FÉLICIE AU TURBIN !

Quand je me réveille, il est deux heures, au dire de la pendulette fixée au mur… Les aiguilles noires sur le cadran blanc cisaillent un temps infiniment morne, infiniment vide… Une minuscule fenêtre me laisse voir des arbres par-dessus un muret. On n’entend plus rien. La bonne dame d’à côté a dû poser son chiare et elle se remet de ses émotions…

Je claque ma langue sur mon palais et je décide que j’ai soif. Heureusement, Félicie a disposé les flacons non loin de moi et je peux en choper sans peine un de whisky. Je le dévisse avec les dents et je m’introduis quelques centilitres du précieux breuvage dans le clappoir… C’est chaud, c’est bon, ça coule de source autorisée par la douane, et ça mettrait de l’esprit dans la cervelle d’un garçon boucher.

Je me sens des tiraillements d’estomac. M’est avis que je croquerais bien l’édredon de mer de la grosse. Son bonhomme a dû lui conseiller de me laisser pioncer. Oui, sans doute…

Les journaux sont au pied de mon lit. Ils me remettent la situation en mémoire… Suicide ?

Oui, c’est la plus logique des conclusions, il faut l’admettre. Mais alors, pourquoi m’a-t-on scié ma direction ?

Il se peut que ce sabotage n’ait rien à voir avec l’affaire. Mais il se peut aussi autre chose… Par exemple, que le criminel se soit trouvé dans l’immeuble lorsque j’y suis arrivé, appelé par mon copain le toubib. Bon, admettons… Le gars a une planque. Il me voit radiner… Il me voit repartir avec Dubois… Il se demande qui je suis, me file le train et, pendant que je discute avec mes aminches, il regarde ma plaque d’identité dans la guinde. Mon nom lui fait peur car, en toute modestie, je suis connu, et il scie ma direction.

Je soupèse cet argument. Il se tient, mais il reste fragile, car c’est duraille d’admettre qu’un assassin puisse séjourner un bon bout de moment dans la maison de ses victimes… C’est ça qui me chiffonne…

Attendez… Peut-être habite-t-il l’immeuble. Ou bien peut-être guettait-il la suite des événements, depuis sa voiture dans la rue.

Là, ça va déjà mieux !

La porte s’entrouvre légèrement et Anne-Marie, la ravissante, passe un coup de périscope sur mon lit. Constatant que je suis éveillé, elle entre.

— Bien dormi ?

— Formidable !

— Vous avez faim ?

— Oui…

— Bon, je reviens…

Elle s’éclipse. Je poursuis mon raisonnement. La conclusion du premier degré est celle-ci :

— Si le sabotage de ma voiture est consécutif à la découverte des Vignaz, c’est qu’il y a eu meurtre. Sinon, il ne prouve rien sur le plan des deux macchabées… Il se peut que ma charrette ait été bricolée depuis longtemps. J’ai bien parcouru deux kilomètres avant l’accident, j’aurais aussi bien pu en parcourir davantage… Qui sait si on ne m’a pas scié ma direction il y a plusieurs jours ? Les phénomènes de ce genre existent. Ils sont assez nombreux…

L’an dernier, un garagiste avait omis de me visser les boulons d’une roue fraîchement réparée… J’ai roulé cent bornes avant qu’elle ne se détachât… Ma direction était assez souple pour continuer de fonctionner avec un petit rien du tout !

Retour de ma belle assistante porteuse d’un plateau contenant le frichti de la baleine. Elle dépose ça sur mes genoux et je commence à jaffer en la regardant d’un œil velouté.

— Vous n’avez pas bientôt fini de me regarder ainsi ? proteste-t-elle.

— Je finirai quand vous cesserez d’être jolie comme trente-six cœurs !

Le compliment lui va droit au slip, bien qu’il ne fasse pas la preuve par neuf de ma vaste intelligence.

— Vous… Et vous me faisiez croire tout à l’heure que vous ne vous souvenez de rien.

Je réprime un petit rire moqueur.

— Dites voir, Anne-Marie, la dame d’à côté, c’est classé son numéro de reproduction ?

— Oui…

— Garçon ou fille ?

— Fille !

— Zut !

— Pourquoi ?

— L’humanité n’a pas encore fini de souffrir !

J’expédie le poisson à la salade et aux tomates de la mère Dubois (elle, c’est Dubois dont on fait les cuillers à sauce.)

