CHAPITRE XIV

DANS LEQUEL ON RACCROCHE LES WAGONS !


Le chemin laborieusement gravi le matin par les ânes, nous le dévalons les coudes au corps. La frugalité, il n’est que ça pour garder les hommes en bonne condition physique.

— Si ma Berthe me verrait cavalquer de la sorte, halète le Véloce, elle me prendrait pour Jazy, tu ne penses pas ?

Comme je le précède à fond de train, je m’abstiens de répondre. Cette nuit grecque est enchanteresse. Les insectes nocturnes crépitent comme un feu de sarments 22. Le ciel ressemble à du velours sur lequel on aurait épinglé des étoiles d’argent afin de décorer le manteau de la nuit 23.

Bientôt nous avons dégravi le mont Phoscaos (307 mètres 22 sur 140 de large dans le sens de la longueur). Les maisons du port sont lovées autour de la baie (bien qu’il ne soit pas encore l’heure de se lover). La demie de onze heures et demie sonne au clocher, une seule fois, par mesure d’économie et pour ne réveiller personne.

Je stoppe, la poitrine en feu. Un grand écrivain dirait que ma respiration ressemble à un soufflet de forge !

— T’as l’oxygène qui se coince ? suffoque le Gros.

— Tais-toi. Ecoute !

J’écarquille mes plats à barbe et j’écoute de tous mes nerfs auditifs. On entend clapoter la mer et gémir la brise dans la culotte d’une dame en train de sécher (pas la dame, sa culotte) sur un fil d’étendage. Mais mon ouïe exercée perçoit un autre bruit, plus sourd, plus humain. Ça provient du môle nord (c’est donc pas le moment de perdre la boussole).

— Va falloir ramper, Gros ! décidé-je, car j’ai l’impression que mes navigateurs solidaires sont en train de voler un barlu. On va les coiffer à la surprise.

Donnant, comme toujours, l’exemple, je me file à plat bide sur les dalles et je repte comme un lézard (c’est pas le moment de venir le chatouiller) en direction du bruit. Béru m’imite, mais en reptant, lui, comme un boa.

Des petits nuages, filandreux comme du pot-au-feu trop cuit, passent de temps à autre devant la lune (en anglais the moon). A mesure que j’avance, j’entends des chuchotements, des heurts sourds, des grincements métalliques.

Une âcre joie me galvanise. J’approche d’Ubu. Jarry-ve 24.

Une trente-cinquantaine de mètres encore ! Ça y est, je vois les deux gredins.

Ils sont occupés à forcer un cadenas bloquant une chaîne d’amarrage. C’est le moment de leur jouer les Révoltés du Bounty en crochets-vision. J’achève de ramper jusqu’à leur niveau, et brusquement je me lève, feu en main.

— Les mains en l’air ! intimé-je.

Je ne sais pas s’ils ont compris ou bien si c’est d’instinct qu’ils agissent, toujours est-il que ces deux rigolos souscrivent à ma demande.

— Sortez de ce bateau !

L’un d’eux grimpe sur le môle. Je fais signe à son petit camarade de l’imiter. Béru s’annonce (apostolique) et, par prudence, passe derrière les polissons. Je m’adresse alors à celui qui a l’air de piger plus vite que l’autre.

— Tu comprends le français ?

— Oui.

— Tu t’appelles ?

— Olimpiakokatris ; j’ai été ouvreur dans un music-hall parisien.

— Et maintenant te voilà meurtrier dans une île grecque !

Il frémit, ce qui est son droit le plus absolu.

— Et puis, bientôt, tu seras peut-être défunt dans la même île grecque, ajoute Béru qui aime à se manifester dans les instants d’exception.

— C’est pas moi, bredouille Olimpiakokatris. C’est lui !

Toujours la même chose, mes pauvres chéries. Les malfrats, quand ils sont coincés, baissent pavillon, baissent culotte et jettent toute dignité humaine par-dessus les moulins.

— Qu’est-ce que ça change que ça soit toi ou lui ! objecte le Pertinent. Complicité de meurtre, quand c’est un poulardin la victime, ça te donne également droit à un grand bol de bouillon de onze heures, mon pote !

— Pas mal, la planque, admiré-je, qu’est-ce que vous attendiez ici, que l’affaire se tasse comme l’agence russe du même nom ?

— Oui.

Je n’ai jamais vu un zig s’affaler aussi facilement, c’en est écœurant. Il est vachement intimidé par l’œil fixe de mon copain Tu-Tues, Olimpiakokatris !

— Ecoute, Jean Bart, fais-je, on ne va pas passer la noye ici à discuter : nous aussi on a envie de rallier le continent, alors tu vas achever de décadenasser cette barque afin que nous traversions tous les quatre, compris ?

— On n’y arrive pas, soupire-t-il, c’est un cadenas à secret.

— Il ne saurait en avoir pour moi, assuré-je, songeant à mon Sésame.

