CAUCHEMAR !
Dubois me fait un petit signe impertinent avec le médius et se carapate.
Je soupire. Une sorte de trouble voluptueux s’empare de moi. J’ai comme des sonneries lointaines de cloches au fond des manettes… Je me dis que son narcotique ne va pas tarder à m’expédier chez plumeau, et que ça n’est pas désagréable du tout… Pour un gars amoché, je n’ai pas perdu ma première journée de plumard, à tous les points de vue, je tiens à le souligner au crayon rouge !
Félicie me regarde, son bon sourire piqué sur ses lèvres comme une fleur des champs. Elle a conservé de ses origines paysannes une sorte de solidité réconfortante. C’est une championne du bon sens. Sa tendresse est rude mais efficace. Je lui tends doucement la main et elle pose sa pogne calme et sèche sur mes cinq doigts préhensifs.
— Tu peux être fier de toi, murmure-t-elle. Je crois vraiment que tu es un grand policier…
Chère Félicie, son admiration est gauche, mais franche.
— Tout ça n’est rien, m’man…
Re-voilà Dubois avec un bol de bouillon.
Il me dorlote, le doc…
— Bois !
J’avale le bouillon…
— C’est tout pour ce soir, annonce-t-il. Il ne faut pas te charger l’estomac. Avec le sédatif que je t’ai fait prendre, tu vas passer une sacrée nuit ! Madame, vous devriez le laisser.
Docile, Félicie se lève.
— Oui, docteur…
Pauvre vioque, ça me tarabuste de la voir filer, toute seulâbre dans ses fringues noires… Je l’imagine dans notre pavillon de Saint-Cloud, furtive comme une souris, dans cette cuisine qu’elle astique toutes les cinq minutes. Pendant quelques secondes, moi, le gros dur, je me sens moite comme une pucelle. Fondant… Faible…
Puis ma combativité reprend le dessus.
— Dis, m’man, en rentrant, veux-tu être assez gentille pour passer chez mon collègue, Pinaud…
M’man connaît les Pinuche. Ils sont venus boire un caoua deux ou trois fois à la maison, entre deux coups de reins de la mère Pinaud, laquelle, je crois vous en avoir parlé ailleurs[8], est une forcenée du père fouettard.
— Bien…
— Raconte-lui ce que tu sais de l’affaire afin qu’il y pense un peu et dis-lui de potasser les journaux. De la sorte il sera un peu initié en se pointant…
— Que comptes-tu faire ? demande Dubois.
— Transformer ta couveuse en P.C. de la maison bourreman.
— C’est gai…
— Mon pauvre monsieur Dubois, sourit Félicie, vous ne saviez pas à quoi vous vous engagiez en l’amenant ici. Ce garçon, c’est une force de la nature…
Dubois déboutonne sa blouse.
— Vous allez de quel côté ? demande-t-il.
— Passy…
— Moi, je vais visiter un malade à Grenelle, je peux vous jeter par là à une station de métro ?
— Volontiers, je ne vous dérange pas ?
— Au contraire…
Je plaisante :
— Tâchez d’être sérieux, tous les deux… Je ne suis pas derrière m’man pour surveiller ses frasques, mais ne te laisse pas vamper, doc…
Félicie tourne à l’écarlate.
— Oh ! Antoine ! proteste la brave daronne.
Elle m’embrasse et se casse.
Moi, je suis étourdi par toutes ces allées et venues. Il me reste de cette journée une sensation pénible de porte qui s’ouvre et se ferme sans arrêt. Tout titube, chancelle, s’affaisse… Un brouillard gris tombe sur mes pensées… Mon tic-tac interne s’accélère… Je ferme les carreaux pour échapper à ce tourbillon lent et creux.