D’un seul coup, ma faim que je croyais infinie tombe comme une bouse de vache.

— Vous ne mangez plus ?

— Plus faim, votre présence me suffit…

Je sirote un gorgeon de beaujolpif.

— Ça vous ennuierait de m’embrasser ?

— Comme vous y allez !

Elle vient prendre le plateau et fait un saut de côté pour éviter ma main libre à laquelle je venais de délivrer un ordre de mission. Elle sort. Y a rien à regretter, car Félicie se la radine pile à ce moment.

Elle me regarde.

— Tu es tout rouge ! Tu as de la fièvre ?

La fièvre, tu penses, c’est la nana au valseur tourbillonnant qui me l’a collée.

— Mais non !

— Prends ta température ! M. Dubois l’a dit !

— C’est pas l’heure, m’man !

Elle insiste. Je la sens tellement inquiète que je m’offre une minute de thermomètre… Le mercure ne se dilate pas dans mon armoire à deux portes car il s’arrête prudemment au 37,5.

Ma brave femme de mère est rassurée.

— Tu as fait ce que je t’ai dit ?

— Oui… Voilà.

Elle sort de son vieux sac à main une feuille de papier.

— Vignaz était sous-directeur de la Banque Franco-Américaine d’Hanoï. Il en est revenu voilà deux ans… Ils vivaient tranquilles, sa femme et lui. Elle était assez casanière et ils ne recevaient pratiquement personne. Peu de courrier également. Ils ont des petits-cousins en Alsace d’où Mme Vignaz était originaire. Ceux-ci ne venaient jamais les voir…

— Elle était vraiment siphonnée, la mère Vignaz ?

M’man hausse les épaules.

— D’après la concierge, elle paraissait normale. Elle était seulement un peu triste, ou plutôt renfermée…

— Malade ?

— Non.

— La concierge t’a parlé de la tentative de suicide du mois dernier ?

— Elle l’a su par M. Vignaz qui l’avait suppliée de ne pas faire de réflexions à sa femme à ce sujet afin de ne pas risquer de provoquer un choc !

— Ah !… Et… pour ce qui est du… des suicides, ils ont leur idée, les pipelets ?

— Ils croient à un double suicide, bien que ça les surprenne de la part du mari qui avait un côté joyeux luron.

Félicie détourne la tête.

— Le concierge prétend qu’il aimait les petites femmes et il dit l’avoir rencontré un soir, à Pigalle, avec une femme de mauvais genre…

— Ah ! Ah !

— Ça n’empêche pas qu’il pouvait bien aimer sa femme, enchaîne m’man. Et ne pas se sentir la force de lui survivre…

— T’as raison, m’man, ça n’empêche pas !

Je secoue la tronche.

— Passe-moi l’annuaire, veux-tu ?

Je recommence à potasser la liste des personnages jouant « Allô ? Paris »… Franco-American Bank Limited… Voilà… Opéra 06-80.

Je demande à Félicie de composer le numéro.

Une petite idée me taquine, que je veux liquider avant qu’elle ne se développe.

Je tombe sur une standardiste pressée qui me demande ce que je désire, avec le ton de quelqu’un bien décidé à me le refuser.

— Parler au directeur, fais-je.

Ça doit entrer dans le domaine des prétentions exorbitantes car la gonzesse pousse une exclamation véhémente, comme si elle venait de découvrir un serpent à lunettes dans son sac à main.

— M. le Directeur n’est pas visible.

— Pour commencer je voudrais seulement lui parler…

J’ajoute un petit mot tout simple qui réussit toujours son petit effet :

— Police !

Il y a un silence stupéfait, mais c’est d’une voix ramollie par la soumission qu’elle me prie de patienter un instant. Enfin, émue par sa mission, elle m’annonce le dirlo de la Franco-Amerlock.

— Ici commissaire San-Antonio, débité-je, je m’excuse de vous importuner, monsieur le Directeur, mais il serait indispensable que je vous rencontre. Il s’agit d’une affaire importante…

Le gars doit être carré en affaires. Il pense que si un commissaire désire lui parler, c’est que cet entretien ne peut se remettre…

— Très bien, fait-il avec un léger accent yankee, pouvez-vous passer en fin d’après-midi ?

— C’est qu’il y a un hic, dis-je. Je viens d’avoir un accident et je me trouve dans une clinique privée…

Là, il tique. L’idée d’un guet-apens doit l’effleurer, je le devine au silence qui s’est établi.