Je cloque mon arquebuse à Béru et je saute dans la barque. Effectivement, le système de verrouillage est plus ardu que les mots croisés de Max Favalelli. Faut vachement tutoyer la serrure pour lui faire entendre raison ; la prendre par les sentiments, lui faire valoir ses arguments, la câliner, flirter, lui promettre de la présenter à un beau serrurier ténébreux… A la fin, elle dit « yes ». Mais juste à cet instant, Béru lance ce cri waterlien qui prouva qu’un général pouvait avoir le don de la repartie. C’est le compagnon d’Olimpiakokatris qui vient de lui voter avec grâce et célébrité une ruade dans les joyeuses. Le Gros se plie en deux, atteint dans ses forces vives, son honneur et son kangourou à porte-bagages. L’autre lui met alors un coup de genou terrible dans le portrait. Voilà ma grosse truffe qui bascule et disparaît de l’autre côté du môle. J’entends un plouf volumineux et un geyser monte dans le ciel clouté d’étoiles.

Les ex-marins du Kavulom-Kavulos se prennent par la main et s’emmènent promener. Vont-ils disparaître dans l’obscurité et nous échapper ? Puisque vous vous trouvez dans une île, où iraient-ils ? m’objecterez-vous. Soit, mais je vous répondrai (car je suis poli) que l’île est vaste (des que je connais à l’esprit facile, ajouteraient que l’île est vilaine) et des zigs audacieux peuvent s’y planquer un bon bout de moment. Or le temps presse. Que fait le San-Antonio désarmé dans sa barque ?

Il prend le cadenas qu’il vient de dégager et qui constitue un projectile sérieux et de toutes ses forces, qui sont considérables, le propulse en direction du dernier fuyard. J’ai une adresse folle, plus une légale (à Saint-Cloud). Mon bras est une fronde, sans doute parce que, de naissance j’ai déjà l’esprit frondeur ? Bref, toujours est-il que le cadenas percute la nuque d’Olimpiakokatris. Dans la foulée il se pique un trénard sur la jetée. Son camarade de promotion ne s’arrête pas pour lui porter secours. Chacun pour soi et Zeus pour tous ! Bientôt son pas meurt dans le silence de la nuit 25 et son ombre rapide se perd dans celle du village.

Je me hisse hors de la barque et je file un coup de périscope de l’autre côté du môle pour vérifier où en est le camarade Bérurier. Il radine en clapotant, en crachotant, en écumant (ça lui fait une tête de pipe car c’est de l’écume de mer).

Il tousse, il sacre, il peste, il râle, il suffoque, il expectore (de police), il démuqueuse, il juronne, il tonne, il barbote, il se vide. Chose mystérieuse, surprenante, indicible, son chapeau de pope, qu’il avait conservé dans la précipitation, s’est maintenu sur son chef. Il est un peu molasson et ressemble à une omelette. Avec le bermuda collé à ses grosses cuisses, il est fignolé-princesse, le copain. Je le laisse se démerder (que le terme ne vous choque pas, il signifie ici sortir de la mer), et je m’approche de mon projectilé. Justement, il est en train de rassembler ses esprits pour essayer d’en faire un paquet. Je m’agenouille près de lui. Une flaque de sang s’étale sous sa tronche. Le cadenas lui a salement entaillé le citron.

— Voilà ce que c’est de vouloir jouer les James Bond quand on n’est pas doué !

Il s’assied difficilement. Le raisin continue de lui dégouliner dans le cou.

— Tu te sens mieux, chouchou ?

Il acquiesce.

— Alors amène-toi, tu vas faire un peu d’exercice pour te décontracter la coquille.

Je joue les barreurs.

— Oôôôô hisse !

Bérurier est à une rame, Olimpiakokatris à l’autre et la barque fend la vague dans un clapotis soyeux.

— Si tu me disais où vous avez largué la « Victoire », Olimpia ? fais-je entre deux ôôôô hisse.

La sueur et le sang se mêlent sur sa tête. L’eau et la sueur se marient sur celle de Bérurier. Ils composent un beau tandem sur leur banc de nage.

Comme il tarde à répondre, Béru lâche sa rame et balance un gnon dans la frite du corameur.

— On te cause ! rogue-t-il.

Il est drôlement en renaud, le Mastar. Il ne se pardonne pas de s’être laissé feinter par Tedonksikon. Il avait le pétard et la situation en main, et d’un coup de latte l’autre l’a expédié au jus ; quand on est Béru, c’est dur à avaler, ça écaille votre pedigree, ça vous flétrit l’honneur. Il est sombre comme le négatif d’une première communiante.

— La « Victoire »…, bredouille le souqueur.

Nouvelle beigne du Gros.

— Fais pas l’écho, réponds !

— Elle n’a jamais quitté la France, murmure Olimpiakokatris.