Il me semble que ce doit être ça, la mort… Cette espèce de balancement tiède et indécis, ce satellisme autour d’un vide qui va s’élargissant, s’obscurcissant… Ce… rideau ! Je ne sais pas si je dors, car j’ai une infime notion du temps qui s’écoule… Je sais, au tréfonds de moi, qu’il existe des aiguilles sur des cadrans numérotés jusqu’à douze et que ces aiguilles tournent, chassant la nuit ! La cisaillant doucement, avec une minutie et un déterminisme d’érosion… (Attendez une seconde que je respire. Ce morceau d’anthologie m’épuise ! Le temps de prendre un peu de phosphore et je suis à vous ! Passez-moi une boîte d’allumettes que je les suce ! Merci…)
A un certain moment, je me déboîte du néant, pour ainsi dire. Je me dis qu’il fait jour… Mais je n’ai pas plus de force que le vainqueur de Strasbourg-Paris à la marche lorsqu’il a passé une nuit avec Sophia Loren…
Je suis pantelant…
Et les heures tournent, tournent… Et la clarté diffuse se développe dans le rectangle blanc au fond de la piaule. Je perçois des bruits… Le môme d’à côté qui chiale parce qu’il veut tortorer !
Pauvre petit mec ! Il n’en est pas encore aux recettes de Curnonsky !
D’autres heures passent comme un cours d’eau lent et majestueux… Maintenant il fait grand jour. Il y a même du soleil, mais je suis toujours sans force…
Ma porte s’ouvre. A travers un halo flottant, je vois la silhouette trapue de Dubois… Il traverse la pièce, se penche sur mon lit… Il sent le dehors, le frais, l’eau de Cologne… Je voudrais pouvoir lui dire des choses, mais ma menteuse est bloquée contre mon palais… Pas moyen de l’ouvrir, les gars.
Pas mèche non plus de remuer… Je suis ankylosé… Je ne me sens même pas respirer. Alors, une trouille noirâtre me saisit. Peut-être que je suis paralysé…
Dubois saisit mon bras valide ; il le soulève et le lâche. Je vois sa main passer devant mes yeux et je la reçois sur le menton !
Oui, c’est ça. Je suis fini… J’ai eu une attaque en dormant. Mon accident a dû rompre un vaisseau quelque part dans mon ciboulot et je suis raclé, complètement…
Au secours ! Maman ! A moi… Je ne veux pas… C’est moche, pis : c’est invivable… J’ai l’impression qu’on m’a enfoui dans une masse de ciment frais et que ce ciment « prend ». Il se referme sur moi, pareil à une bouche monstrueuse. Il m’aspire, me dévore, me digère… Je suis foutu ! Merde arabe ! A mon âge, c’est mimi !
Dubois s’en va… Le temps continue à me lécher les pieds comme les vaguelettes du fleuve intarissable…
Je désespère. Je fais des efforts. Une foule d’efforts tous plus surhumains les uns que les autres… Puis je renonce et me rendors… Lorsque je reviens à la réalité, j’ai une bouffée d’enthousiasme car je sens que ça va mieux. Ça n’est pas encore wonderful, mais c’est nettement moins angoissant. J’y vois tout à fait clair et il m’est possible, nonobstant mon infinie faiblesse, de remuer la calbombe de droite à gauche et de proférer – au prix de quel effort de volonté – des paroles…
Je bigle l’horloge, elle marque une heure moins dix. Vous parlez d’une promenade dans le tunnel ! Ça fait quinze plombes que je vadrouille dans le confus…
Je regarde autour de moi, la chambre est vide. Pas de Félicie, pas d’Anne-Marie…
Alors j’attends. J’étudie le fonctionnement de mon corps. Je ne dois pas avoir de fièvre, ou alors très peu. Mon avis, c’est que Dubois a forcé sur le narcotique… Oui, ça doit venir de là, parce qu’à part ça tout est O.K…
M’man a dû venir, Pinuche aussi… C’est curieux, je n’ai pas conscience d’avoir eu ces présences au bord de mon lit. Je devais être vachement sonné !
Dubois apparaît de nouveau.
Il me regarde de près…
— Ah ! tu es réveillé ? demande-t-il.
— Oui.
Je parviens à proférer ce petit mot tout rond, tout simple. Et j’en suis fier comme une maman est fière du premier mot de son bibace.
Il met sa main sur mon front.
— C’est bien ce que je pensais, tu as voulu faire le zigoto hier et tu as gagné le canard…
— Hm ?
Il s’explique.
— Tu fais une congestion pulmonaire, mon petit ami. Ça t’apprendra à vouloir faire le mariole… Tu sais, les surhommes, ça n’existe pas, je suis bien placé pour te l’affirmer !
L’ordure ! On dirait qu’il est content, Dubois… Toujours sa jalousie… Oui, il est satisfait de voir que je paie mes prouesses de la veille.
Je questionne :
— Ma mère ?