— Rassurez-vous, attaqué-je, il ne s’agit pas d’une farce, monsieur le Directeur… Du reste, vous pouvez vous faire accompagner par qui bon vous semblera… Voici mon adresse provisoire, ainsi que mon numéro de téléphone…

Il me dit qu’il sera là à dix-huit plombes et raccroche.

Je demeure un moment dans la vape, fatigué par cette conversation…

Félicie s’est mise à tricoter un truc interminable qui sera peut-être un cache-nez. Je n’entends que le faible cliquetis des aiguilles et, de temps à autre, un vagissement de nouveau-né dans la pièce voisine. Le petit pote d’à côté paraît prendre l’existence par le bon bout. Il vit sa première journée avec un certain entrain.

Je suis lourd de pensées… Il y a en moi une monstrueuse vérité qui prend corps…

Dubois entre, toujours sanglé dans sa blouse blanche.

— Je viens de terminer mon cabinet, dit-il. Comment te sens-tu ?

— Comme ça… Un peu déprimé peut-être, mais c’est seulement moral…

Il désigne les journaux.

— Tu as pensé à l’affaire ?

— Evidemment !

— Conclusion ?

— Ecoute, doc, j’en ai marre de conclure… Maintenant, je ne sais plus… Le fait que la mère Vignaz ait acheté un rasoir, combat évidemment ma thèse du meurtre…

— Ah ! tu vois bien…

— Seulement, cet attentat dont j’ai été victime me fortifie dans ma position première…

Dubois hausse les épaules.

— Pourquoi y aurait-il un lien quelconque entre les deux faits ?

Je ne réponds pas. Que lui dire ? Je ne puis toujours parler de mon pifomètre, j’aurais l’air du gars qui marne dans le génie…

Il touche mon front, d’un geste professionnel.

— La température ne monte pas ? s’inquiète Félicie qui ne perd aucun de ses mouvements.

— Non… Mais j’aimerais qu’il passe une bonne nuit…

Dubois me donne une petite tape affectueuse sur la joue.

— Je te donnerai un petit sédatif pour que tu puisses ronfler…

Il part à ses accouchées.

Félicie tricote cinq centimètres de cache-nez.

— Tu ne veux pas boire un coup, Antoine ?

— Si, un doigt de whisky, m’man…

Elle verse une rasade dans le verre à dents du lavabo après l’avoir dûment rincé.

— J’ai oublié de t’apporter du Perrier.

— T’occupe pas, c’est moi qui fais pschtt.

Je me tape le scotch avec satisfaction.

— M’man, prends le journal… Là… Lis l’article sur les « suicides »… Tu y es ? Bon. Cherche le nom et l’adresse du marchand ayant vendu le rasoir à la bonne dame… Ils y sont ?

Elle ligote le baveux de son petit air attentif.

— Oui… Cellier, 12, boulevard des Invalides…

— Ça t’ennuierait d’aller trouver ce type ?

Elle commence à prendre à cœur son rôle de détective auxiliaire.

— Mais pas du tout ! Qu’est-ce que je dois lui dire ?

Je regarde Félicie… Sous quel prétexte cette sexagénaire peut-elle se permettre d’interroger un commerçant ?

— Dis que tu es chef-courtier dans une compagnie d’assurances. Questionne-le au sujet de cet achat de rasoir…

Je me recueille. Bon Dieu, comme il est duraille de faire faire son boulot… Moi, je sais exactement ce que je demanderais au type, mais je n’arrive pas à transmettre les mots à ma commissionnaire.

Elle est attentive, ma brave Félicie… Un vrai épagneul qui regarde son maître décrocher son fusil…

— Voilà, fais-je, j’aimerais savoir de quelle façon la morte a fait cette emplette, bizarre pour une femme. A-t-elle « choisi » un rasoir… Ou bien a-t-elle demandé un rasoir sans s’occuper de la marque ?… C’est très important.

Félicie est bien la daronne d’un crack de la déduction. Elle pige admirablement.

— Bien sûr que c’est important, fait-elle. Si elle a demandé une marque précise ou bien si elle l’a choisi, elle ne comptait pas s’ouvrir les veines avec, car dans ce dernier cas, peu lui aurait importé !

— Bravo, m’man, tu pulvérises les records…

Elle remet son bibi d’un autre siècle, passe ses gants, assure son vieux sac à main sur son avant-bras et dépose un baiser sur le front de son fils unique.

