XXV
Plusieurs années plus tard, un soir d’hiver, le père Joseph Sterbing eut envie de faire un tour par Neuilly et il alla sonner au portail de la faculté des sciences hermétiques de l’Ordre martiniste, tout au bout de la rue de la Ferme.
La Grande Guerre avait tout changé, seules les ombres du crépuscule pouvaient laisser croire qu’il parcourait les mêmes trottoirs et croisait les mêmes gens qu’à l’époque.
L’époque Desnoyelles, l’époque de la Horde d’Or et du grand Papus. Depuis combien de temps n’y avait-il plus pensé ? Mais, en venant ici, il n’avait pas le choix. Les souvenirs lui revenaient.
Un géant vint lui ouvrir la grille. La même chemise, les mêmes pieds nus mais le nez droit, le front large, le regard doux sous une arcade puissante, la mâchoire aux angles précis, la bouche généreuse. Et ce sourire étonné que Joseph aurait reconnu entre mille.
« David ! Ça me fait plaisir !
— Joseph ? Entre donc.
— Tu as encore fait des progrès. Ton visage est parfait. Voilà bien le don Juan qui manquait à Neuilly-sur-Seine ! »
David se tordit le nez pour le faire rire. À travers l’allée de trémières qu’il avait étendue à toute la longueur du parc, il l’amena jusqu’à la maison.
Le même bric-à-brac l’attendait, les antiquités égyptiennes et les symboles celtiques, la table de voyante et le caducée de Papus jamais effacé du tableau noir. Et Raymond, dans son fauteuil.
« Joseph ! Quel plaisir de te revoir !
— Tu ne m’as pas oublié, Raymond. Tu ne peux pas savoir comme ça me fait plaisir ! »
Il embrassa le vieux zouave. Il sentait l’absinthe. Puis, avec David, ils s’attablèrent à côté de lui.
« Alors, qu’est-ce qui t’amène, monsieur le curé ?
— Rien. Je passais.
— Tu passais ? Tu parles ! Tu en as bien eu pour cinq francs de taxi.
— Vous valez plus que ça.
— Sérieusement !
— J’ai parlé à une femme cet après-midi.
— Une morte ?
— Oui, bien sûr. Tu sais, le Tartare est sur Paris, en ce moment.
— Tu penses bien que je suis au courant. Tu es à l’université des sciences hermétiques, je te rappelle.
— Moi, je ne le savais pas jusqu’à tout à l’heure. Ce ne sont plus mes affaires. Mais c’est comme ça. C’est une réalité.
— Bon. Et alors ?
— Cette femme vivait seule dans une loge de l’île Saint-Louis. Son réchaud mal réglé l’a asphyxiée pendant son sommeil. Ses voisins ont mis dix jours avant de la trouver morte et de nous l’amener. Alors, quand j’ai parlé avec elle, cela faisait dix jours qu’elle arpentait les rues de Paris, le Paris du Tartare. Une exploratrice. Elle m’a fait penser à Marcel.
— Et alors ?
— Les autres âmes lui ont parlé de Bélial, le seigneur du Tartare, et de ses lieutenants, Baphomet et Ataman.
— Anael…
— Elle m’a décrit aussi le règne des démons et la légende de la lutte contre les anges. L’histoire de la résurrection de Bélial, aussi, sorti du néant au bout d’un fil d’or.
— Un peu grandiloquent, non ? Ce n’était que du fil électrique.
— Oui. Les gens ont brodé. Ça se passe comme ici, tu sais.
— Et c’est pour nous raconter ça que tu as déboursé cinq francs ?
— C’est pas mal, déjà. Mais elle m’a aussi parlé de la princesse des succubes.
— Holà ! Lucrèce ?
— Lucrèce, oui. On dirait qu’elle a trouvé un rôle à sa mesure. Cette pauvre morte était terrorisée. Elle m’a décrit une créature cruelle, une princesse plus vicieuse encore que son père. Les âmes vivent dans la terreur de la rencontrer.
— Elle n’est pas comme cela, ma petite Lucrèce. Si seulement elle pouvait voir comme nos rosiers sont beaux, maintenant. Ne la condamne pas. Elle avait les mêmes rêves que les autres petites filles. Il y a du Bien en elle.
— Il y a du Bien chez tous les démons, David.
— Mais elle, c’est pas pareil. Elle est méchante quand elle souffre. Elle a toujours été comme ça. Sa place n’est pas là-bas, je te le dis.
— J’espère que tu te trompes, David. Elle fait son boulot de démon et puis c’est tout… »
Un silence s’installa. Un de ces silences bien lourds qui concluent les visites de courtoisie. Raymond sourit en se caressant la barbe. Joseph tenta de sourire à son tour en se concentrant sur le nez de David qu’il avait gardé tordu.
David mit les pieds dans le plat.
« Et Éloïs ?