— Nous ne l’avons pas encore vue.
On me foutrait un coup de trident dans le bide que ça ne me ferait pas plus d’effet ! Ce que la volonté n’arrivait pas à arracher de ma mollesse générale, l’inquiétude l’obtient.
— Quoi !
— Je te le répète, ta mère n’est pas encore venue…
— Mais…
— Oui ?
Son visage est barré par un gros pli soucieux. Ses yeux ont une fixité qui me fait peur. Il a la même idée que moi, sûrement… IL EST ARRIVE QUELQUE CHOSE A FELICIE.
— Téléphone chez moi.
Il hoche la tête, fait un pas vers le bigophone et décroche. Il sait mon numéro par cœur et il le compose rapidement.
A travers le kilomètre de silence oppressant qui m’enveloppe, je perçois la désespérante musiquette de la tonalité… Mon cœur cogne sur le même rythme. Je la reconnais, cette petite sonnerie. Toutes les installations téléphoniques ont la leur, qui leur est propre…
Cela retentit, trois fois, quatre fois, six fois, dix fois. Entre chaque interruption, j’ai l’espoir insensé qu’on va décrocher et que Félicie dira :
— Allô !
Mais non, la réponse est toujours la même, lugubre, métallique, invariable !
Dubois remet le combiné à son râtelier.
— Personne ! fait-il.
Maintenant, je peux parler couramment.
— Il faut savoir, dis-je.
— Mais encore ?
Le doc est indécis, troublé.
— Appelle Auteuil 38-66…
— Ça correspond à quoi ?
— C’est chez un de mes collègues. Félicie devait y passer hier soir, tu sais ? Demande si on l’a vue.
Il fait le nouveau numéro. Ça tarde à répondre, because la mère Pinaud, à ces heures, doit se farcir le garçon boucher. Mais on décroche.
Dubois annonce qu’il téléphone de ma part et demande si on a vu ma mère, la veille au soir.
J’identifie la voix de la mère Pinuche. Elle chevrote un peu comme chaque fois qu’elle en prend un coup dans les galoches.
— Non… Pourquoi ?
— Je vous remercie, coupe Dubois.
Il raccroche.
— Tu aurais dû lui dire que son mari vienne me parler, fais-je.
— Nous n’aurons qu’à rappeler.
— Qu’est-il arrivé à ma mère ?
— Elle a peut-être eu un accident, suggère Dubois.
— Où l’as-tu laissée, hier ?
— A la station Grenelle. Elle s’est engagée dans l’escalier du métro aérien…
— Téléphone pour savoir si, dans les hôpitaux… ou ailleurs.
Il a pitié de mon anxiété.
— Calme-toi, San-Antonio… Ça n’avancera à rien de te mettre martel en tête ! Je vais aller téléphoner dans mon bureau et je te tiendrai au courant.
— Fais vite !
Je comprends pourquoi il ne veut pas téléphoner d’ici ; il craint d’apprendre une sale nouvelle… Oh ! misère ! Que m’arrive-t-il ? J’ai la désagréable impression que ma chance proverbiale m’a complètement abandonné.
L’arrivée d’Anne-Marie fait diversion.
Elle tient une seringue à la main.
— Qu’est-ce que c’est ? m’inquiété-je.
— Pénicilline !
Elle rabat le drap et frotte un tampon d’éther sur ma cuisse. Elle a un drôle de doigté pour planter une aiguille hypodermique dans les noix de ses contemporains.
Je ne sens qu’un léger choc.
Elle se penche sur moi et ses lèvres avides cherchent les miennes. Mais je n’ai pas la moindre envie de lui rouler des patins ce matin… Comme dirait Casanova, j’ai d’autres chats à fouetter…
Elle pige ma dérobade car elle murmure :
— Le docteur m’a dit que vous étiez en souci au sujet de votre mère. Il ne faut pas. Elle va se manifester avant longtemps…
Elle me prend le poignet et compte mes pulsations. Ça me donne l’idée de compter avec elle. Je totalise quatre-vingt-huit…
— Cent vingt ! annonce-t-elle.
J’ai dû me gourer dans mes calculs ou alors en oublier…
— Vous avez besoin d’un repos complet. Laissez-vous soigner !
C’est si grave que ça ?
Je ne sais pas si vous vous rendez compte, mais vous êtes plutôt mal en point.