Pauvre Félicie. Ça me fait de la peine de la mettre à contribution[6].

Dès qu’elle a le dos tourné, Anne-Marie s’annonce… Décidément, ma piaule qui devait m’assurer un repos intégral, c’est le dernier endroit où l’on cause. Elle y prend goût, aux passes magiques, Miss Pèse-bébés !

Elle tapote mon lit, histoire de se donner un prétexte.

— Alors, je demande, comment ça marche, la laiterie d’à côté ?

— Très bien…

— Pas de complications en vue ?

— Pourquoi voulez-vous qu’il y en ait ? Vous savez, on naît plus facilement qu’on ne meurt…

— Vous me l’écrirez sur un papier, Anne-Marie, je voudrais faire graver ça dans du marbre…

Elle sourit…

— Un petit coup de whisky ? C’est ma tournée.

Elle hésite, pensant que ça la fout mal pour une infirmière de biberonner de la gnole avec ses malades. Pourtant, elle accepte sans faire de chichis.

On trinque et l’alcool lui met deux touches roses aux joues.

— Asseyez-vous près de moi, invité-je. Vous êtes toujours debout, ça me fout des complexes…

Docile, elle prend place dans le fauteuil qu’occupait Félicie.

— Dubois n’est pas là ?

— Il fait ses visites…

— Et vous en profitez pour m’en faire une : c’est rudement gentil à vous, mon ange !

En gémissant, j’avance ma main valide vers son corsage. Elle feint de regarder par la fenêtre et je lui cramponne un robert. Celui-là, elle n’a pas besoin d’en faire vérifier le gonflage…

Mes doigts s’énervent sur la blouse blanche… Je m’insinue par l’échancrure de sa blouse qui se boutonne sur l’épaule… C’est pas fastoche lorsqu’on a des pognes de matraqueur. On entend un petit bruit bête : c’est un bouton qui vient de sauter… Maintenant j’ai plus d’aisance… Une surprise m’attend : une bonne. Elle est à peu près nue là-dessous. Comment que ça m’électrise le derme et l’épiderme ! La souris ne rouscaille pas ! Elle a droit à la guitare hawaiienne, à l’ice-cream-soda, au tourniquet grand-sport et à Papa-la-bonne-et-moi ! Elle glapit soudain comme la jeune mère d’à côté le faisait voilà quelques heures, mais pour une raison diamétralement opposée.

Mon épaule me fait un mal affreux. C’est intolérable… Pourvu que je ne me sois pas déplacé les os ! A ce régime-là, quand je sortirai, je ressemblerai à un polichinelle !

— Eh bien ! vous, fait-elle.

Lui, il est flagada complètement… Faut être un drôle de tendeur pour faire un pareil numéro de cirque en sortant de sur le billard !

J’en suis tout chanstiqué… Mes chailles s’entrechoquent tellement je souffre… Je ferme les yeux…

— Vous vous sentez mal ? interroge-t-elle.

Aucune inquiétude dans sa voix, plutôt de la satisfaction. Elle est fière de m’avoir mis K.O.

— Passez-moi un coup de gnole !

Elle me tend un demi-verre de scotch… Je bois et une intense brûlure me fouaille les tripes. Le niveau du flacon a considérablement baissé depuis que Félicie l’a déposé sur ma table de chevet. Je me suis entiflé une bonne moitié de boutanche… Dans mon état, c’est peut-être à déconseiller.

Elle se penche sur moi et me roule le roi des patins ! Une minute trente-deux secondes trois dixièmes d’après le chronométrage Lip ! Il n’y a que les pêcheurs de perlouses qui puissent réussir une performance supérieure.

Je demeure inerte sur mon lit. A cet instant, la lourde s’ouvre sur Dubois.

Il est en tenue de ville, c’est-à-dire qu’il porte sa veste de coutil et un béret basque. On dirait un toubib de la cambrousse qui s’est endormi dans l’autobus… Il fronce les sourcils en constatant la tenue chiffonnée d’Anne-Marie.

Il se baisse, ramasse le bouton de sa blouse et le lui tend.

— Allez recoudre ça ! ordonne-t-il sèchement.

Je ne sais trop quelle attitude adopter. J’essaie un sourire, mais son air renfrogné me décourage.

— Déjà terminé tes visites ? je demande.