— Je ne sais pas. »
Que dire d’autre ? L’air s’immobilisa aussitôt. Le balancier de l’horloge. Le souffle de fumeur du vieux zouave.
« Tu sais, Joseph, reprit David, Lucille Bienvenüe m’a rendu visite la semaine dernière.
— Ah bon ?
— Ça faisait longtemps que je ne l’avais pas vue. Au début, elle venait plus souvent.
— Toujours la même histoire ?
— Toujours. Je lui raconte les deux jours d’Éloïs qui manquent à ses souvenirs de sœur jumelle. Je lui parle du courage de son frère.
— Comment va-t-elle ?
— J’aime me dire qu’elle va mieux mais je n’en suis pas sûr. Elle vient de moins en moins souvent. C’est peut-être un signe, ou alors, c’est seulement à cause de la guerre. Quand elle me quitte, en tout cas, elle semble toujours soulagée. C’est pour ça qu’elle vient. Je lui répète que son frère est resté là-bas pour l’amour d’une femme. C’était son choix. C’était ce qu’il voulait.
— Elle m’en veut toujours ?
— Elle a compris que ce n’est pas toi qui lui as enlevé son frère. Elle a compris tes mensonges et tes petites trahisons. Elle connaît l’histoire aussi bien que nous désormais. Mais ça ne suffit pas.
— Est-elle heureuse ?
— Qui peut se vanter de l’être ? Elle écoute les récits des soldats qui reviennent des tranchées, elle les aide à se débarrasser du sang des autres qui envahit leurs rêves et leurs pensées. Elle m’a dit qu’elle correspondait avec son docteur Freud. Elle a appris l’allemand. Elle m’a même montré une lettre signée de son mentor. Elle était fière. Elle souriait. »
Joseph se pinça l’arête du nez et ferma les yeux.
« Ça me fait du bien de t’entendre dire ça. »
David lui tapota la main.
« Allez ! Tu n’es pas venu pour pleurnicher. Regarde, j’ai quelque chose à te montrer ! »
Il se leva et piocha un journal plié, au fond du tiroir de la commode.
« Regarde ! Un vieux souvenir de Raymond qui refait surface.
— Tu sais bien que je ne veux pas que l’on parle des souvenirs de Raymond. »
Joseph posa une main sur l’épaule du vieux zouave, qui lui sourit en retour.
« Ne te vexe pas, mon vieux, lui dit-il. David t’a évité de devenir un phénomène de foire en gardant tes souvenirs pour lui. Et moi, tu sais bien que le sujet me met mal à l’aise. Je me contente du simple plaisir que tu te souviennes encore de moi chaque fois que je passe cette porte. Et c’est déjà beaucoup, crois-moi.
— Ne t’inquiète pas pour moi, répondit Raymond.
— Ne t’inquiète pas pour lui, répéta David. Et regarde juste ce que j’ai à te montrer. »
Il étala le journal à l’extrémité de la grande table. C’était l’édition de la veille qui titrait sur la révolution en Russie, qui passionnait la presse et les discussions de comptoir depuis une bonne semaine.
« Je suis au courant, lâcha Joseph. Tu penses bien, on ne parle que de ça. Lénine a gagné. La grande révolution de Lucrèce est en route. Et en pleine guerre, en plus.
— Non, intervint David. Regarde plutôt la photographie ! »
Son gros doigt pointait une image de Lénine perché sur un podium au milieu d’une mer de casquettes ; les ouvriers à la grand-messe du socialisme. Des sourires, des poings levés, des yeux brillant d’espoir. Le genre de photographie à faire froid dans le dos à tous les patrons d’Europe.
« Et alors ? demanda Joseph.
— Et alors, tu ne le vois pas ? »
Son doigt glissa sur le papier par-dessus Lénine, jusqu’aux premières marches de l’estrade, derrière lui. En retrait, se tenait un homme, grand, vêtu d’un costume trois-pièces. Malgré la petite taille du cliché, Joseph distinguait sur son visage un demi-sourire, de ceux que l’on dit énigmatiques.
« Gabriel ?
— Oui. C’est lui. Je l’ai tout de suite reconnu. On dirait que le photographe aussi ne voyait que lui. Regarde les visages des ouvriers. Ils me rappellent le défilé des âmes sur les Champs-Élysées. »
Joseph se laissa partir en arrière et abandonna sa tête au dossier de la chaise.
« Eh bien, on peut dire que le tsar a réussi son coup ! Gabriel a perdu le Tartare mais il aura gagné l’Empire russe. Ce n’est pas plus mal. Et voilà ce qu’offre Lénine à ses prolétaires. Le bonheur-malgré-vous de l’archange Gabriel. Alors c’est ça, la révolution ? »
Ce soir-là, Joseph rentra vite retrouver ses morts, à l’Hôtel-Dieu. Le paradis n’est décidément pas terrestre, pensa-t-il en retrouvant l’odeur de sa morgue. Espérons seulement qu’il existe quelque part.