— J’avoue que…
Toutes mes pensées vont à Félicie… Quelque chose me dit qu’elle a disparu à cause de moi, à cause de la mission que je lui avais confiée ! Pas de doute maintenant, il y a un zig tapi dans l’ombre et qui se manifeste lorsqu’il voit agir dans ses plates-bandes. Un type impitoyable… Il couvre ses arrières avec un soin jaloux. Maintenant, il est temps de demander du renfort.
Je donne à Anne-Marie le téléphone du grand patron.
— Appelez-moi ce numéro tout de suite !
Elle secoue la tête.
— Non !
— Ça alors !
— Le docteur m’a donné des instructions formelles. Il vous faut le repos total.
— Je me reposerai après. Pour commencer, téléphonez ou bien…
Elle hoche la tête.
— Ou bien ?
— Ou bien je suis capable de me lever pour le faire !
— Jeune présomptueux…
Elle me caresse les lèvres du bout de ses doigts délicats qui sentent l’éther.
— Les ordres sont les ordres : repos intégral !
Elle me regarde et dévisse la grille du combiné. Elle recueille la plaque sensible, revisse le tout.
— Espèce de petite garce !
— Essayez donc de téléphoner maintenant !
Si j’avais pour trois ronds de force, je lui sauterais dessus et lui filerais une toise méritée ! Me prendre pour une crêpe à ce point, non, je vous jure ! Il me fait marrer, le corps médical, avec ses mesures de sécurité, sa pénicilline, son repos intégral, ses thermomètres fureteurs et ses infirmières « furetées »…
Elle part avec la plaque sensible. Il me semble que je suis abandonné de tout le monde… Le temps poursuit son cheminement impitoyable, écrasant tout…
Félicie ! Où es-tu, ma pauvre vieille ?
Je deviens dingue, ma parole…
D’autant plus que je sombre à nouveau dans du mou, dans du flou !
Un cauchemar, voilà ! Un abominable cauchemar. Plus rien n’existe…
Si… la nuit ! Je ressors de la nuit pour trouver la nuit. Au bout d’un certain temps, mes yeux s’accoutument à l’obscurité et le rectangle plus clair de la croisée finit par se découper sur un fond de néant.
Dans la chambre voisine, la jeune maman donne à téter à son pilon. Elle lui parle, doucement, amoureusement, d’une voix chantante qui m’émeut.
Je ne distingue pas ses paroles, mais je devine leur sens obscur…
J’attends, dans le noir, bercé par cette musique de femme heureuse. Dubois paraît enfin… Il tient un verre à la main.
— Alors ? je crie presque. Et ma mère ?
Il me passe la main sur le front…
— Rassure-toi. On l’a retrouvée… Elle s’est cassé une jambe. Décidément, vous tenez une série noire pas ordinaire.
J’attrape la main de Dubois.
— Tu ne me bourres pas le mou, au moins ?
— Parole que non ! Je suis venu à plusieurs reprises pour t’annoncer la nouvelle, mais tu dormais… Ta maladie suit son cours.
— Où est-elle ?
— Hôpital Beaujon… J’irai la voir demain matin. J’ai téléphoné à Martinet, le chef de clinique du service où elle se trouve. Elle a une fracture du péroné, rien d’alarmant…
— Comment est-ce arrivé ?
— Dans l’escalier du métro, elle a raté une marche, tout simplement.
Je suis ivre de joie… Ma brave daronne ! Me voilà enfin tranquillisé sur son compte.
J’avais décidément des mirages avec mon histoire du gars-araignée, tapi dans l’ombre… Cauchemar, toujours ! Sur toute la ligne. Maintenant ça va mieux.
— J’ai faim ! annoncé-je, j’ai rien briffé de la journée !
— Diète encore demain, tant que tu auras de la température…
— J’ai de la température ?
— Un peu, mon neveu ! Près de quarante… Avec la pénicilline, ça doit tomber. Tiens, avale…
— Quézaco ?
— Un calmant !
— Encore ! Mais je suis calme, doc. D’un calme olympien…
— Bougre d’entêté ! Vas-tu boire, oui ou non ?
Je saisis le verre… Dubois me regarde.
— Un peu de courage, eh, poule mouillée !
— Sois gentil, passe-moi la bouteille de whisky pour entifler tout de suite après, ta saloperie est tellement amère !