— Je n’en avais qu’une, c’est mon après-midi de repos, en principe…

— Mais il n’y a jamais de vrai repos pour un médecin, hein, fais-je, servile.

Il ne répond pas, quitte son béret et le roule dans sa poche.

— Tu es rouge comme un coq, remarque-t-il.

— C’est de tourniquer dans ce lit !

— Ne tournique pas…

Il me vient une idée. Dubois paraît jalmince… Mon petit doigt me chuchote qu’il se farcit son assistante… Notez qu’avec le tombereau de betteraves qui lui sert d’épouse, il a toutes espèces de circonstances atténuantes… Dans le fond, je suis vache de lui faucher sa roue de secours, à ce pauvre doc. Qu’est-ce qu’il va me mettre sur la rustine, si on vient chez lui malaxer sa poule !

Passablement gêné, je me mets à geindre pour essayer de faire diversion…

— Je vais te faire une petite piqûre, dit-il.

Je regimbe.

— Non, doc, sans façon… J’ai horreur qu’on prenne mes meules pour une pelote d’épingles.

— Femmelette ! ronchonne-t-il.

Je le laisse vitupérer. Une femmelette comme mézigue, je souhaite à toutes les nanas d’en avoir une dans leur plumard pour jouer au papa et à la maman !

— Alors, je vais t’administrer un calmant. Il est indispensable que tu restes calme ! Si tu… t’énerves, nous allons droit à des complications…

Anne-Marie se pointe en annonçant qu’un certain Barton demande à me voir…

Je regarde la pendule. Elle annonce six heures à la verticale. Barton doit être le directeur de la banque.

— Je te déconseille formellement les visites pendant un certain temps, déclare Dubois, tu m’entends ? Ou alors retourne à l’hôpital, je ne peux engager ma responsabilité. S’il t’arrive un pépin, ce sera pour mes pieds.

Il demande, montrant la porte du doigt :

— Qui est-ce ?

Anne-Marie répond pour moi :

— Le directeur de la Franco-American…

Dubois semble surpris. Il hausse les épaules.

— Bon, je te laisse, mais sois bref…

Là-dessus, ma belle infirmière fait entrer un grand gars aux cheveux blancs et au visage couleur rosbif. Malgré la couleur de ses crins, le mec n’a pas quarante carats. Il est calme, avec des yeux clairs qui ont l’air de s’embêter.

— Commissaire San-Antonio, dis-je. Asseyez-vous, monsieur Barton.

Il a une inclination du buste et s’assied dans le fauteuil. Il me regarde patiemment, attendant que je démarre.

— Lisez-vous les journaux, monsieur Barton ?

— Les journaux de Bourse seulement, et, quand j’ai le temps, le Times…

— Alors, vous n’avez pas eu connaissance d’un fait divers qui s’est déroulé cette nuit. On a retrouvé dans son appartement le cadavre d’un de vos collègues… On suppose qu’il s’est suicidé. Il s’agit d’un certain Joseph Vignaz, ça vous dit quelque chose ?

Il sourcille.

— Tiens, Vignaz est mort ?

Il en faut plus que ça pour le turlupiner. Tant que le Rio Tinto et les Chemins de fer du Guatemala tiennent le coup, il se moque du reste, Barton.

— Oui, mort, archimort, dans des circonstances étranges, du reste. Il a travaillé à la succursale d’Hanoï pendant un certain temps, n’est-ce pas ?

— Une dizaine d’années…

— Vous le connaissiez ?

— Sur le plan professionnel, oui.

— Quelles étaient exactement ses fonctions en Indochine ?

— Il était sous-directeur de l’agence…

— Et il a… démissionné, voilà deux ou trois ans ?

— Oui…

— Il a démissionné pour convenances personnelles ou bien lui a-t-on dicté son geste ?

Barton me regarde, l’air à la fois curieux et ennuyé.

— Mais… fait-il avec embarras.

Pour qu’un personnage pareil soit embarrassé, il faut qu’il ait à cela un motif sérieux.

— Il est indispensable que vous me répondiez franchement, monsieur Barton. Je tiens à préciser que deux personnes sont peut-être mortes à cause de ça…

— Quoi, « ça » ?

— Je veux parler de l’idée qui m’est venue… Moi-même, j’ai failli y laisser mes os…

Barton regarde le tas de plâtre qui m’emprisonne l’épaule.

— Je vois, fait-il.