— Quoi ? m’égosillé-je. Tu te fous de moi, dis, figure de fifre !

— Non, je le jure !

Béru se dresse dans la barque, au risque de la faire chavirer. Il se plante devant le deuxième galérien de service et se met à lui administrer tellement de claques et avec une telle promptitude que la bouille du mec ressemble à un punching-ball surmené.

— Arrête ta gymnastique, Gros ! ordonné-je, tu vas lui liquéfier le cervelet !

L’Obèse obéit. Il souffle sur les poils roux de son poing et se rassoit.

— Olimpiakokatris, mon lapin, reprends-je, je connais le truc du Kavulom-Kavulos, son sas sensas dont le fond est amovible. Alors viens pas me dire qu’il n’a pas servi, on a relevé des traces qui prouvent le passage de la caisse par ce conduit.

— S’il le redit, je lui arrache la tête, promet Béru d’une voix étrangement douce.

Après avoir donné cet avis à vie à mon vis-à-vis, le Gros lui pose la main sur l’épaule. On sent, à son air lugubre, qu’il peut fort bien lui dévisser la calbombe comme une simple pomme d’escalier.

— Mais bien sûr que la caisse est passée par là, seulement elle est restée à Marseille, affirme véhémentement le marin. On avait ouvert les deux trappes et elle est tombée immédiatement dans l’eau !

Je m’offre un instant d’abrutissement, histoire de me laisser refroidir le coffret à bêtises, et puis j’éclate de rire. Bon Dieu, ce que ç’a été bien joué ! La « Victoire » n’a fait que traverser le Kavulom-Kavulos ! et n’a pas séjourné à son bord plus de quatre secondes ! Ah ! le beau coup ! Ah ! la belle idée ! Ah ! comme on a bien mijoté cette affure ! Bravo et salut ! Je reconnais le génie lorsqu’il passe à ma portée, comme disait une mère lapine qui aimait les chauds lapins.

Ils étaient parés, les kidnappeurs. A la deuxième mesure de « Marseillaise » le tour était joué et l’on avait déjà volé la « Victoire » ! En cours de traversée on pouvait explorer le sas, ça ne craignait plus rien.

— Pour le compte de qui avez-vous travaillé ? demandé-je.

Il hésite un léger brin. Mais les phalanges béruréennes sont là, qui donnent la bonne impulsion.

— Pour le compte d’un officier de marine qui était notre second à bord du Good Luck To You.

— Le yacht de Barbara Slip ?

— Oui. C’est lui qui a tout comploté. Le nom de cet homme ?

— John Hywalker.

Je médite (à compte d’auteur).

— Ça va, ramez ! fais-je.

— Si tu veux ma place, te gêne pas, ricane le Gros, je te la cède à l’amiable, sans te faire douiller le droit au bail !

— Non, refusé-je, j’ai besoin de réfléchir.

— Tu peux pas savoir ce qu’on réfléchit bien en ramant, tu ne risques pas de te faire des ampoules au caberlot.

Je ne lui réponds même pas car je me convoque déjà pour une récapitulation générale. Les deux matafs naviguaient sur le yacht de l’ancienne vedette hollywoodienne. Un de leurs officiers leur a proposé le vol du siècle ! Ils ont marché ! Et…

— Dis voir, Olimpiakokatris, ton John Hywalker, il avait navigué à bord du Kavulom-Kavulos autrefois ?

— Oui, en effet, s’étonne le rameur. Vous le saviez ?

Une mornifle de Béru lui rappelle qu’il doit seulement répondre aux questions et s’abstenir d’en poser.

— Parle-moi un peu de la famille Polis.

Il hausse les épaules, ce qui, en ramant, pourrait lui provoquer un lumbago.

— Je ne sais rien !

Re-re-beigne de sa Majesté !

— Cause ! aboie le Gravos avec une telle force qu’il fait éclater les vessies natatoires d’une douzaine de harengs terribles qui passaient à proximité.

— Mais je…

— C’est pourtant chez les Polis que vous avez téléphoné avant de quitter l’hôpital.

— Le lieutenant Hywalker nous avait donné ce numéro de téléphone en nous disant d’appeler miss Alexandra Polis. Elle était prévenue et devait nous cacher dès que nous sortirions de l’hôpital. Il fallait que nous fussions à l’abri avant qu’on ne découvre le vol à Samothrace.

— Elle est venue vous chercher avec des habits de pope, puis elle vous a fait conduire au monastère où vous deviez rester planqués le temps que ça s’écrase ?

Exactement.

Seulement, aujourd’hui, il y a du nouveau au mont Phoscaos…

— On a reconnu le policier, révèle Olimpiakokatris.

— A quoi ?

— Il avait des chaussures de flic grec.

— Tiens, m’étonné-je, qu’ont-elles de particulier ?

— Elles sont à clous.


[San Antonio – 61] – Salut mon Pope!
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