Il va à la table. Pendant ce temps, je soulève le bord du matelas et je verse le contenu de mon glass sur le sommier en faisant claquer ma langue.
Il revient, tenant le whisky.
— C’est abominable, ton truc !
— Tu me l’as déjà dit…
Il me tend un coup de raide. Je gobe le nectar avec allégresse. En voilà un bien mérité… S’il croit que je vais me droguer, Dubois, il peut aller se faire faire cuire des œufs par sa baleine !
Ces toubibs, c’est tout sirop et consort ! Pas un pour racheter l’autre ! Ils ne rêvent que de vous faire ingurgiter de la drouille et de vous piquouser les meules avec leur Pravaz !
Il se retire, le Dubois (dont on fait les planches de cercueil) avec la satisfaction du devoir accompli…
La veilleuse qu’il a oublié d’éteindre répand un grand disque bleuté dans la chambre… Sur le mur, se projettent des ombres bizarroïdes : celle de mon flacon de whisky, entre autres, me suggère une sorte de gros type ventru. Un type menaçant auquel, par un effort d’imagination extravagant, je parviens à constituer une gueule de gargouille !
Je ferme encore mes paupières… Mais macache… Je pige pourquoi il voulait me faire boire sa tisane de sommeil, Dubois ! Après avoir pioncé toute la journée, je suis vidé de tout besoin de repos. La noye s’annonce gentillette. Avec ça, mon épaule qui remet la sauce à fond d’accélération.
Je bigle la pendule : dix plombes.
Dans la strass voisine, ça pionce… Pas un bruit… Le silence intégral !
Je me sens mieux et je m’ennuie.
J’aperçois le thermomètre sur ma table de chevet. Faut croire que je me mets à faire la déformation des malades, car voilà que j’empoigne l’instrument. Je le secoue pour faire descendre le mercure et je me colle le tube dans cet endroit qui sert aux poules à approvisionner les restaurants en omelettes !
J’attends la minute de vérité, comme disent les gars qui aiment à donner de l’importance aux faits qui n’en comportent pas. Je récupère le thermomètre. Je n’en crois pas son tube de mercure… Il indique 36°8 ! Il marche à la minute ou à l’année, cet appareil ?
Au dos, je lis minute. Donc, pas d’erreur. Au lieu de faire de la tempé comme le prétend Dubois, j’ai plutôt tendance à faire de la faiblesse… A moins que ma fièvre ne soit tombée because la pénicilline ? Si vite, ça serait surprenant tout de même.
Une angoisse indéfinissable me point. Je réfléchis un bon moment, comme je ne l’ai pas fait jusqu’alors.
Il est onze heures quand je stoppe les frais. Mes pensées sont trop déprimantes… Je ressens une furieuse envie de pisser. C’est humain et il n’y a pas à s’en cacher… Malheureusement, on n’a pas laissé de pistolet à ma disposition. Heureusement, parce que pisser dans un pistolet, ça serait un comble pour un flic !
Je rampe au bord de mon lit et je laisse couler mes cannes hors du matelas. Mes orteils prudents entrent en contact avec le plancher. C’est froid et perfide… Le sol me semble plein de maléfices.
Je concentre mon courage et j’arrive à me mettre droit. Pardon ! Vous parlez d’une valse lente ! La chambre vient de prendre un infernal mouvement de rotation. Le lit, le plafond, la table de chevet, tout cela chancelle… Moi aussi, d’ailleurs. Je me cramponne au montant du lit, juste à temps, parce que le poids de mon épaule plâtrée m’entraîne, je n’ai pas la force de résister.
Mon regard tombe sur le flacon de whisky… Je le débouche en tremblant et je l’entonne. Il me galvanise davantage que si j’entonnais le « Chant du départ »…
J’en bois la valeur d’un verre à vin. Un torrent de plomb en fusion coule dans mon intimité… Je secoue la tête dans un terrible hoquet et manque aller au refile ! Oh ! Oh ! voilà qui montre clairement mon état de délabrement.
