devoir de te préparer à affronter le Malin. La puissance de l’obscur augmente, c’est une évidence. Je n’ai jamais eu autant de travail. Des sorcières d’eau se manifestent un peu partout. Tout cela est peut-être dirigé contre toi. Tu dois donc te tenir prêt.
Je hochai de nouveau la tête.
— Nous avons pris un mauvais départ, mais donnons-nous une nouvelle chance. J’ai entraîné trois apprentis pour John Gregory, et aucun d’eux n’a eu l’audace de revenir. À présent que tu connais la situation, j’espère que tu n’entreras plus dans cette chambre. Le promets-tu ?
— Je vous le promets, dis-je. Je suis vraiment désolé.
— Très bien, c’est une affaire réglée. Revenons à ta formation. On a perdu du temps, hier, tu as des leçons à rattraper. Tu vas rester à la maison aujourd’hui et t’y atteler. Demain, nous reprendrons les travaux pratiques.
La perspective d’un autre combat au bâton ne m’enthousiasmait guère. Arkwright dut le lire sur mon visage, car il eut un demi-sourire :
— Ne t’inquiète pas. On va laisser à tes ecchymoses le temps de guérir avant de s’affronter de nouveau.
Les jours qui suivirent furent rudes, mais sans manipulation de bâton, et mes bleus s’effacèrent lentement.
Nous passions beaucoup de temps avec les chiens. Leur voisinage me rendait nerveux, cependant ils étaient bien dressés et intelligents, et je me sentais en sécurité tant qu’Arkwright était là. Il y avait des bois marécageux, à proximité, et nous y entrainions les deux bêtes à lever un gibier particulier : les sorcières d’eau. Ce qui m’effrayait le plus était de tenir le rôle de la sorcière en me cachant dans les broussailles. Arkwright appelait cet exercice la chasse à l’apprenti. Les chiens devaient m’encercler et me pousser jusqu’à l’endroit où il attendait, armé de son redoutable bâton. Cela me rappelait la façon dont nous rassemblions les moutons, à la ferme. Et, quand ce fut mon tour d’être le chasseur, j’y pris un certain plaisir.
Les leçons de natation, en revanche, étaient nettement moins attrayantes. Avant de retourner dans l’eau, je dus répéter les mouvements des bras et des jambes, en équilibre, le ventre sur une chaise. Arkwright m’apprit également comment inspirer et souffler. Au sec, je me montrai assez doué pour imiter la nage de la grenouille, mais, une fois dans le canal, ce fut une autre affaire.
Le premier jour, j’avalai tant de liquide vaseux que j’en eus la nausée. Du coup, Arkwright me rejoignit dans l’eau, prêt à me soutenir en cas de difficulté. Peu à peu, je pris confiance en moi, et réussis bientôt mes premières brasses sans aide. Dans l’ensemble, nous nous entendions mieux, et Arkwright s’efforçait de ne pas trop boire. Il ne sortait sa bouteille qu’après le dîner ; c’était pour moi le moment de monter me coucher.
À la fin de la semaine, je réussissais à effectuer cinq largeurs de canal, prenant mon élan chaque fois grâce à un fort coup de pied contre la rive. J’avais également appris « la nage du petit chien ». Ce n’était pas aussi efficace que la brasse, mais cela me permettait de rester sur place sans couler, un exploit pour quelqu’un d’aussi réfractaire que moi aux baignades forcées !
— Eh bien, Tom Ward, déclara Arkwright, tu fais de nets progrès. Demain, nous retournerons chasser avec les chiens, et, cette fois, nous tenterons un nouvel exercice. Il est temps que tu apprennes à te débrouiller dans les marécages.