Il a un mouvement pour tirer de sa poche un cigare dont l’extrémité dépasse, mais il se souvient à temps qu’il se trouve dans une chambre de malade et il interrompt son mouvement.

— Vignaz a été compromis dans le trafic des piastres, dit-il. Il s’était acoquiné avec un pilote d’Etat et il a ramassé ainsi une fortune illicite… Nous avons découvert son activité occulte et lui avons demandé immédiatement sa démission… L’affaire a été étouffée dans l’œuf. Depuis nous n’avons plus entendu parler de cet homme. S’il s’est suicidé, c’est peut-être que le remords le torturait.

J’évoque dans un éclair le visage du mort. Il n’avait rien d’un Raskolnikov…

— C’est tout, monsieur Barton. Je pense ne pas avoir à faire état de cette confidence… Pardonnez-moi le dérangement.

Il se lève, s’incline encore, mais avec la maladresse des Ricains qui ont potassé un manuel de savoir-vivre avant d’occuper de hautes fonctions en Europe.

On s’en serre cinq et il gicle…

Je pousse un profond soupir. Curieux comme j’ai le nez creux. Lorsque Félicie m’a appris que la démission du père Vignaz remontait à trois berges, j’ai illico pensé au scandale des piastres et j’ai flairé le pot aux roses…

Comme quoi on est flic dans le plus profond de son subconscient, ou on n’est qu’un pauvre mec à la gomme !

Dubois se pointe avec un verre empli d’un liquide trouble.

— Tiens, avale, c’est mauvais…

C’est pas mauvais, c’est infect ! Il a fabriqué cette potion avec des punaises écrasées, le doc…

Je liche le contenu de son verre… Puis, rapide, je désigne le flacon de raide.

— Non, pas d’alcool.

— Grouille, ou je te restitue la thérapeutique sur la carpette !

En soupirant, il verse quelques gouttes de whisky…

— Dis donc, tu me confonds avec le nouveau-né d’à côté ?

— Ecoute, San-Antonio, tu es un patient peu patient !

J’éclate de rire !

— Bravo ! tu renforces le Vermot quand il y a pénurie de calembours !

Vous parlez d’un père Lagrogne…

— Tu sembles en pleine jubilation, souligne-t-il.

— Et comment ! J’ai du nouveau, mon petit Hippocrate ![7]

— A quel sujet ?

— Dame : à notre sujet !

— Oui ?

— Oui. Le mec qui sort d’ici est l’ancien patron de Vignaz. Ton pote s’était fait virer parce qu’il se sucrait avec les piastres, tu le savais ?

— Non… Comment veux-tu que je le sache ?

— Il aurait pu t’en parler.

— C’est le genre de confidences qu’on évite de faire, il me semble.

Il médite.

— On en est certain ?

— Absolument.

— En tout cas, ajoute-t-il, ne voulant pas démordre de son point de vue initial, ça ne change rien au fait que Vignaz s’est suicidé…

— Si…

— En quoi ?

— En ceci, mon père Dubois-dont-on-fait-les-manches-de-sucettes. Il était beaucoup plus riche que son train de vie ne permettait de le supposer. C’est important !

— Alors ?

Je fais un geste de malédiction. Il est bouché au mastic, mon copain.

— Tu es peut-être un bon toubib, gars, mais comme policier, tu te représenteras en octobre !

On frappe discrètement.

Pas besoin de demander si c’est cette souris de Félicie.

Elle entre, radieuse. Je pige tout de suite qu’elle a du nouveau.

— Antoine ! s’écrie-t-elle, tu avais deviné juste. Non seulement elle a demandé une marque, mais elle avait le nom de la marque sur un morceau de papier. Elle s’est fait faire un très bel emballage en prétendant que c’était pour offrir…

Je ricane en direction de Dubois.

— Et une pierre de plus dans le jardinet fleuri de connerie de M. le Sceptique !

Il bougonne :

— Quoi ? Quoi ?

— Coasse pas, doc, c’est ainsi… Ta mère Vignaz était une capricieuse, probable ; elle voulait s’ouvrir l’artère avec un razif de marque, et bien emballé au départ. Ça me paraît un peu tiré par les poils de barbe, tu ne trouves pas ?

Dubois hausse les épaules, puis il se tourne vers m’man :

— Il est tellement obstiné qu’il va finir par me faire partager ses doutes !

— Ce ne sont plus des doutes, rectifié-je gentiment.

 

A tue et à toi
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