Mon lutin personnel – vous savez, ce petit mec invisible qui me prend toujours à partie lorsque je m’apprête à faire une bêtise – pour une fois m’exhorte…
« Allons, San-Antonio. Du courage… Fais un effort ! Vas-y, mon gars… Vas-y… »
Et j’y vais, les gars ! J’y vais… Le voilà bien, le miracle attendu…
Je titube à mort, mais je parviens à traverser la pièce. Je m’adosse au montant de la lourde, sur mon épaule cassée, ce qui m’enfonce mille vrilles acérées par tout le corps.
Une seconde, je manque me répandre sur le plancher, mais je surmonte cet effondrement et j’ouvre la lourde. Moins juste ! Je me trouve dans un couloir peint en blanc. A l’autre extrémité se trouve une petite pièce dont la porte est ouverte. J’entends le bruit régulier d’une respiration. Je suppose qu’il s’agit de la chambre d’Anne-Marie…
Je me dirige dans la direction contraire, c’est-à-dire vers la grande porte. Je suis en liquette et pieds nus, mais je n’en ai cure !
Sans bruit, j’atteins la porte… L’ouverture en est simple : un loquet… Je le tire et le vantail obéit…
Je laisse ouvert pour éviter tout grincement… Mal m’en prend (si l’on peut dire) un courant d’air claque la lourde. Ça fait un fracas dans le silence… Je fonce dans l’escalier, quand je dis je fonce, c’est une simple façon de parler (simple et défectueuse) car mon premier mouvement consiste à me pencher en avant et à cramponner la rampe…
Je l’ai de justesse, la garce ! Maintenant, il va falloir descendre ! Ça, c’est le méchant turbin.
Je lève une latte et la pose sur la marche inférieure. Mon être n’est plus qu’une immense blessure, qu’un foyer douloureux que chacun de mes gestes attise…
Mais il faut ! IL FAUT !
Et comme il faut, je descends… Vas-y, Lazare ! Une, deux, trois marches…
La porte se rouvre. J’ai la vision d’Anne-Marie en culotte et soutien-choses… Elle pousse une exclamation et regagne sa base d’envol précipitamment. Elle n’a pas osé se lancer à ma poursuite ainsi dévêtue…
Elle a plus de pudeur que moi, la belle enfant…
Je sue comme un carré de gruyère oublié en plein Sahara. Vas-y, San-Antonio !
Cinq marches… Six.
Voilà un point périlleux, l’escalier décrit une courbe et, de ce fait, quelques marches du virage sont étroites au bord de la rampe. Si j’en rate une, je n’aurai pas la force de me rattraper et j’irai valdinguer dans les profondeurs…
Il ne faut pas… Ma gorge est nouée. Je ne parviens pas décoller ma langue de mon palais. J’ai envie de vomir et mes cannes se font de plus en plus faibles !
Oh ! ce que j’en rote, les aminches ! Jamais je n’arriverai au bas de ces trois étages… Non, jamais !
Je réussis cependant le virage… Me voici en vue du palier inférieur. Là ! Seulement il y en a encore deux et celui-ci m’a pompé… Je sais ce que je vais faire… Oui, je sais…
En soufflant et ahanant, je parviens à l’étage au-dessous. Deux portes ! La plus proche m’offre sa sonnette. Je tends la main. Mon index rate l’anneau… Je trébuche, me raccroche… J’étends à nouveau le bras, mais je n’ai pas le temps d’empoigner la sonnette… L’autre porte, celle de l’appartement de Dubois, s’ouvre violemment, et mon pote jaillit, en pyjama ! Il se précipite sur moi, me ceinture…
— Tu es fou ! s’écrie-t-il.
J’en suis à me demander si au fond je ne délire pas. Il me saisit à bras-le-corps et m’arrache du palier. Il me fait grimper trois marches d’un seul coup, s’arrête pour souffler et me hisse de trois autres marches.
— Laisse-moi ! fais-je en essayant de me débattre.
Mais ma pauvre carcasse ruinée par la souffrance n’a plus de défense. Je suis une espèce de sac de pommes qui se laisse trimbaler.
En six à-coups, il me monte à l’étage que je viens de quitter. Il me pousse à l’intérieur. Anne-Marie rabat la porte et la verrouille. Dubois est écarlate. Lui aussi est essoufflé… Il se tient la poitrine…
Moi, je récupère un poil.
— Tu es costaud, admets-je.
Il fait un signe affirmatif.
— Je me demandais comment tu avais eu la force d’étrangler Vignaz, ajouté-je. Maintenant je ne me le demande plus !